THÉMATIQUE : L’IRAN
Introduction
Philippe Meyer :
Farhad Khosrokhavar, vous êtes Directeur d’études de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) où vous présidez la chaire de sociologie de l’Iran contemporain. Vos recherches portent notamment sur les problèmes sociaux et anthropologiques de l’islam en France ainsi que sur la philosophie des sciences sociales.
Vous avez récemment publié, aux éditions Fauves, un essai intitulé « Iran. La jeunesse démocratique contre l’Etat prédateur ». Dans cet ouvrage, vous analysez le mouvement de contestation qui secoue le régime en place depuis la mort, le 16 septembre 2022, de Mahsa Amini, 22 ans, après une garde à vue à Téhéran pour un voile mal ajusté. A ce jour, la répression des manifestants a causé la mort d’au moins 500 civils et quelque 20.000 personnes ont été placées en détention.
Les étudiantes et les jeunes actives sont particulièrement mobilisées dans les manifestations et contestent notamment les normes vestimentaires du régime. Ce mouvement traduit l’émergence d’une nouvelle subjectivité féminine en Iran, sensible aux thèses féministes portées par l’Occident et marquée par une exigence nouvelle d’appropriation de son corps, dans le cadre de la diffusion de réseaux sociaux comme Snapchat ou Instagram.
Face à ces jeunes femmes, un régime théocratique qui ressemble de plus en plus, selon vos analyses, à un « totalitarisme mou » faisant un usage massif et généralisé de la violence et de la répression. Malgré la propagande du régime, les revendications des manifestants sont largement soutenues par la population et, selon un récent sondage de l’institut Gamaan, 72% des Iraniens sont aujourd’hui opposés au port obligatoire du voile. C’est l’échec de l’Etat théocratique à enrayer le mouvement de sécularisation de la société iranienne, sous l’influence croisée d’Internet, des évolutions du modèle familial, de la diaspora iranienne et de l’extension de l’Université.
Dans le sillage de cette « révolte du voile » l’affaire des intoxications dans les écoles de filles, débutée fin novembre entrainant nausée, maux de tête, engourdissements, difficultés respiratoires et palpitations a affecté, selon les autorités, « plus de 5.000 élèves » dans « quelque 230 établissements scolaires ». Ces tensions se déroulent dans un pays qui connaît une inflation atteignant 40 %, voire 60 % à 70 % pour des produits de première nécessité, tandis que l'effondrement de la devise nationale est hors contrôle.
Autre source de préoccupation : le nucléaire. En janvier, à la suite de la collecte d'échantillons dans l'usine souterraine de Fordo en Iran, l'Agence internationale de l'énergie atomique a détecté des particules d'uranium enrichi à 83,7%, soit juste en deçà des 90% nécessaires pour produire une bombe atomique, sans pouvoir dire à ce stade si ce seuil a été atteint accidentellement ou volontairement. Depuis que Donald Trump s’est retiré en 2018 de l’accord sur le nucléaire conclu en 2015, l’Iran s’affranchit de ses obligations sur le nucléaire militaire. Tandis que la guerre en Ukraine a permis à l'Iran de se rapprocher de la Russie, à laquelle il livre des drones et autres armes par la mer Caspienne, en contrepartie, Moscou ne s'oppose plus à la vente de chasseurs Su-35 pour moderniser l'aviation iranienne. L'Iran vient en outre de procéder à de nouvelles manœuvres navales conjointes avec la Chine et la Russie dans l'océan Indien. Sous l'égide de la Chine, Téhéran a annoncé le 10 mars vouloir rétablir ses relations diplomatiques avec Ryad, rompues depuis 2016. L’Iran et l’Arabie saoudite promettent de ne pas s'immiscer dans leurs affaires intérieures ni de financer de guerre par procuration contre l'autre.
Kontildondit ?
Richard Werly :
L’Iran d’aujourd’hui est difficile à appréhender, particulièrement depuis que la guerre en Ukraine a rebattu les cartes du jeu géopolitique. Les espoirs que nous avions quant à un infléchissement du régime (ou même à son changement) ont été sévèrement douchés par l’alliance avec la Russie ou le rapprochement avec l’Arabie Saoudite.
