Thématique : la Défense française, avec Louis Gautier / n°289 / 19 mars 2023

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LA DÉFENSE FRANÇAISE

Introduction

Avec notre invité Louis Gautier, haut fonctionnaire, magistrat à la Cour des comptes, ancien Secrétaire général de la Défense et de la Sécurité nationale de 2014 à 2018, professeur associé à l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris I) en 2012, où il a créé, l’année suivante, la Chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains », nous allons explorer le contexte dans lequel s’inscrit la défense française.

Philippe Meyer :
L'invasion de l'Ukraine par la Russie a rebattu les cartes stratégiques de l'Europe, pointe l'Institut international pour les études stratégiques dans son rapport annuel qui observe que le « centre de gravité stratégique s'est déplacé vers l'est et le nord ». « Pour une décennie au moins, la Russie sera le souci numéro un » des Européens, souligne l'institut, qui ajoute qu'une vingtaine de pays se sont d'ores et déjà engagés à augmenter leurs dépenses de défense.
Tirant les premières leçons du conflit en Ukraine, la nouvelle Revue nationale stratégique a été présentée en novembre par le Président Emmanuel Macron. Désormais, la lutte anti-terroriste n'est plus la priorité numéro un, mais c'est le durcissement des armées en vue d'une possible participation à un conflit majeur qui dictera la prochaine loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 qui doit être votée à l’été. Dans ce cadre, la France prévoit de consacrer 413 milliards d’euros à ses armées d’ici à 2030, soit un effort annuel moyen de 59 milliards, contre 39,5 milliards pour la LPM en cours, adoptée en 2017.
Engagées dans des combats expéditionnaires depuis la première guerre du Golfe, en 1991, les armées occidentales avaient perdu l’habitude du conflit interétatique de haute intensité. L'armée de la guerre froide n'est pas celle des opérations extérieures (OPEX). Aussi, en Afrique, la France veut changer de modèle pour n'agir qu'à la demande des autorités africaines et seulement en appui de leurs armées. Il s’agit de basculer les forces françaises vers l'est, avec la volonté d'inscrire la France comme un partenaire de premier plan de l'OTAN et de l'Europe.
Depuis des décennies, l'industrie de défense européenne est dimensionnée pour produire le minimum nécessaire en temps de paix. Ainsi, à la veille d’une réunion des ministres de la défense de l’OTAN, les 14 et 15 février, le secrétaire général de l’Alliance atlantique, Jens Stoltenberg, a déclaré que l’Europe est à court de munitions. L’armée ukrainienne tire 5 à 6.000 obus d’artillerie par jour, les forces russes quatre fois plus. Aussi, dès juin dernier, le président Emmanuel Macron a réclamé aux industriels de la défense de passer en mode « économie de guerre ». Mais celle-ci tarde à prendre corps, indique un rapport sur les enseignements de la guerre en Ukraine, adopté le 8 février par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
La guerre d’Ukraine semble avoir ouvert une nouvelle ère. J’aimerais d’abord vous demander quels enseignements il y a à tirer, sur le plan militaire, du retour d’un conflit interétatique de haute intensité sur le sol européen. Et puis pensez-vous que ce conflit ouvre une grande confrontation entre les démocraties et les empires autoritaires ? Allons-nous vers une forme d’alliance militaire entre la Chine et la Russie, au-delà du partenariat stratégique noué en février 2022 ?

