COMMENT LA RÉFORME DES RETRAITES A ACCÉLÉRÉ LA DÉCOMPOSITION POLITIQUE
Introduction
Philippe Meyer :
Par les tensions qu’elle suscite, la réforme des retraites a accéléré le processus de décomposition du paysage politique. Elle a suscité des critiques au sein du MoDem tandis que le recours au 49.3 a « choqué ». Certains élus sont « furieux » à l'instar du président de groupe à l'Assemblée, Jean-Paul Mattei. Aux tiraillements qui se sont fait sentir au sein de la Macronie entre les trois groupes de la majorité relative – Renaissance, MoDem et Horizons –, s’en étaient ajoutés d’autres le 2 mars autour de l’examen de la proposition de loi portée par la vice-présidente (Horizons) de l’Assemblée nationale, visant à instaurer une peine minimale pour les auteurs « de délits de violences, commis en récidive, contre les agents publics ». Leurs alliés du camp présidentiel ont rejeté le texte.
La réforme des retraites n'est pas qu'une épreuve pour la majorité présidentielle. Elle l'est également pour l'opposition de droite : au Sénat comme à l'Assemblée nationale, les parlementaires Les Républicains se divisent entre partisans et adversaires du report de 62 à 64 ans de l'âge légal de départ à la retraite. Lundi soir, un tiers du groupe de droite à l’Assemblée nationale (19 sur 61) a voté la motion de censure transpartisane contre le gouvernement.
Au rang des acteurs évaporés figure la gauche réformiste. Les élus socialistes se disent aussi gênés que leurs pairs écologistes et communistes par la politique d’obstruction imposée par Jean-Luc Mélenchon. Pas au point cependant de rompre l’union derrière l’« insoumis » ni de se désolidariser d’une opposition radicale à la réforme. Mais au point toutefois de se diviser comme en témoigne la tribune sur les retraites publiée dans Le Monde le 21 février par le maire de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol, intitulée « Une vraie réforme de gauche est possible ». Ce texte, signé par les principales figures de son courant, Refondations, la maire de Paris, Anne Hidalgo, et la présidente de la région Occitanie, Carole Delga, est également une critique en règle de la direction du PS, qui a décidé de ne pas proposer de contre-projet à la réforme des retraites du gouvernement pour ne pas souligner les divergences de vues au sein des partis de gauche sur le sujet. Dans le camp d’Olivier Faure, l’initiative a été mal perçue.
Opposante sans conviction à la réforme des retraites, la présidente du Rassemblement national profite de la crise politique et institutionnelle. Dans la presse internationale, Marine le Pen est même présentée comme la future gagnante à l’issue de ce chaos.
La réforme des retraites a mis en exergue une nouvelle donne au Parlement : celle d’une fracture entre une gauche qui se radicalise, un groupe LR qui aura étalé ses divisions pendant des semaines, une majorité présidentielle elle-même sous tension et un RN peu audible, mais qui cherche à empocher la mise.
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Je crois que pour bien analyser la situation d’aujourd'hui, il faut repartir de la double promesse qu’avait faite Emmanuel Macron en 2017 et qui à mon avis n’a pas été tenue. D’une part celle d'une recomposition du champ politique avec un dépassement de la gauche et de la droite et d’autre part une remise en mouvement de la société française à travers des réformes. Une façon de réconcilier le pays autour d’un élan.
Or aujourd’hui, au printemps 2023, donc au début de ce second quinquennat, la réforme est contestée par plus de 70% des Français. L’union des Français se fait dans le contre, dans l'obstacle, dans une société bloquée. Rappelons que la réforme promise initialement par Emmanuel Macron était une réforme universelle par points, avec l'idée de recréer un principe d'égalité qui n'existe pas dans le système actuel. C’est donc une France qui se réconcilie autour du blocage, et contre le président de la République. C’est évidemment un échec collectif.
Par ailleurs, gauche et droite continuent à être les marqueurs de notre vie politique, contrairement à ce que ce que nous avait dit le président de la République. Mais ce sont une gauche et une droite largement décomposées. Vous l'avez rappelé, la NUPES, qui a été un coup de dés électoral réussi, est aujourd'hui gravement tiraillée sur le plan interne. Et dans cet espace politique qui pourrait être celui d’une gauche de gouvernement, il n'y a personne. Olivier Faure choisit de ne pas élaborer de discours politique pour ne pas déranger La France Insoumise. Jean-Luc Mélenchon n'est pas élu à l'Assemblée nationale mais son ombre tutélaire et presque totalitaire plane sur l'ensemble de la NUPES. On a donc une gauche réduite à l'obstruction, elle est une sorte de catalyseur de cette société bloquée mais n'arrive pas à élaborer un contre-discours politique.
Du côté de la droite, sur laquelle Emmanuel Macron comptait pour faire adopter sa réforme, on a vu que les frondeurs existent aussi, pour environ un tiers du groupe conduit par Aurélien Pradié. C'était une fronde assez particulière puisqu'on a eu pendant plusieurs semaines le sentiment que M. Pradié discutait en direct avec la première ministre. Et c’est donc au fond un frondeur s’est vu donner satisfaction progressivement par Elisabeth Borne ; elle lui a accordé le fait de baisser l'âge légal de la retraite, ou d'élargir la notion de carrières longues. Et cette fronde de la droite de l'Assemblée nationale contre la droite du Sénat était assez extraordinaire à observer parce que nous imaginions que la droite était le parti de l'ordre.