N’est-on pas en train d’assister à l’extinction du mouvement de protestation ? La guerre en Ukraine et ses conséquences ne sont-elles pas un argument massue pour le régime de Téhéran, face auquel les démocraties à l’occidentale sont terriblement impuissantes ?
Fahrad Khosrokhavar :
En réalité ce mouvement de protestation a été extrêmement fragile dès ses débuts, avec une absence d’organisation et de leadership. Non parce qu’il était incapable de se doter d’organisation ou de leader, mais à cause de la répression, qui est massive. Même sans l’Ukraine et le rapprochement avec la Russie, le mouvement était dès le départ voué à être sur la défensive. Mais il ne faut pas se leurrer sur son importance, et puis la plupart des mouvements sociaux échouent. Certes, ils peuvent devenir des révolutions, mais dans ce cas, c’est davantage un changement étatique que social. Mais un mouvement social n’est pas important parce qu’il réussit, mais bien en raison de son échec. Car celui-ci a des conséquences majeures sur la société.
Le mouvement iranien actuel innove sur plusieurs plans, et cette innovation aura une importance capitale pour l’avenir du pays mais aussi de toute la région. A ma connaissance, c’est la première fois dans le monde musulman, et géographiquement dans le Moyen-Orient et en Afrique du Nord, qu’un mouvement est lancé par des femmes. Celles-ci ont régulièrement participé aux mouvements de protestation depuis la fin du XIXème siècle, mais très souvent en tant qu’épouses, filles, mères, bref relativement à des hommes. Cette fois-ci ce sont elles qui donnent le « la », et ce sont désormais les hommes qui rejoignent les femmes.
L’initiative est prise par les femmes, et c’est radicalement nouveau. Cela bouleverse totalement la vision que l’on a du monde musulman, avec la femme en retrait, et l’homme dont l’honneur serait entaché s’il devait suivre une femme.
Une autre fragilité de ce mouvement est qu’il est constitué de jeunes : les parents et les grand-parents n’ont pas suivi. Non parce qu’ils sont en désaccord avec les revendications, mais à cause de la peur de la répression. L’Iran connaît des contestations violentes depuis 2015 (je précise que les violences ne viennent pas des protestataires, mais bien de l’Etat qui les réprime). En 2015, la République islamique a maté une protestation en envoyant des chars dans la rue, et en tuant 500 personnes. Entre 2016 et 2018, 1500 personnes sont mortes en manifestation. C’est pourquoi je qualifie l’Etat iranien de « prédateur » dans mon livre, et que je le définis comme un totalitarisme mou. Le totalitarisme dur étouffe la société civile, comme par exemple en Corée du Nord, où il n’y a jamais de manifestations. En Iran, mais aussi en Syrie, voire en Égypte ou en Algérie, on est dans le totalitarisme mou, c’est à dire que l’Etat est totalitaire, mais la société civile n’est pas entièrement soumise, ce qui donne régulièrement des flambées de protestation, durement réprimées.
Lucile Schmid :
Vous décrivez bien dans votre livre cet écart générationnel dans la protestation, où les aînés mesurent mieux le grand risque qu’il y a à protester, et peut-être une envie de liberté plus étouffée que chez les jeunes manifestants, dont le slogan « Femme, vie, liberté » est un cri du cœur, qui donne la mesure des aspirations démocratiques mais aussi d’un élan vital.
Pourriez-vous revenir sur l’histoire de la société iranienne depuis 1979 ? Nous réalisons que si la jeunesse iranienne actuelle peut exprimer un tel élan vital, c’est parce que l’Etat islamique n’a pas réussi à étouffer une créativité bouillonnante (la place des artistes, notamment des rappeurs, est bien analysée dans votre livre). Le régime a mis en place une espèce de chape de plomb, avec une économie de rente (rappelons que l’Iran est avec la Russie la principale réserve gazière de la planète), gérée au profit de ce totalitarisme mou. Les protestations précédentes n’avaient peut-être pas été lancées par des femmes, mais elles y avaient activement participé, et le port du voile était déjà remis en cause, sans pour autant contester l’islam. Tout cela va à l’encontre de nos stéréotypes. Expliquez-nous comment les choses ont continué de bouillonner depuis 1979.
