LA CHINE ET LA GUERRE EN UKRAINE
Introduction
Philippe Meyer :
Dès mars 2022, les autorités chinoises ont repris les théories complotistes russes sur la présence en Ukraine de laboratoires américains de fabrication d'armes biochimiques. Pékin a repris à son compte les éléments de langage russes sur les provocations de l'Otan qui légitimeraient les « opérations spéciales ». Les autorités chinoises n’ont jamais critiqué l'annexion de certaines régions ukrainiennes, ni l'occupation du Donbass depuis 2014, pas plus qu'elles n’ont mentionné la responsabilité de la Russie dans le déclenchement du conflit. Depuis le début de l’agression russe, Pékin ne condamne jamais Moscou et refuse de parler de « guerre » ou d’« invasion », préférant évoquer la « crise ukrainienne ». Bien que la Chine continue d’affirmer que « l'Ukraine est bien sûr un pays souverain », elle nuance en parlant du « contexte historique spécial » de la question ukrainienne et des « préoccupations de sécurité légitimes de la Russie ». La diplomatie chinoise accuse Washington d'être à l'origine d'une escalade du conflit en Ukraine en fournissant des armes à Kyiv. Elle prétend être neutre et met la Russie et l’Ukraine sur le même plan, comme l'illustre son abstention lors de toutes les résolutions votées contre la Russie en Assemblée générale de l'ONU, à une majorité généralement de 140 pays sur 193. Signe de son ambiguïté assumée, la Chine s'est encore abstenue de soutenir une résolution appelant les troupes russes à se « retirer » d'Ukraine, adoptée massivement, le 23 février dernier, par l'Assemblée générale de l'ONU.
Lorsque le 19 février, le secrétaire d'État américain Antony Blinken a affirmé que la Chine envisagerait de fournir des « armes » à la Russie pour l'appuyer dans son conflit en Ukraine, Pékin a énergiquement démenti, répliquant le 21 février, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Qin Gang : « Nous demandons instamment aux pays concernés de cesser immédiatement de jeter de l'huile sur le feu, de cesser de rejeter la responsabilité sur la Chine et de faire croire que la situation en Ukraine aujourd'hui sera celle de Taïwan demain ».
Le 24 février, le ministère des Affaires étrangères chinois a publié « la position chinoise sur une résolution politique de la crise ukrainienne » en douze points qui exige notamment le respect de la souveraineté de tous selon le droit international, critique une « mentalité de guerre froide », veut préserver la paix sur « le continent eurasiatique », réaffirme la « neutralité » de la Chine et souligne que « toutes les parties doivent soutenir la Russie et l'Ukraine pour reprendre le dialogue direct aussi vite que possible pour assurer une désescalade qui pourra conduire à un cessez-le-feu ».
Si les réactions à ce texte dans les capitales européennes ont été mitigées, le président Volodymyr Zelensky a déclaré : « j'ai l'intention de rencontrer Xi Jinping. Ce sera important pour la sécurité mondiale. La Chine respecte l'intégrité territoriale et doit tout faire pour que la Russie quitte le territoire de l'Ukraine ». Par ailleurs, Emmanuel Macron a annoncé qu’il se rendra en Chine « début avril ».
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang :
Vous avez prononcé le mot « d’ambiguïté ». Il définit parfaitement la position de la Chine dans cette affaire. Avant d’essayer de l’analyser, je rappelle quelques points qu’il est essentiel de garder à l’esprit. Tout d’abord, la Chine recherche une prépondérance mondiale, et à repousser l’influence américaine et occidentale en dehors du Pacifique. Ensuite, elle est bien décidée à faire prévaloir ses seuls intérêts, qu’elle place au-dessus de toute autre considération. Cela provoque une bizarrerie linguistique, puisqu’il semble que chaque fois que le mot « Ukraine » est prononcé, les Chinois le traduisent par « Taïwan ». Enfin, en 5000 ans d’Histoire, la Chine n’a jamais vraiment eu d’alliés, elle eu des vassaux. Notons par exemple que dans la relation russo-chinoise, on parle d’amitié ou de partenariat, mais jamais d’alliance.
