LA RÉFORME DES RETRAITES : SORTIE, ISSUE DE SECOURS, ENLISEMENT ?
Introduction
Philippe Meyer :
Dès ce lundi, les députés et sénateurs ont tenté de modifier le très contesté projet de loi sur la réforme des retraites qui prévoit de reculer de 62 à 64 ans l’âge de départ à la retraite. Plus de 20.000 amendements ont été déposés (dont 18.000 par la NUPES) avant l'arrivée du texte à l'Assemblée. Mais les délais sont comptés, car le gouvernement a inclus cette réforme dans un Projet de loi de finance rectificative de la sécurité sociale, ce qui contraint légalement les parlementaires à voter le projet de loi en 50 jours calendaires. Si le 26 mars 2023, le Parlement n'a pas définitivement adopté le projet de loi, la Constitution permet au gouvernement de mettre en œuvre la réforme par ordonnance. Ainsi, la réforme des retraites devrait entrer en vigueur le 1er septembre 2023, si tout se déroule tel que le gouvernement l'a prévu.
Dans la rue, le 31 janvier, la colère contre la réforme des retraites n’a montré aucun signe de fléchissement. Plus d’1 million de Français – 1,27 million, selon le ministère de l’intérieur, plus de 2,5 millions selon les syndicats – ont de nouveau protesté contre le projet de l’exécutif. « C'est une des plus grandes manifestations organisées dans notre pays depuis des dizaines d'années », a déclaré Laurent Berger, le numéro un de la CFDT. Si davantage de monde est descendu dans la rue, le nombre de grévistes a reculé dans plusieurs secteurs clefs, comme dans celui de l’éducation nationale, à la SNCF ou chez EDF.
De nouvelles grèves sont déjà annoncées dans les ports, raffineries et centrales électriques à partir du 6 février. Chez les cheminots, ce sera le 7 et le 8, prélude à un préavis reconductible « dès la mi-février », ont prévenu la CGT et SUD. Soit pendant les vacances d'hiver et son grand weekend de chassé-croisé du 18-19.
Dans un éditorial de la République des Pyrénées, Jean-Marcel Bouguereau rappelle une note de la fondation Jean-Jaurès qui, en juillet dernier, soulignait que le rapport des Français à leur travail a été profondément chamboulé par la crise sanitaire. Les salariés aspirent à trouver un bon équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle. Des attentes déjà présentes avant la pandémie, mais pour lesquelles le Covid a joué un rôle de catalyseur, « transformant des aspirations en priorités ». Si l’hebdomadaire allemand Der Spiegel titre en couverture « Les Français sont-ils paresseux ? », (mais répond par la négative dans ses pages intérieures), on observera que la Fédération allemande de la métallurgie a adopté une durée hebdomadaire de travail de 28 heures et constaté un maintien de la productivité. « La puissance des réactions suscitées par la réforme des retraites ne s’explique pas seulement par le report de l’âge légal du départ en retraite de 62 à 64 ans. Elle jette une lumière crue sur l’ampleur de la crise de sens du travail en France » conclut l’éditorialiste.
Kontildondit ?
Richard Werly :
Dans son éditorial, Marcel Bouguereau lie directement la très forte contestation du projet de réforme des retraites au rapport des Français au travail. Pour ma part, je n’en suis pas si sûr. Je pense que si la contestation est si vive, c’est parce qu’il manque un élément pour faire passer une telle réforme : le projet. Ou plus exactement le projet qui est proposé est incompréhensible. La seule chose qui l’est, c’est qu’il s’agit de ramener le système à l’équilibre dans un pays où l’équilibre des finances publiques n’est pas considéré comme très important par une grande partie de la population. Par conséquent, je ne suis pas étonné que cet argument financier central ne fonctionne pas, a fortiori après le « quoi qu’il en coûte ».