Fahrad Khosrokhavar :
C’est une question très pertinente. D’abord, la protestation n’a pas pour objet le port du voile, mais le fait que le port du voile soit obligatoire. Il y a des femmes voilées qui ont suivi le mouvement et dénoncent le pouvoir, elles veulent que le port du voile soit un choix personnel, et non un ordre venant d’une instance extérieure.
Ensuite, il y a toute la problématique de l’éducation. En 1979, la population du pays était d’environ 30 millions d’habitants, et il y avait 200.000 étudiants. Aujourd’hui, nous sommes à 4 millions d’étudiants pour 80 millions d’habitants. Et deux millions de ces étudiants sont des étudiantes, autrement dit le régime islamique a - bien involontairement, évidemment - réalisé la proximité culturelle des hommes et des femmes. Jamais dans l’Histoire du pays ils n’avaient été si proches culturellement, et aussi éloignés sur le plan juridique. C’est une structure très rigidifiée du droit islamique traditionnel qui est appliquée. Pour le dire vite, dans le droit de la famille, une femme vaut la moitié d’un homme. Par conséquent, le fait que les femmes sont aussi bien éduquées que les hommes rend cet état des choses particulièrement insupportable. Cette humiliation se double sur le marché du travail, puisqu’à diplôme équivalent, les femmes occupent 15% des postes, on est donc loin de la parité. Les inégalités et les humiliations des femmes sont criantes, mais elles sont aussi ressenties par les hommes, surtout les jeunes.
Le contrat implicite sur lequel était fondé l’Etat islamique était le suivant : on dérobe aux hommes leurs droits de citoyen mais en contrepartie on leur donne tout pouvoir sur les femmes. Or ce marché de dupes ne passe plus : les hommes suivent les femmes, et se révoltent contre un régime qui les dépouille de leurs droits politiques. C’est l’un des paradoxes de l’Iran : le niveau d’éducation y est très élevé chez les deux sexes : les étudiants iraniens sont régulièrement admis dans les meilleures universités américaines ou européennes.
Et puis ces dernières décennies ont vu une nouveauté démographique majeure. A l’époque du Shah, les femmes avaient en moyenne 5 ou 6 enfants, aujourd’hui c’est un peu moins de deux, comme dans les pays occidentaux. Les travaux de sociologues iraniens nous montrent que l’égalité homme-femme est réalisée dans l’intimité de la famille, la rupture avec le domaine juridique n’en est donc que plus criante. Le quotidien est fait de cette dualité insurmontable : une égalité entre les deux sexes dans l’intimité, et une inégalité juridique très grande. La répression ne se situe pas que dans la violence réelle, mais aussi dans la violence symbolique. Les femmes en ressentent davantage les effets, mais les hommes n’y sont pas insensibles.
Lionel Zinsou :
Quelle est la part de l’effondrement économique dans le soulèvement et dans ce qui va advenir ? Car l’Iran est un exemple de régression absolument extraordinaire, et assez récent. La dernière fois que je me suis rendu en Iran, il y a huit ou dix ans, on était plutôt dans une situation de croissance. Certes, les défauts du système étaient bien là, mais le compromis social était plus simple, dans la mesure où il n’y avait pas cet appauvrissement spectaculaire. Aujourd’hui, environ 60% de la population est sous le taux de pauvreté,, et environ 20% dans l’extrême pauvreté. La dégradation de la classe moyenne est terrible. Au moment de la révolution de 1979, le PIB de l’Iran était d’environ 100 milliards de dollars. Il est monté jusqu’à 700 milliards vers 2012-2013. Il est aujourd’hui retombé à 360 milliards. Si l’on compare avec l’Arabie Saoudite, qui était aussi autour de 100 milliards en 1979, elle est aujourd’hui à 900 milliards. La régression de l‘Iran est donc encore pire dans le relatif que dans l’absolu. Aucun pays n’en a connu de comparable. Est-ce que ces facteurs vous paraissent déterminants ?