Derrière une neutralité de façade et un soutien verbal à la Russie, la Chine s’est imposée à elle-même certaines limites. La neutralité de façade se perçoit très bien quand on lit la récente déclaration de Pékin, ou quand on observe les votes de la Chine aux Nations-Unies. Quand on y fait voter un retrait des troupes russes d’Ukraine, la Chine ne vote pas contre, elle s’abstient (comme l’Inde). Elle affiche le partenariat avec Moscou, et proclame qu’il va très loin. Quand M. Poutine s’est rendu à Pékin pour l’ouverture des Jeux Olympiques en février 2022, on annonçait « un partenariat sans limite ». Le mot de « guerre » n’est jamais prononcé, on parle de « question ukrainienne » ou de « crise ukrainienne ». Pékin blâme les Etats-Unis et l’Europe mais sans les nommer, elle se contente de condamner « les mentalités de guerre froide ». Outre l’amitié affichée, la Chine renforce ses échanges bilatéraux avec la Russie, dont le pétrole et le gaz représentent environ 70%. Les deux pays sont en train de construire un deuxième gazoduc par exemple. Mais c’est très déséquilibré, car s’agissant des hydrocarbures, il est clair que la Chine est prête à presser le citron russe jusqu’à la dernière goutte (ou la dernière goutte de sang ukrainien).
La relation est si asymétrique que ce qui se profile en réalité est une vassalisation de la Russie. Quant au « soutien » chinois, il est circonscrit dans certaines limites que Pékin s’est imposé. Les Chinois aiment réaffirmer quelques principes fondamentaux, à commencer par le respect de la souveraineté des Etats et de l’intégrité territoriale. Il est par exemple très significatif que la Chine n’ait jamais reconnu l’annexion de la Crimée. D’autre part, elle ne livre pas d’armes. La diplomatie américaine a vigoureusement mis en garde Pékin contre des livraisons d’armes à la Russie, mais pour le moment il n’y en a aucune trace. Il n’est pas non plus avéré qu’un tel projet existe. Si livraison il y a, ce sera probablement dans un secteur très limité, comme des pièces de rechange, ou peut-être des drones. Mais il semble que les mises en garde américaines sont prises au sérieux. Car la Chine a des contraintes considérables. Les échanges commerciaux avec les Etats-Unis notamment (800 milliards de dollars en 2021), qui sont quatre fois plus importants que ceux avec la Russie (200 milliards). Quant à l’Union européenne, c’est 600 milliards. La Chine sait où sont ses intérêts économiques et ne veut pas s’exposer à des sanctions occidentales.
Entend-elle jouer un rôle plus actif dans les mois qui viennent ? Veut-elle par exemple préparer une éventuelle médiation entre la Russie et l’Ukraine ? Il est certain que les Chinois craignent un dérapage du conflit et ne veulent pas d’une escalade. Ils redoutent également un effondrement de la Russie, qui serait une catastrophe pour leur politique étrangère. Enfin, ils ne veulent pas d’un succès diplomatique majeur pour le président Biden et l’Occident, qui aurait des répercussions majeures, notamment à propos de Taïwan. Mais au-delà de tout cela, la Chine s’est récemment montrée sur la scène internationale, et a laissé entendre qu’elle allait déposer un plan de paix. En réalité, elle s’est contentée de publier une déclaration de principes en douze points. Sera-t-elle disposée à aller plus loin ? Nul ne le sait encore.
Béatrice Giblin :
Je pense que la Chine a été aussi surprise que le reste du monde par le courage et la résistance des Ukrainiens. Elle s’inquiète aussi du fait que l’armée russe est moins redoutable que prévu. Le « partenaire » avec lequel on proclame une éternelle amitié présente donc quelques faiblesses. Or, comme le rappelait François, ce qui compte avant tout pour la Chine, ce sont ses propres intérêts.
Et il n’est absolument pas question pour Pékin que ce conflit ne déstabilise trop la situation économique mondiale. La situation interne du pays nécessite absolument un certain niveau de croissance, qu’il faut assurer, pour maintenir une certaine paix sociale. On sait que le régime chinois est coutumier des répressions, mais on a besoin que cela fonctionne, donc : pas de trop grand désordre mondial. Au fond, c’est le courage ukrainien qui a entraîné cette prudente distance chinoise.