Louis Gautier :
Plutôt qu’ouvrir une ère stratégique nouvelle, je dirais que la guerre d’Ukraine révèle au grand jour des évolutions de la situation internationale. Nous avons ainsi vu que la Russie basculait dans la guerre ouverte, après avoir longtemps employé une stratégie hybride. Cela a également précipité une prise de conscience : ce conflit va durer, et nous en entamons une nouvelle étape.
D’une point de vue militaire, je ne suis pas non plus persuadé que ce conflit soit emblématique et représentatif de ceux des vingt prochaines années, comme avait pu l’être la guerre du Golfe par exemple. La guerre ukrainienne est « datée » quant à ses motifs, et bâtarde. On la compare à la première guerre mondiale (tranchées, guerre de position et d’attrition), à la seconde (bombardement des villes), avec des éléments plus récents (drones, guerre électronique) mais qui ne sont pas nouveaux. Ce qui est intéressant à observer en revanche, c’est l’agilité des Ukrainiens par rapport à ces éléments technologiques, puisqu’ils parviennent à convertir des équipements civils à des fins militaires. Dans l’utilisation des communications ou pour cibler des frappes, par exemple, cela s’est avéré être un réel avantage tactique.
Du point de vue militaire, une vraie leçon à tirer de ce conflit est l’importance des forces morales. On voit qu’indépendamment de la disproportion de moyens entre Ukrainiens et Russes, la mobilisation des consciences et de l’esprit national joue un rôle important.
Ce conflit a mis au grand jour des évolutions stratégiques récentes de ces dernières années. Du point de vue militaire en revanche, il ne me paraît pas emblématique des conflits futurs, et notamment de ceux qui pourraient avoir lieu en Asie. Dans le risque d’un affrontement entre les Etats-Unis et la Chine, la dimension technologique sera essentielle. Il ne s’agirait plus de tanks et d’artillerie dans ce cas. Il est d’ailleurs frappant de constater que les Russes se sont lancés dans leurs opérations sans s’assurer de la maîtrise des espaces (aérien et maritime notamment), comme on le ferait logiquement. En Asie, la maîtrise de ces espaces sera déterminante, sans même parler de la dimension spatiale ou cyber.

Marc-Olivier Padis :
A l’occasion de la guerre en Ukraine, on constate un retour en force de l’OTAN. On se souvient de la déclaration du président Macron qui la décrivait « en état de mort cérébrale ». Depuis, on a vu les alliés se resserrer, ou des pays historiquement neutres, comme la Suède ou la Finlande, demander à intégrer l’organisation. Et un investissement très fort des Américains sur le contient européen, alors qu’on pensait que le pivot vers l’Asie les avait détournés de la vieille Europe. Comment analysez-vous ce retour de l’OTAN ? Que peut-on en attendre ? Il place la France dans une position singulière, car nous parlons depuis longtemps d’autonomie stratégique européenne. Les évènements semblent donner raison à cette idée et pourtant, nos alliés européens sont assez réticents, notamment les pays les plus exposés, comme la Pologne ou les Etats baltes. Leur rôle est croissant au sein de l’Union, et ils considèrent que c’est l’alliance avec les Etats-Unis qui doit primer. La position française est donc perçue comme anti-américaine, non seulement à Berlin mais aussi plus à l’Est.

Louis Gautier :
C’est effectivement un débat récurrent entre Européens, et la guerre en Ukraine n’a fait que renforcer l’importance de l’organisation atlantique, pour la cohésion et la concertation des pays alliés, notamment pour appuyer les forces ukrainiennes par des livraisons d’armes. On peut cependant nuancer un peu cette vision des choses. Car le renforcement de l’OTAN s’accompagne d’un inconvénient : il fixe une ligne de démarcation très nette entre ceux qui y sont et les autres. Avec le risque qu’à long terme, une fois la guerre ukrainienne terminée, on se retrouve avec un nouveau rideau de fer en Europe.
D’autre part, l’organisation atlantique montre ses capacités en termes de sécurité collective, mais elle révèle aussi des défauts sur le plan diplomatique. Aujourd’hui il ne saurait être question de négociations de paix ou de cessez-le-feu, mais le jour où cela sera possible, on voit mal l’OTAN être partie prenante de ces discussions, alors même qu’elle est l’un des casus belli (même si ce ne sont que des allégations russes). De la même manière, l’OTAN comme tierce partie dans des conflits d’interposition a généralement été récusée, que ce soit en Afrique ou au Moyen-Orient. L’OTAN se repositionne fortement sur l’Europe, et éventuellement dans la confrontation entre les Etats-Unis et la Chine. C’est d’ailleurs assez problématique pour les Européens : les Etats-Unis ayant soutenu les Européens dans la guerre en Ukraine, ces derniers se voient en quelque sorte « forcés » de soutenir les USA face à la Chine. Le renforcement de l‘OTAN n’est donc pas si clair. En ce moment il est évident, mais pour l’avenir, pour des troubles en Méditerranée par exemple, son rôle ne va pas de soi.
Du côté des Européens, vous avez raison : la guerre en Ukraine n’a pas produit le sursaut conduisant à une autonomie stratégique sur le plan militaire. Sur le plan de l’énergie en revanche il y a de vraies évolutions. Mais même du côté de la Défense, les choses évoluent, même si ce n’est pas très perceptible. Il y a des choses comme la facilité pour la paix, qui sert au financement et à la reconstitution des stocks, ou le Fonds européen de défense, qui avait été créé pour financer des investissements. Il s’agit tout de même d’un changement de nature : la dimension militaire a toujours été l’angle aveugle de la construction européenne, il n’en va plus de même aujourd’hui.
S’il faut donner à l’Ukraine des garanties de sécurité dans le cadre d’un règlement pour l’avenir, les donnera-t-on dans le cadre de l’OTAN, ou pourrons-nous le faire dans l’Union européenne, avec la clause de défense mutuelle ? A cause de toutes ces questions, je ne serai pas aussi tranché que vous dans la signification des évolutions que l’on constate.

