COMMENT LA DETTE A DISPARU DU DÉBAT PUBLIC
Introduction
Philippe Meyer :
Selon les données de l’Insee publiées le 28 mars, la dette publique française a atteint 2.950 milliards d’euros fin 2022, soit 111,6 % du produit intérieur brut (PIB). Au rythme auquel l’État multiplie les dépenses, l’endettement des administrations publiques devrait franchir le seuil symbolique des 3.000 milliards dans le courant de l’année 2023. L’État n’a plus présenté un seul budget à l’équilibre depuis 1974 et le déficit public poursuit une ascension constante, avec une forte accélération à partir de la décennie 2000. Les administrations publiques françaises se sont endettées de 635 milliards sous Nicolas Sarkozy, un quinquennat marqué par la crise financière. La dette s’est ensuite creusée de 396 milliards avec François Hollande. La situation s’est détériorée de 700 milliards sous Emmanuel Macron, pour beaucoup en raison de la crise sanitaire du Covid-19. Un sondage de l’Ifop pour Acteurs publics, EY et l’Observatoire des politiques publiques révélait en novembre 2021 que 81 % des Français jugeaient le niveau d’endettement « inquiétant ». Pour autant, la maîtrise des dépenses publiques a totalement été éclipsée du débat politique lors de l’élection présidentielle qui s’est tenue au printemps 2022 et ne fait pas depuis l’objet de vifs débats.
Le gouvernement compte aujourd’hui accélérer le désendettement de l'économie française en ramenant le ratio de la dette rapportée au PIB de 111,6 % du PIB à la fin de 2022 à 108,3 % en 2027, en dopant l'activité et en créant plus d'emplois. Pour réduire la dépense, Bercy compte également sur l'extinction du bouclier tarifaire et la fin des chèques énergie pour les ménages. Enfin, la Première ministre Elisabeth Borne a envoyé une lettre de cadrage à chaque ministère qui devront réduire de 5% leurs dépenses sans toucher à la masse salariale.
Le 28 avril, Fitch, l’une des quatre principales agences chargées d’évaluer la solvabilité des États, a abaissé d’un cran la note de la France, à AA – avec perspective stable. En cause, non seulement la trajectoire de dette et de déficit du gouvernement, jugée sujette à caution, mais aussi « l’impasse politique et les mouvements sociaux (parfois violents) » que connaît le pays, a indiqué l’agence. Dans son avis, Fitch précise s’attendre à une amélioration « modeste » du ratio français de dette rapporté au PIB, en raison de « déficits relativement importants et de progrès modestes dans la consolidation budgétaire ». L’agence craint une croissance plus faible et des dépenses gonflées par l’inflation. Ce faisant, elle enfonce un coin dans le programme de stabilité, ce document présenté le 26 avril en conseil des ministres et qui doit être envoyé à Bruxelles, afin de détailler le chemin que la France compte suivre pour revenir aux 3 % de déficit public à l’horizon 2027. La décision d’une autre agence de notation, Standard & Poor's est attendue début juin. L'agence avait prévenu, fin 2022, que la France serait sanctionnée si la dette ne diminuait pas d'ici 2025. Pour démarrer cette conversation, Michaela Wiegel, qui vient d’un pays qui n’a rien à redouter de sa dette.
Kontildondit ?
Michaela Wiegel :
Je ne suis pas si sûre que l’Allemagne n’ait rien à redouter, puisqu’elle est désormais pieds et poings liés avec ses partenaires européens. C’est à partir de ce point de vue qu’il faut examiner la situation assez exceptionnelle de la France, qui semble penser qu’un endettement très fort et très long n’aura aucune conséquence. On se souvient qu’avant l’euro, un endettement excessif entraînait une dévaluation de la monnaie, ce qui était une façon s’assainir la situation. Mais ce moyen n’existe plus, et il em semble que cela joue un grand rôle dans le déni français de l’endettement.
Avec la pandémie, nous sommes entrés dans la phase du « quoi qu’il en coûte », et s’il y a un pays qui s’est senti comme un poisson dans l’eau avec cette maxime, c’est bien la France. Les timides alertes de Mme Merkel, ses rappels que le plan « Next Generation E.U. » était conjoncturel et pas conçu pour durer n’ont pas été vraiment prises en compte ; on préfère écouter ce qu’on a envie d’entendre. Les plans d’avenir ont plutôt consisté à se demander comment on allait pouvoir recommencer, comme avec une drogue dont on accepte l’addiction.
