PROJET DE LA CONVENTION CITOYENNE SUR LA FIN DE VIE
Introduction
Philippe Meyer :
Les 184 membres de la convention citoyenne sur la fin de vie ont publié le 2 avril un rapport comprenant 146 propositions. Adopté au terme d’un vote solennel à 92 %, le rapport se veut « un nuancier d’opinions » et ne prétend pas apporter une vision univoque. Voulue par Emmanuel Macron, la convention citoyenne devait répondre à une question posée par la Première ministre : « Le cadre d’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ? »
A l’issue de vingt-sept jours de travaux étalés sur quatre mois, au terme d’une soixantaine d’auditions d’experts, de représentants des cultes, de philosophes, de médecins et de soignants et après une succession de votes, les citoyens tirés au sort pour être représentatifs de la population française ont répondu à 97 % que le « cadre d’accompagnement » actuel devrait « évoluer ». D’abord, du fait de l’« inégalité d’accès à l’accompagnement de la fin de vie » en France. Vingt-six départements ne disposent pas d’unités de soins palliatifs. Ensuite, en raison de l’« absence de réponses satisfaisantes dans le cadre actuel pour certaines situations de fin de vie ». Ce double constat les a conduit à proposer, en priorité, d’améliorer le « cadre existant », mais aussi d’ouvrir la porte à un changement de la législation française. A 76 %, les membres de la convention sont favorables à l’accès au suicide assisté et à l’euthanasie, « selon certaines conditions et au terme d’un parcours balisé ».
La ministre déléguée aux professions de santé, Agnès Firmin Le Bodo a créé un groupe de réflexion sur les « mots de la fin de vie » autour de l’académicien Erik Orsenna, qui rendra ses travaux en juin. L’idée étant notamment de trouver des synonymes d’« euthanasie ». En attendant, son cabinet rode une subtile distinction entre l’« assistance au suicide » – procédé dans lequel le médecin se contente de prescrire la substance létale – et le « le suicide assisté » qui renvoie au cas d’un malade qui souhaite se donner la mort, mais qui, n’en ayant pas les capacités physiques, demande à un tiers d’accomplir le geste terminal. Le « suicide assisté », assimilable à un suicide par procuration, diffère de l’euthanasie car l’intention de donner la mort est celle du malade et non d’autrui.
Le chef de l’Etat a annoncé qu’il lancerait un plan décennal pour la prise en charge de la douleur et les soins palliatifs. Sur la légalisation de l’aide active à mourir, Emmanuel Macron a souhaité qu’un projet de loi soit bâti d’ici à la fin de l’été. Il demandera au gouvernement de conduire ce chantier législatif en lien avec des parlementaires désignés par le président du Sénat et la présidente de l’Assemblée nationale. Il pourrait s’agir alors de concevoir un « modèle français de la fin de vie », selon l’expression de la convention citoyenne, qui s’efforce d’en définir les contours dans son rapport.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
C’est une tradition en France : quand un gouvernement de gauche est en échec économique et social, il cherche une issue sociétale. On pourrait se dire que l’irruption de ce thème de la fin de vie n’est que cela, dans un moment d’impasse politique complète pour le gouvernement.
En réalité c’est beaucoup plus que cela, et la question mérite d’être réfléchie sérieusement. D’abord parce que le sujet de la fin de vie est sérieux, qu’il s’agit d’un grand enjeu pour nos sociétés. L’allongement de l’espérance de vie a pour conséquence la multiplication des cas de pathologies longues et dégénératives, et puis le progrès médical permet de maintenir en vie des gens qui souffrent. La vie longue peut donc déboucher sur une mort lente et douloureuse. Enfin, la pandémie de Covid a montré qu’à force de tenir la mort à distance, on pouvait en arriver à des situations complètement inhumaines, comme le traitement des personnes en Ehpad dans les débuts de l’épidémie.