Je ne crois pas non plus que le rapport au travail explique le rejet massif de ce projet de réforme, en revanche il explique le côté intergénérationnel des manifestations. La difficulté pour les jeunes générations de s’intégrer dans un univers professionnel et d’y voir clair. C’est le fait d’avoir des priorités différentes des générations précédentes qui les amène à manifester. Ces jeunes voient dans cette réforme la remise en cause d’un droit. Je n’y insiste pas, cela a été très commenté.
Sur le fond, je pense que le gouvernement est en train de payer deux choses.
D’abord, quand il s’agit de réformer, il est très difficile de revenir avec une copie différente. La première copie avait été retoquée, or elle prétendait être la copie parfaite, la réforme ultime qui allait tout solutionner. Dans ces conditions, revenir avec une autre copie en disant que les paramètres ont changé est très délicat. Il y a là un flou, et il se paie dans l’opinion.
Ensuite, vu d’Europe, il faut bien dire que l’importance des 64 ans tient avant tout au symbole. Il y a une volonté du gouvernement de le mettre en avant pour des raisons qui me semblent avant tout financières. Les agences de notations et tous les observateurs des finances françaises ne vont retenir que ce chiffre. Les Français ne sont pas dupes : doit-on faire une réforme de ce type simplement pour l’affichage financier ? La réponse internationale est peut-être « oui » quand il s’agit d’emprunter, mais ce n’est pas digne de ce que les Français envisagent pour une réforme de société.
Béatrice Giblin :
Je suis tout à fait d’accord sur la difficulté liée au virage à 180 degrés du projet de réforme. Dans la réforme proposée lors du quinquennat précédent, on ne voulait surtout pas de paramétrique, or c’est ce à quoi on aboutit aujourd’hui. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les justifications gouvernementales apparaissent peu crédibles, voire peu réfléchies.
On peut même arguer que la communication gouvernementale a été assez désastreuse. En revanche, il faut reconnaître que du côté syndical, le savoir-faire a été remarquable : on essaie d’éviter les débordements, on prend garde à ne pas trop se mettre les Français à dos, tout en maintenant une position très ferme : « 62 ans et rien d’autre ».
Comme Richard, je pense que ce chiffre de l’âge est davantage destiné à Bruxelles et aux marchés financiers : il s’agit de donner des signes de sérieux et de rigueur, pour qu’on continue à nous prêter à des taux corrects. Il est vrai que nous payons le « quoi qu’il en coûte » dans l’opinion. S’agissant des retraites, quand on met en avant les 13 milliards de déficit, on entend parfois (notamment chez les jeunes) : « franchement, c’est rien 13 milliards, on vient d’en trouver 474 pour l’armée ». C’est évidemment une comparaison qui n’est pas légitime, et même franchement préoccupante. Mais il y a des choses qui ne sont pas dites. L’Etat abonde déjà beaucoup, notamment pour des raisons de solidarité, de compétitivité, et de régimes sociaux. L’ensemble des Français paie 100 milliards par an pour équilibrer le régime des retraites. On ne l’entend pas beaucoup, car on abonde aussi beaucoup pour les fonctionnaires, et il y a un certain malaise à le reconnaître. Pour ma part, je m’étonne qu’on présente toujours les choses comme allant de soi, et que « 13 milliards, c’est peu ». Le fait de ne pas pouvoir réellement discuter des choses telles qu’elles sont alimente ce flou dont parlait Richard, et ce sentiment diffus qu’on ne nous dit pas le vrai. C’est ce qui provoque la colère. Pour qualifier la réforme des retraites, on est passé de « réforme juste » à « réforme nécessaire ». Les Français ont un peu l’impression qu’on les prend pour des imbéciles.
