Thématique : la mer, avec Cyrille Coutansais / n°298 / 21 mai 2023

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LA MER

Introduction

Philippe Meyer :
Cyrille Coutansais, vous êtes directeur de recherche au Centre d’Etudes Stratégiques de la Marine (CESM), rédacteur en chef de la revue Etudes Marines et enseignant à Sciences Po en économie maritime. Vous avez récemment publié l’Empire des Mers aux Editions CNRS, ouvrage dans lequel vous retracez l’histoire maritime de la France depuis le 12ème siècle. Vous y peignez une relation complexe et contrariée, marquée par le sous-investissement maritime de la France qui l’empêche d’embrasser le destin que lui promettait sa large façade maritime, ouverte sur trois mers et un océan. Vous analysez également la transformation contemporaine des enjeux de la maîtrise des mers, qui placent selon vous notre pays à un nouveau carrefour de son destin maritime.
Le premier enjeu est celui de la défense, dans le contexte d’un réarmement naval particulièrement frappant dans la région Asie Pacifique et la Méditerranée depuis les années 2000. Au cours des 20 dernières années, les marines de la région Indopacifique ont augmenté de 140 %, dans le sillage de la montée en puissance spectaculaire de la marine chinoise. Ces évolutions traduisent le remodèlement des équilibres géopolitiques, la marine chinoise étant désormais comparable à celle des Etats Unis tant en termes de quantité que dans le développement de nouvelles armes comme les drones, les missiles hypervéloces ou les armes lasers. En France, la discussion de la Loi de Programmation Militaire traduit une volonté de réaffirmer l’appartenance de notre pays au club restreint des grandes puissances navales, 10 pays (dont la France) totalisant à ce jour 84% des forces navales mondiales. Au-delà des défis de la puissance, la marine est un acteur clé dans le maintien de la sécurité aux frontières maritimes, notamment en matière de flux migratoires et commerciaux.
La maîtrise des mers est également un levier fondamental de la puissance économique. Les routes maritimes concentrent 90% du commerce mondial de marchandise (en volume) et le secteur de la pêche, pilier de la sécurité alimentaire, est un vecteur central d’emploi local et non délocalisable. Les pêcheurs français ont récemment manifesté leur colère contre le plan de protection de la biodiversité marine de la Commission européenne, qui interdit le chalutage de fond dans les aires marines protégées et qui se serait traduit, selon les représentants du secteur, par la destruction d’un tiers de la flotte française. Au grand dam des militants du climat, ils ont réussi à faire plier Bruxelles qui s’est engagé à ne pas imposer cette interdiction avant 2030.
La protection de l’environnement occupe pourtant une place de plus en plus centrale dans la gestion des ressources marines. L’Océan absorbe le quart du CO2 émis par les activités humaines et joue un rôle majeur dans l’atténuation du changement climatique. Les fonds marins sont le refuge d’une biodiversité riche, menacée par la pollution des eaux et les pratiques prédatrices de pêche. Le traité sur la Haute-Mer, adopté le 4 mars dernier au siège des Nations unies, se veut le reflet de ces préoccupations. Fréquemment décrit comme une étape « historique » dans la protection des océans, il instaure pour la première fois des aires marines protégées dans les eaux internationales, qui ne relèvent pas des juridictions nationales. Il devrait ainsi permettre de respecter l’objectif « 30 pour 30 » de la COP 15, qui vise à protéger au moins 30% des océans de la planète d’ici à 2030.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
L’amiral Raleigh disait que « qui tient la mer tient la terre » et nous assistons aujourd’hui à une spectaculaire poussée maritime des empires autoritaires : La Russie en Mer Noire, en Baltique, en Méditerranée, la Chine en Mer de Chine du Sud et sur toutes les mers du globe, la Turquie avec le projet de « patrie bleue », avec une grande agressivité, y compris dans les eaux grecques et chypriotes. La mer n’est-elle pas le principal espace où se jouera la confrontation entre démocraties et empires autoritaires ?