Le recours à la convention citoyenne est intéressant. On les multiplie un peu, pour pallier aux inconvénients d’une majorité relative. Celle sur le climat avait été catastrophique, mais il faut reconnaître que celle-ci semble avoir mieux fonctionné. Sur les deux questions posées, les réponses semblent raisonnables, modérées, et permettront peut-être de construire un « modèle » français de la fin de vie. La réponse à la première question (« le cadre actuel est-il adapté aux différentes situations ? ») semble évidente : non. La loi Claeys-Leonetti de 2016 prévoyait des directives anticipées, une décision collégiale de l’équipe médicale, mais elle posait trois problèmes. D’abord, 65% des Français ne la connaissent pas, et même de nombreux soignants parmi eux. Ensuite, il n’y a pas d’unité spécialisée dans un quart des départements, cela renvoie à la déliquescence de l’hôpital public. Enfin, on ne peut recourir à la sédation profonde que lorsque la souffrance est très grande et que le pronostic vital est engagé à court terme. Pour les gens en grande souffrance mais avec des pathologies longues, il n’y a en revanche aucune possibilité légale.
Le sujet de la fin de vie a évidemment déclenché beaucoup d’oppositions par le passé, notamment philosophiques ou religieuses, mais elles étaient la plupart du temps très binaires. On a souvent opposé l’aide à vire à l’aide à mourir, et le droit du soignant au droit du patient. Il me semble qu’on s’oriente désormais vers une réhabilitation de la fin de vie, en réconciliant la liberté de chacun à décider de sa propre mort, la responsabilité de nos sociétés qui doit respecter la vie humaine et lui donner la priorité, et enfin le respect de l’éthique médicale, qui doit avant tout préserver la vie. Cette convention est donc une bonne base pour le législateur, et nous invite par ailleurs à réfléchir, en nous montrant que repenser la mort, c’est aussi repenser la vie. Plutôt que bâtir un « modèle » français, il s’agit plutôt de permettre à chacun de construire un projet de fin de vie qui soit personnel.
Philippe Meyer :
A propos de la fin de vie, on s’intéresse souvent aux réponses « magiques » des sociétés traditionnelles africaines ou asiatiques. Je pense que nous avons une pratique magique nous aussi, qui tient aux mots. Au moment de la création de la sécurité sociale, André Gide avait dit : « assuré social ? Etonnons-nous de l’expression avant que l’usage n’en ait effacé le ridicule ». Je reconnais que l’expression « modèle français de la fin de vie » me plaît beaucoup, je vois d’ici une campagne internationale sur le thème « mourez français ». L’idée de demander à un éminent académicien de trouver des mots alternatifs à « euthanasie » est de cet ordre.
Béatrice Giblin :
Je trouve moi aussi ce chantier de réflexion sur les mots un peu dérisoire … Pour ma part, je suis toujours un peu surprise du besoin de légiférer sur ces sujets. Je viens d’une famille médicale, et j’ai toujours su que certains de ses membres avaient accompagnés certains patients jusqu’au bout, de façon très humaine, sans qu’on ait besoin de le crier sur les toits. Et je suis sûre que cela continue dans de nombreux cas. Je ne dis pas qu’il soit inutile de légiférer, mais j’y vois une forme de difficulté à assumer certaines responsabilités. Soit on essaie de confier cela au médecin, qui commencera ou jours par dire « non », mais en réalité quel médecin laissera un malade souffrir atrocement le plus longtemps possible ? Aucun, je crois. C’est ce qui nourrit mes interrogations à ce sujet.
Certes, il y a les convictions religieuses. Mais si elles vous interdisent l’euthanasie, personne ne vous l’imposera. Ce qui me paraît fondamental, c’est le choix, la liberté de mettre fin à quelque chose d’insupportable. Il faut évidemment mettre des garde-fous, et ne pas par exemple laisser un adolescent déprimé mettre fin à sa vie, mais je pense véritablement que c’est davantage la question des soins palliatifs qui se pose. On l’a dit, un quart de nos départements n’en sont pas équipés, et il n’est pas pensé ou enseigné dans la formation médicale actuelle. Et ce n’est pas parce qu’on manque d’argent, c’est parce que cela n’intéresse pas : on ne fait pas une « belle carrière » dans les soins palliatifs, c’est assez déconsidéré. C’est l’un des maux fondamentaux de notre médecine : tout comme on ne sait pas faire de prévention à la maladie, on ne fait pas non plus de prévention à la façon de mourir.