La géographie des manifestations a beaucoup surpris, et je la trouve particulièrement intéressante. Les villes moyennes et petites ont vu des mobilisations plus fortes que les métropoles. Ces villes (comme par exemple Mende ou Guéret) vivent de la fonction publique. Préfecture, sous-préfecture, hôpital, lycée, etc. Il n’est pas étonnant que toutes ces villes qui se plaignent d’être délaissées voire abandonnées, connaissent une mobilisation massive. Sans oublier que plus les villes sont petites, meilleurs sont les scores du Rassemblement National. Si l’on arrive à faire passer cette réforme, les conséquences de la mauvaise humeur et du mépris ressenti risquent de se payer très cher dans quelques années.
François Bujon de l’Estang :
Il est difficile de parler d’un tel sujet, où tout et son contraire a déjà été dit. En réalité le débat est extrêmement confus, parce qu’on y parle de tout en même temps. On parle d’équilibre des finances publiques, de bien-être de la société, de rapport au travail, etc. Et il faut bien reconnaître que le gouvernement, qui a mis ce sujet sur la table, a tant zigzagué dans sa présentation du problème qu’il y a de quoi être confus.
Il y a cependant quelques éléments qui paraissent évidents. D’abord, l’allongement de la durée de la vie, et la considération implacablement arithmétique qu’il y a de plus en plus d’inactifs, pour lesquels doivent payer de moins en moins d’actifs. Et cela ne va pas s’arranger si l’on en croit les tendances de la démographie.
Ensuite, l’endettement public. Quand on en est à plus de 100% du PIB, il faut impérativement tenir compte des réactions de la communauté financière. Parce qu’ignorer la dette colossale laissée aux générations futures est une chose, mais subir le rappel à l’ordre de la communauté financière en est une autre. Si nous ne donnons pas l’impression de faire quelques nécessaires réformes structurelles, nous allons au devant de graves ennuis. Cette contrainte existe, et le déni n’y changera rien.
Face à ces vérités, il va de soi que l’allongement de la durée de cotisation ou le report de l’âge de départ sont des éléments qui sont nécessairement impopulaires. Dans un pays qui est déjà en train de démontrer son peu de goût pour le travail, qui est dans une situation très difficile face à ses concurrents européens, il est évidemment particulièrement ardu de faire passer une telle réforme. En 2017, on aurait pu attendre que le président Macron, présenté comme disruptif et hors des dogmes politiques traditionnels, remette à plat tout le système. Et c’est au fond ce qu’il avait tenté de faire, y compris à propos de la différence entre retraite du secteur privé et du secteur public, ou des régimes spéciaux. Mais tout cela a été extraordinairement mal préparé de la part de son gouvernement. On avait nommé un haut commissaire aux retraites, M. Jean-Paul Delevoye, qui a sans doute passé deux ans à faire des cocottes en papier, car il n’y a jamais eu de réelle concertation ; le débat n’a jamais véritablement commencé. En outre, avec l’iceberg du Covid, les chances de cette réforme ont été réduites à néant. L’idée d’une réforme est reprise plus tard, après une campagne présidentielle qui n’en fut pas vraiment une, et par la petite porte : une réforme paramétrique, à un moment mal choisi (même si l’on est en droit de douter qu’il existe un bon moment pour réformer les retraites).
Nous avons donc un débat confus, mal mené, qui va se terminer par une épreuve de force, qui sera sans doute délétère pour notre démocratie, puisqu’elle opposera la Parlement à la rue. D’un côté, un processus parlementaire qui peut aboutir à une majorité (grâce à l’appoint des Républicains), et de l’autre une rue qui conteste le verdict des urnes et estime qu’elle a une logique propre qui doit s’imposer. Si cette réforme finit par être votée au Parlement, on partira donc à la retraite à 64 ans. Mais comme ce n’est pas suffisant dans les comparaisons internationales, on devra revisiter ce sujet dans quatre ou cinq ans.