Cyrille Coutansais :
Le principal, je ne sais pas, mais ce sera indubitablement l’un des espaces où se jouera cette conflictualité. On pense par exemple à Taïwan : si conflit il y a entre la Chine et les Etats-Unis, il aura lieu en mer. Il faut garder à l’esprit que ce mouvement global de réarmement naval, présent dans presque tous les pays du monde à l’exception de l’Union Européenne, s’explique par deux volets.
D’abord un volet économique. Avec la convention de Montego Bay, la plupart des Etats côtiers ont eu accès à des espaces maritimes gigantesques, et donc à des ressources économiques (pétrole, gaz, pêche, etc.) dont il faut assurer la protection. Il faut également protéger les flux : les routes maritimes doivent être sécurisées elles aussi. C’est ce que faisait la Chine de Deng Xiaoping. Après quoi il y a eu une deuxième étape : on utilise ses forces maritimes non plus dans un esprit de protection mais de conquête, de projection de puissance.

Lionel Zinsou :
Je suis très frappé par ce mouvement de réarmement que vous avez mentionné. En Afrique c’est très visible : Afrique du Sud, Nigéria … Du point de vue économique, qu’est-ce qui sera essentiel ? Les économistes ont tendance à penser que de nouvelles classes d’actifs vont « surgir » de la mer ces prochaines années, des ressources qui n’étaient pas monétisables auparavant, mais le seront avec le développement de nouvelles technologies. Ces classes d’actifs sont pour la plupart liées au changement climatique ; le plancton est par exemple un puits de carbone. Ces actifs nouveaux vont-ils redessiner l’économie mondiale, ou bien le point majeur continuera-t-il à être sur les eaux, avec le développement des flux ? L’avenir des mers se jouera-t-il davantage en profondeur ou à la surface ?

Cyrille Coutansais :
Les deux vont être très importants, il y a là aussi plusieurs volets. La mondialisation repose en effet sur deux piliers maritimes. D’abord le transport maritime, puisque 80% du volume des échanges commerciaux mondiaux passe par la mer : le vrac, les denrées alimentaires, les hydrocarbures. On pense à ces fameux porte-conteneurs, sans lesquels il n’y aurait pas eu de mondialisation. Le second pilier, qu’on oublie parfois, c’est internet, qui connecte les pays entre eux, permet de passer des commandes d’un pays à l’autre. Or internet repose aussi sur les océans, à cause des câbles de fibre optique sous-marins, qui assurent 90% des échanges numériques intercontinentaux. Il faut bien garder en tête que s’il n’y avait eu que le porte-conteneurs (le premier a navigué en 1956), la Chine ne serait pas devenue l’usine du monde, car la première zone économique spéciale de Shenzhen voit le jour en 1979, mais la mondialisation n’explose que dans les années 1990, décennie marquée par la pose de ces câbles sous-marins. C’est là qu’apparaît Internet, et c’est suite à cela qu’il devient possible de passer des commandes en Chine de façon instantanée et régulière.
Mais à côté de ce secteur « historique », d’autres ne cessent de se déployer. Il y a la pêche, que vous avez évoquée en introduction. De ce point de vue, la France est un pays très atypique, puisque l’essentiel de nos ressources halieutiques passe par la pêche, alors que dans la plupart des autres pays du monde, le poisson consommé est un poisson d’élevage. Pour plusieurs raisons sur lesquelles il serait trop long de s’étendre ici, l’aquaculture est très chétive en France, ce qui est paradoxal puisque c’est en France qu’elle a été inventée, sous Napoléon III. Depuis, le secteur est en déshérence. C’est ce qui explique que la France, à la tête du premier espace maritime mondial, est déficitaire sur les produits de la mer de 4 milliards d’euros par an.
Dans les autres actifs économiques, certains sont en plein essor, comme les énergies marines renouvelables (éoliennes en mer). Là aussi, on commence à les voir en France, mais gardons en tête que le premier champ d’éoliennes off-shore a vu le jour au Danemark en 1991. Là aussi, nous nous y sommes mis très tard.
Autre classe d’actifs de l’avenir : l’exploitation de la faune et de la flore marine pour l’industrie pharmaceutique et cosmétique. On est en effet à la veille d’une exploitation des océans qui sera tout à fait majeure.