Cette prudence dure dans le temps, François a bien fait de rappeler que Pékin n’a jamais reconnu l’annexion de la Crimée. Il faut en revanche préciser que quand la Chine met en avant la souveraineté, elle parle de la souveraineté des pays, et non des peuples. C’est une différence de taille. C’est ce qui explique que pour eux, Taïwan fait partie du territoire chinois, et qu’on n’a pas à demander l’avis des Taïwanais. Pour la Chine, la souveraineté d’un Etat ne concerne pas le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais bien l’intégrité territoriale.
C’est peut-être la première fois que la Chine se pose en puissance responsable sur la scène internationale. Les Etats-Unis sont décrits comme « jetant de l’huile sur le feu » en livrant des armes à l’Ukraine, tandis que la Chine se présente comme modératrice. Mais de toutes façons, l’ennemi commun à la Russie et à la Chine, ce sont les Etats-Unis. Tant que les Etats-Unis sont focalisés sur la scène européenne, ils sont moins vigilants sur la scène indo-pacifique, ce qui n’est pas pour déplaire à Pékin.
Marc-Olivier Padis :
Pour tenir leur rôle de future grande puissance mondiale, la Chine ne peut pas ne rien dire sur le conflit ukrainien. En revanche, elle ne veut pas entendre parler d’ingérence, et refuse de se mêler des affaires des autres (précisément parce qu’elle ne veut pas que les autres se mêlent des siennes). C’est de là que vient l’ambiguïté des déclarations : il s’agit de ne pas rester muet, tout en ne prenant pas clairement position.
C’est pourquoi la récente déclaration en douze points n’est pas un plan de paix ; la Chine ne se pose pas en médiatrice, elle laisse entendre qu’elle pourrait jouer un rôle, mais en réalité elle y répugne, car sa conception des relations internationales pourrait se résumer à « chacun chez soi ». C’est la souveraineté des Etats dont parlait Béatrice.
La vision chinoise de son rôle international est perceptible à travers son projet de « nouvelles routes de la soie ». Il s’accompagne des institutions ad hoc, sans s’embarrasser des organisations internationales qui existent déjà. Et il repose sur du bilatéral : des investissements chinois dans les infrastructures locales (notamment en Afrique). Pour les Chinois, il s’agit de prendre pied sur un certain nombre de territoires grâce à des projets qu’ils maîtrisent de A à Z. Il n’est absolument pas question de principes universels, comme ceux des droits humains par exemple. Rappelons que lors du dernier congrès du Parti communiste chinois, il a été dit explicitement que les droits humains sont un concept occidental qui ne s’applique pas en Chine.
Quel est l’ordre mondial qu’implique cette position chinoise ? Dans la déclaration en douze points, il est dit que la Chine « regrette une mentalité de guerre froide ». On a lu cela comme une critique indirecte des Etats-Unis et de l’OTAN, qui feraient preuve d’agressivité vis-à-vis de la Russie. Mais on pourrait l’interpréter autrement : en faisant valoir que la guerre froide, c’était l’affrontement de deux grands géants, les Soviétiques et les Américains, et où la Chine ne comptait pour rien. Or la Chine entend compter beaucoup à l’avenir, en devenant l’interlocutrice principale des Etats-Unis. Parler de « mentalité de guerre froide » est donc un retour à une époque où la Chine était laissée de côté, ce qui ne convient plus du tout à Pékin.
Dans cette vision du monde où la Chine est l’une des deux superpuissances, la Russie ne peut jouer qu’un rôle secondaire, voire être une vassale. On ne lui livre pas d’armes, on ne vote pas comme elle à l’ONU, on achète son pétrole à des prix cassés. Certes, dans les discours, on emploie la même phraséologie anti-occidentale, mais dans les faits, le soutien est très limité. Il semble que le « petit » allié russe ait créé à la Chine bien des problèmes avec cette invasion.