Fahrad Khosrokhavar :
Il est en effet très important de comprendre la place de l’économie dans les processus sociaux à l’œuvre en Iran aujourd’hui. D’abord, un fait paradoxal : dans le mouvement de septembre 2022, il n’y a pas de slogan sur l’économie, alors que tout le monde souffre de son état désastreux. Le mouvement a deux slogans majeurs : « Femme, vie, liberté » et « A bas la dictature ». J’ai beaucoup travaillé sur les slogans, et puis vous dire qu’il n’y en a a quasiment eu aucun sur l’économie. Non que celle-ci ne soit pas jugée importante, mais la perception d’une grande partie des protestataires, c’est que le déclin économique du pays est lié à la présence de cet Etat prédateur, et donc qu’en éliminant ce dernier, on pourra repartir sur de meilleures bases.
Ensuite, le déclin est évidemment très lié à la sortie de Trump du traité sur le nucléaire iranien, mais aussi en partie à un sentiment du pouvoir iranien, qui pense que des classes moyennes prospères se révolteront davantage que des classes moyennes pauvres. On le voit très bien dans certains déclarations d‘Ahmadinejad, par exemple. On part du principe qu’on domine mieux ceux qu’on appauvrit. C’est une perception fausse, mais le fait est qu’une grande partie de la classe moyenne iranienne frôle désormais la pauvreté.
La diaspora iranienne a gardé des liens très étroits avec le pays, elle est une sorte de phare pour la société iranienne, et constitue un élément supplémentaire vers sa sécularisation. Cette diaspora est importante (on n’a pas de chiffre précis, mais c’est de l’ordre de 4 ou 5 millions de personnes). En Iran, presque tous les habitants des grandes villes connaissent quelqu’un de cette diaspora occidentale, en Amérique du Nord, en Europe, mais aussi en Turquie, en Australie, en Inde … Le rôle de la diaspora est fondamental dans le mouvement de protestation.
L’économie iranienne est dans une situation difficile, mais il faut noter que l’appauvrissement de la masse des Iraniens a été concomitant de l’enrichissement indu des Pasdaran, l’armée des gardiens de la révolution islamique. C’est un système que je qualifierais d’économie mafieuse. Je n’entre pas dans les détails, mais les Pasdaran utilisent tous les mécanismes d’interdiction pour s’enrichir. Prenons le cas des boissons alcoolisées, par exemple. On n’en a jamais autant consommé qu’aujourd’hui en Iran. Toutes les marques de whisky sont présentes, pour environ trois fois le prix du marché mondial. C’est parce que ce sont les gardiens de la révolution qui les importent. Ils disposent de sept ports francs et peuvent donc importer et exporter tout ce qu’ils veulent, à commencer par ce qui est interdit, bien évidemment. Ils écoulent leur marchandise par le biais de leurs intermédiaires, et vont ensuite intercepter et confisquer ces produits aux familles, alors que ce sont eux qui les leur ont indirectement vendus. C’est le cas de l’alcool, ou des antennes paraboliques : on importe, on vend, puis on confisque. Bref c’est un cercle vicieux d’appauvrissement de la société civile, et d’enrichissement des instances répressives. Comme un cancer, elles se nourrissent du corps social. C’est pourquoi il sera impossible d’avoir un sytème politique plus ouvert en Iran tant qu’il y aura l’armée des Pasdaran. Mais c’est un peu la même chose en Égypte ou en Algérie, partout où l’armée est un mastodonte économique.
L’appauvrissement de l‘Iran n’est donc pas uniforme : les instances de répression s’enrichissent, du fait même de l’appauvrissement général.
Philippe Meyer :
Vous avez décrit le mouvement de septembre 2022 comme non organisé. Est-ce que cela le différencie beaucoup du mouvement qui a abouti à la révolution de 1979 ? J’ai l’impression qu’à l’époque non plus, ce n’était guère organisé.