Jean-Louis Bourlanges :
Je suis particulièrement mal vu dans cette affaire, car non seulement je suis favorable à une réforme des retraites, mais même à une réforme plus ambitieuse que celle qui est présentée. Avec un âge de départ à 65 ans, par exemple. Je remarque par exemple que dans les sondages, 80% des Français étaient hostiles à 65 ans, et 78% à 64 ans. Avec une si petite différence, si l’on veut éviter de revenir sur problème douloureux à court terme, on aurait mieux fait de garder 65 ans. Je rappelle la doctrine du regretté Frédéric Bastiat : si vous voulez couper la queue d’un chat, la meilleure façon de le faire, c’est de s’assurer qu’il souffre le moins possible. Il vaut donc mieux le faire d’un coup, et non en découper un petit morceau tous les cinq ans.
Je suis d’autre part troublé par ce que j’entends ici et là. D’abord, par l’exaltation du projet de réforme précédent, le régime de retraites par points. Je l’avais combattu, j’avais d’ailleurs eu en public un échange assez vif avec Emmanuel Macron, à la suite d’un article que j’avais publié dans Le Figaro. Pourquoi la réforme à points ne me paraît-elle pas être le Graal que j’entends si souvent vanter ? Pour trois raisons.
Premièrement, il s’agissait d’une réforme qui n’augmentait pas la quantité de travail produite, or c’est là que se trouve le problème n°1. Ce qu’on donnait aux uns au titre de la justice, on le retirait aux autres. Or mon expérience assez longue de la vie publique m’a appris qu’un tel procédé ne fonctionne jamais. Ceux à qui l’on donne ne disent rien, et ceux à qui l’on prend hurlent. Rappelons-nous de la réforme de la taxe professionnelle à l’époque de Pompidou et Giscard, c’en est une illustration éclatante. Et puis, cette réforme ne résolvait rien, puisqu’on n’avait pas plus d’argent à l’arrivée qu’au départ.
Deuxièmement, la réforme par points était extrêmement pernicieuse. Les Français veulent de l’argent, des montants, des engagements. Ils veulent savoir que cela correspond aux salaires, à la hausse des prix, etc. Or on leur propose des points. C’est une très mauvaise idée, car quand les temps sont durs, on diminue la valeur du point. Avec le point, on introduit en fait une immense incertitude, que les Suédois ont d’ailleurs expérimentée.
Enfin, le point était une mesure du temps. Or, le problème de l’équité fait intervenir la nature du travail, et pas seulement le temps. Un danseur d’opéra, ce n’est pas la même chose qu’un comptable, qu’un couvreur ou qu’un instituteur. L’année de travail n’a donc pas la même valeur selon le travail exercé.
Je ne sais pas si M. Delevoye a fait des cocottes en papier, mais pour moi le problème était insoluble. Et le Premier ministre de l‘époque l’avait bien compris, c’est pourquoi il avait proposé d’introduire le facteur de l’âge. Sauf que ce faisant, il torpillait complètement la proposition d’Emmanuel Macron.
J’aimerais donc qu’on cesse de présenter la réforme à points comme un paradis perdu. Il est vrai que la CFDT l’idolâtrait, pour une raison simple : elle ne représentait aucune charge supplémentaire en termes de travail.
J’ai une deuxième frustration, concernant les justifications de la réforme actuelle. Elles sont complètement insuffisantes. Il y a des considérations budgétaires, dont on sait que les Français se soucient généralement assez peu. Cela ne les rend pas moins légitimes pour autant, mais c’est ainsi. On dit « il n’y a qu’à prendre l’argent de M. Arnault et on finance les retraites ». Comme si l’argent de M. Arnault était de l’argent de poche et non pas une machine à faire des investissements, par ailleurs nécessaires. On peut discuter de la concentration du capital en termes de démocratie, mais on ne peut pas dire que l’argent des hauts revenus et des dividendes doit servir à financer les retraites.