Lionel Zinsou :
J’adopterai volontiers un regard décalé, pour m’intéresser à la vue qu’ont les pays émergents et en développement. S’il est effectivement rare que la Chine propose sa médiation dans un conflit, et si elle n’a historiquement pas de véritables « alliés », elle a tout de même des solidarités qui progressent assez significativement. Par exemple, il est vrai qu’aux Nations-Unis, il y a une grande majorité de votes favorables à l’Ukraine et à l’Occident. Il faut cependant rappeler qu’en termes démographiques, les pays qui s’abstiennent représentent à peu près la moitié du monde : la Chine, l’Inde, et de nombreux pays africains.
La Chine avait un sérieux problème de réputation à rattraper à la suite du Covid. Au début de l’épidémie, on a pensé qu’elle ferait de gros efforts de solidarité avec les pays en développement, puisqu’elle livrait des équipements médicaux, des masques, etc. Elle a aussi livré les premiers vaccins. Mais il se trouve que ces vaccins n’ont pas été efficaces ; il se trouve qu’il y a eu un embargo sur les principes actifs de certains médicaments (qui se trouvent pour la plupart dans un duopole Inde / Chine), et il se trouve que tous les gens qui se sont fait vacciner avec le vaccin chinois ont dû faire un autre vaccin s’ils voulaient être autorisés à voyager. Donc le Covid a fait régresser assez significativement l’image de la Chine, et il s’est agi de redresser la situation.
La diplomatie chinoise est techniquement excellente, tout le monde l’observe dans les pays francophones. Le ministre chinois des Affaires étrangères a repris il y a deux mois une tradition, en faisant une tournée africaine. Il s’est ainsi rendu dans six pays, dont le Bénin (qui n’est pourtant pas le centre du monde d’un point de vue géopolitique), pour s’expliquer et préparer une action sur l’Ukraine.
Car les pays émergents et en développement se perçoivent comme les principales victimes de la situation ukrainienne. Ils ont donc absolument besoin de travailler avec l’Inde et la Chine, les seuls à avoir les moyens de faire pression sur les belligérants. N’oublions pas qu’en dehors des relations avec la Russie, la Chine est aussi un partenaire commercial important de l’Ukraine. Elle en est même plutôt dépendante sur certains produits importants : céréales, nutrition animale, huiles alimentaires.
En Afrique et dans le sous-continent indien, la Chine est donc en train de préparer son nouveau rôle. Au Kazakhstan, à Astana, en septembre dernier, le président Xi Jinping a expliqué que la souveraineté des Etats était fondamentale. Avoir déclaré cela au Kazakhstan, un pays qui peut se sentir menacé par la Russie (comme l’Ukraine) était très significatif. Dans les pays émergents, dans les « Stan », dans les pays du Golfe, cela a été perçu comme quelque chose d’assez agressif vis-à-vis de la Russie. C’était pourtant à peine quelques mois après la déclaration du 4 février de « coopération illimitée » entre la Chine et la Russie. Les pays en développement et les pays émergents sont en attente d’une Chine au rôle accru. C’est également important pour la Turquie et pour les pays du Golfe. Car depuis que les Etats-Unis n’achètent plus du pétrole du Moyen-Orient (car ils sont exportateurs nets de leur propre pétrole), les pays du Golfe sont complètement tournés vers l’Inde et la Chine. Tous ces rapprochements finissent par constituer une série de pays qui, à cause du choc du dollar, du choc des taux, du choc des produits alimentaires, et de la baisse de la croissance mondiale, constituent un réseau de solidarité autour de la Chine. Ce « bloc » de pays est majoritaire démographiquement et pèse lourd dans l’économie mondiale (environ 40% du PIB mondial) ; il a les moyens de faire pression sur la Russie. Si la Russie ne coopère pas avec eux, elle va accélérer sa défaite.
François Bujon de l’Estang :
Si l’on n’arrive pas à véritablement mesurer le degré d’intimité entre Pékin et Moscou, c’est parce qu’il nous manque quelques données essentielles. Notamment : on ne sait pas si la Chine a été consultée avant que l’invasion ne commence. Béatrice mentionnait les déceptions que la Chine a éprouvées face à la puissance militaire russe ; il serait très éclairant de savoir si oui ou non Pékin s’attendait à cette guerre.