Fahrad Khosrokhavar :
En 1979, il y avait une espèce d’organisation implicite d’une partie du clergé, menée par l’ayatollah Khomeini. Le Shah avait totalement méjugé la situation : il croyait que son ennemi venait de l’extrême-gauche, et non des mollahs, qu’il jugeait trop primitifs pour être véritablement dangereux. Or ce sont eux qui ont gagné, en donnant l’illusion d’une espèce de « gauchisme clérical ». La gauche iranienne a pensé que le clergé iranien était une espèce de petite-bourgeoise. Le plan était donc le suivant : faire cette « révolution petite-bourgeoise » et une fois le Shah hors du jeu, faire la vraie révolution prolétarienne. Le Shah avait laissé les manifestations s’étendre, avec plusieurs centaines de milliers de personnes et cela lui a été fatal. Le pouvoir en place en Iran a retenu cette leçon, c’est pourquoi il est si prompt à réprimer : la répression est un élément qu’il juge essentiel à sa survie.
Richard Werly :
J’aimerais revenir sur deux points que vous venez d’évoquer : les gardiens de la révolution et la famille du Shah. Selon la revue Histoire, les gardiens de la révolution sont au nombre de 600 000, et il y a 11 millions de réservistes. Est-ce que l’embargo fait leur jeu ? Si l’on considère le système mafieux que vous venez de décrire, plus l’embargo international sera strict, plus ils auront d’opportunités de s’enrichir.
Quant à la famille du Shah, j’ai été surpris en assistant à une conférence sur la sécurité à Munich il y a quelques semaines. Devant l’hôtel où elle avait lieu, il y avait une manifestation d’Iraniens qui scandaient le nom de Reza Pahlavi, le fils et héritier du Shah. Ce dernier a même été reçu par un certain nombre de responsables politiques. Y a-t-il là une force politique à prendre en considération ?
Fahrad Khosrokhavar :
Le fils du Shah a accepté de jouer un certain jeu démocratique : une fois le pouvoir des mollahs renversé, le sort du régime iranien se décidera dans les urnes. Il n’est donc pas question de rétablir la royauté en Iran, mais une démocratie. Reza Pahlavi se fait d’ailleurs accompagner de plusieurs femmes, relativement jeunes, qui ont un très fort sentiment de citoyenneté. Mais aussi d’hommes, qui pensent que l’Iran doit devenir un pays ouvert, avec notamment la reconnaissance de droits ethniques, car il faut toujours rappeler que la population iranienne est constituée de nombreuses ethnies : Kurdes, Turcs, Baloutches, Arabes, etc. Cette union de gens de bonne volonté se fait autour d’une plateforme démocratique. Et puis il y a un autre groupe qui s’est constitué, plutôt à gauche celui-là, autour du Front national iranien (qui n’a absolument rien à voir avec le Front national français), un mouvement pro-démocratique. La gauche iranienne et quelque fois la gauche marxiste se sont constitué en une plateforme électorale face à celle plus libérale du fils du Shah (qui ne prétend absolument pas devenir un nouveau Shah). Ces deux groupes se sont constitué dans la diaspora. L’une des raisons pour lesquelles les générations des parents et grand-parents n’a pas rejoint le mouvement de septembre 2022, c’est parce qu’elles se disent « on a fait la révolution une fois, et on a vu le résultat. Une nouvelle révolution pourrait bien donner une situation encore pire ». La constitution de ces alternatives politiques est donc un élément rassurant.
Pour ma part, je pense que l’actuel pouvoir iranien, en réprimant si sévèrement les protestations, ne fait qu’en préparer d’autres. Son incompréhension de la société iranienne est totale, en tous cas au plan culturel. Par exemple, à propos du voile. Actuellement, beaucoup de femmes iraniennes circulent sans voile, et elles en paient le prix : elles subissent de nombreuses brimades. On essaie de mobiliser la population, par le biais de gens se disant autonomes (mais qui sont en réalité payés par l‘État), contre ces femmes. Elles sont donc toujours harcelées, alors que le reste de la société civile les accueille à bras ouverts.
Mais c’est perceptible à d’autres niveaux. Le pouvoir est d’une intransigeance totale, il ne cède absolument rien, car il croit que cette fermeté est la condition de sa survie. Or ce pouvoir est massivement rejeté, la rupture culturelle est totale. Au point que les juges eux-mêmes, qui ont condamné à de lourdes peines de prison beaucoup de ces jeunes femmes et hommes, disent : « on ne les comprend pas ». Il s’agit donc moins d’une rupture politique et économique que d’une rupture culturelle, voire existentielle.