La vraie raison pour laquelle une réforme est nécessaire, c’est qu’on ne produit pas assez. La quantité et la qualité du travail produit en France, autrement dit la création de richesse, est insuffisante. Cela se lit dans les tables démographiques (de moins en moins d’actifs, de plus en plus de retraités), ou dans le déficit budgétaire. Pour des raisons très légitimes, on donne de plus en plus d’argent à tout le monde, or le pays n’a pas la surface financière pour le faire. Cela se lit enfin dans la balance commerciale et la balance des paiements, qui monte que nous produisons moins que nous ne consommons.
La solution à cela, c’est d’augmenter la quantité de travail produite. On dit « si les gens ont travaillé longtemps, ils doivent pouvoir partir plus tôt ». C’est un argument que je ne comprends absolument pas. Le travail doit être enrichi, amélioré, transformé, mais je ne vois pas au nom de quoi des gens qui sont en âge et surtout en capacité de travailler seraient dispensés de le faire. Car le contrat social, c’est que vous travaillez en échange de ce que vous recevez de la société, c’est votre contribution. Si vous êtes en capacité de le faire et que vous ne le faites pas, cela signifie que quelqu’un prend en charge votre existence matérielle. Au nom de quoi les jeunes actifs devraient payer pour ceux qui sont en capacité de travailler ? Ils peuvent tout à fait s’arrêter de travailler s’ils le désirent, mais à condition de ne pas être pris en charge par la collectivité.
C’est un raisonnement vicié, qui écrase tout le débat. Évidemment je fais figure de cavalier solitaire à ce sujet, d’incompris, voire de réactionnaire, mais je crois que mon raisonnement tient du bon sens : le travail est le lien fondamental de chacun avec tous C’est par le travail qu’on apporte à la société ce dont elle a besoin, et qu’on reçoit d’elle selon nos besoins.
Richard Werly :
Je ne suis pas très étonné que vous soyez un cavalier solitaire sur ce sujet, je crains même que le cheval « France » ne vous ait en réalité désarçonné depuis longtemps. Je suis plutôt d’accord avec vous, mais il y a en France un acteur qui a depuis longtemps déréglé tout cela, et c’est l’Etat, qui prétend suppléer à tout. La maxime, c’est « si je ne travaille pas suffisamment longtemps, l’Etat viendra à mon secours », ou « si l’industrie ne produit pas suffisamment, l’Etat la secourra », etc.
Quand vous dites qu’il faut augmenter la quantité de travail, pourquoi pas, mais pour ma part, je suggèrerais volontiers que l’Etat français réduise les dépenses. Peut-être que la quantité de travail actuelle permettrait alors de tenir bon.
Quand on accumule un tel nombre d’embûches (on voit les ennuis de M. Delevoye ou ceux de M. Dussopt), cela commence à s’appeler une réforme maudite. Dans ces conditions, je vois mal comment le gouvernement pourrait la mener à bien, sans dommage pour lui-même ou pour le pays.
Nous n’avons pas du tout évoqué un autre élément très fort de la protestation, et très présent dans les manifestations : la détestation anti-Macron. Cette réforme est associée à Emmanuel Macron, qu’une bonne partie de la population française ne supporte plus.
Enfin, je crois que le problème n’est pas tant la quantité de travail que le projet politique qu’il y a derrière. Quel pays veut-on ? Quel est le projet ? Dans un pays où Bernard Arnault est détesté pour la seule raison qu’il est fortuné, où l’on refuse de voir les investissements et la richesse que créent son entreprise, comment voulez-vous valoriser la quantité de travail ? A l’époque de Pompidou, tout le monde était à peu près d’accord sur la notion de travail, parce que tout le monde était à peu près d’accord sur le type de société voulu. Aujourd’hui nous n’en sommes absolument plus là.
Philippe Meyer :
Un mot à propos de Bernard Arnault. Il me semble que s’il est mal-aimé, c’est parce que l’origine de sa fortune, c’est l’argent public. Il a touché cet argent en faisant des promesses (au moment où il a racheté Boussac Saint-Frères) qu’il n’a jamais tenues. Il y a des fortunes plus sympathiques que d’autres. Par exemple dans le même secteur, la famille Hermès traite plutôt bien ses salariés. Si la fortune de M. Arnault est antipathique, c’est parce qu’il l’a construite sur de l’argent public, et en faisant de fausses promesses.