Richard Werly :
Qu’est-ce que la guerre en Ukraine nous apprend sur les lacunes européennes en matière militaire ? Que nous manque-t-il pour nous défendre seuls (en admettant que nous envisagions de nous défendre seuls) ? L’idée d’une industrie de défense européenne, prélude à une armée européenne, tient-elle debout ?

Louis Gautier :
Le défaut qui apparaît le plus clairement est la disparité des forces européennes, qui peinent à se coordonner. Elles ne sont même pas complètement interopérables dans les livraisons de matériels. On ne va par exemple pas livrer de char Leclerc car il est trop spécifique par rapport aux autres. C’est le manque le plus criant : une programmation militaire convergente entre Européens, pour définir une panoplie cohérente, sans « trou dans la raquette ». Aujourd’hui, il y a à la fois des surcapacités dans certains domaines, et des absences béantes dans d’autres. Politiquement, pour des raisons de libertés et de souveraineté, les Européens ne sont pas encore prêts à des choix communs. On parle de programmation militaire, ou de revue stratégique, mais on le fait au niveau national. Alors que les défis sont tels qu’ils ne pourront être relevés que collectivement.
Et puis il y a la dépendance aux Américains. Pour certains Européens, elle est une condition de leur sécurité. C’est ce qui les conduit à accepter des carences dans leurs propres forces. La cohérence opérationnelle est donnée par les Américains, en matière d’éclairage de situation, de certains appuis logistiques, ou même de supériorité dans le haut du spectre. Cette dépendance est non seulement acceptée, mais elle est volontaire. A côté de cela, les Français défendent l’idée qu’il serait préférable que les Européens eux-mêmes définissent une contribution collective à leur Défense (y compris dans l’OTAN), pour aboutir à une définition cohérente. Mais cette discussion bute sur un postulat de départ : voulons-nous une autonomie de Défense, ou la garantie américaine implique-t-elle nécessairement une dépendance ?

Nicolas Baverez :
Pour prolonger cette problématique, le centre de gravité n’est-il pas en train de basculer vers l’Europe du Nord et de l‘Est ? Vraisemblablement, dans dix ans, les trois premières armées du continent (au moins en volume) seront l’armée polonaise, l’armée ukrainienne et l’armée turque. Il y aura également une priorité absolue donnée à l’endiguement de la Russie.
J’aimerais vous interroger sur l’Allemagne. On voit qu’elle se réarme et cherche à devenir le grand partenaire conventionnel des Etats-Unis. Il reste quelques projets communs avec la France mais ils patinent sérieusement, comme l’avion du futur ou le char nouvelle génération. Pour le reste l’Allemagne a choisi les Etats-Unis (à qui elle commande des F-35 ou des missiles Poséidon). Sur le spatial il y a aussi de grandes divergences, puisque Berlin a fait le choix de SpaceX ou de fusées plus légères. Par conséquent, ne pensez-vous pas que nous devrions redécouvrir le Royaume-Uni ? Certes, il y a eu le Brexit et l’affaire des sous-marins australiens. Mais depuis l’accord sur l’Irlande du Nord, les discussions semblent se normaliser. Les intérêts de sécurité et le fait d’avoir cette dimension nucléaire au cœur de nos défenses ne devraient-ils pas nous pousser à réintégrer le Royaume-Uni dans la coopération de Défense en Europe ?