LES DÉFIS DE L’AGRICULTURE FRANÇAISE
Introduction
Philippe Meyer :
Lors de sa visite de plus de 13 heures au Salon de l’Agriculture, Emmanuel Macron a présenté un ensemble de réponses aux difficultés que doit affronter un monde agricole dont, en 40 ans, le nombre d’actifs a diminué de 75%, tandis que près de la moitié des agriculteurs aujourd’hui en activité partiront à la retraite d’ici une dizaine d’année.
Le premier défi est climatique : avec la hausse des température moyennes de saison, la raréfaction des pluies a généré un épisode de sécheresse hivernale inédit, empêchant le renouvellement des nappes phréatiques déjà mises à mal par la sécheresse de l’été précédent. Selon le site Info Sécheresse, 32 départements sont actuellement placés en niveau rouge en ce qui concerne leurs réserves d'eau. Cette situation met en difficulté les agriculteurs, qui consomment 45% de la consommation nationale en eau. Le changement climatique accentue par ailleurs le risque d’inondation et la dégradation des sols et affecte la propagation et l’intensité des vagues de ravageurs. Il met également le secteur agricole, responsable de l’émission de 21 % du gaz à effet de serre en France en 2022, au défi de son propre impact environnemental et climatique.
Le deuxième enjeu est celui de la compétitivité de la « ferme France ». En vingt ans, notre pays est passé du deuxième au cinquième rang des exportateurs mondiaux de produit agroalimentaires, tandis que les importations ont été multipliée par deux. Sauf pour le vin, la balance commerciale alimentaire de la France est déficitaire. Le modèle traditionnel de l’exploitation agricole familiale subit les conséquences de la financiarisation croissante du foncier. En 2022, un rapport de la Fédération Terre de Lien indiquait que le nombre d'exploitations agricoles a diminué en France de près de 20% en vingt ans, tandis que les entreprises du luxe et de l'agroalimentaire sont de plus en plus représentées parmi les nouveaux propriétaires fonciers. Ces difficultés s’ajoutent aux contrecoups de l’inflation sur les produits énergétiques qui entraîne une forte hausse du prix des engrais.
Dans ce contexte, Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, a annoncé la préparation d’un « plan de sobriété sur l’eau » construit sur le modèle du « plan de sobriété énergétique » de l’été 2022. Elisabeth Borne a présenté un ensemble de mesures-cadres sur l’usage des produits phytosanitaires à horizon 2030. Prenant en considération les réclamations des agriculteurs, celui-ci ne fixe plus d’objectif de réduction de l’usage des pesticides et vise à développer des alternatives efficaces à l’interdiction prochaine de 250 substances chimiques dans le cadre du calendrier européen. Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, a exposé son plan de soutien à l’agriculture biologique. En parallèle, il a proposé plusieurs mesures d’adaptation des pratiques d’élevage au changement climatique et à l’ouverture des marchés français aux pays d’Amérique Latine, dans le cadre des négociations commerciales de l’Union européenne avec les pays du Mercosur.
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis :
L’équation à résoudre devient redoutablement complexe. Du point de vue des agriculteurs, les revenus sont faibles et les exploitations s’endettent, même s’il y a évidemment des disparités de situation en fonction des régions et des spécialisations. Il y a d’autre part des difficultés de transmission, puisqu’une exploitation agricole sur deux ne trouve pas de repreneur. Et la conversion en bio marque le pas. Du point de vue du consommateur, il y a aussi des problèmes : les prix des denrées alimentaires montent : +13% (c’est tout de même moins que dans d’autres pays européens, en Allemagne c’est +20% par exemple). Et une alimentation parfois déséquilibrée. Du point de vue environnemental, les difficultés s’accumulent aussi : baisse de la biodiversité, risques sur les insectes pollinisateurs, baisse de la qualité des sols, gestion de l’eau …
S’ajoute la question de la souveraineté alimentaire, dont la guerre en Ukraine nous a fait prendre conscience. On ne peut plus se reposer sur l’idée qu’on trouvera des fournisseurs ailleurs dans le monde. La guerre a fait de certains produits agricoles, notamment les céréales, des éléments stratégiques.