L’une des innovations majeures de ce mouvement est ce que j’appelle la « joyeuseté contestataire ». C’est la première fois qu’on observe une rupture radicale avec la culture du martyre. La révolution de 1979 a eu pour idéologie directrice le martyre politisé. Je n’y reviens pas, c’est un point que j’ai développé dans plusieurs ouvrages, notamment dans L’islamisme et la mort (ed. L’Harmattan, 2000). Le martyre était devenu la « martyropathie », c’est à dire un désir de se réaliser dans la mort salvifique. Aujourd’hui, il n’est absolument plus question de martyre dans les manifestations, il s’agit plutôt de joie. Par exemple, les femmes qui ont ôté leur voile y ont mis le feu, avant de danser autour des flammes. Il y a une liesse, ce n’est plus le sacré de l’au-delà qui prévaut, mais la vie ici-bas. C’est aussi la première fois qu’on assume la modernité sans sentiment de culpabilité.
Lucile Schmid :
Vous insistez sur le décalage entre les aspirations de la société et le pouvoir. Rappelons que Mahsa Amini avait été arrêtée parce qu’elle était mal voilée, mais qu’elle était tout de même voilée. Il y a quelque chose de kafkaïen dans ce totalitarisme mou que vous décrivez. Comment pourrait-on imaginer de recréer un lien entre le pouvoir et la société civile en Iran ? Vos propos ne nous laissent guère d’espoir. Vous avez également écrit sur la responsabilité que nous avons, nous qui ne sommes pas Iraniens. Nous voyons bien la façon dont nos démocraties sont démunies face à ces soulèvements, ces élans de vitalité démocratique. On lit ça et là que la diaspora iranienne veut attaquer le régime sur le plan juridique, pour soutenir les manifestants. Pourrions-nous dans nos démocraties jouer un rôle et donner des perspectives ? Et si oui, comment ?
Fahrad Khosrokhavar :
En Occident, on a assisté à un double jeu. Les sociétés civiles sont très solidaires du mouvement de protestation, que ce soit en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, au Canada, et sans aucune réserve. Mais les gouvernements n’ont pas suivi. Ils ont des visées géopolitiques et ne veulent pas perturber certains équilibres stratégiques. Par exemple, le Parlement européen a voté pour que l’armée des gardiens de la révolution soit déclarée organisation terroriste. Or les Etats s’y refusent. Les Britanniques, qui ne sont plus dans l’UE, ont voulu le faire, jusqu’à ce que le ministre des Affaires étrangères explique que les Etats-Unis étaient intervenus pour les en empêcher, parce qu’ils ont besoin du Royaume-Uni comme médiateur à propos du traité de non-prolifération nucléaire.
Le mouvement de septembre 2022 n’a pas eu d’organisation, mais il a été fondé sur internet. Les jeunes communiquaient ainsi, et l’internet a donc été coupé par le pouvoir. Les Etats-Unis auraient pu fournir un moyen d’accès par satellite (grâce au réseau Starlink développé par la société SpaceX d’Elon Musk), mais cela avait un coût. La diaspora était prête à payer, mais les sanctions commerciales américaines étaient telles que le gouvernement de Joe Biden n’a pas pu envoyer assez d’équipements. On en a fourni une centaine alors qu’il en aurait fallu 100.000 … Le régime a pu circonscrire les manifestations en coupant internet. Sur tous ces plans, on voit bien que le jeu des gouvernements occidentaux est lui aussi décalé par rapport aux aspirations de leurs sociétés civiles.
Lionel Zinsou :
J’aimerais que vous nous parliez des conséquences que pourrait avoir le réchauffement des relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite. En arriverait-on à ce que l’Arabie Saoudite sauve le gouvernement iranien ? Ce serait très paradoxal, puisque l’hostilité a longtemps été maximale entre les deux Etats, avec des guerre par procuration, que ce soit au Yémen, en Syrie, ou à propos de la domination de l‘Irak. On peut penser que ce rapprochement aura des conséquences majeures. D’abord, les Saoudiens ont les moyens d’investir en Iran, ce qui pourrait changer la donne en matière économique. Ensuite, sur les hydrocarbures, ils pourraient probablement permettre à l’Iran de revenir sur le marché. Mais au delà des moyens économiques, on est frappé en Arabie Saoudite par le soutien populaire dont bénéficie Mohammed Ben Salmane (prince héritier et actuel Premier ministre), grâce à ce qu’il a fait pour les femmes et pour les jeunes. Serait-il en mesure d’infléchir le régime iranien, au moins dans les méthodes ? La République islamique resterait autoritaire, mais pourrait ainsi inverser en quelques années les relations entre le pouvoir et la société civile.