Philippe Meyer :
Vous avez mentionné le retard de la France dans tel ou tel secteur, et c’est aussi ce qui est frappant quand on lit votre livre. Pourriez-vous revenir sur l’Histoire de ce rendez-vous un peu raté entre la France et ses mers ?

Cyrille Coutansais :
Il y a une anecdote que j’aime rappeler : quand Christophe Colomb cherche à financer ses trois bateaux, il fait le tour des cours européennes. En France, on est sous Charles VIII, pendant la régence d’Anne de Beaujeu. Le pays est en paix, et il est riche. Bartolomeo Colomb, le frère de Christophe, vient à la cour d’Anne de Beaujeu, où il est écouté par les grands seigneurs. L’investissement qui est demandé n’est pas considérable, mais Anne de Beaujeu répond que son projet n’est pas sérieux. C’est un peu symptomatique de l’histoire maritime française.
Nous avons des acteurs très dynamiques sur les littoraux : des négociants extraordinaires, comme Jean Ango, rouennais, qui sous François Ier et Henri II envoya des bateaux au Brésil, en Inde … Et à côté de cela, à Paris, le pouvoir ne s’intéresse pas aux choses de la mer, ou de façon très ponctuelle. Il y a un contre-exemple majeur : Napoléon III. Nous vivons encore aujourd’hui largement sur l’héritage maritime de Napoléon III, mais il est vrai qu’il s’agissait d’un souverain atypique, qui a longtemps été exilé en Angleterre ou aux Etats-Unis. Il y a vu l’importance de la mer dans une économie. Quand il prend le pouvoir en France, il sait qu’il faut développer l’économie maritime. Il lance un programme de recherche pour élever les huîtres, il crée la première recherche scientifique marine, il investit dans les ports (Le Havre, Marseille) et fait en sorte de les connecter à l’arrière-pays pour dynamiser l’économie. C’est encore lui qui, avec les Britanniques, pose le premier câble sou-marin de l‘Histoire, un câble télégraphique. C’est enfin lui qui développe le tourisme littoral. Si je dis que nous vivons encore sur cet héritage, c’est parce que le modèle économique n’a pas vraiment changé depuis.

Nicolas Baverez :
On peut aussi citer le traité franco-britannique de libre-échange Cobden-Chevalier de 1860. Il est vrai qu’à l’époque, les ports sont libre-échangistes, tandis que les villes intérieures sont protectionnistes.

Cyrille Coutansais :
Je dirais plutôt que c’est le pouvoir central qui ne comprend pas la mer et ses enjeux. Comme je le disais plus haut, le premier porte-conteneurs navigue en 1956. Dix ans plus tard, Rotterdam décide de construire un terminal à porte-conteneurs, pour pouvoir accueillir ces bateaux. Le premier terminal à porte-conteneurs de France verra le jour au Havre … en 2006 ! Cinquante ans plus tard ! Les ports sont publics en France, c’est donc au niveau central qu’on ne perçoit pas correctement les enjeux et l’évolution. Mais à côté de cela, il y a toujours des acteurs de l’économie marine très dynamiques. Je prenais l’exemple des câbles sous-marins, des acteurs majeurs dans leur fabrication et leur pose sont français : Alcatel et Orange marine. Il y a une réelle dichotomie entre différents acteurs, et un pouvoir central pour qui la mer est une sorte d’angle mort.

Lionel Zinsou :
S’agit-il d’une faiblesse qu’on ne parviendra jamais à surmonter ? En Afrique par exemple, on observe un développement portuaire absolument exceptionnel. Il est vrai que ce type d’infrastructures a moins besoin de l‘aide publique au développement, même si le Millenium challenge étasunien a joué un rôle important. Les gens ne savent généralement pas que Lomé est un port d’éclatement plus important que Dakar ou Abidjan, alors que jusqu’en 1968, c’était une jetée de bois … Il y a plusieurs projets nigérians, on pourrait parler du développement de Durban, de Djibouti … C’est une croissance extraordinaire, à laquelle ont participé des acteurs français. Il y a eu Bolloré (même s’il est devenu helvético-italien), il y a CMA-CGM … Le retard maritime français est-il un destin du pays depuis la Renaissance ? Car tous les ports que je viens de citer ont essentiellement une dynamique privée (à part Tanger). En France, on ne va pas privatiser ?