J’ai récemment lu un petit livre, Le dernier souffle, écrit par Claude Grange, un médecin généraliste qui a bifurqué vers le soin palliatif, et qui est très éclairant. Il montre qu’une fois que les gens ne souffrent plus, aucun ne demande à en finir plus tôt. Cela m’a fait réfléchir.
Je pense que l’idée d’un « modèle français » est non seulement absurde (car tout être humain est confronté à la même problématique), mais très arrogant. Ce qui compte, c’est de réintégrer la mort dans notre vie et nos représentations.
Lionel Zinsou :
Je vous trouve très sévères avec les mots. Le caractère dérisoire du « modèle français » semble faire l’unanimité parmi nous, mais rappelons qu’aujourd’hui, on peut aussi « mourir suisse », ou « mourir belge », etc. Et il y a des différences assez notables, qui créent des inégalités considérables. Il y a des gens qui vont en Suisse parce qu’ils savent que la législation leur y donnera des droits qu’ils n’auront pas en France. Certes, il n’y a pas pour autant un « modèle suisse de la fin de vie », il n’en reste pas moins qu’il y a un cadre législatif à trouver ou à perfectionner, et choisir les bons mots (ou du moins des mots meilleurs) me paraît plutôt aller dans le bon sens. Il y a cependant là quelque chose d’idiosyncratiquement français, car pour le moment c’est un peu comme ce qu’était l’interruption volontaire de grossesse avant qu’il n’existe un modèle français, justement : l’avortement était réservé à celles qui avaient les ressources pour aller le faire ailleurs. C’est à mon avis ce qu’on entend par « modèle français », une « voie » plutôt qu’un « exemple » ; il ne s’agit pas d’en faire une opération de marketing.
Philippe a fait allusion aux différentes traditions magiques devant la mort. Là aussi, il faut bien définir une culture française contemporaine de ce passage, qui sera nécessairement différente des autres. Il y a par exemple des pays d’Afrique où il y a 100% de pratiques religieuses. Ce chiffre étonne, car il y a certainement quelques agnostiques, mais beaucoup ont plus d’une conviction conviction religieuse (on peut à la fois être animiste et protestant par exemple). En Europe, on a des pratiques très différentes, et il est évident que le passage vers la mort sera envisagé différemment. Il se trouve que j’ai fait l’expérience de deux deuils récemment, une personne au Bénin et une autre en France, et je puis vous dire que cela n’a aucun rapport. Au Bénin, plus la personne qui meurt est âgée, plus elle bénéficie des soins et de l’attention de ses proches, plus le passage dans la mort est célébré.
Trouver une voie française n’implique pas seulement l’aspect juridique, il y a aussi toute la réflexion sur la dépendance. Être atteint de la maladie d’Alzheimer dans une société française, où les anciens sont démunis, même de la visite de leurs proches, n’a rien à voir avec d’autres sociétés où il existe une grande cordialité avec le grand âge. On est obligé de réfléchir à ces questions, et c’est tout l’intérêt de ce débat, il ne concerne pas que le passage à la mort, l’instant t, mais aussi la façon de traiter des gens qui deviennent forcément dépendants.
Sur la déliquescence de l’hôpital public, j’ai personnellement beaucoup d’admiration pour les progrès actuels. Une « déliquescence » implique un déclin. Certes, les services de soins palliatifs manquent à de nombreux endroits, mais il n’agit pas à proprement parler d’un déclin, car il n’y en a jamais vraiment eu. Comme le disait Béatrice, c’était un véritable angle mort. Or on s’y met. Bien sûr, on ne va pas assez vite pour les développer, mais la dynamique n’est pas celle d’une régression, comme dans d’autres secteurs de la Santé. On développe à la fois le soin palliatif et le traitement contre la douleur. Rappelons que ce dernier était confidentiel jusqu’à ce le professeur Jean-Pierre Tarot, qui accompagnait François Mitterrand, nous montre ce dont il s’agissait au quotidien. Ce n’est pas que le traitement contre la douleur était tabou, mais il était tout à fait méconnu. Nous sommes dans une dynamique de progression, des techniques, de l‘intérêt de carrière, des demandes des familles, etc. Tout le monde se sent de plus en plus concerné.