Louis Gautier :
Une partie de votre analyse repose sur l’hypothèse que nous sommes partis pour une confrontation d’au moins dix ans avec la Russie. Pour ma part, je constate que nous commençons tout juste la deuxième phase de l’opération militaire sur le terrain, avec une poussée russe pour reconquérir du terrain, probablement accompagnée d’objectifs politiques (même s’ils ne sont pas ouvertement annoncés), comme la reconstitution d’une unité territoriale dans les territoires illégalement annexés. Plutôt que de surcharger les interprétations des issues possibles de ce conflit, nous devrions plutôt veiller à la victoire sur le terrain, et à définir clairement quels objectifs militaires sont atteignables, et quelles issues sont politiquement significatives. Nous sommes à un moment de vérité, où le brouillard de la guerre s’épaissit plutôt qu’il ne se dissipe, et trois mois d’interrogations nous attendent, pour voir comment la situation va évoluer sur le terrain. Pour le moment, le conflit est conçu par les deux camps comme un conflit linéaire, et fermé. Il est verrouillé côté russe à cause de la dissuasion nucléaire. On l’a encore vu ces jours derniers avec les frappes de drones sur le territoire russe, tout le monde cherche la déconfliction. Le conflit va-t-il se poursuivre de manière linéaire et incrémentale, avec une augmentation des moyens livrés aux Ukrainiens, des risques d’attrition, ou est-ce qu’à un moment, les choses vont s’emballer pour x raisons et nous basculerons dans un conflit de rupture ? Tout ce qu’on entend aujourd’hui sur les perspectives à long terme est intéressant, mais pour ma part je conseille de plutôt se concentrer sur les objectifs du court terme.
Dans le cas où nous nous retrouverions dans une position de « guerre froide », le centre de gravité se déplace. Dans ce déplacement, il se peut que chaque acteur soit amené à jouer une partition particulière. Et ce déplacement a des conséquences, sur la base de Défense industrielle en Europe, notamment. Pour le moment, cette base n’est pas en Pologne ou en République tchèque (à part sur certains segments d’armement terrestres très spécifiques), mais bien en Suède, en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne, et un peu en Belgique. On peut penser que ces pays qui sont plutôt loin du front doivent être vigilants pour garantir l’autonomie d’approvisionnement militaire.
La question du cœur de coopération avec les Allemands se pose donc très sérieusement, notamment par rapport aux efforts de financement des programmes futurs comme le SCAF (Système de Combat Aérien du Futur). On voit mal comment on pourrait échapper à ces questions que vous soulevez, comme la coopération navale, par exemple. Mais à propos des Britanniques, le fait qu’ils aient quitté l’UE ne les exclut pas des coopérations en matière de sécurité.

Richard Werly :
Pardon d’insister sur les équipements, mais si qu’est-ce qui manque aujourd’hui sur l’étagère de la Défense européenne ? Où a-t-on réussi, où a-t-on échoué, et où est-ce vraiment préoccupant ?

Louis Gautier :
Les plus grandes préoccupations concernent la cohérence opérationnelle : l’éclairage des situations, les moyens de commander et de ravitailler, les drones … Les carences que nous avions pour projeter des opérations extérieures (comme le ravitaillement en vol) ou pour surveiller une zone lointaine ne sont pas celles que pose un conflit dans la continuité territoriale. Nous devons nous interroger sur la cohérence de nos panoplies et leur interopérabilité. Si l’on prend les flottes « en parc » (pas les flottes opérationnelles), nous avons des surcapacités dans certains domaines. Par ailleurs, que ce soit en matière de satellites, de radars ou de matériels d’observation, nous avons des déficiences. En matière de drones, nous n’avons pas aujourd’hui de grand programme européen. Mais le plus gros défaut, ce sont des choix qui ne sont pas coordonnés entre eux. Je pense par exemple à la Marine : entre sa fonction de garde-côtes, sa fonction de haute mer, sa fonction de projection, chacun a fait la flotte qui lui correspond. Ainsi, nous avons une flotte avec un porte-avions un peu isolé, une sous-marinade essentielle pour assurer la dissuasion nucléaire, et des insuffisances dans les bâtiments de premier rang. D’autres pays n’ont que de quoi assurer de la surveillance périphérique. C’est cette question qui est essentielle, et elle ne peut se résoudre que par un minimum de programmes en commun.