Cyrille Coutansais :
Ce n’est pas dans notre culture administrative, mais au-delà de cela, j’ai du mal à mesurer si la méconnaissance du monde de la mer de la part du pouvoir central sera pérenne ou non. On sait qu’occasionnellement, certains dirigeants peuvent s’y intéresser, comme avec Edouard Philippe qui a lancé plusieurs choses grâce à son expérience de maire du Havre. Mais il se pourrait fort bien qu’il y ait également une méconnaissance du fonctionnement même de l’économie maritime. Si vous comparez par exemple l’économie de la France et de l’Allemagne (qu’on imagine très « terrienne »), les Allemands ont compris qu’il fallait être efficaces en termes de logistique : investir dans des terminaux à porte-conteneurs. Ils ont compris que la connexion avec le Rhin était indispensable, et que la mondialisation était un grand jeu consistant à importer des composants du monde entier, à les assembler chez soi et à réexporter les produits finis. C’est le modèle de l’économie automobile allemande. Pour être un des gagnants de ce jeu, il faut que votre logistique soit très efficace : il faut accueillir ces porte-conteneurs, il faut une connexion à l’arrière-pays. Les Allemands ont compris tout cela très bien et très tôt. Pas nous.

Nicolas Baverez :
Très tôt en effet, puisque non seulement il ne s’agit pas d’un pays centralisé, mais aussi et surtout, il y a la ligue hanséatique. La culture est donc très différente. En France, il y eut un moment où le pouvoir central s’est occupé de la mer, avec Louis XIV et Colbert. Il y eut l’invention de toute une série d’institutions, dont certaines ont survécu. Mais c’était une initiative du pouvoir central.

Cyrille Coutansais :
Quand Colbert s’intéresse aux choses de la mer (bien plus que Louis XIV), il le fait dans une visée monopolistique et étatique. Or c’est très paradoxal car à l’époque, il y a des armateurs privés très dynamiques, notamment à Saint-Malo. C’est l’époque des grandes expéditions privées. Colbert crée une grande compagnie publique, la Compagnie des Indes, qui ne sera jamais bénéficiaire. Par conséquent je pense que du point de vue de l’économie maritime, Colbert a en réalité été une très mauvaise chose pour notre pays. Par la suite il a développé une importante puissance navale, mais c’est sans doute à cette époque que s’est jouée la maîtrise des mers entre la France et le Royaume-Uni. A la mort de Mazarin, le royaume de France est en paix avec le reste de l’Europe, et allié à la Hollande. Et cette alliance Hollande-France est plus puissante que l’Angleterre du point de vue maritime. Louis XIV prend la décision un peu folle de déclencher la guerre contre la Hollande. Celle-ci se rapprochera de l‘Angleterre, et la France finira par y perdre sa supériorité maritime. Louis XIV fait le choix de la terre pour l’épanouissement et l’expansion du pays, à un moment où la maîtrise des mers nous tendait les bras. C’est là encore un rendez-vous manqué.
Les USA sont la première puissance maritime en termes de zone économique exclusive, mais comme ils n’ont pas ratifié la convention des Nations unies sur les droits de la mer, ils ne peuvent pas avoir d’extension de leur plateau continental. Nous si, ce qui nous met à la tête du premier espace maritime du monde (le deuxième en termes de zone économique exclusive). Qu’en fera-t-on ? S’agira-t-il encore d’un rendez-vous manqué ?
Nous sommes à un carrefour. Nous avons cet espace maritime immense, nous avons des acteurs dynamiques, il nous faut voir les enjeux économiques et investir en conséquence. Par exemple, il y en a un sur lequel nous commençons à être en retard : celui des données issues des océans. Les océans sont parcourus par des drones, des bouées, divers capteurs qui collectent de la donnée numérique. Il s’agit donc d’imaginer les acteurs économiques qui trouveront comment exploiter ces data. A terre, les gagnants de ces données numériques ont été les GAFAM. Il s’agit ici d’un enjeu semblable, et étant donnée l’importance de notre espace maritime, il sera crucial. Aujourd’hui, on voit que certains pays et certains fonds d’investissements ont très bien compris cela. Les acteurs sont essentiellement américains et singapouriens. En France, les acteurs sont dynamiques mais il y a un sous-investissement chronique, nous sommes en dessous du dixième rang mondial.
C’est par ailleurs aussi un enjeu pour la dissuasion, la Défense, et d’une manière générale pour notre souveraineté.