Enfin, la convention citoyenne sur les problèmes d’environnement n’a pas été un échec catastrophique. Ce qui est regrettable, ce fut le passage de débats de grande qualité à des actes. Il peut tout à fait en aller de même ici : les débats sont de grande qualité, on a la preuve que les citoyens travaillent les problématiques et les solutions tout à fait sérieusement, c’est du Parlement dont nous avons besoin. La convention citoyenne sur le climat avait bien travaillé, elle a fait émerger la parole des jeunes, je me souviens que l’approche de certains étudiants était réellement nouvelle, il était tout à fait bienvenu de les entendre sur une problématique qui les concerne au premier chef. Je pense qu’il en ira de même ici : il n’y a pas d’opposition entre la démocratie participative et démocratie représentative. Le passage à ne pas rater sera le passage parlementaire.
Jean-Louis Bourlanges :
Je regarde les travaux de la convention citoyenne avec beaucoup de sympathie envers ses participants, qui ont fait preuve de sérieux, de respect, et d’une grande attention face à des problèmes qui ne comportent pas de solution idéale. En même temps, je suis frappé par le caractère assez inadéquat de l’outil en question. Moins inadéquat qu’à propos du climat, mais inadéquat malgré tout. Car à quoi correspond une convention citoyenne par rapport à une instance parlementaire ? On dit : « ce sont des gens qui étudient », et effectivement, on fait cas des travaux d’experts. Mais c’est la base de la démocratie représentative : les décisionnaires sont censés être des citoyens informés, qui ont pris le temps de la documentation, de la réflexion et de l’échange avant de se prononcer. La convention répond à cela, mais c’est un peu paradoxal, car le Parlement est fait pour ça, et comme l’a rappelé Lionel, ce sera finalement lui qui sera appelé à voter. Donc en toute logique, moi qui suis parlementaire, je vais devoir refaire le travail de réflexion et de documentation. Je ne comprends donc pas pourquoi ce travail n’aurait pas pu être fait dans le cadre existant, avec par exemple des commissions spéciales, qui fonctionnent généraient plutôt bien (on ne s’y écharpe pas toujours, en tous cas pas sur des sujets pareils), et qui auraient pu se donner le temps nécessaire.
Ensuite, la convention présente un inconvénient, très sensible s’agissant du climat, et non négligeable au sujet de la fin de vie : la spécialisation. Ce qui caractérise une décision publique, c’est qu’elle n’est pas isolée. Quand vous prenez une décision budgétaire, par exemple sur les soins palliatifs, vous mettez des crédits. Il faut donc soit augmenter les impôts, soit augmenter le déficit, soit rogner ailleurs. Le travail du politique, c’est de « mettre en concurrence » différents usages de l’argent public, pour en choisir certains. C’est cela qui rend le métier de parlementaire à la fois exaltant et impossible, car on passe sa vie à arbitrer entre des enjeux prioritaires, et il faut bien à un moment décider que telle priorité est « plus prioritaire » que telle autre. S’agissant du climat, on a foncé dans un certain nombre d’options pour faire face aux problèmes environnementaux, mais ce faisant on a négligé tout un tas d’équilibres bugdgétaires, de croissance, de cohésion sociale, etc. Ici, ce sera la même chose. On veut plus de soins palliatifs, et c’est très bien. Mais on prendra les crédits nécessaires sur le budget de la Santé, donc les crédits alloués aux soins palliatifs vont manquer ailleurs, c’est à dire peut-être aux infirmières, aux investissements, à la recherche, etc. Tout cela est un équilibre, qu’une convention n’est à mon avis pas à même d’assumer.
Enfin, le mode de représentation est tout de même inquiétant, car il relève de la méthode des quotas. On choisit des gens dont on estime qu’ensemble, ils donneront la société réelle en modèle réduit. Or sur un sujet pareil, je ne me sens personnellement pas représenté. Ce n’est pas parce qu’on a mis tant de cadres du secteur public, tant d’hommes et tant de femmes, tant d’homosexuels ou tant d’immigrés qu’on aura le bon groupe. Il s’agit d’un choix moral très difficile à prendre, et qui n’est pas réductible à un échantillon social. C’est pourquoi je trouve que l’organisation du système représentatif, qui consiste à faire élire des femmes et des hommes par les citoyens, puis à faire en sorte que ces élus discutent avec les citoyens, me paraît plus légitime et plus nécessaire que l’échantillonnage.