Marc-Olivier Padis :
La dissuasion nucléaire est une spécificité de la Défense française. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine, c’est à dire une guerre interétatique de haute intensité, est précisément celui que la dissuasion était censé empêcher. Mais comme l’Ukraine est devenue vulnérable en renonçant aux armes nucléaires avec le memorandum de Budapest en 1994, on voit qu’un pays qui n’est pas nucléaire risque ce type d’invasion.
Par ailleurs, on voit Vladimir Poutine brandir la menace nucléaire pour intimider les opinions publiques occidentales et les faire fléchir. On a parlé à propos de cette guerre de « guerre coloniale sous bouclier nucléaire », bref le nucléaire joue toujours un rôle. Cela pose question pour la Défense française. On nous dit que nous devons avoir des chars, alors qu’en principe le territoire français est sanctuarisé par la dissuasion nucléaire. Où en est-on à ce sujet ? Emmanuel Macron a reparlé de la doctrine nucléaire française, il s’agit de « protéger nos intérêts vitaux », et il a ajouté, d’une façon que j’ai trouvée assez opportune, que les intérêts vitaux de la France ont une dimension européenne. Quel est aujourd’hui le sens de notre dissuasion nucléaire ? Le conflit ukrainien a-t-il rendu obsolète nos réflexions précédentes à son sujet ?

Louis Gautier :
La guerre en Ukraine est en effet le premier conflit depuis la guerre de Corée qui se déroule dans une « ambiance » nucléaire. La guerre de Corée était précisément celle qui avait établi l’idée qu’on avait basculé dans des logiques de dissuasion, et dans toute la rationalisation de « l’équilibre de la terreur » de la guerre froide.
Qu’ont marqué les Russes avec leurs déclarations ? Ils ont verrouillé le territoire dans lequel ils interviennent, en considérant que leur intérêt de sécurité bénéficiait de la protection nucléaire. Mais le nucléaire n’empêche pas les conflits ; il y en a eu beaucoup depuis qu’il y a le nucléaire : Vietnam, Afghanistan, Irak … En revanche il les a « verrouillés », c’est à dire qu’il empêche l’escalade conventionnelle. C’est pourquoi on s’effraie autant de l’escalade du conflit ukrainien, car on craint qu’elle ne déborde vers le nucléaire, qu’il y ait une bascule. C’est pour cela que Vladimir Poutine gesticule de la sorte, il veut envoyer très clairement un message : si ses forces conventionnelles ne sont pas aussi redoutables qu’on le croyait, il a en revanche des missiles nucléaires très performants. Le déficit de ses forces conventionnelles peut être surcompensé par la modernisation de son arsenal nucléaire.
Il y a un effet global sur les Européens. Nous sommes rentrés dans ce que j’appellerais le troisième âge de l’équilibre nucléaire. Il y a eu l’équilibre de la terreur, il y a eu une période post-guerre froide de décélération, de limitation des armements. Aujourd’hui nous entrons dans une phase polynucléaire (nous y étions déjà, mais cela va s’intensifier). L’Iran va sans doute se doter de l’arme atomique, nous arriverons vraisemblablement à 10 puissances nucléaires, sans distinction très claire entre les cinq officiellement dotés du Conseil de sécurité permanent de l’ONU et les autres. Et plus vous êtes nombreux, plus la discipline nucléaire est difficile à mettre en place, plus il y a de distorsions dans les doctrines nucléaires.
Par conséquent, il semble que les Européens seraient fondés à se préoccuper de cette situation. Il y a une guerre sur le continent, et le monde nucléaire n’est pas derrière eux comme ils se sont plu à le croire, mais bel et bien devant eux. Tous les traités de désarmement concernant leur continent ont été démantelés officiellement, le dernier en date étant New Start (même s’il était déjà obsolète). Cela signifie la fin d’une ère de dialogue et de rationalisation qu’on avait crue pérenne à la fin de la guerre froide.
Pour la France, ce n’est évidemment pas dans un moment pareil qu’on va trouver infondé l’accroissement des budgets militaires, une loi de programmation, et la modernisation de notre arsenal nucléaire. Car ce dernier assure a minima une sanctuarisation de notre territoire et de notre population. La proposition d’Emmanuel Macron selon laquelle la dissuasion française contribue à la sécurité européenne n’est pas nouvelle, Mitterrand et Chirac l’avaient également faite. Le problème est qu’il s’agit d’un dialogue de sourds, car elle ne rencontre d’écho chez personne. Soit parce qu’elle gêne dans le débat public interne (comme c’est la cas en Allemagne), soit parce qu’une garantie nucléaire française (et peut-être britannique) signifierait une réduction de la garantie absolue que les autres pays européens réclament des Américains. La proposition est sur la table, et elle est réaliste, mais il ne faut pas en attendre trop, je doute que des dialogues se nouent grâce à elle. Discuter de ces sujets n’est déjà pas facile, mais si discussions il y a, elles seront à coup sûr en coulisses, et pas sur la place publique.