Assez récemment, le ministre des Finances a annoncé vouloir sortir du « quoi qu’il en coûte », tout en multipliant les dispositifs d’aide pour lutter contre l’inflation. Il s’agissait donc d’un double message. D’un côté un appel à l’assainissement financier, et de l’autre continuer comme avant. Je crois que c’est ce genre de confusion qui fait qu’on n’a pas parlé, ni pendant la campagne présidentielle, ni pendant le projet de réforme des retraites, des modes de financements futurs du système de retraite. Pour un observateur étranger, il est tout à fait frappant de constater que ni le gouvernement ni le président n’ont vraiment essayé de responsabiliser le pays en pointant la situation financière qui se fait de plus en plus ressentir, alors que la période de l‘argent facile (des taux d’intérêt très bas) est définitivement révolue. On a donc tous les ingrédients d’un cocktail toxique : la BCE et la Federal Réserve augmentent les taux pour lutter contre l’inflation, et en même temps l’endettement (qui pendant des années n’a quasiment rien coûté) se fait de plus en plus sentir. Au lieu d’avoir utilisé cette période d’argent facile pour couper et investir là où c’était nécessaire, on découvre aujourd’hui un Etat dopé au crédit. Même si les agences de notation n’ont plus le même poids qu’auparavant, l’alerte qu’a donnée Fitch en déclassant la France est un avertissement important. Le déni est tellement poussé qu’on n’ose même plus utiliser l’argument des finances publiques pour expliquer la réforme des retraites (qui par ailleurs est plutôt modeste en termes d’économies).
François Bujon de l’Estang :
Nous sommes habitués depuis très longtemps à vivre avec une dette importante, mais les chiffres deviennent vertigineux. 3.000 milliards d’euros est une somme colossale, et elle continue d’augmenter. Et dans la conjoncture actuelle, cela ne peut que s’aggraver. Les taux d’intérêt montent, donc rembourser devient plus cher, et la charge du service de la dette pour les finances publiques augmente dans des proportions absolument considérables. On passera de 42 Mds en 2022 à 70 Mds en 2027. Or 2027 c’est demain.
On peut évidemment expliquer cet endettement, lui trouver les meilleures raisons du monde : crise financière, pandémie … et tout cela est vrai. Il n’en reste pas moins que nous n’avons pas présenté un seul budget à l’équilibre depuis 1974, et que désormais, l’idée qu’on peut passer toute une vie à crédit semble aller de soi. Pourtant, les avertissements ne manquent pas. On a cité Fitch, qui est la première des agences à avoir dégradé la note française. Nous verrons le 2 juin ce que fera Standard & Poor’s. On peut penser ce que l’on veut des agences de notation, mais elles jouent un rôle important dans le prix que nous payons nos emprunts. Le risque de renchérissement est très élevé dans les jours qui viennent, et le poids international de la France s’en ressent durement. Dans la presse étrangère, nous avons l’image d’un pays qui vit une crise sociale prolongée, où le gouvernement est à bout de souffle, où le président souhaite réformer mais ne le peut pas puisqu’il n’a pas de majorité parlementaire. Dans l’évaluation que les financiers font de la France, il y a d’autres critères que le niveau d’endettement : le climat des affaires, la puissance politique du pays … Tout ces facteurs ont leur importance, et aujourd’hui aucun n’est favorable.
Mais le vrai phénomène, c’est que l’endettement semble n’intéresser personne. Dans le débat public, on parle de tout sauf de cela. On reconnaît qu’on est très endetté et que c’est très embêtant, et on passe aussitôt à autre chose, bref cela n’intéresse personne, pas plus dans l’opposition que dans la majorité, ni à droite, ni à gauche. Vous trouverez en outre toujours quelques personnes pour vous expliquer que tout cela n’est pas grave, car une partie de la dette va tout bonnement s’effacer puisqu’elle est détenue par la BCE, et que par conséquent elle ne compte pas. C’est sans doute un bon moyen de se rendormir, mais je ne suis personnellement pas sûr que cette tranquillité soit garantie.
En réalité, personne n’a envie d’assumer les conséquences qu’implique notre endettement. A savoir qu’il va falloir diminuer les dépenses et augmenter les recettes. Et diminuer les dépenses, cela signifie diminuer la dépense publique, et dans des proportions considérables, bien au-delà des 5% recommandés par Mme Borne. Les objectifs de Bercy consistent à ralentir la croissance de la dette ; il va falloir faire mieux que cela, réduire la dette elle-même serait bien plus sain, mais cela demanderait un effort d’une tout autre ampleur. Et augmenter les recettes, c’est augmenter les impôts. Or c’est le contraire du credo gouvernemental, et aussi celui du bon sens, puisque la France détient l’un des taux de prélèvements obligatoires les plus élevés au monde.