Le statu quo n’est pas tenable, il faut inventer autre chose, et peut-être que la transition écologique permettra de concilier ces trois objectifs : des revenus raisonnables pour les agriculteurs, un bilan écologique convenable et une souveraineté alimentaire (ou au moins une indépendance réduite aux importations).
Pour parvenir à une telle transformation, il faut prendre conscience que les agriculteurs font partie d’une chaîne de production, celle de la valeur alimentaire. Ils en sont le maillon qui a le moins de marge de manœuvre, en tous cas bien moins que d’autres, comme la distribution ou le transport. On ne peut donc pas faire reposer sur le seul agriculteur la responsabilité de l’adaptation à la situation.
Il est possible de développer un autre modèle. Par exemple, les hydrocarbures entrent dans la production des engrais azotés. Donc avec l’augmentation des prix de l’énergie liée à la guerre en Ukraine et à l’inflation, le coût de l’engrais augmente, ce qui réduit d’autant la marge des agriculteurs. Cela devrait théoriquement les encourager à passer à un autre modèle, dans lequel on peut se passer de ces intrants, où l’on peut développer des circuits courts pour ne pas dépendre autant des distributeurs qui prélèvent des marges importantes. Et puis dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, on peut valoriser le stockage de carbone des prairies par exemple. Il existe donc des perspectives dans lesquelles un changement de modèle peut être bénéfique pour les agriculteurs, à condition qu’ils soient accompagnés.
Quand on constate que le prix des aliments augmente dans les magasins, on a tendance à dire qu’il faut limiter les coûts de production des agriculteurs. Ce faisant, on oublie qu’ils ne sont qu’une partie de la chaîne. Souvent, moins de la moitié du prix que paye le consommateur revient à l’agriculteur. Par exemple, si vous achetez en supermarché un kilo de pommes à deux euros, il n’y a qu’un euro pour le producteur. Vous pouvez lui demander de faire des efforts, mais ce n’est pas lui qui est responsable de la totalité du prix de vente. C’est encore plus fort dans le secteur bio. Vous pouvez payer vos pommes jusqu’à quatre euros le kilo, mais la marge de l’agriculteur ne sera pas plus élevée pour autant. Il faut penser l’ensemble de la chaîne, pour ne pas faire porter aux seuls agriculteurs le poids de l’adaptation.
Béatrice Giblin :
L’image de l’agriculture et plus largement du monde agricole est très particulière en France. Elle n’a pas d’équivalent au Royaume-Uni, en Allemagne ou en Espagne. Peut-être un peu en Italie. Le poids des agriculteurs dans les représentations françaises est très grand, qu’il s’agisse de leur présence médiatique ou de l’attention que leur accordent les élus, alors que dans les faits ils représentent moins de 3% de la population active. En France, l’attachement au monde agricole est encore très grand. Notre pays n’a connu son exode rural que tardivement (après la seconde guerre mondiale), ce qui n’est pas le cas de nos voisins européens. Le rapport à la terre est resté fort. S’il y a autant de résidences secondaires en France, c’est parce qu’on a gardé des attaches avec le monde paysan. Le succès annuel du Salon de l’Agriculture en témoigne, qui ne s’est jamais démenti.
Je pense qu’il serait bon de ne plus parler de « l’agriculture ou du monde agricole mais des agricultures et des mondes agricoles, car il y a une extrême diversité de situations. Le modèle que nous avons le plus fréquemment en tête est celui d’une exploitation familiale de quelques dizaines d’hectares, qui fait de la polyculture et aussi des vaches, et qui a fait des efforts colossaux au cours du XXème siècle. A la fin de la première guerre mondiale, la France importait beaucoup de produits agricoles. A la fin du siècle, elle était devenue exportatrice. Et pourtant, c’est ce modèle qui se trouve en fin de cycle. Comme le disait Marc-Olivier, il s’agit de s’adapter et d’en inventer un autre. Mais le deuil de l’exploitation familiale, dont le modèle était bien réparti sur l’ensemble du territoire, est difficile. Même si on sait très bien qu’un grand céréalier de la Beauce n’a rien à voir avec un éleveur montagnard.