Nicolas Baverez :
Parlons de l’exercice de révision de la doctrine et du modèle d’armée français. Après la chute du mur, on a construit une armée de corps expéditionnaire sur le plan conventionnel, à côté de la dissuasion nucléaire. Notre armée n’a pas été faite pour un conflit de haute intensité comme la guerre d’Ukraine. J’aimerais vous interroger sur la méthode qui a été employée. Quand on examine cette revue nationale stratégique, elle est très décevante, avec des grands principes un peu creux, la mise en lumière d’une fonction d’influence qui reste floue, et dont on a l’impression qu’elle ne fait que masquer un manque de moyens. N’aurait-il pas mieux valu faire un livre blanc et prendre le temps de réfléchir en profondeur aux changements nécessaires ? Car l’exercice actuel est complètement fermé et interne à l’administration.
Le président de la République continue à vouloir structurer sa stratégie autour de la notion de « puissance d’équilibres ». Cette dernière n’est-elle pas chimérique et obsolète dans un monde en guerre ? Ce qu’on voit avec l’Ukraine, c’est qu’il n’y a pas d’équilibres, chacun doit choisir son camp. C’est également le cas en Afrique : la France n’y apporte aucun équilibre, elle est juste en train de se faire sortir du continent. Par la Russie sur le plan militaire, et par la Chine sur le plan économique.

Louis Gautier :
On peut peut-être considérer que l’exercice de la revue stratégique nationale est un peu en vase clos, et qu’une réflexion plus ouverte et plus profonde eut été préférable. Mais il y avait des questions de calendrier … Mais en réalité, on peut discuter de ces questions à tout moment, comme nous sommes en train de le faire en ce moment. Je pense que quand la LPM arrivera au Parlement, elle y sera discutée, y compris son exposé des motifs. Et cela créera nécessairement des clarifications. La revue nationale stratégique est intéressante en ce qu’elle est exhaustive, mais c’est aussi ce qui floute une hiérarchie des priorités. Etant donnée la situation de l’Ukraine, faut-il reconstituer des stocks ? Mais des stocks, c’est « passif », cela peut donner l’impression qu’on ne ne dépense pas cet argent à bon escient. Vaut-il mieux financer les programmes conventionnels structurants de l‘avenir, comme le porte-avions nucléaire et/ou le SCAF ? Ou plutôt le cyber et le spatial ? Se considère-t-on puissance d’équilibres dans notre environnement, ou se projette-t-on également en Indo-Pacifique ? Les questions sont nombreuses, mais je pense que c’est la rationalité des chiffres qui produira la réalité des options et des priorités assumées par la France. N’oublions pas non plus que nos sommes largement conditionnés par des choix rigides du passé, car un programme d’armement se conduit sur plusieurs décennies. Des arbitrages vont devoir être faits, mais avec beaucoup de contraintes. Des contraintes internes (les choix du passé) et externes (inflation, nouvelles dimensions cyber et spatiales, coopérations européennes …). Sur les 413 milliards annoncé, 13 sont un peu flottants, on ne connaît pas complètement leurs modalités de financement. Et quelle est la première marche ? Vous faisiez état en introduction de 59 milliards par an, c’est un effort tout de même très substantiel. Les contraintes de la dissuasion nucléaire changent elles aussi : on va passer de 4 milliards à au moins 6 milliards, voire 6,5. Si la revue stratégique nationale est encore un peu opaque, c’est parce que tout est sur la table à la fois. Mais comme toujours, les priorités seront révélées par les choix financiers.

Richard Werly :
On se souvient tous qu’une des premières décisions fortes d’Emmanuel Macron président fut d’accepter la démission du chef d’état-major, le général de Villiers. Ce dernier avait ainsi manifesté un désaccord, portant sur le manque de moyens accordés à l’armée. Après 6 ans de présidence d’Emmanuel Macron, et à l’aune des autres présidents que vous avez côtoyés, quel bilan feriez-vous des relations entre ce président et les armées françaises ?