Quant au gouvernement, nous avons vu une Première ministre se retrouver dans un débat pas tout à fait assumé, alors même que le chef du parti LR nous disait qu'il était l'allié d'Emmanuel Macron. Il y a sans doute eu là un calcul trop rationnel de la part d’Emmanuel Macron. Ayant aspiré l'électorat de droite, il en a conclu qu’il aspirerait du même coup le groupe parlementaire. Mais on a vu travailler une haine de sa personne, qui a progressivement dépouillé la droite de ses parlementaires et de son électorat.
Sur ce champ de décomposition travaille aussi un désir de reconstruction, mais comment passer de l’une à l’autre ? Certainement pas en « saucissonnant » la démocratie, comme on peut le lire dans certains commentaires, où l’on oppose démocratie parlementaire, démocratie sociale, démocratie de la rue, etc. Et à mesure que se délite le sentiment de pouvoir vivre ensemble, on emploie de plus en plus ce terme de démocratie. C’est un point qui doit éveiller notre vigilance. Car on sent bien qu'aujourd'hui, lorsque chacun se réclame de la démocratie, c'est au fond qu'il ne veut pas faire droit à la parole des autres ; le discours politique est de moins en moins articulé.
Il me semble enfin que de nouveaux acteurs ont peut être réussi à représenter un discours politique qui n'existait pas. Je pense que du côté des syndicats, l'union qui s'est faite pour lutter contre le projet a été assez remarquable. Après le 49.3, le tiraillement est très fort sur cette question du blocage et de la violence. Laurent Berger trace des lignes rouges tout en reconnaissant que la principale, c'est qu’Emmanuel Macron doit retirer sa réforme. Cette façon dont les syndicats ont remis en selle la notion de corps intermédiaires me semble essentielle.
Enfin, on nous dit que la jeunesse participe de manière beaucoup plus forte que prévue aux différentes manifestations. Il reste à ces jeunes à élaborer un discours politique et à ne pas se contenter de brûler des poubelles, ou de manifester pour dire que leur avenir n'a jamais été pris en considération. Comment réintégrer ces jeunes dans le jeu politique ? Cela me semble être également un point de vigilance important.
Nicolas Baverez :
C'est vrai qu'il y a un contraste extrêmement spectaculaire entre cette réforme et la crise politique. La réforme paraît virtuelle, il s’agit en effet d’une « fausse » réforme, ou plutôt d’une demi-réforme puisqu'on n'a pas d'équilibre financier et pas de rééquilibrage à l'horizon 2030. La crise politique est en revanche bien réelle.
Il y a aujourd'hui une rupture entre le président de la République et le Parlement, avec un gouvernement dont la survie ne tient plus qu'à un fil, avec la société civile et avec les citoyens. Une fois que la violence a commencé, il est très difficile de l'arrêter, c’est ce qu'on avait vu avec les Gilets Jaunes. La responsabilité d'Emmanuel Macron est majeure : entre son silence pendant des mois, puis ensuite des petites phrases et sa récente intervention télévisée, le président a créé une coalition assez explosive entre syndicalistes, travailleurs, classes moyennes, étudiants et militants radicaux. Il sera très difficile d'en sortir.
Tout ceci est symbolique d’un quinquennat mort-né parce que le choix de ne pas faire de campagne présidentielle s'est révélé délétère. Quand on a voulu faire la même manœuvre pour les législatives, cela a donné un majorité extrêmement relative. Il n'y a pas de projet politique, il n'y a pas de majorité et il n'y a pas de stratégie. On a donc un président réduit à la solitude et à l'impuissance. C'est l'échec d'un homme qui est maintenant détesté dans beaucoup de strates de la société et qui a contaminé le pays par son nihilisme. C'est l'échec de la méthode verticale et centralisée. Et puis c'est un échec politique, qu’illustre parfaitement l’absurdité du « en même temps ». Certes, c’est un superbe slogan électoral. Mais c'est aussi une catastrophe parce que c'est un non-choix, or c'est Mendès qui avait raison : gouverner c'est choisir.
La situation est aujourd’hui extrêmement dangereuse. On a une histoire qui accélère, et des crises multiples : une crise énergétique, une crise financière, l'inflation, désormais un risque de krach financier, une crise climatique, et une menace stratégique majeure avec la Russie sur l'ensemble des démocraties européennes. Et puis un pays à l'arrêt, en passe de s'effondrer, avec deux murs vers lesquels on se dirige tout droit. Le premier est celui de la dette, le second celui de l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite.
A une crise politique, il n'y a d'issue que politique. Plutôt que de temporiser et de continuer à vouloir faire perdurer un système qui va à la catastrophe, Emmanuel Macron devrait sérieusement se remettre en question. Que faire ? Déjà, arrêter avec la communication politique, les histoires d’IVG dans la Constitution, les réformes sociétales ou la multiplication des voyages à l'étranger.
Le problème aujourd'hui, c'est de remettre la France debout et il faudra le faire avec quelques priorités majeures. Il y a un vrai problème de changement : de méthode et d'état d'esprit. La première chose qu'il faut remanier, c'est l'Elysée. C'est aujourd’hui une espèce de bunker autoritaire, totalement centralisé, où deux personnes prétendent diriger un pays, cela ne peut pas fonctionner. Si cela ne change pas, il ne fait aucun doute que ce quinquennat ne se terminera pas sans un choc majeur sur notre pays, à la fois financier et politique.