C’est pour ces trois raisons que je trouve que la convention citoyenne est un outil inadéquat. J’y vois une manifestation de plus d’un phénomène récurrent de la Vème République : la méfiance envers l’institution parlementaire. Comme cette dernière fait en ce moment tout ce qu’elle peut pour se disqualifier elle-même, je comprends que la convention citoyenne soit jugée favorablement.
Quand à la question de fond, il s’agit évidemment de choix très difficiles, mais tout est dans les détails. Doit-on permettre aux gens de se tuer ? Doit-on les aider à se tuer ? Doit-on les tuer à la place d’eux-mêmes ? Chacun peut avoir son opinion là dessus, mais le législateur devra débusquer tous les cas de figure possibles, toutes les possibilités d’abus de pouvoir, de détournement, etc. Comme toujours, le diable se cache dans les détails, et on en arrivera immanquablement à un examen au cas par cas.
Nicolas Baverez :
Pourquoi faut-il un cadre législatif ? Précisément pour ce que nous venons de dire. Pour le moment, on a repoussé la responsabilité sur les soignants, mais il est injuste qu’ils puissent être accusés d’homicide dans l’état actuel du droit. C’est un risque juridique très réel, et pour s’en prémunir, il faut légiférer.
Si je qualifie la convention citoyenne sur le climat de désastre, c’est parce qu’elle n’a pas parlé de deux problèmes : le nucléaire et la taxe carbone. Et d’autre part, elle a présenté un festival de mesures totalitaires, sans aucune évaluation de ce que cela rapportait dans la décarbonation, c’est à dire la seule chose qui importe vraiment. Il s’agissait d’un travail totalement militant, non raisonnable et non scientifique.
Ce qui s’est passé avec celle sur la fin de vie est franchement différent. La convention citoyenne ne légifère pas à la place du législateur, elle éclaire le débat et apporte des connaissances. Et par exemple, sur l’état des soins palliatifs, on savait que c’était mal organisé, mais on ne se doutait pas que c’était à ce point.
A propos du déclin du système de santé, il y a un point qu’il faut souligner. Il y a toujours des excès possibles, mais la convention n’y est pas tombée. Par exemple l’idée de suicide assisté pour les adolescents dépressifs est évidemment une folie, c’est la psychiatrie qui devrait agir, mais elle est en France complètement sinistrée.
Enfin, si l’on doit faire évoluer la législation, il faut s’assurer que ce soit très encadré : il faut que le pronostic vital soit engagé, des demandes réitérées, un dialogue avec l’équipe médicale, et que les médecins gardent une clause de conscience.
Lionel Zinsou :
Je suis d’accord avec Nicolas s’agissant de l’état de la psychiatrie et des soins palliatifs, mais encore une fois, le bon paradigme n’est pas le déclin, ou les insuffisances de tel ou tel secteur de la Santé, mais bien le progrès. Il y a une volonté citoyenne de voir d’importants progrès dans ces deux domaines qui ont jusqu’ici jamais été des priorités. Je me souviens que lises que j’ai dit à mon père, chirurgien, que je ne voulais pas être être chirurgien moi-même, mais qu’en revanche la psychiatrie m’intéresserait, ce fut une crise familiale terrible, car pour lui (c’était en 1970), ce n’était quasiment pas de la médecine. La psychiatrie, le traitement de la douleur, c’étaient des points aveugles de la médecine. Cela a été très bien dit dans la convention : le symptôme est une information pour le soignant, alors qu’il peut être un martyre pour le patient. Cette convention ne révèle pas un déclin de la psychiatrie ou des soins palliatifs, que je sache il n’y a pas eu un âge d’or de ces deux secteurs.