Deux grandes questions se posent. La première est démographique, car la proportion d’agriculteurs âgés (qui vont s’arrêter de travailler dans les vingt prochaines années) est grande : presque la moitié. Qui va reprendre cela ? Et sous quelle forme ? La seconde est foncière : de grandes sociétés achètent les terres, et la paysannerie est dépossédée. Les agriculteurs qui s’arrêtent de travailler ont de petites retraites, on comprend donc qu’ils vendent au plus offrant.
Enfin, j’aimerais rappeler qu’il y a plus de suicides chez les agriculteurs que dans les autres professions. Certains avancent le chiffre de 732 suicides pour l’année 2016. La situation est dramatique, et c’est une fois encore à l’Etat qu’on va s’adresser.
Lionel Zinsou :
Pourquoi passer sous silence le fait que les défis sont en fait des opportunités, et que nous ne sommes pas en attente d’une transformation de l’agriculture française, mais en sommes les témoins ?
D’abord, depuis 2019 (avant le Covid, donc) la valeur de la production agricole en France a augmenté de 25%. Certes, c’est un effet de prix et pas simplement de volume (les volumes baissent un peu pour l’élevage et augmentent pour les cultures) mais tout de même.
Ensuite, quand il y a des sécheresses, comme ce fut le cas en 2022, il y a des pertes de volume (sauf pour les fruits et le vin). Mais il y a une loi économique toute simple : quand il y a une pénurie agricole, la perte est plus que compensée par la hausse des prix. Si l’on en croit les comptes prévisionnels de l’agriculture française de l’Insee, la situation de 2022 c’est : +17% de valeur de la production, contre +12% pour les coûts. On peut donc gloser sur le prix des engrais à cause des prix du gaz, mais il n’en reste pas moins que le revenu agricole s’est renforcé, puisque l’augmentation des coûts est inférieure aux gains qu’entraîne la hausse des prix des producteurs. Par conséquent il y a des capacités de s’adapter.
En revanche il faut être sensible aux inégalités. Si vous faites des bovins pour la viande, vous gagnez très peu. Si vous en faites pour le lait, un tout petit peu plus. Pour les grandes cultures, sensiblement plus. Évidemment, si vous avez une grande exploitation, vous avez une rente différentielle considérable, parce que l’agriculture en Union européenne est soutenue à 40% de sa valeur ajoutée, ce qui est beaucoup plus que la moyenne mondiale. Or c’est essentiellement une aide au produit. C’est pourquoi les grandes exploitations à fort rendement s’en sortent bien mieux que les petites. Les grandes cultures ont progressé, mais ce qui a progressé le plus vite, c’est le bio. Il se trouve que cela s’arrête en 2022-2023, mais parce que ce sont des produits plus chers, avec des marges plus élevées. Mais je me crains de devoir corriger Marc-Olivier : quand le consommateur paye 4€ son kilo de pommes bio, il y a 1,20€ pour le producteur, plutôt qu’1€. Il est prouvé que le bio est bien plus rentable pour le producteur. Mais il se trouve que nous sommes en contrainte de pouvoir d’achat. Au lieu d’augmenter de 15% à 20% par an, on a observé un tassement en 2022, parce qu’il s’agit de produits chers.
Ce qui rapporte le plus, c’est l’arboriculture et le maraîchage. Les inégalités sont donc très grandes entre faire des vaches pour la viande, ou faire des fruits et légumes, mais cela ne justifie pas de raisonner comme si la situation était socialement dégradée pour tous.
Mais il y a plus important que cela. Le fait qu’il n’y ait plus que 400.000 agriculteurs a permis de transférer vers les autres secteurs de l’économie énormément de compétences et de capitaux. En réalité toute la croissance française des Trente glorieuses tient à des transferts similaires, permis par les gains de productivité agricole. Et cela continue. En trente ans, les exploitations françaises sont passées à une moyenne de 70 hectares, ce qui est un seuil de viabilité, cela permet notamment de mettre en œuvre les nouvelles technologies. La compétence a aujourd’hui beaucoup progressé : plus de 55% des agriculteurs sont titulaires de diplômes spécialisés : baccalauréat agricole et plus. Et puis la population agricole est appelée à se rajeunir. Pour le moment, elle est en moyenne un peu moins vieille que celle des autres secteurs d’emploi, mais elle sera régénérée, avec l’arrivée de nouvelles compétences, et de très nombreuses technologies nouvelles à mettre en œuvre.