Isabelle de Gaulmyn :
Lucile rappelait 2017, on pourrait aussi se rappeler que plus récemment, en 2022, à l'issue des élections législatives, nous nous sommes tous dit : « on n’a pas de majorité, on va donc enfin avoir un régime parlementaire ». Nous avons d'ailleurs des instruments de parlementarisme rationalisé pour le mettre en place. Or c’est un échec total, et il me semble que c’est cela la décomposition politique. Ce que nous venons de vivre, c'est l'échec du parlementarisme rationalisé. L'échec du gouvernement, c’est de n’avoir pas su former une coalition et de la tenir jusqu'au bout. Il y a une incapacité de l'ensemble des partis de gouvernement (et pas seulement d’Emmanuel Macron) à faire cette coalition, à soutenir un gouvernement, à soutenir un programme.
On se dit que finalement, en France, on n'est pas capables de faire du parlementarisme, du vrai parlementarisme, à l'allemande ou même à l'italienne. Comment en est-on arrivés à cette espèce d'explosion du parlementarisme ?
Il me semble qu’à gauche il y a deux choses. D’abord une gauche qui a été complètement phagocytée par ses extrêmes, par LFI. Le côté le plus extrême a renoué avec une tradition antidémocratique que je pensais perdue. A écouter un certain nombre de déclarations de LFI, on a le sentiment d’une espèce de haine démocratique, d’une gauche qui se dit républicaine mais pas démocratique. Je trouve cela très étonnant, cela m'a rappelé un livre de Myriam Revault d'Allonnes qui disait cela : pourquoi est ce qu'on n'aime pas la démocratie ? Elle expliquait bien qu'il y avait à gauche un courant non-démocratique, qui n'était pas prêt à faire de la démocratie un horizon de sens. Pour qui la démocratie est à la limite un instrument, mais pas davantage.
Du côté de la droite traditionnelle de gouvernement, il est plus difficile d’analyser la situation car on voit des gens qui votent contre eux-mêmes. Le fait d'augmenter l'âge auquel on prend sa retraite est une mesure vraiment enracinée dans la mentalité de la droite de gouvernement. C'est Mitterrand qui avait baissé l'âge de la retraite à 60 ans et ce sont ensuite (à part avec Marisol Touraine) toujours des mesures de droite qui ont essayé de rétablir l'équilibre. On voit bien qu'il n’y a aucune maturité parlementaire, et je suis curieuse de voir ce qui se passera quand ces élus se représenteront, si cette affaire va leur coûter leur électorat. En outre, ce sont des élus qui s’inscrivent tout de même dans une certaine tradition d'obéissance. Apparemment, ils estiment désormais que s'ils ont été élus, ce n'est pas grâce à leur parti, mais grâce à eux-mêmes, ils n’ont donc plus de discipline de vote. Je trouve ce qui s'est passé à droite très curieux. Jordan Bardella classe les Républicains en deux catégories : ceux qui sont proches du RN et ceux qui sont proches d’Emmanuel Macron. Effectivement, on est en droit de se demander qui aujourd’hui est proche du LR chez les Républicains. Ce parti s'est quasiment décomposé en quelques semaines à peine.
J’ai aimé ce qu'a dit Lucile sur le saucissonnage : démocratie sociale, démocratie politique, etc. C'est vrai que c'est peut être problématique de séparer l'ensemble. Mais on a tout de même le sentiment, dans la mesure où ce gouvernement n'a pas de majorité et est incapable de faire une coalition qui soit stable, que la démocratie sociale était importante. En tout cas, le gouvernement aurait dû pouvoir s'appuyer davantage sur la CFDT. Et de fait, c'est complètement raté. L’intervention présidentielle de mercredi n'a même pas tracé de perspectives par rapport à ça. On aurait pu avoir une espèce d'invitation à se réunir pour rediscuter des salaires, pour donner du grain à moudre, or il n'y a rien eu. Certes, la démocratie sociale ne suffit pas, mais ici elle a vraiment manqué.
Jean-Louis Bourlanges :
Je ne suis ni sur la ligne de Nicolas, consistant à blâmer le président de la République, ni sur celle de Lucile quand elle estime que c'est une réapparition du droite-gauche. L’organisation du paysage politique est tout de même assez ternaire. Et l'hostilité du Rassemblement National à la réforme en question est un élément central, et explique en grande partie ce que suggérait Isabelle, à savoir la contamination d'une partie de la gauche et de la droite libérale par par le RN.
Je ne suis pas tout à fait d'accord avec Nicolas, mais s’agissant du président je plaiderai coupable : je vois bien les défauts. Je vois bien qu'effectivement, il n'y a pas eu un projet politique clairement affirmé lors des dernières élections. L'idée de Macron, c'est que le projet avait été affirmé cinq ans plus tôt, qu'il avait en fait été interrompu (sans le dire) par les Gilets Jaunes, (en le disant) par le Covid, et déréglé dans sa mise en œuvre par la guerre d'Ukraine ; il s'agissait donc de reprendre la marche en avant. Son erreur, c'est de ne pas l'avoir dit ; on a donc eu un projet politique qui n'a pas été réactivé devant l'opinion.