Fahrad Khosrokhavar :
Personnellement, j’en doute fort. N’oublions pas que le régime saoudien reste extrêmement répressif, il vient d’ailleurs d’exécuter plusieurs dizaines d’opposants. Sur ce plan, c’est un peu le frère siamois du régime iranien. MBS garde les rênes du pouvoir en matant le clergé saoudien, en abondant dans le sens d’une sécularisation, mais très contrôlée. Cela étant, il est vrai que MBS jouit d’un certain crédit auprès d’une partie de la population. Mais n’allons pas croire pour autant que ce régime est capable de miracles en Iran. N’oublions pas que la relation entre les deux pays est fondamentalement basée sur la compétition. Cela peut aller de l’émulation jusqu’à l’antagonisme pur et simple. Il y a la question des trois îles annexées par le Shah dans les années 1970 (Abou Moussa, Grande Tombe, Petite Tombe), il y a la question de Bahreïn, (régime très répressif contre les chiites alors qu’une grande majorité de la population est chiite), il y a tous les problèmes d’hégémonie dans le Golfe persique. Les fondamentaux n’ont pas changé. Ce qui est nouveau, c’est qu’il y a désormais une sorte de troc entre les deux pays : l’Iran n’aide pas trop les Houthis au Yémen, et en contrepartie, l’Arabie Saoudite n’aide pas trop Iran International, une chaîne d’information diffusée sur YouTube, dont le travail est remarquable, qui travaille en totale liberté, mais est financée par l‘Arabie Saoudite. Cette chaîne a réussi à créer une alternative à la presse iranienne très contrôlée par le gouvernement.
Il y a donc des échanges entre les deux pays, et quelques compréhensions mutuelles. L’Arabie Saoudite ne voulait pas l’écroulement de la République islamique, car on aurait alors eu des femmes réclamant l’égalité des droits, des revendications d’ouverture démocratique, etc. Toutes choses que l’Arabie Saoudite n’est pas prête à accepter. Les Saoudiens préfèrent un Iran qui se tient à peu près tranquille, ne nuit pas trop, ne lance pas, par le biais des Houthis, des missiles sur les installations pétrolières saoudiennes. Alors il y a un certain rapprochement, dont le grand perdant est Israël. L’Etat hébreu s’était lié avec l’Arabie Saoudite contre l’Iran. L’apaisement des relations entre Saoudiens et Iraniens pose donc problème.
J’imagine la future relation entre l’Iran et l‘Arabie Saoudite comme une relation froide, pas explicitement antagonique, avec la reconnaissance mutuelle de zones d’hégémonie. Il s’agira d’éviter de trop grands bouleversements. Et puis il reste les Etats-Unis, toujours liés à l’Arabie Saoudite, même si leur influence dans la région s’est amoindrie. Ils produisent leur propre pétrole, et leur attention est accaparée par la Chine, et désormais la Russie. Ils ne veulent pas d’un troisième front, pour autant Washington n’acceptera jamais que les relations entre Riyad et Téhéran s’améliorent au-delà d’un certain point. Et puis il reste une intolérance mutuelles entre sunnites et chiites. Les chiites, qui constituent environ 10% de la population d’Arabie Saoudite, y sont très réprimés, tout autant que les sunnites le sont en Iran. Cette intolérance mutuelle ne me paraît pas surmontable à court terme.
Lionel Zinsou :
Je suis frappé par ce que vous nous dites : l’Arabie Saoudite n’a jamais réellement souhaité l’effondrement de la République islamique en Iran.
Fahrad Khosrokhavar :
Je le crois, car ils craignent que les vagues d’un tel évènement ne soient incontrôlables.