Nicolas Baverez :
Voire ! C’est tout de même la France qui a inventé la psychiatrie, les premières gammes de médicaments étaient des inventions françaises. A un moment donné, la psychiatrie française a été à la pointe de ce qui se faisait dans le monde.
Béatrice Giblin :
Un psychiatre ne gagne pas bien sa vie, contrairement à un radiologue par exemple. Pourquoi très peu d’étudiants en médecine s’orientent-ils vers la psychiatrie ? Parce que d’autres spécialisations demeurent bien plus attractives.
Lionel Zinsou :
Sur les mots qu’il faut adopter pour parler de la mort, reconnaissons qu’avoir confié cette tâche à un immortel est plutôt bien vu. Mais blague à part, il me paraît raisonnable qu’une société cherche les mots justes pour parler de ces sujets. Toutes les société du monde le font.
Philippe Meyer :
Mais précisément. Les sociétés trouvent leurs mots elles-mêmes, elles n’attendent pas que l’Etat les lui fabrique. Et les sociétés aussi peuvent être atteints de maladies. Ici, on pense avoir maîtrisé la chose quand on lui a trouvé un mot.
LA TURQUIE DANS LA PERSPECTIVE DES ÉLECTIONS
Introduction
Philippe Meyer :
Arrivé au pouvoir, il y a vingt ans, sur les ruines d’un tremblement de terre meurtrier, le dirigeant turc, Recep Tayyip Erdogan remettra sa fonction en jeu lors des élections présidentielle et législatives du 14 mai dans des circonstances similaires. Le tremblement de terre de 1999, intervenu non loin d’Istanbul et qui avait fait 18 000 victimes, avait mis en lumière l’incurie des services de l’État et discrédité les partis politiques alors au pouvoir et le système des coalitions parlementaires représentées au gouvernement. En 2002, ce séisme avait ouvert la route du pouvoir à Erdogan. Malgré les critiques identiques sur sa gestion des catastrophes de février qui ont tué quelque 50.000 personnes et malgré les difficultés d’organisation du scrutin dans les dix provinces affectées par les séismes le dirigeant turc en a maintenu la date.
Entre 2013 et 2022, le PIB par tête a chuté de 12 600 dollars à 7 500 dollars, tandis que l’aggravation du déficit de la balance commerciale a atteint 110 milliards de dollars sur l’année. Si selon les chiffres officiels, l’inflation est évaluée à 84 % sur un an, l’Enag, un groupe d’économistes indépendants, l’évalue plutôt à 170 %. Malgré la crise économique, Erdogan a revalorisé salaires et pensions, augmentant le salaire minimum de 50 % et permettant des départs anticipés en retraite.
Membre de l’Otan, Ankara vend des drones à Kyiv et refuse de reconnaître les zones annexées par la Russie, tout en ménageant Moscou sur le plan diplomatique et en refusant de rejoindre le train des sanctions internationales. Cette « politique d’équilibre » revendiquée par Erdogan s’inscrit dans sa défiance de plus en plus ouverte vis-à-vis de l’Europe et des États-Unis, comme dans sa volonté, qu’il partage avec Moscou, de redessiner l’ordre international à son profit.
Alors qu’à l’approche des élections, les différents partis d’opposition multiplient les déclarations et les mises en scène hostiles aux réfugiés le gouvernement durcit sa politique à leur égard. Actuellement, environ 3,5 millions de réfugiés syriens sont installés en Turquie et empêchés de partir pour l’Europe. Or ils font face à un rejet croissant de la société turque et sont devenus un point central des manœuvres électorales. Soucieux d’apparaître auprès de son électorat comme capable de renvoyer les réfugiés à moyen terme, le président Erdogan s’est rapproché, il y a plusieurs mois, du régime de Damas et se dit même désormais favorable à une rencontre avec Bachar El-Assad.