D’autre part, on a eu une réforme qui a été horriblement mal expliquée et non seulement mal expliquée, mais expliquée dans des termes inadéquats. Comment peut-on proposer aux Français d'allonger la durée d'activité sur fond de dénonciation des carrières longues ? Il y a là un collapsus intellectuel évident. Il fallait choisir, et dire clairement : « les Français doivent travailler plus ». Il faut effectivement aménager le travail, faire beaucoup de choses, et pas seulement sur les retraites, mais sur le travail des seniors, sur la formation permanente (la lutte contre le chômage a d’ailleurs contribué à augmenter la quantité de travail produite) ou sur la mise en mouvement des jeunes à l'issue de leur période de formation. Mais il ne fallait pas commencer par être terrorisé parce qu'on allait demander aux gens de travailler.
En réalité, comme le rappelait récemment l'économiste Philippe Trainar, cette réforme se traduira par six ou sept mois de plus de durée du travail. Le décalage entre la virulence des protestations et le concret de ce que changera la réforme est dément. On a une débauche de mises en cause, on a la violence la plus inouïe depuis 40 ans, tout un ensemble de choses démesurées.
Enfin, il y a toujours le ton du président de la République, qui est le ton du donneur de leçons, qui est crispant. Il y a toujours cette façon de dire « j'ai raison, vous ne savez pas, je vais vous expliquer ». Il faut reconnaître que c'est agaçant. Mais contrairement à Nicolas, je pense qu’il s’agit en réalité de quelque chose de beaucoup plus structurel que la seule mise en cause du président de la République. En réalité les trois derniers présidents ont été disqualifié. Si on les compare aux personnages du « Petit Nicolas » de Sempé, aux yeux des Français, Sarkozy était le « sale môme », Hollande « le petit chose » et Macron c'est Agnan, le premier de la classe qui agace tout le monde parce qu'il est meilleur que tout le monde.
Philippe Meyer :
Le même Agnan qui, quand il fait un mauvais coup à quelqu'un, se protège de toute vengeance en disant : « t’as pas le droit, j’ai des lunettes ».
Jean-Louis Bourlanges :
Absolument ! Donc les trois derniers présidents ont été délégitimés en profondeur. Le premier n'a pas pu être réélu, le deuxième n'a pas pu se représenter. Or le troisième a été réélu. Pourquoi l’a-t-il été ? Parce qu'il n'y avait personne en face qui pouvait faire mieux. C'est là tout le fond du problème. Et cela aussi, ça agace.
Derrière tout cela, il y a une crise très profonde de la démocratie française, dont je crains des conséquences funestes pour l'avenir, notamment l'arrivée de solutions clairement autoritaires ; je les vois d'ailleurs plutôt venir de l'extrême-droite que de l’extrême-gauche. De quoi est faite cette crise?
Premièrement, de la fragmentation. Ce qui est absolument caractéristique de la société actuelle, c'est la fragmentation des désirs, des intérêts, des clientèles et le refus absolu de tout ce qui est un compromis, ou un dénominateur commun. Électoralement, cela signifie la disqualification du second tour. Les gens disent : « j’ai voté pour lui au second tour, mais ça ne l'autorise pas à appliquer son programme ». Macron a beau avoir fait des scores bien supérieurs à beaucoup d’autres au premier et au second tour, il est quand même disqualifié parce qu'on est désormais dans d’autre logiques, des logiques de fragmentation. La droite est partagée entre son libéralisme et son populisme. Le macronisme lui-même existe sans dire grand chose d'autre que ce que dit le président. Quant à la gauche, elle est franchement divisée sur tout.
Deuxième ingrédient de cette crise : l'insoumission. Je crois que s'il y a une idée géniale chez Monsieur Mélenchon, c'est d'avoir trouvé le nom le plus juste : la France insoumise. Ça, c'est la dimension anarchique. C'est le refus de l'ordre, du commandement, de l'obéissance, qu'elle soit républicaine ou non, qu’elle soit violente ou légale, c'est une donnée absolument fondamentale du pays. Ce sont des gens qui n’ont plus de valeurs religieuses, qui se regardent et trouvent que leur condition n'est pas bonne, tandis que d'autres comme Bernard Arnault s'en mettent plein les poches. Ils ne sont pas contents et disent : « je n’obéis plus ». Mais évidemment, une société qui n'obéit plus est très difficile à diriger.
Et la troisième caractéristique de cette crise, c'est la contagion, qui a lieu malgré la fragmentation et à partir de l'insoumission. La contagion est favorisée par le mode de scrutin. Ceux qui disent que l'on est passé à l'équivalent de la proportionnelle (puisque toutes les grandes formations sont représentées) se trompent. En réalité, la logique majoritaire de l'écrasement des petits partis par les grands est toujours à l’œuvre. On a vu à quel point LFI a pris en charge l'ensemble de la gauche avec la NUPES, et on voit que l'opération est en train de se dérouler à droite avec les propositions alléchantes de M. Bardella.