Lionel Zinsou :
Est-ce que l’Union européenne « existe » à propos de ces questions des data, ou de la capacité de retrouver une avancée technologique ? Y a-t-il une politique européenne de la mer, qui ne concerne pas que la pêche ou la biodiversité ?
Et puis, la puissance industrielle de la France en matière navale (Naval Group par exemple) donne-t-elle une seconde chance pour réparer le péché originel de la désastreuse guerre de Hollande ? Je fais partie des gens qui ont été invités sur le porte-avions Charles de Gaulle, et c’était une expérience très forte. Un porte-avions à propulsion nucléaire, embarquant énormément de nouvelles technologies, c’est une façon de protéger la souveraineté, car il ne faut être dépendant de personne. Par conséquent, toute l’industrie doit être verticalement intégrée, et fabriquer absolument tout ce dont on a besoin. Par rapport à la Chine qui va bientôt faire naviguer un autre porte-avions à propulsion nucléaire, est-ce que la France et l’Europe existeront ?

Cyrille Coutansais :
Au niveau européen, la gouvernance de la mer est organisée « façon puzzle ». Différentes directions générales sont en charge de la mer. Il y a par exemple la D.G. MARE pour le transport maritime, des agences sur la sécurité maritime, sur la biodiversité, sur les migrations, etc. Pour le moment, tout cela est dispersé. Mais surtout, l’UE n’a pas encore fait sa révolution géopolitique. La plus grande difficulté de l’UE consiste à comprendre et admettre que le contexte géopolitique a profondément changé, et à le voir tel qu’il est. Il y a bien plus de risques qu’il y a quelques années. Tous les Etats membres n’en sont pas au même point, mais il semble que pour le moment, l’Union n’a pas envie de voir que la situation a changé.

Lionel Zinsou :
Malgré la victoire de l’opération Atalante ? Cette guerre contre la piraterie dans la corne de l’Afrique est la seule guerre africaine gagnée. Djibouti est une base où toutes les grandes marines européennes sont présentes, et je suis très frappé par le fait qu’on ne parle jamais de cette victoire.

Cyrille Coutansais :
Atalante est effectivement un succès, mais l’opération s’inscrivait dans une logique de protection des flux maritimes. Il ne s’agissait pas des questions géopolitiques « dures » de potentiel de confrontation entre Etats. Assurer la sécurité des flux maritimes, l’UE sait le faire, il faut le reconnaître. Mais il reste un « saut » de représentation à faire pour l’Europe : voir le monde tel qu’il est.
A propos des compétences industrielles et technologiques de la France, il y a effectivement des acteurs de haut niveau, comme Naval Group que vous avez cité. L’enjeu majeur européen consiste à rationaliser les acteurs de la construction navale, car pour le moment chacun fait un peu les choses dans son coin, sans réelles économies d’échelle. Un grand enjeu se profile, car un constructeur allemand de sous-marins, ThyssenKrupp Marine Systems, est mis en vente, nous allons donc voir si une consolidation peut avoir lieu.
La France est très atypique au sein de l’UE, car elle a des territoires ultramarins. Donc par nature, elle doit être présente partout. Cela confère à notre pays des points d’observation, des « vigies » que n’ont pas forcément nos partenaires européens. C’est ce qui explique que la vision géopolitique française soit différente, les autres Etats sont plus centrés sur le continent européen. Il nous incombe donc de faire évoluer le discours, car la France est aux premières loges pour observer les transformations en Indo-Pacifique. En Nouvelle-Calédonie, en Polynésie, ce que relaient les habitants et les élus, c’est la montée en puissance de la Chine. Une petite anecdote très significative : l’entraîneur du FC Nantes, Antoine Kombouaré, qui est originaire de Nouvelle-Calédonie, parle dans ses conférences de presse d’avant match du pillage des ressources halieutiques dans le Pacifique par des navires de pêche chinois.