Louis Gautier :
Je dirais d’abord que dans la séquence des LPM, la dernière en date (celle qui se termine) a été tenue. Les budgets ont à peu près correspondu aux annuités de la programmation. Le chef de l’Etat a donc été vigilant. Si le désaccord portait sur les moyens accordés aux armées, on peut donc considérer que le motif de la querelle a été vidé.
Plus généralement, la relation entre le politique et le militaire a beaucoup évolué depuis la fin de la guerre froide, et particulièrement ces 20 dernières années. En France, la tradition de « la grande muette », de la primauté du politique, tout cela avait créé une forme de distance. J’ai connu des conseils de défense qui étaient des conseils restreints de ministres, pratiquement sans militaire autour de la table. Les choix étaient des choix politiques. Et puis j’ai vu évoluer cette structure. A partir des guerres des Balkans, le chef d’état-major était invité, tout comme le chef d’état-major particulier du président de la République. Puis ces conseils se sont formalisés, notamment sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Ils sont devenus de plus en plus réguliers, jusqu’à l’être complètement aujourd’hui. Mais pourrait donner de multiples autres exemples que les conseils de défense : la participation des militaires à l’OTAN, à l’Union européenne, aux opérations de l‘ONU … Les relations entre le politique et le militaire se sont normalisées, et en un sens banalisées. Le consensus politique a aussi beaucoup joué. Il y a eu une querelle militaire pendant les IIIème et IVème Républiques, mais ce problème semble avoir été réglé pour de bon avec la Vème, mais aussi avec l’alternance entre droite et gauche à partir de 1981. Il peut évidemment y avoir des désaccords, comme avec la démission du général de Villiers, mais cela ne change pas l’essentiel : le rapport s’est normalisé, au point qu’il y a désormais une co-construction des réformes et de la programmation. Les militaires restent à leur place d’expert, cependant. Cela ne change rien au fonctionnement de la Vème République : c’est bien le politique qui a la primauté, et son président qui a la prééminence.

Marc-Olivier Padis :
Et qu’en est-il du lien de l’armée à la nation ? Vous nous avez dit que l’une des principales leçons de la guerre en Ukraine était l’importance de la force morale d’une population, ainsi que la capacité de mobilisation. Et on voit en effet qu’il s’agit là de l’un des déséquilibres les plus frappants entre les mobilisés russes et ukrainiens. Quelle est à votre avis la perception de la population française, au niveau de la compréhension des enjeux, de la perception des menaces, mais aussi de la limitation des stratégies d’influence russes, de cette « infiltration » dans les élites françaises ou le débat public, qui a été très perméable à une certaine russophilie assez mal comprise, qui s’est parfois traduite par des positions quasiment munichoises ?

Louis Gautier :
En tant que Secrétaire général pour la Défense et la Sécurité nationale, j’ai évidemment vécu de plein fouet la crise du terrorisme. Et elle a fait apparaître dans la société française des effets de cohésion très forts, ainsi qu’une prise de conscience. Mais il est vrai que s’il n’y a jamais de débat public sur ces questions qui sont absolument essentielles, et même existentielles, si la classe politique ne s’en empare pas (et je ne vois pas beaucoup les partis politiques se préoccuper de ces questions), si les citoyens ne sont pas davantage informés, il est évident que la prise de conscience des risques et des enjeux sera difficile. Nos sociétés doivent développer des « anticorps » face à certaines menaces qui peuvent affecter notre démocratie. Vous avez par exemple mentionné les infiltrations et intimidations russes, qu’on a connues pendant les campagnes électorales.
Du côté de l’armée, il y a manifestement une volonté de développer les réserves, et c’est essentiel. On veut aussi revoir les rapports avec l’industrie. Je constate que les industriels se mobilisent fortement pour pouvoir soutenir l’Ukraine par des livraisons de matériels. Il y a peut-être des réflexions à avoir de ce côté, car on n’a jamais changé la vieille loi sur l’organisation de la nation en temps de guerre, alors que les situations n’ont plus rien à voir aujourd’hui. On pourrait réfléchir à la façon dont on pourrait faire participer directement les citoyens en cas de très fortes menaces. L’exemple du terrorisme est très parlant : le premier acteur de sécurité face au terrorisme, c’est le simple citoyen ; c’est la vigilance de chacun qui protège la société. Certaines professions peuvent peut-être, en cas de grande urgence, être plus facilement mobilisables.
Il y a la question du Service National Universel. Je ne sais pas s’il prospèrera ou non, mais je crois que si c’est l’Education nationale qui doit en être chargée, il faut qu’elle s’en charge vraiment. Au Canada par exemple, il y a des stages d’intérêt général pour les jeunes, on pourrait tout à fait imaginer des choses similaires. Le SNU est aujourd’hui au milieu du guet, il vise à créer des éléments de cohésion, d’intégration, et plus largement d’intérêt général et de sens civique. Ce n’est pas un service militaire à proprement parler.