Je finirai par une considération personnelle. Deux personnages centraux dans cette contestation m’ont frappé cette semaine. Laurent Berger sur le plan syndical et au sein du Parlement mon vieux camarade et grand ami Charles de Courson. Voilà des gens qui viennent du centre, qui sont démocrates-chrétiens en profondeur, même si la CFDT a sécularisé son engagement par rapport à la CFTC. Ce sont des gens qui défendent la réforme, la modération, l'Etat de droit et qui ont été comme « happés ». Laurent Berger par Philippe Martinez. Il est maintenant devant le déferlement d'une violence que tout en lui refuse. Quant à Charles de Courson, mon camarade de promotion à la Cour des comptes, « le meilleur d'entre nous », qui était attentif à tous les débordements financiers, le voilà tout à coup saisi par la débauche, saisi par le perfectionnisme. Il se dresse. Il dépose la motion de censure et il réunit une immense coalition. Et à la fin de son discours, je le regardais : il était seul, grave, après un discours sérieux, la NUPES l’applaudissant frénétiquement avec toutes les caractéristiques de l'hystérie qu’on lui connaît. Il était à la fois sans doute profondément fier et vaguement inquiet. Il m'a fait penser à un personnage cinématographique très précis : le colonel Nicholson à la fin du Pont de la rivière Kwaï, quand il découvre qu'il a bâti un pont pour les Japonais.
Lucile Schmid :
Je ne suis pas complètement d'accord avec Jean-Louis sur la « débauche », qu’il s’agisse de Laurent Berger ou de Charles de Courson. Le problème c'est plutôt comment la pratique des institutions par Emmanuel Macron et son gouvernement délégitime ces institutions. C'est un vrai sujet sur le plan démocratique.
Cette pratique n’est que verticale, le gouvernement ne cesse de se prendre les pieds dans le tapis : ce n’est pas qu'ils ont mal défendu la réforme, c'est qu'elle était mal fagotée. On est effrayé par la façon dont le lien entre les administrations et les ministres ne fonctionne plus. Et donc l'argumentaire évolue en fonction des réseaux sociaux.
Pour répondre à Isabelle, je n’ai pas le sentiment que ce qui se passe à droite est incompréhensible. Siphonner l'électorat de Valérie Pécresse pendant la présidentielle ne signifie pas pour autant que la question de la dignité et du respect sont oubliées. Les élus de droite qui aujourd'hui n'ont pas rejoint Emmanuel Macron considèrent tous ceux qui sont partis comme des traîtres. Ce n'est pas seulement une question de rationalité électorale, il s’agit aussi d’une question de leadership, de vouloir représenter l'avenir de sa famille politique. Je ne sais pas si ce sont « les députés des champs » et « les députés des villes » qui se sont opposés sur la façon dont on dépend du vote Rassemblement National par rapport aux services publics, à la précarité et à la colère. Mais il me semble que quand Aurélien Pradié et ses amis mènent la fronde, ils ont une manière de dire à Emmanuel Macron : « tu ne nous auras pas, même si tu as eu Eric Woerth ». Quand Emmanuel Macron évoque l'invasion du Capitole et la question de l'invasion des institutions brésiliennes, je pense qu’il y a un vrai problème. Le fait d'être au courant de la géopolitique, d'avoir un langage châtié, peut conduire à ne pas avoir de limite. Comment peut-on comparer ce qui se passe en France et l'invasion du Capitole ?
Jean-Louis Bourlanges :
Ce qui s’est passé jeudi est terrible, il y a 400 blessés parmi les forces de l'ordre. Ce qui s'est passé au Brésil n’est pas beaucoup plus grave.
Lucile Schmid :
Mais c’est très différent. L'invasion du Capitole, c'est l'invasion du Parlement.
Isabelle de Gaulmyn :
Peut être faut-il aussi rappeler la manière dont l'Assemblée nationale s'est faite encercler par la foule au moment où elle votait la motion de censure. Ce sont quand même des images un peu dures.
Du point de vue du gouvernement, il y a sans doute également une erreur dans la manière dont ils utilisent la Constitution. On a le sentiment qu'ils ont utilisé la moindre petite astuce pour « rationaliser le Parlement », c'est à dire empêcher le débat. Et quand on fait de la Constitution un instrument technocratique et non plus un horizon de sens, quelque chose qui est là pour nous dire dans quelle démocratie nous sommes, il me semble qu'on peut s’attendre à un retour de bâton assez sévère.
Nicolas Baverez :
La crise de la cinquième République ne date évidemment pas d'Emmanuel Macron. Il l'a en revanche vraiment poussée à l'extrême par son mode de gouvernement. Et il n'a tenu aucun compte d'une rupture majeure, celle des Gilets Jaunes, qui était déjà le résultat de cette méthode.
La grande menace est effectivement la fragmentation. Aujourd'hui, on n'en est même plus au retour à la quatrième République. Malgré tous ses inconvénients, cette dernière était au moins le régime des partis. A présent c’est celui des talents autoproclamés, avec des mini-clubs, où chacun se voit président de la République. On rêverait d'être dans le régime des partis, mais malheureusement, il n'y a plus de parti, à droite comme à gauche.
C'est vrai que je pense que le président de la République est très responsable, parce qu'il a systématiquement fermé la porte à toute issue politique dans son intervention. Il a mis le feu maximum sous une cocotte-minute qu’il a refermée, et c'est très dangereux. Sur la réforme des retraites, il peut être sauvé par deux choses. D’abord, et paradoxalement, par le Conseil constitutionnel, qui pourrait objecter l'utilisation du 47.1 (un texte budgétaire), ainsi l'enchaînement de tout l'arsenal du parlementarisme rationalisé. Et puis politiquement, le référendum d'initiative partagée peut peut-être désarmer en partie la violence, en expliquant que plutôt que de brûler des poubelles, il vaudrait mieux apporter sa signature à une demande de référendum.
Mais le vrai problème n’est pas cette demi-réforme des retraites. Elle n’est que l’arbre qui cache la forêt d’autres problèmes majeurs, face auxquels l’exécutif est complètement paralysé.