Le problème est donc absolument majeur, et on n’entend aucune personnalité politique annoncer les moindres linéaments d’un plan plan pour le résoudre.
Philippe Meyer :
Rappelons peut-être que « réduire les dépenses publiques » ne consiste pas seulement à en réduire le montant. On peut aussi faire en sorte d’en accroître l’efficacité, accomplir davantage avec chaque euro dépensé. Autre sujet à propos duquel on entend peu de partisans de la réduction de la dette.
Nicole Gnesotto :
Même si je suis d’accord avec ce que vous avez dit, j’aimerais cependant nuancer un peu la noirceur que vous faites du portrait français. Quand on regarde l’image de la dette dans le monde, on s’aperçoit que c’est l’ensemble de la dette mondiale qui s’accroît de façon rapide. Les dettes de tous les pays ont augmenté en 2022 de 7,6% en moyenne. Le total de la dette mondiale s’élève à 66.000 Mds de dollars, dont la moitié pour les seuls Etats-Unis. Rien de rassurant là-dedans certes, mais peut-être une consolation : la France ne se singularise pas comme la seule mauvaise élève de l’économie mondiale.
Certes, on ne fait pas comme il faudrait faire, mais nous ne sommes pas les seuls. Les Américains sont endettés à 120% de leur PIB (davantage que nous, donc) et la dette y devient un vrai sujet de politique intérieure puisque le Congrès négocie durement pour interdire l’augmentation du plafond de la dette. C’est un élément que nous n’avons pas en France, mais peut-être que ce contrôle institutionnel du Parlement sur le plafond de la dette nous serait utile. Il permettrait au moins de ne pas pouvoir ignorer la question.
Pour ce qui est de l’Europe, le taux d’endettement moyen est de 87%, donc bien au-delà des 60% permis par le pacte de stabilité, et nous ne sommes pas le pire État là non plus. Cinq pays sont au dessus des 110% d’endettement : la Grèce, l’Italie, le Portugal, l’Espagne et la France en 5ème position. Nous faisons indéniablement partie des moins bons élèves, mais nous ne sommes pas le pire.
Il n’y a pas en France de débat public à propos de la dette, et c’est incontestablement très étonnant. Sans doute le président de la République a-t-il une responsabilité dans cette affaire, car parler de la dette oblige à évoquer les choses qui fâchent : augmentation des impôts, plans de rigueur, etc. Nous avons en revanche un débat d’experts, et je le trouve plutôt intéressant.
Grosso modo, on peut distinguer trois clans d’économistes à propos de la dette française. D’abord, ceux comme Matthieu Pigasse ou Dominique Strauss-Kahn qui disent que ce n’est pas grave parce qu’il suffit d’annuler les dettes détenues en monnaie européenne (et effectivement, 50% de la dette française est détenue en euros). C’est plutôt l’analyse de la gauche. Notons que depuis 1974, les deux présidents de gauche n’ont rien fait pour diminuer la dette de l’Etat. On argue que depuis 1789, la France a toujours honoré ses dettes et qu’elle continuera, qu’elle n’est pas un pays en voie de développement et qu’on peut se permettre d’aller encore un peu plus loin.
Deuxième clan d’économistes : ceux qui, comme Michaela ou François, disent que la situation est catastrophique et qu’elle ne peut plus continuer ainsi. D’autant que la conjoncture économique est particulièrement difficile (le taux de croissance de l’an prochain est prévu à peine à 0,8% dans l’UE, Bercy parle d’1%, mais il est probable qu’on ne les atteindra pas), et les taux d’intérêt grimpent. Ce sont plutôt les économistes de droite. Mais depuis 1974, les présidents de droite qui se sont succédés n’ont rien fait non plus pour réduire la dette.
Troisième et dernier clan, qui est très minoritaire mais que je trouve très intéressant : les économistes qui disent qu’il faut sortir de cette question de la dette, car elle est le mode de financement de l’économie du passé, c’est à dire fondée sur l’augmentation de la consommation par l’augmentation de la croissance. Or si l’on est sérieux à propos des enjeux écologiques, de la transition vers une économie moins carbonée et moins productiviste, il faudrait diviser la dette en deux parties. D’une part des dettes d’investissement sur le futur décarboné, en particulier l’éducation et les technologies de l’environnement, et d’autre part réduire drastiquement les dettes courantes « de confort », celles qui servent à parer au plus pressé pour engranger des bénéfices électoraux.