Début mars, l’alliance de l’opposition a désigné Kemal Kiliçdaroglu pour affronter Erdogan à la présidentielle. Résolue à mettre en œuvre un « changement total », l’alliance des six partis d’opposition– dans un spectre allant de la gauche à la droite – veut, en cas de victoire le 14 mai, revenir à un système parlementaire, après le passage au système présidentiel dans lequel Erdogan concentre la totalité du pouvoir exécutif. Une enquête d’opinion de l’institut Aksoy le place à 55,6 % des voix, soit 11,2 points de plus qu’Erdogan en cas de duel au second tour.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
On est un peu surpris que les élections se tiennent à la date prévue, malgré l’importance du séisme de février dernier, ou craindre qu’elles ne soient irrégulières, à cause des millions de déplacés. Précisons que le séisme a eu lieu dans une région ou l’AKP (le parti présidentiel) est bien implanté et obtient ses meilleurs scores. C’est un milieu très conservateur, de petits ou moyens entrepreneurs, qui ont beaucoup bénéficié de la croissance économique. Erdogan fait donc le pari que son clientélisme politique tiendra le coup encore cette fois-ci. C’est aussi la région où il y a le maximum de réfugiés syriens : Gaziantep est la grande ville du Sud-Ouest de la Turquie, qui a connu une croissance très importante avec l’afflux de réfugiés. Ces derniers s’y sont plutôt bien intégrés car il n’y a pas de barrière de langue ou de culture.
Par ailleurs, l’opposition a réussi à présenter un candidat commun, pour la première fois depuis longtemps. Cela n’a pas été simple, et le spectre de la coalition est très large, puisqu’il va de la gauche à la droite. Trouver un programme commun n’ira donc pas de soi, et c’est une source d’inquiétude pour une partie des électeurs, qui craignent une instabilité politique. Il y a une usure du pouvoir d’Erdogan, un rejet de sa verticalité, et un rejet de la personnalité d’Erdogan. Mais sera-ce suffisant pour qu’il soit battu aux élections de mai prochain ? Rien n’est moins sûr, car l’actuel président a tout de même quelques armes en main : il contrôle les élections, mais aussi les médias. On étouffera toutes les affaires des entrepreneurs liés à Erdogan qui n’ont pas respecté les normes antisismiques de construction. Il reste aussi la politique internationale (sur laquelle Erdogan a fait campagne) : se poser en médiateur dans la guerre russo-ukrainienne, et maintenir des relations à peu près cordiales avec Poutine.
Antony Blinken est allé rencontrer le ministre turc des Affaires étrangères, ce qui a donné lieu a quelques déclarations intéressantes : la Turquie n’aurait pas vraiment besoin des missiles russes, les déclarations sur l’OTAN sont beaucoup plus calmes. Il semble que même si les Etats-Unis n’ont plus le pouvoir d’antan, ils restent tout de même capables de faire entendre raison à leur allié.
Nicolas Baverez :
Ces élections turques seront historiques, d’autant que 2023 marque les 100 ans de la fondation de la République par Mustafa Kemal. On est en droit de se demander si la Turquie va rester une République, ou définitivement se transformer sous la houlette d’Erdogan.
La situation du pays est très dégradée, et on a la vérité sur ce qu’est en réalité cet « homme fort », dont le projet était double, à la fois religieux et impérial. L’inflation réelle est autour de 190% par an, la balance commerciale est dégradée, la livre turque est effondrée, et de nombreux habitants ont basculé dans la grande pauvreté. Par ailleurs, la liberté d’expression est désormais quasiment supprimée, l’Etat-AKP a montré sa corruption et son inefficacité face au séisme du 6 février. Quant à la politique étrangère, elle est à la fois très agressive et totalement erratique. Agressive face à l’Arménie, mais aussi en Afrique, en Méditerranée, il y a les menaces contre la Grèce, le blocage de l’élargissement de l’OTAN à la Suède, bref la dérive de la Turquie est très inquiétante.
Ces élections seront donc cruciales, et on peut malheureusement craindre une fraude massive. A Istambul, qui était le cœur du pouvoir d’Erdogan, souvenons-nous qu’il a fallu voter trois fois pour qu’il accepte de reconnaître la défaite de l’AKP. On peut craindre qu’il en aille de même à l’échelle du pays.