Jean-Louis Bourlanges :
Je crois vraiment que la situation est beaucoup plus grave que la simple mise en cause du président de la République. J'ai dit à quel point le style du président pouvait poser problème, mais je ne pense pas que son interprétation de la Constitution ait été coupable. Le 49.3 a été utilisé dans des circonstances défavorables, chacun peut avoir son opinion là-dessus. En revanche il est utilisé dans des conditions normales, puisque grâce à Charles de Courson, il y a eu une motion de censure. Ce qui aurait été grave, c'est que la loi soit adoptée sans vote. Or on a eu un vote avec neuf voix, et ce n'est pas rien. Je rappelle que la République française, en 1875, est passée à une voix près et que personne ne s'en est plaint. Nous sommes donc dans un système de cet ordre.
En revanche, le problème du fonctionnement des institutions est posé très clairement par le fait que le président n'est pas rééligible après son second mandat. Je crois que ce fut une grave erreur de la révision de M. Sarkozy. A cause de cela, il n'a pas les moyens de rebondir, ce qui limite énormément sa possibilité d'intervention. Actuellement, s’il dissout, il ne peut pas rentrer dans le jeu qui fut celui de François Mitterrand ou de Jacques Chirac, qui consistait à dire : « faites vos preuves et ensuite nous jugerons ». Et surtout il y a la fragmentation politique, à cause de laquelle on n’a structurellement pas de majorité. Si demain il y a dissolution, il n'y aura vraisemblablement pas de majorité alternative qui sortira. On n'est pas dans la situation où on était du temps de MM. Mitterrand ou Chirac. Il faut donc bâtir quelque chose de différent, et c’est très difficile parce que les partis ne s'y prêtent pas.
Je suis d'accord avec vous sur le fait qu'il faut prendre une initiative importante. Pour ma part je suis favorable à ce que le président nomme un ou une Première ministre (que ce soit Elisabeth Borne ou non), et que cette personne ait deux mois pour mener à bien le projet. Un peu comme Mendès France avait posé un ultimatum pour régler la question indochinoise. On aurait donc deux mois pour sonder les formations politiques qui se reconnaissent des valeurs d'ouverture, de démocratie représentative et de solidarité sociale. Deux mois pour bâtir un projet autour de quatre ou cinq grandes orientations pour les quatre ans qui viennent, demander aux gens de prendre leurs responsabilités. Pour arriver à un accord à l'allemande, entre les formations politiques avec un président qui s'effacerait, même si je reconnais que ce n’est pas la chose du monde la plus facile à obtenir. S'il réussit, on nomme un nouveau gouvernement qui obtient la confiance. S'il ne réussit pas, je ne vois pas d'autre possibilité que la dissolution. Mais la dissolution serait une situation très difficile. Si la réforme n'aboutissait pas, l'autorité du président serait très gravement compromise et nous serions alors dans une absolue république du vide.
CHINE-RUSSIE : QUEL PARTENARIAT ET CONTRE QUI ?
Introduction
Philippe Meyer :
Tout juste investi d'un troisième mandat à la tête de la Chine, Xi Jinping s’est rendu en Russie lundi pour trois jours, afin de rencontrer son homologue russe. Il s’agit de sa première visite officielle en Russie depuis l'invasion de l'Ukraine. Vladimir Poutine et Xi Jinping, qui se posent tous deux en contrepoids de l’influence occidentale, se sont déjà rencontrés à une quarantaine de reprises. En février 2022, trois semaines avant l’invasion russe de l’Ukraine, Poutine s’était rendu à Pékin pour signer un communiqué conjoint et déclarer « une amitié sans limite ». Depuis, Pékin et Moscou dénoncent l'« hégémonisme américain », multiplient les exercices militaires communs et accélèrent les échanges commerciaux. Le commerce bilatéral a atteint, l'an dernier, 190 milliards de dollars, en hausse de 30 %.
L’axe sino-russe répond, selon Xi Jinping, à un triple critère : « pas d’alliance, pas de confrontation, et ne viser aucune tierce partie ».
Cherchant à renforcer le rôle de la Chine sur la scène mondiale, Xi Jinping se présente en médiateur de paix, fort du rapprochement historique qu'il vient d'orchestrer au Moyen-Orient entre les rivaux iranien et saoudien. Alternative à une Europe désormais hostile, la Chine est, pour la Russie, bien plus qu'un soutien de circonstance. Ce partenariat est largement cimenté par la contestation de l'Occident sur la scène internationale. Loin de se distendre avec la guerre en Ukraine, les relations entre Pékin et Moscou sont marquées par un rapprochement diplomatique, mais aussi énergétique, commercial et militaire. Xi a invité cette semaine son homologue russe à participer à un sommet célébrant à Pékin, sans doute à l’automne, le dixième anniversaire des « nouvelles routes de la soie ». Malgré le mandat d’arrêt lancé contre lui par la Cour pénale internationale qui lui interdit, de jure, de voyager dans les 123 pays reconnaissant cette institution, Vladimir Poutine devrait donc pouvoir rencontrer, à cette occasion, des dizaines de chefs d’État et de gouvernement. Cependant, la relation sino-russe est aussi traversée de méfiances réciproques, de rivalités ouvertes et même de compétitions féroces : en Asie centrale, dans l’Arctique et en Afrique notamment. La Russie redoute, en outre, depuis longtemps le poids économique, démographique et militaire de la Chine, en particulier dans son propre Extrême-Orient dépeuplé et sous-développé. En matière de population et de PIB, le rapport est de 1 à 10 en faveur de la Chine. A deux reprises au moins durant cette visite, Vladimir Poutine a reconnu la prééminence de la Chine. Lundi, lorsqu’il a confié être « un peu envieux » de l’efficacité du « bond en avant » de son allié, et surtout, mardi, quand il a préconisé « l’utilisation du yuan chinois dans les règlements entre la Russie et l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine ».