Béatrice Giblin :
C’est vrai, mais je doute que l’ensemble des Français sache cela. Je ne crois pas qu’il y ait dans les représentations de la plupart de nos concitoyens des « bons » et des « mauvais » milliardaires. On n’aime pas les riches, point. C’est un peu sot, mais je crains que cela n’aille pas plus loin.
En France, ce qui a compté beaucoup, et très longtemps, c’était l’Etat. Être un haut fonctionnaire était prestigieux et très honorable. C’est l’Etat qui a fait la nation, dans ce pays. C’est pourquoi toute tentative de réelle décentralisation est en réalité condamnée. Les Français disent qu’ils veulent de la décentralisation, à mon avis rien n’est moins vrai. Essayez donc de faire une éducation ou une police qui ne soit pas nationale, vous aurez tout le monde dans la rue. Ce qui se fait en Allemagne ou en Espagne est absolument inenvisageable chez nous. On n’efface pas son Histoire. Il va falloir qu’on fasse avec. Et c’est effectivement ce qui explique que dès qu’il y a un problème, on se retourne vers l’Etat.
Je suis pour ma part très étonnée que les retraités eux-mêmes s’opposent à cette réforme, alors qu’ils sont particulièrement choyés (je le reconnais d’autant plus volontiers que je suis retraitée moi-même). Pourquoi sont-ils aussi hostiles ?
Sur l’âge de départ, je comprends le raisonnement de Jean-Louis, mais quelques faits vont tout de même à son encontre. Quand on voit le nombre de patrons qui mettent dehors des salariés parfaitement capables de travailler, il y a un problème. Je citerai l’exemple de mon propre époux, qui a dû quitter Air France à 57 ans, parce qu’il coûtait trop cher. On lui proposait alors de toucher le chômage en attendant l’âge de la retraite. C’est là le problème : la dépense publique tolère que les patrons procèdent ainsi. C’est ce qui fait que la France est l’un des pays européens où le taux de seniors sans travail est si élevé.
François Bujon de l’Estang :
C’est vrai que les Français n’aiment pas les riches. C’est particulièrement visible pour quelqu’un comme moi, ayant vécu 20 ans dans le monde anglo-saxon, où les représentations sont très différentes. Mais le seul procès à faire, c’est celui de l’Etat, qui a été incohérent dans ce domaine. Il s’est montré terriblement prodigue dernièrement, et cela a accentué l’idée selon laquelle l’argent pousse sur les arbres. Évidemment, marteler qu’il « n’y a pas d’argent magique » juste avant de dire « quoi qu’il en coûte » n’est pas idéal en termes de crédibilité. On a créé l’impression de pouvoir faire à peu près tout.
Et puis l’attitude des Français face au travail a énormément changé depuis le Covid. La généralisation du télétravail est un bouleversement dont on commence à peine à mesurer les effets, et ce n’est qu’un aspect parmi d’autres. Reste à expliquer comment, dans un pays qui a 7% de chômeurs, on a tant de branches d’activité qui n’arrivent pas à recruter. Qu’il s’agisse de l’hôpital, de la RATP, de la restauration, on voit que les Français ont un rapport inconfortable au travail. Rien d’étonnant alors de les voir si nombreux dans la rue quand on vient leur dire : « il va falloir travailler plus longtemps ».
Nous avons un problème massif, car il est incontestable que l’Etat-providence atteint ses limites quand il côtoie la faillite. Le risque de crise financière est là, il faut trouver une solution à un problème récurrent, qu’on revisite tous les quatre ans, sans jamais trouver mieux que la cautère sur la jambe de bois. Pour le moment, pas l’ombre d’une solution qui permette de restaurer le contrat social, en train de se dissoudre.