Nicolas Baverez :
Le projet de LPM pour 2024-2030 prévoit d’investir 413 milliards d’euros. Cela paraît considérable, mais si l’on examine les ambitions, qui vont de l’espace aux fonds marins, de l’Afrique à l’Indo-Pacifique en passant par l‘Europe, on constate deux choses. D’abord, on a l’impression que le cœur du problème n’est pas vraiment traité, à savoir l’insuffisance de volume des armées françaises, les problèmes de drones et de défense anti-aérienne, et le manque de capacités aériennes. Ensuite, on parle d’économie de guerre, et on mise sur une baisse des prix de la part des industriels, mais en réalité, le premier problème n’est-il pas l’absence de commandes ? Prenons par exemple le fameux canon Caesar : avant la guerre ukrainienne, la dernière commande de la France pour ce canon remontait à 2011. Cette industrie ne fonctionnait que grâce à l’exportation, et elle avait par conséquent des capacités très réduites.
Est-ce que la France tient un discours de puissance sans en avoir les moyens ? Est-il possible de réarmer un pays dont la dette publique se monte à 3000 milliards d’euros, et qui est censé réinvestir dans la Défense, mais aussi dans la Santé, l’Education, la réindustrialisation, la lutte contre le changement climatique, la police, la justice …?

Louis Gautier :
Oui. La politique, ce sont des choix. Et 413 milliards d’euros, c’est un choix fort. Si l’on reprend le modèle de 2018, son aboutissement naturel était une enveloppe de 380 milliards.
Mais effectivement les contraintes financière sont énormes. La première des questions qui se posent est : doit-on s’évertuer à avoir un modèle général et complet ? Cela présenterait le risque d’avoir des capacités sur l’ensemble du spectre, mais parfois un peu réduites dans certains domaines. Est-ce que la guerre d’Ukraine signale que ce sera désormais à des conflits interétatiques de haute intensité que nous aurons affaire à l’avenir ? Si oui, s’agit-il d’oublier tout ce qu’on a réalisé depuis 20 ans ? Tout cela suppose des choix différents, et des modèles d’armées différents. Le modèle dont nous avons besoin peut s’appuyer sur des spécificités françaises (comme la dissuasion), ou il peut chercher des spécialités. En tous cas, il doit être cohérent avec ses missions, c’est cela qui importe le plus.
On voit bien que le modèle actuel est en tension, à force de vouloir prétendre beaucoup de choses. Certes, nous avons de la polyvalence, c’est par exemple ainsi que le Rafale a été conçu. Mais tous les équipements ne le sont pas. Le Caesar a servi en Irak, il sert en Ukraine (et avec une grande efficacité), mais il n’est pas adapté à tous les théâtres d’opérations. L’enveloppe financière est conséquente, mais elle ne sera efficace que si des choix forts sont assumés. Par exemple, faut-il privilégier une logique de drones ? Car les choix que nous devons prendre en ce moment conditionneront les 30 prochaines années. Avec les drones, il s’agit de séparer l’homme de la machine. Est-ce que la guerre en Ukraine nous enseigne au contraire que nous n’avons pas seulement besoin de matériels ultra-sophistiqués et très intégrés, mais plutôt d’équipements très spécialisés et bien moins coûteux ? On ne peut pas se permettre de perdre un Rafale, ça coûte trop cher, par conséquent on ne l’engage qu’à certaines conditions.
Nous avons cependant des éléments pour étayer ces réflexions. D’abord il y a la dissuasion. Si vous avez la dissuasion, vous êtes en capacité d’être présent dans le haut du spectre conventionnel (puisque la dissuasion est la dernière marche). Mais on ne peut pas passer du fusil à la dissuasion. Ensuite, il faut se demander quelles seront les missions. En Europe, on ne sait que nous ne sommes pas seuls, il y a les Polonais, les Allemands, bref toute une série de pays qui peuvent participer à une manœuvre aéro-terrestre. Mais s’il s’agit d’intervenir par exemple en Polynésie, on sait qu’ils ne seront pas là. Qui sera avec nous en Indo-Pacifique ? Qui a les capacités de Marine suffisantes pour compter dans une grande escadre d’alliés ? Ce sont toutes ces questions qu’il faut se poser. Il y a une singularité française, c’est indéniable. Nous sommes la seule puissance de l’UE à pouvoir planifier et commander une opération. Nous sommes à un moment décisif, et si les choix ne sont pas suffisamment clairs, on ne fera que perpétuer un modèle qui déçoit.

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