A l’issue de leurs entretiens, les deux dirigeants ont signé deux textes : une « déclaration conjointe sur l’approfondissement du partenariat de coordination stratégique globale de l’ère nouvelle » et une « déclaration sur le plan du développement des priorités de la coopération sino-russe d’ici à 2030 ».
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Cette visite de Xi Jinping à Moscou nous ramène à la grande Histoire : nous sommes vraiment dans un changement d'ère depuis l'invasion de l'Ukraine en 2022. Il y a les mots et puis il y a les faits. Dans les mots, on explique qu’entre la Chine et la Russie, il ne s’agit pas d’une alliance. Tout est parti d'un partenariat, commencé avec Boris Elstine en 1996. Ont suivi une série de traités en 2001, 2005 et 2013.
Aujourd’hui, cela ressemble de plus en plus à une alliance stratégique puisqu'il y a désormais des accords sur l'énergie, sur l'électronique, sur la finance (avec un projet de dé-dollarisation), sur le nucléaire et sur la Défense avec des manœuvres conjointes, sachant que la Chine aide en réalité Moscou dans son effort de guerre, mais en faisant attention, c'est à dire avec des technologies duales, des semi-conducteurs et des pièces détachées. Pour l'instant, il n'y a pas de livraison d'armes à proprement parler.
Le deuxième point, c'est que cette entente qui ressemble de plus en plus à une alliance est clairement tournée contre la démocratie et l'Occident. Cela a été rappelé encore très clairement à Moscou lors de cette visite. Il s’agit d’une stratégie globale, qui passe à la fois par cette alliance, mais aussi par le rapprochement avec des pays comme l'Iran ou la Turquie. On a vu la Chine accomplir ce qu'on pensait impossible : la réconciliation entre l'Iran et l'Arabie saoudite. Il s’agit d’un encerclement des démocraties et de l'Occident, en passant par le Sud.
Comment peuvent réagir les démocraties ? Joe Biden convoque un deuxième sommet pour la démocratie. Le premier n'avait pas été très convaincant parce qu’on y trouvait des régimes assez hétéroclites, dont certains avaient un rapport plus que lointain à la liberté. La menace d’aujourd'hui nécessite une stratégie un peu similaire à ce qu’avait fait George Kennan en 1946, qui avait défini l'endiguement de l'Union soviétique en reconnaissant la nature du régime, en expliquant qu'on allait le contenir militairement, mais qu'on ne voulait pas d'escalade et qu'il fallait travailler sur la société civile. Il faut aujourd’hui une réflexion globale. Ce n'est plus l'Amérique de 1945, que ce soit celle de Biden, celle de Trump ou de DeSantis. Il faut des piliers nord américains, européens et asiatiques qui soient autonomes et indépendants. Mais il faut également une dissuasion militaire et technologique qui fonctionne, et une capacité à ne pas entrer dans le jeu de l'escalade. Il faut également travailler sur le lien avec les sociétés civiles. Et la dernière chose qui est très importante est qu’on a malheureusement vraiment perdue de vue, c'est qu'il ne faut pas perdre le Sud.
Isabelle de Gaulmyn :
Je suis moins inquiète que Nicolas parce que, quand on regarde la grande Histoire justement, on s'aperçoit qu'il y a finalement assez peu d'affinités entre la Russie et la Chine. Traditionnellement, la Russie est plutôt européenne, et n'a jamais été très intéressée par l'Asie. Et d'ailleurs ce sont les Mongols qui ont envahi la Russie au XIIIᵉ siècle et ont laissé un souvenir épouvantable. Pour les Russes, les Chinois sont en fait toujours des barbares. Ils sont assez méprisants envers la culture chinoise, alors qu’ils sont, même s’ils s’en défendent, très attirés par la culture européenne. On se souvient aussi de l'affrontement entre Mao et Nikita Khrouchtchev.
Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est plutôt quelque chose d'assez pragmatique : un besoin des deux côtés d'avoir une alliance. Mais je ne pense pas que ça puisse aller très loin par rapport à nous. Que cherche la Chine ? Je ne suis pas sûre qu'elle soit très intéressée par un soutien aux Russes pour un règlement rapide du conflit en Ukraine. En tous cas pour l'instant, elle n'a pas franchi la ligne rouge qui serait la livraison d'armes. En revanche, la Chine a besoin de la Russie pour contester l’ordre économique et politique international, et faire front face aux États-Unis. Il est d’ailleurs assez étonnant de voir comment la Chine a endossé toute la rhétorique anti-OTAN de la Russie. Sur ce point, il y a clairement un but commun, et donc une alliance. Et puis il y a les pays du Sud, et là aussi, on voit qu'il y a tout un mouvement de la Russie et de la Chine par rapport à l'Afrique. Cependant pour le moment, Pékin ne pourra pas aller tellement loin dans cette voie, ne serait-ce que par peur des sanctions commerciales américaines. Il y a le problème de Taïwan, et l'Ukraine a montré que l'OTAN et les États-Unis seraient aussi capables de venir aider Taïwan ; la Chine ne pourrait pas se permettre de faire comme la Russie. Je pense que les choses ne sont pas si évidentes pour Pékin, et je ne vois pas les Chinois, en tous cas aujourd'hui, déclarer la guerre à l'Occident.