Si je trouve que ce débat français d’experts intéressant, c’est parce qu’il nous confronte à une question majeure : vers quel type d’économie souhaitons-nous aller ?
Béatrice Giblin :
Il est évident que le « quoi qu’il en coûte » a joué un rôle majeur dans l’opinion publique française, il s’est agi d’une sorte de révélateur. On est passé du comptage « à l’euro près » à « l’argent magique » (dont on nous avait pourtant assuré qu’il n’existait pas). Cet argent a coulé à flot, certains en ont peut-être même profité plus que de raison. C’était en fait une réaction à ce qui s’était passé en 2008. Lors de la crise financière, on avait fortement serré la vis, et la question du chômage est devenue cruciale pendant dix ans (elle fut un boulet pour le quinquennat de François Hollande). Or la question du chômage, comme celle de la dette, a à peu près disparu du débat public elle aussi.
A partir du moment où cet « argent magique » s’est mis à couler, on a commencé à entendre des réactions, par exemple dans les hôpitaux : « avant, on réclamait des choses qu’on ne nous accordait jamais, et voilà que tout d’un coup on obtient ce qu’on demande ». C’était aussi inattendu que grisant. Mais il manquait encore énormément de choses (les professeurs n’avaient pas été augmenté depuis presque 20 ans, la justice, la police et l’armée étaient dans des situations très difficiles), il n’était donc pas question d’austérité dans ces secteurs. Le seul poste en baisse est celui des allocations chômage, car le nombre de chômeurs a baissé, mais il est très loin de compenser le reste.
Sur cette lancée, tout le monde s’est mis à demander quelque chose, et jamais à moins d’un milliard … Dans ces conditions, la prise de conscience de la gravité de la situation est très difficile.
Ensuite, il y a le débat des économistes qu’a résumé Nicole : les alarmistes contre ceux qui disent que tout cela est bien moins grave qu’il n’y paraît. S’il a lieu entre économistes, c’est parce qu’il est complexe et très technique. Il correspond aussi à des cultures, ce n’est pas pour rien si l’Allemagne est dans une situation très différente. L’Allemagne, à la différence de la France, n’a pas toujours payé sa dette, puisqu’elle a été considérablement aidée après la seconde guerre mondiale. Il est évident que ce traumatisme a créé une certaine mentalité nationale par rapport à la dette. Pour autant, on ne va pas se mettre à regretter de ne pas avoir eu l’Histoire de l‘Allemagne …
Je crois moi aussi qu’on ne peut pas traiter cette question de la dette en ne considérant que la perspective française. De très nombreux autres pays sont extrêmement endettés et ne vont pas pouvoir rembourser, le problème de la dette est global, et il est géopolitique. En échange de prêts, la Chine met la main sur un certain nombre de richesses (qu’il s’agisse de ressources ou d’infrastructures). Des dépendances vont donc se créer, dont les conséquences seront autrement plus importantes que le montant du plafond d’une dette nationale …
Michaela Wiegel :
Je n’ai pas dit que la France était la pire élève de l’UE, ni parlé de catastrophe. Je voulais pointer un impensé : l’Euro. La France peut s’honorer de son histoire de remboursement de dette, mais n’oublions pas qu’avec l’Euro, la donne a désormais changé. Aucun endettement n’est purement national, il met désormais en jeu toute la zone euro, on l’a très bien vu avec le cas extrême de la Grèce. On est souvent très critique à l’égard de l’UE, pour ma part je suis très frappée de voir que la majorité des pays de la zone euro ont révisé leur position à propos de l’endettement. Désormais, on est orienté vers une gestion plus flexible. Aujourd’hui personne, pas même les libéraux allemands les plus rigides, ne songe à revenir au pacte de stabilité « ancienne version » (avant la pandémie) et tout le monde réfléchit à des mécanismes d’aides et de flexibilité, de façon à ce que cet endettement soit un endettement « positif », tourné vers l’investissement et l’avenir.
D’ailleurs, tous les plans de la Commission européenne sur la lutte contre le dérèglement climatique ou sur l’économie digitale sont déjà une prise en compte de ce changement de paradigme. Ceci étant dit, il est tout de même remarquable qu’un pays qui se veut leader de l’UE ait un tel déni face à son propre endettement. C’est pourquoi je ne trouve pas la comparaison avec les Etats-Unis si pertinente. D’abord, la dette américaine elle est détenue en dollars, et puis les Etats-Unis sont un seul Etat, avec un gouvernement fédéral. Il ne s’agit pas de cela en zone euro, c’est pourquoi je trouve que la France ne peut pas décider pour le reste de la zone.