Philippe Meyer :
Je ne pense pas que tous les riches soient détestés en France au seul motif qu’ils sont riches. Si l’on songe par exemple à Kylian Mbappé, je ne crois pas que ses dizaines de millions d’euros gênent grand monde. Il me semble qu’il y a quelque chose de spécifique à la grande bourgeoisie industrielle.
Jean-Louis Bourlanges :
Mais peut-être que c’est plutôt Mbappé l’exception. D’une part, il rapporte de l’argent (cela dit, Bernard Arnault aussi), mais surtout, c’est un fils du peuple, auquel peuvent plus facilement s’identifier les gens d’origine modeste.
A propos de « travailler ou moins ou travailler davantage », je pense que l’erreur du gouvernement est d’avoir considéré que le travail était une fatalité négative. En réalité toutes les enquêtes d’opinion montrent que les gens amenés à partir trop tôt (comme le mari de Béatrice) subissent un choc de dépression. Beaucoup de gens qui prennent leur retraite vivent durement ce passage à l’inactivité : ils se sentent devenir ce que Jean-Paul Sartre appelait « un être pour la mort ». Le lien créatif du travail est quelque chose qui appelait des initiatives gouvernementales : en matière de formations, d’adaptations, d’ergonomie … Tout cela n’a pas été au rendez-vous.
Quant à la productivité, on compare des torchons et des serviettes. On nous dit que dans les entreprises allemandes, on peut réduire la durée hebdomadaire du travail sans que la productivité s’en ressente. Très bien, mais nous n’en sommes pas là en France. Nous avons un vrai retard en matière de productivité, celle-ci a décliné ces dernières années. Il nous faut donc non seulement la maintenir, mais aussi la développer. De plus, si l’on parle de la productivité horaire, il est naturel qu’elle augmente quand le temps de travail total diminue, car vous travaillez alors un peu plus intensément. En revanche, le vrai problème du pays, et c’est un problème absolument documenté, c’est la productivité par individu. Celle-ci est trop basse. Plus basse que dans la plupart des économies comparables. Nous avons à la fois une durée hebdomadaire assez limitée, de longues vacances annuelles et un départ à la retraite plus tôt que les autres. Globalement, on arrive donc à une quantité de travail produite au cours d’une carrière qui est substantiellement inférieure à celle des autres pays comparables. C’est là qu’est le problème. Il faut améliorer la qualité et la quantité de travail, il faut agir sur la formation des jeunes, mais aussi pendant la durée de travail des actifs, et valoriser au maximum l’expérience en faisant travailler les gens qui sont en capacité de le faire.
Je suis d’accord avec Richard : le rapport de l’Etat à l’argent est effectivement assez pathologique. Mais reconnaissons qu’il y a de vrais besoins dans les dépenses publiques. Les gens comprennent généralement mal un point : il s’imaginent qu’on va prendre leur cotisations pour les reverser au budget de l‘Etat, et cela les met en colère. Sauf qu’il ne s’agit pas du tout de cela. Ce qu’on cherche à faire, c’est augmenter la quantité de travail, pour améliorer le pouvoir d’achat, améliorer les prélèvements obligatoires, pour relever des défis dont tout le monde considère qu’ils sont cruciaux. C’est avec cet argent qu’on pourra financer la transition climatique, l’adaptation énergétique, l’effort miliaire, l’éducation, la santé … Quand vous travaillez jusqu’à 65 ans, le PIB augmente, le pouvoir d’achat augmente, et les prélèvements obligatoires sont plus abondants dans les caisses. Si vous revenez à 60 ans comme le proposent LFI et le RN, vous n’avez pas tout cela. C’est cela que le gouvernement devait dire dès le début, au lieu de présenter cette réforme comme une nécessité comptable.