Lionel Zinsou :
Essayons d’adopter un regard moins eurocentré sur la Turquie. Les pays émergents et en développement ne la perçoivent pas comme traversant une crise si violente. Si la baisse du revenu par tête est telle, c’est parce qu’on raisonne sur le PIB à taux de change courant, or la monnaie s’est effondrée. Donc en dollars, le revenu par tête a beaucoup diminué. Mais si vous raisonnez sur le PIB en parité de pouvoir d’achat, vous effacez une partie de l’effet de change, et la baisse est bien moindre. C’est une situation que connaissent plusieurs autres pays, comme l’Egypte par exemple.
D’autre part, la Turquie est regardée comme ayant réussi en Libye, par exemple. Elle est perçue comme un élément de stabilité face au maréchal Haftar, et contre l’Occident. Elle est très active dans les pays du Sahel, car elle a une conception « néo-ottomane », dont l’expansion ne doit pas se limiter aux bords de la Méditerranée. Et puis il y a un certain nombre de domaines où la Turquie est économiquement très forte. Certes la balance des paiements est très déficitaire, mais en attendant, on voit des entreprises turques partout : engrais, construction, ils sont très compétitifs.
Par ailleurs, ils sont perçus comme tenant un rôle d’équilibre, puisqu’ils fournissent de l’armement aux Ukrainiens, sans rompre tout à fait avec la Russie. C’était très perceptible à la conférence de Samarcande de septembre dernier, où Erdogan était assis à côté de Poutine, au moment même où les drones turcs étaient très efficaces contre l’armée russe. Cette capacité de « multi-alignement » est assez admirée dans les pays émergents. Le reste du monde ne perçoit donc pas la politique étrangère turque comme l’échec complet qu’y voit l’Occident.
Jean-Louis Bourlanges :
Je pense moi aussi que ce scrutin sera historique. Il y a cent ans, la Turquie a fait le choix de l‘Occident, et il faut le rappeler car Kemal n’était pas un tendre, plutôt un despote éclairé qu’un démocrate. C’est d’ailleurs au même moment que les Pahlavi faisaient le même choix en Iran, et quand on compare les réformes dans les deux pays dans les années 1920 et 1930, le parallélisme est assez saisissant. Pierre Chaunu disait du despotisme éclairé qu’il était un « phénomène périphérique retard », c’est à dire qu’il s’agissait d’une « Europe lointaine » qui faisait des efforts pour s’aligner sur le cœur développé, franco-anglais. C’est bien ce schéma qui avait été préparé par les Ottomans au XIXème siècle. Cela a donné un certain degré de fascisme, mais on a vu la marche forcée de Kemal vers une normalisation occidentale. Depuis, on est entré dans une situation totalement ambiguë, et malheureusement assez exemplaire. Il y a une opposition très forte, qui ne gagnera peut-être pas les élections mais qui est très enracinée dans le pays, et a conquis les grandes villes. Enfin, il y a une coalition de partis. Sur le plan économique, il y a tout de même un fond d’échec impressionnant de la part d’Erdogan. Le séisme a montré au grand jour la corruption du système, bref, en toute logique, l’opposition pourrait ou devrait gagner. Ce ne sera peut-être pas le cas, mais le moment est indéniablement décisif.
Si l’on examine cette opposition, on voit qu’elle est adossée à l’Occident, à la démocratie, aux choix historique de l’OTAN. Tandis que le régime actuel dérive vers le soutien à des pays autoritaires, et le mirage néo-ottoman conduit Erdogan à se rapprocher de certains pays du Moyen-Orient. L’opposition est donc très claire et très profonde. Je suis frappé par l’indétermination totale de l’Union européenne, et d’une façon générale du monde atlantique, vis-à-vis de la Turquie. Il y a une solidarité forte entre les Français et les Grecs pour résister à la Turquie, mais on voit bien qu’en Italie, en Espagne, en Allemagne, les choix ne sont pas les mêmes. Quant aux Etats-Unis, ils sont partagés entre le maintien nécessaire de la Turquie au sein de l’OTAN et la méfiance à l’égard de ce pays qui ne joue pas le jeu, qu’il s’agisse des transferts de technologie, du rapport à la Russie, etc. Nous verrons si ces élections clarifient les positions des uns et des autres, mais il est évident que la Turquie est aujourd’hui le miroir de toutes les contradictions du monde occidental.