Nicole Gnesotto :
Je suis entièrement d’accord, je rappellerai simplement qu’à cause de la Covid, la Commission européenne avait décidé de suspendre le pacte de stabilité jusqu’en décembre 2021, et que cette suspension a été prolongée après l’invasion de l‘Ukraine en février 2022. On ne peut donc pas dire que la France joue aujourd’hui contre a zone euro, car il n’y a plus de règle commune, et la solidarité qu’apportait ce pacte de stabilité est pour le moment mise entre parenthèses. Il va bien falloir qu’on renégocie autre chose à un moment donné, mais ce ne sera pas du tout sur les mêmes thèmes d’austérité que ceux de Maastricht. A ce moment là, la France devra comme les autres négocier un taux acceptable, mais d’ici là, on ne transgresse pas de règle, puisqu’il n’y a pas de règle.
Philippe Meyer :
A propos de la dépense publique, la contrôleuse générale des prisons vient de publier une note disant à quel point les conditions de vie dans les prisons se sont dégradées. Pour expliquer cela, on peut, comme l’avait fait le président Giscard, rappeler que la prison n’est que la privation de liberté et rien d’autre, mais cela risque d’être peu efficace. Dans un contexte général où les questions de sécurité sont sans cesse agitées par les représentants des partis politiques, on ferait peut-être mieux de dire que le fait de donner aux prisons le niveau de décence qui leur manque (je ne parle même pas de confort) n’est pas seulement une dépense de fonctionnement, mais qu’il s’agit aussi d’une dépense d’investissement. Car les conditions de détention indignes produisent à la fois la récidive mais aussi un terrain favorable à la radicalisation. Répondre à cette alarme de la contrôleuse générale des prisons pourrait donc être politiquement profitable, même à ceux qui se moquent des conditions de décence et ne se préoccupent que des questions de sécurité.
TENSIONS FRANCO-ITALIENNES ET NOUVEAU PACTE ASILE ET MIGRATION DE LA COMMISSION EUROPÉENNE
Introduction
Philippe Meyer :
Le ministre français de l'Intérieur Gérald Darmanin a estimé, le 4 mai, que la Première ministre italienne d'extrême droite Giorgia Meloni était « incapable de régler les problèmes migratoires sur lesquels elle a été élue ». Des propos qui ont suscité une nouvelle poussée de fièvre sur ce sujet qui empoisonne les relations diplomatiques entre les deux alliés, et provoqué l'annulation le même jour de la première visite à Paris du ministre italien des Affaires étrangères, Antonio Tajani. Celui-ci, jugeant ces propos « irresponsables », a exigé des excuses. Lors du conseil européen de mars Emmanuel Macron avait pourtant déclaré que les deux pays devaient agir ensemble par rapport à la nouvelle pression migratoire que subissaient l'Italie et l'Union Européenne. Une visite de Giorgia Meloni à l'Elysée était même envisagée pour la fin du mois de juin.
En novembre, les deux pays avaient connu de fortes tensions lorsque le gouvernement Meloni, à peine au pouvoir, avait refusé de laisser accoster un navire humanitaire « Ocean Viking » de l'ONG SOS Méditerranée qui avait fini par être accueilli par la France à Toulon avec plus de 200 migrants à bord. L'épisode avait suscité la colère de Paris qui avait convoqué une réunion européenne pour que ce scénario inédit ne se reproduise pas. Selon le ministère italien de l'Intérieur, plus de 42.000 personnes sont arrivées par la Méditerranée en Italie cette année contre environ 11.000 sur la même période en 2022. Près de la moitié d'entre eux proviennent de pays francophones (Côte d'Ivoire, Guinée, Tunisie, Cameroun, Burkina Faso, Mali), selon le directeur général de l'Office français de l'immigration et de l’intégration, Didier Leschi. Les Européens sont d’accord sur le fait que les règles actuelles, datant de 2013 - le fameux « Règlement Dublin » - ne fonctionnent pas. La gestion des frontières extérieures, engorgée, repose sur une poignée de pays, les procédures d'asile ont des dizaines de milliers de dossiers en retard et il y a très peu de retours. Il y a deux ans, la Commission européenne avait présenté un « Pacte sur la migration et l'Asile », proposant notamment un plan de répartition entre les États membres proportionnellement à leur taille et leur économie, mais l'UE peine toujours à s'entendre pour l'adopter. Avec pour mot d'ordre : « l'équilibre entre solidarité et responsabilité », ce pacte asile et migration, que les Vingt-Sept veulent voir aboutir au plus tard début 2024, avant les européennes, pourrait aller de l'avant dans les prochaines semaines. Les eurodéputés ont, en effet, formellement donné leur feu vert le 20 avril au début des négociations avec les États membres. Et ce, avant même qu'un accord n’ait été trouvé sur tous les textes au Conseil. Pour l'heure, ce sont toujours les pays qui sont situés au sud de l'Europe qui doivent accueillir les embarcations de migrants et enregistrer les demandes d'asile de ces derniers.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
La question de l’immigration et des réfugiés est un peu le côté obscur de la solidarité européenne, c’est la limite absolue de ce que les Européens acceptent de faire les uns pour les autres. Il s’agit pourtant d’un défi commun, et d’un défi d’avenir, or on n’arrive absolument pas à trouver une politique commune.