Lucile Schmid :
Il faut aussi tenir compte du « casting », c’est à dire des dirigeants eux-mêmes : Xi Jinping et Vladimir Poutine. Avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, on semblait voir une complicité des deux hommes sur la manière dont il fallait prendre l’initiative. Du côté chinois, il s’agissait d’en finir avec le statu quo selon lequel la Chine est un partenaire économique fondamental mais doit faire profil bas sur le plan politique. Xi Jinping porte une vision offensive de la Chine dans le nouvel ordre politique mondial. En termes d'influence en Asie centrale, il n’a d'ailleurs pas hésité à aller braconner sur les terres de la Russie. La personnalité du dirigeant chinois joue donc un rôle important, on l’a vu sur le plan interne. Xi Jinping n'hésite pas non plus à mettre de côté tous ceux qui ne le soutiennent pas à 110%. Tout cela compte dans cette entente entre la Chine et la Russie. Cette question du leadership est posée différemment en Chine depuis l'arrivée au pouvoir de Xi, et avant cela dans la façon dont il s'est affirmé depuis le début des années 2010.
La deuxième chose importante est l’asymétrie entre les deux pays. La Chine est une puissance économique majeure, ce n’est absolument pas le cas de la Russie. Cette asymétrie économique doit peut-être inviter les Européens à envisager différemment leur relation avec la Chine. Comment peuvent-ils la structurer ? On a vu Olaf Scholz se précipiter à Pékin parce que la relation économique entre l'Allemagne et la Chine est cruciale. On voit qu’Ursula von der Leyen a au contraire tendance à prendre une position plus proche de celle de Joe Biden.
Comment les États-Unis peuvent-ils à la fois être contre la Russie et contre la Chine dans un même mouvement ? Comment organiser une politique étrangère en étant contre ces deux puissances à la fois, dans une période d'instabilité ? Et comment l'Union européenne peut-elle de son côté avoir une position vis-à-vis de la Chine qui ne soit pas totalement alignée sur celle des États-Unis ? Doit-on considérer la Chine à égalité avec la Russie en termes d'animosité ou de volonté hégémonique ? Je ne le crois pas.
Jean-Louis Bourlanges :
L’attitude de la Chine est complexe puisqu’elle s’est faite la porte-parole des pays indifférents, de tout le Sud global qui voit bien que c'est une guerre injuste mais ne la condamne pas, ne veut pas s’en mêler et surtout ne s'associe pas aux sanctions contre la Russie. Dans le même temps, ce Sud global souffre des difficultés qu’engendre cette guerre. Et les Chinois ne veulent pas laisser à un pays comme l'Inde cette fonction de porte-parole à des frustrations. Il s’agit donc d’une position délicate : on affiche une solidarité, une professe une « amitié éternelle », mais dans les faits on ne va pas très loin.
Deuxièmement, si Pékin est obligatoirement protecteur de la Russie, c'est un protecteur économe de ses moyens et extrêmement intéressé. En réalité, vous avez eu raison de souligner, il y a des tensions permanentes entre la Chine et la Russie : les routes de la soie ont par exemple été inventées précisément pour contourner la Russie. Enfin il y a toujours eu des tensions très vives entre les différents pays d’Asie centrale, les « stan ».
Et puis il y a le problème de l'Inde, assez compliqué. Même si rien n’est dit de façon officielle, selon tous les analystes, les Indiens reprochent à Poutine d'être « l'idiot inutile » dans cette affaire. Aux yeux des Indiens, Poutine renforce la Chine tandis qu’aux yeux des Chinois, il renforce les Etats-Unis et l'Europe.
Troisièmement, les Chinois sont les adversaires privilégiés des Etats-Unis et de l'Occident. Le véritable défi, ce n'est pas la Russie, que les Chinois considèrent désormais comme quantité négligeable. Par conséquent ils se posent la question : comment peuvent-ils régler le problème de cette guerre d’Ukraine ? Examinons les alternatives.
Cette guerre peut finir par la libération du territoire ukrainien à la suite d'une victoire militaire de l'Ukraine. Évidemment, ce serait un affaiblissement considérable du camp autoritaire (voire totalitaire), auquel les Chinois ne sont pas prêts. On peut aussi envisager l’inverse, c'est à dire la défaite totale de l'Occident. Cela, les Américains ne le tolèreront pas. Le troisième scénario est celui d'une guerre prolongée, un conflit plus ou moins gelé au sein de l'Ukraine, qui est une situation détestable, mais constitue un équilibre des forces. C’est là le problème auquel nous sommes confrontés : comme les Chinois ne peuvent pas accepter la défaite de la Russie, ils vont apporter ce qu'il faut à la Russie pour ne pas succomber. Comme l'Occident ne peut pas accepter la défaite de l'Ukraine, nous allons apporter ce qu'il faut à l'Ukraine pour ne pas succomber. Le risque, sauf si les Ukrainiens démontrent une fois de plus des qualités héroïques, c’est d'avoir une situation permanente de conflit gelé.