Nous devons inscrire cette réforme dans un projet de redressement du pays, dans sa capacité à faire face aux enjeux internationaux, aux enjeux écologiques, aux enjeux sociaux. Et améliorer les conditions de travail, pour recréer l’ascenseur social. C’est cela, le projet de réforme que je souhaite pour la France. Le travail est libérateur, mais je reconnais venir d’un monde où les syndicats réclamaient le droit au travail, pas le droit au non-travail.
Richard Werly :
C’est précisément en raison du constat que vient de faire Jean-Louis que pour ma part, je pense qu’une telle réforme devrait être soumise à référendum. Je comprends bien les réticences de la classe politique à le faire : donner la parole aux Français est bien trop dangereux. Chaque fois que j’écris ou dis des choses comme cela, je subis une volée de bois vert, mais je ne comprends pas qu’en France, en démocratie donc, on répugne à donner la parole aux électeurs. Sur le fond, cette réforme des retraites aurait dû s’inscrire dans un projet de société plus large. Pourquoi Emmanuel Macron réélu n’a-t-il pas conçu un panel de 4 ou 5 réformes jugées essentielles pour la France, et pourquoi ne pas les avoir soumises à référendum ? Dans un pays où l’on refuse systématiquement de donner la parole aux Français alors qu’ils la réclament d’après tous les sondages, il y a manifestement un problème. Et je précise : j’ai bien conscience que l’idée du référendum est également défendue par Mme Le Pen. Cela ne me fait pas plaisir, mais ce n’est pas une raison suffisante pour l’écarter.
Béatrice Giblin :
Mais quand les Français peuvent avoir la parole, c’est à dire quand il s’agit d’aller voter, un grand nombre d’entre eux n’y va pas … Et un référendum, c’est donner une réponse simple, « oui » ou « non », à un problème complexe. Or si l’on parvient à faire croire aux gens qu’en partant à la retraite à 60 ans, tout ira très bien, ils voteront évidemment « non ». Alors que les gens qui réclament ces 60 ans, MM. Mélenchon et Le Pen notamment, savent parfaitement que c’est intenable. En off, ils sont capables de le dire, mais pas publiquement. C’est la marque du populisme.
François Bujon de l’Estang :
Le référendum pour un sujet complexe me paraît à moi aussi tout à fait biaisé. Il faut qu’un sujet ait été beaucoup débroussaillé avant de pourvoir lui dire « oui » ou « non ». Pour ma part, j’avoue que le seul fait que Mme Le Pen et M. Mélenchon soient tous deux favorables à des amendements référendaires achève de me convaincre que ce n’est sans doute pas une bonne idée.
Jean-Louis Bourlanges :
Un référendum est une machine à perdre, car techniquement, c’est comme une élection à deux tours qui n’aurait qu’un seul tour. Vous ne pouvez remporter une élection que si vous avez la majorité absolue. Or personne n’a jamais la majorité absolue au premier tour. Car les raisons de voter « non » sont multiples, tandis que celles de voter « oui » ne concernent qu’un sujet précis. Les « non » sont donc presque nécessairement majoritaires.
Pour ma part, je suis favorable à la responsabilité du gouvernement devant le Parlement. C’est pourquoi j’ai toujours été partisan, sinon du 49.3, au moins du droit de dissolution de l’Assemblée par le président de la République. Il faut mettre les élus de la nation en face de leurs responsabilités. S’ils n’adhèrent pas à ce projet de réforme (ce qui est parfaitement légitime), alors ils doivent en rendre compte devant l’opinion publique à travers une dissolution. Et là, le peuple est amené à trancher en cas de désaccord entre le gouvernement et la représentation nationale.
Un référendum est un outil efficace dans seulement deux cas. D’abord quand il s’agit de désaisir l’Assemblée au profit du peuple ; quand on fait élire le président de la République au suffrage universel, par exemple. Et puis quand il s’agit de constituer une majorité présente dans le pays, mais qui ne peut pas émerger dans les schémas traditionnels. Par exemple, au moment de l’indépendance de l’Algérie. Autrement cela ne fonctionne jamais.