Tout le monde a en tête 2015, quand un million de réfugiés syriens sont arrivés très vite, en quelques mois à peine. Et cela a laissé des traumatismes très forts dans chacun des pays européens, en particulier ceux (dont la France fait partie) qui ont refusé de réformer le régime de Dublin, qui donne la responsabilité de l’examen de la demande d’asile au premier pays de l’Union où le migrant arrive. C’est donc la Grèce et l’Italie qui s’étaient retrouvées en première ligne, avec Chypre et Malte. On se souvient également de l‘attitude extrêmement généreuse de Mme Merkel, qui avait accueilli cet afflux de réfugiés, et qui l’a par la suite payé politiquement, puisque l’AFD (parti d’extrême-droite) a enregistré un essor spectaculaire dès l’année suivante, aux élections législatives. Enfin, personne n’a oublié non plus le refus inflexible des Etats à accepter la relocalisation de ces réfugiés, qui était pourtant la seule politique cohérente possible.
Tout cela a laissé divers traumatismes, et plus particulièrement entre Français et Italiens. La question des réfugiés est explosive, et ce n’est pas la première fois qu’un problème de ce type surgit. Dès 2011, au début des printemps arabes, quand il y a eu des grandes vagues de réfugiés venus de Tunisie, il y avait eu une crise très forte entre MM. Sarkozy et Berlusconi.
Quelles sont les raisons de la crise d’aujourd’hui ? Premièrement, et même si la France a changé d’avis à ce sujet, l’Italie se souvient que la France a refusé de changer le régime de Dublin, et lui a laissé la charge de 80% des réfugiés qui viennent par la Méditerranée. Deuxièmement, il y a un problème de « vases communiquants » : quand l’Italie a trop de pression, elle « ouvre les vannes » (accorde des laissez-passer peut-être contestables) et la France proteste. Aujourd’hui la situation empire, car le nombre de migrants augmente sensiblement, et ils sont plutôt francophones (beaucoup viennent de Guinée ou de Côte d’Ivoire). Troisièmement, il y a un mépris traditionnel de la France pour l’Italie. Celui-ci a des raisons historiques, mais l’idée française selon laquelle la France est supérieure et l’Italie le lieu du n’importe quoi a la vie dure. On l’a retrouvée dans les propos de M. Darmanin, mais il n’est pas le seul, il y a toujours eu cette attitude condescendante. Enfin il y a une raison de politique intérieure : Mme Meloni ne s’en sort pas trop mal à Bruxelles, elle s’est révélée beaucoup plus conciliante que ce qu’on craignait à la lecture de son programme électoral, elle est devenue pro-UE, pro-OTAN et pro-Ukraine. Dans la crise d’aujourd’hui, il y a peut-être une tactique politique de M. Darmanin : décrédibiliser l’option Meloni, c’est décrédibiliser la future option Le Pen. Si on parvient à montrer que Mme Meloni ne « règle » pas la question migratoire comme elle avait dit qu’elle le ferait, on sape les chances de Mme Le Pen.
François Bujon de l’Estang :
Il est vrai que dans la classe politique française, quand on entend « Giorgia Meloni », on a tendance à traduire par « Marine Le Pen ». Alors qu’en réalité les deux modèles sont différents, ainsi que les personnalités.