Enfin, dans tous les pays du monde, la rémunération des agriculteurs ne tient pas qu’aux prix des marchandises agricoles, mais aussi à toute une série de services rendus, notamment pour l’environnement. Ce sont des rémunérations complémentaires, ou des revenus du patrimoine. On peut donc se plaindre que le prix du lait n’est pas assez rémunérateur, mais n’oublions pas que les revenus plus importants de toute une série d’exploitations se sont traduits par des achats de terres significatifs. Quant à l’idée que les grandes multinationales viennent acheter le foncier, c’est tout bonnement absurde. Ayant travaillé pour Danone pendant 19 ans, je puis vous le dire. Il y a en France toute une série de mécanismes, comme la SAFER (Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural) pour protéger les agriculteurs et en installer de nouveaux. C’est comme l’histoire selon laquelle les Chinois sont en train d’écheler le vignoble bordelais, ce sont des balivernes.
Nous avons les moyens de répondre aux opportunités, que ce soit en termes de compétences, de technologies, de modèles. Nous ne sommes absolument pas drogués au modèle de l’agriculture hyper-intensive soutenue par les subventions de l’Union européenne. Ce modèle-là est en train de changer en ce moment même.
François Bujon de l’Estang :
On entendu beaucoup de choses pendant cette semaine du Salon de l‘agriculture, parce que les problèmes de l’agriculture sont multiformes. Il y a un aspect économique, un aspect démographique, un aspect de concurrence internationale et de balance des paiements, un aspect de sécurité alimentaire …
Outre les problèmes économiques analysés plus haut, il y a une forte dimension sociologique à la transformation du modèle agricole. On est en train de passer du modèle de l’exploitation familiale à un modèle bien plus managérial. Il y a de plus en plus de salariés et de moins en moins de patrons et d’exploitants. La quantité de terres agricoles diminue à cause de l’urbanisation, et il y a évidemment le problème démographique : aujourd’hui la moitié des exploitants a plus de 50 ans.
On peut se lamenter de ces problèmes ou les voir comme d’enthousiasmantes opportunités, mais il faut essayer d’y voir clair et réfléchir à ce qu’il est possible de faire. Il me semble que le premier des défis à relever est d’assurer intelligemment la « transition ». Je mets ce mot entre guillemets, car on l’utilise à toutes les sauces dans la novlangue : transition économique, transition énergétique, transition climatique. Il me semble qu’aujourd’hui, on emploie ce mot pour décrire le fait que l’on quitte quelque chose de bien connu pour s’engager dans quelque chose que l’on perçoit très mal, et qui reste en réalité assez mystérieux. La transition agricole française consistera à définir et implanter le modèle sociétal qui succèdera à l’exploitation familiale. Il s’agira d’assurer intelligemment la relève des générations. La grande difficulté des exploitants agricoles qui se retirent est la transmission ou la vente de leur exploitation. Il y a un problème de formation professionnelle, mais aussi d’accès aux financements permettant d’acquérir des exploitations, et enfin il faut empêcher la disparition des terres agricoles. Ce seront vraisemblablement les priorités pour les années qui viennent.
Un deuxième axe d’action consistera à restaurer la compétitivité de notre modèle économique. La France était une grande ferme qui nourrissait la population du pays ; voir que les importations augmentent, y compris dans des domaines qui étaient d’excellence il n’y a pas si longtemps (comme les fruits et légumes) est très frappant. Pour cela, il faudra se pencher sur les problèmes énergétiques que rencontrent de nombreux exploitants, et aider la production nationale.
Le troisième axe concerne l’environnement. De nouvelles contraintes pèsent sur les producteurs. Elles sont très compréhensibles étant donnée l’importance du problème du réchauffement climatique, mais on a trop souvent tendance à multiplier les normes et les mesures punitives, au détriment des mesures incitatives.