Il y a incontestablement une forte hausse de la pression migratoire venue de Méditerranée, avec 42.000 arrivées en Italie entre le 1er janvier et la fin du mois d’avril. C’est tout à fait considérable et il est extraordinaire de penser que la moitié est francophone. Vous avez cité la Côte d’Ivoire, mais il y a également le Mali, le Burkina Faso, le Tchad, et désormais la Tunisie. Face à ce problème, il est tout à fait compréhensible que l’Italie veuille de l’aide de la part de la France. Or on n’y arrive pas, les chamailleries continuent, il y a le problème du passage Menton-Vintimile par les Alpes, qui est extrêmement difficile à régler, il est tout à fait comparable à celui que nous avons avec les Britanniques à Calais.
Et puis, il y a ce mépris envers l’Italie que Nicole a évoqué. A ma connaissance, la diplomatie française ne rate jamais une occasion d’humilier l’Italie, ou du moins de la traiter « par dessus la jambe » dès qu’elle en a l’occasion. Une anecdote personnelle à ce sujet. En 1969, je travaillais à l’Elysée auprès du général de Gaulle. Dans un de ses livres, « Secrets d’Etat », Raymond Tournoux avait dit que le général avait parlé de l‘Italie en ces termes : « c’est un pauvre pays sous un pauvre régime ». Je me souviens que le secrétaire général de l’Elysée, Etienne Burin des Roziers, qui devait recevoir l’ambassadeur d’Italie, avait eu toutes les peines du monde à lui expliquer que le général n’avait pas pu dire une chose pareille. M. Burin des Roziers va raconter cela au général, qui lui rétorque : « mais naturellement que j’ai dit ça ! Qu’est-ce qu’on peut dire d’autre sur un pays pareil ? ». Cette anecdote est révélatrice : l’exemple vient de haut. Sous M. Giscard, on était passé du G5 au G7, et on ne savait pas comment inclure l’Italie qui trépignait. Il a fallu aller chercher le Canada pour avoir une espèce d’alibi, mais ç’avait été une affreuse bataille. Une parmi beaucoup d’autres : il y a peu, on avait ainsi « oublié » d’inviter l’Italie à une réunion sur la Libye. Et quand M. Zelensky est venu à Paris avant de se rendre à Bruxelles avec MM. Macron et Scholz, Mme Meloni, qui avait réservé sa première visite à l’étranger pour Paris, attendait près du téléphone une invitation … Cela aurait eu une certaine allure que ces trois pays reçoivent M. Zelensky ensemble. Dans beaucoup d’autres affaires, y compris industrielles, on a le génie d’humilier les Italiens, comme avec la refonte des chantiers de l’Atlantique il n’y a pas si longtemps. C’est profondément ancré dans la culture diplomatique française, et c’est tout à fait déplorable.
Béatrice Giblin :
La question de l‘immigration est impossible à « régler ». Les pays à faible croissance démographique en ont impérativement besoin, et dans les déclarations de Mme Merkel de 2015, il n’y avait pas uniquement de la générosité, mais aussi l’idée qu’on allait récupérer une main d’œuvre (souvent déjà formée dans le cas des réfugiés syriens). Et puis il y a le ressenti d’une partie de l’opinion publique des pays européens, celui d’une invasion, et d’une menace. L’idée du « grand remplacement » est fausse, cela a été démontré irréfutablement à de nombreuses reprises, et pourtant elle est crue par un nombre de gens toujours plus grand.
Il suffit de voir la politique actuelle des pays scandinaves, qui furent des pays d’accueil à partir de la fin des années 1990, en particulier pour les Palestiniens et les pays du Moyen-Orient. Aujourd’hui, leur attitude est très ferme, même dans le cas du régime socio-démocrate danois. Même l’Allemagne d’aujourd’hui est confrontée à ce retournement d’opinion. Par exemple en Mecklembourg-Poméranie, Land travaillé par l’extrême-droite depuis les débuts de la réunification, la réaction à l’arrivée de réfugiés est aujourd’hui très hostile. Cela s’explique par les difficultés économiques, mais aussi parce que de petits villages de 500 habitants doivent soudain héberger 400 réfugiés. Le problème est donc redoutablement difficile, et ne peut espérer être traité efficacement qu’à l’échelle de toute l’Union européenne. Or on n’y arrive pas, car c’est un problème pour lequel l’identité nationale joue à plein dans les différents Etats. Et puis le rapport à l’étranger ne sera pas le même dans un pays de 3 millions d’habitants que dans un pays de 65 millions.
Au mois d’avril, le Parlement européen a voté, dans le cadre du budget de l’UE 2024, la possibilité de financer « les aides aux frontières ». On n’a pas écrit noir sur blanc qu’on allait construire des murs, mais c’est ce que tout le monde a compris. C’est la politique de M. Loukachenko qui est en grande partie responsable de cela, puisque le président biélorusse s’est arrangé pour que de très nombreux migrants passent en Pologne, les faisant même venir de Syrie par avion pour les déposer en autobus à la frontière polonaise. C’est ce qui a conduit la Pologne à construire des fossés, des barbelés, etc. Et la Finlande est en train de faire de même avec sa frontière russe. Suite à l’invasion de l‘Ukraine, la situation géopolitique a changé et contraint un certain nombre d’Etats à se défendre, ce qui change profondément le rapport à la frontière. En Hongrie, M. Orbán est d’une hypocrisie totale : il clame qu’il ne veut pas d’immigrés, or il y en a en Hongrie même s’ils sont bien davantage d’origine asiatique (du Vietnam notamment) qu’africaine. Et il y en a parce que le pays en a besoin : effondrement démographique, exil de la jeunesse hongroise. La Hongrie ne peut pas se permettre de ne pas accueillir d’immigrés, mais il ne faut surtout pas le dire. Une fois encore, c’est une situation géopolitique sur le terrain qui oblige l’Europe à changer. La poussée migratoire s’était calmée pendant la pandémie, mais elle reprend aujourd’hui de plus belle, et va nous contraindre à regarder les choses en face. Et peut-être à une répartition équilibrée dans l’Union européenne, voire à une solidarité entre Etats membres ?
Michaela Wiegel :
Je me souviens des débats en Allemagne, au moment où la France avait signé ce traité d’amitié avec l’Italie (le traité du Quirinal), où l’on promettait de rompre avec cette funeste tradition de la condescendance française. Je trouve que la crise récente a montré à quel point les traités ne sont plus un facteur d’apaisement. S’agissant du cas précis de M. Darmanin, il y avait en fond un accord franco-allemand assez surprenant, à propos des projets de la Commission européenne, visant à enfin trouver un accord sur le « paquet » asile et migration. L’Allemagne, même avec un gouvernement de gauche au pouvoir, est en train de changer, et s’inspire beaucoup du Danemark : on essaie une sorte de « en même temps » : d’un côté on aura indéniablement besoin d’un apport de main-d’oeuvre qualifiée, et de l’autre on entend renforcer la protection des frontières extérieures de l’UE. Sur ce point précis, un pays comme l’Italie est tout à fait crucial. Or Giorgia Meloni a déjà très bien expliqué à MM. Macron et Scholz qu’elle n’entend pas résoudre les problèmes de l’Allemagne et de la France, c’est l’Italie qui lui importera avant tout. Le projet d’établir des centres de rétention sur le sol italien plaît beaucoup à Paris et Berlin. Si les propos de M. Darmanin étaient si agressifs, c’est parce qu’il avait rencontré la veille la ministre de l’Intérieur allemande et conclu cet accord. Ceci dit, j’ai aussi constaté que le Quai d’Orsay avait fait son possible pour aussitôt apaiser la situation. Je ne serais donc pas étonnée si lors du prochain sommet européen, les dirigeants des deux pays ne discutent plus tranquillement, autour d’un verre. L’Italie reste un pays clef, et il va bien falloir se mettre d’accord.
Nicole Gnesotto :
On peut aujourd’hui tout à fait imaginer que le programme de Mme Le Pen comporte la proposition de construire un mur entre la France et l’Italie, puisque c’est le droit que vient d’accorder le Parlement européen aux Etats (et avec des financements européens, de surcroît).
A propos du pacte asile et immigration, rappelons que la Commission l’avait présenté en 2020, et qu’il n’a toujours pas été réellement discuté par les Etats membres, alors que nous allons voter l‘année prochaine. Tout cela n’est donc peut-être pas traité très sérieusement … Il y a cependant deux leçons tirées de la crise migratoire de 2015. D’abord, en cas de pression, la Commission propose des relocalisations , mais les Etats membres pourront dire comment ils expriment leur solidarité, il ne s’agit pas seulement d’accueillir des migrants, cela peut consister à payer, à financer le retour, etc. Ensuite, le régime de Dublin demeure, mais on en élargit les critères. Ce n’est pas simplement le premier pays d’accueil qui doit traiter les demandes d’asile, c’est aussi le pays avec lequel le réfugié a des liens familiaux. Cela prouve que la Commission a compris qu’il fallait trouver des arrangements entre Etats membres. La balle est donc désormais vraiment entre la France, l’Allemagne et l’Italie.