Nicolas Baverez :
On voit que la conflictualité monte, on a par exemple observé des bâtiments iraniens en Nouvelle-Calédonie, ce qui peut paraître surréaliste. Il y a la vulnérabilité d’un certain nombre d’infrastructures essentielles, et il est vrai que la marine française a beaucoup diminué. Les derniers patrouilleurs en Outre-mer vont être désarmés, il nous reste 29 bâtiments de première ligne. La Loi de Programmation Militaire pour 2030 prend-elle en compte ce nécessaire réarmement naval ?

Cyrille Coutansais :
La LPM est dans une logique de rattrapage. Il y a eu un sous-investissement dans toutes armes depuis des années, et il s’agit de combler un retard. Un important effort a déjà été fait lors des quinquennats précédents, et il se poursuit. Mais un tel rattrapage est très difficile pour notre pays qui connaît un gros déficit et une dette très importante. Or des investissements doivent être faits dans toute une série de secteurs : santé, éducation … L’effort financier est considérable, mais je crains qu’on ne puisse pas vraiment faire davantage étant donnée la situation. C’est là que l’Union européenne sera décisive, car c’est une mutualisation des efforts qui est nécessaire.

Philippe Meyer :
Une telle mutualisation est-elle envisageable dans la collecte et l’analyse des data dont vous parliez plus haut ?

Cyrille Coutansais :
C’est assez paradoxal, car il existe une sorte de pot commun des Etats membres à ce sujet. La politique de l’UE est très largement celle de l’open data de toutes façons. Chaque Etat membre met donc à disposition des autres les données qu’il collecte dans les différentes mers. Mais là où cela devient problématique, c’est que ce pot commun de données est également ouvert à l’ensemble des pays du monde. C’est là encore une logique de mondialisation heureuse et pacifique qui a dicté cette politique. Tout Etat peut donc exploiter les datas européennes, théoriquement dans un but de recherches.

Lionel Zinsou :
A propos de l’idée que des contraintes financières freinent le réarmement naval ou la modernisation des ports, il faut tout de même garder en tête qu’il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle. On est en train de créer énormément d’actifs. La transition énergétique n’est pas simplement une contrainte financière, elle va rapporter beaucoup. N’oublions pas que la mer recèle des actifs réels, c’est d’ailleurs pourquoi elle est un tel enjeu économique. Energie, alimentation, santé, cosmétiques, ressources minières, il s’agit d’une manne considérable. Et les connexions entre la mer et la terre s’améliorent. Certes, il est plus facile d’acheminer des choses entre Hambourg et le Rhin que d’aller d’Abidjan au Sahel, mais les interfaces existent. On est en train de créer des actifs réels nouveaux dans des proportions jamais vues dans l’Histoire de l’humanité. Les coûts finiront donc par être rattrapés. Croyez-vous à ce « Produit Maritime Brut » ? Car en regard des dangers sécuritaires et environnementaux (nombreux et graves) de la mer, il y a aussi une opportunité économique immense.

Cyrille Coutansais :
Vous pointez très bien l’équilibre qu’il s’agit de trouver. Pendant des millénaires, on a exploité la mer sur le même modèle : transport maritime, pêche, puissance navale. Aujourd’hui, il y a une démultiplication des usages économiques, et nous n’en sommes effectivement qu’au début. Toute la difficulté consistera à trouer le bon équilibre entre une exploitation des océans de plus en plus variée, et la nécessité de les protéger. Quand on veut exploiter la faune et la flore pour des médicaments ou des cosmétiques, cela suppose de les protéger. Car l’immense manne dont vous parlez présente une grande tentation de surexploitation. Et c’est un sujet assez nouveau pour l’humanité, car pendant des millénaires, on a puisé dans l’océan sans réelles conséquences. Il n’en va de plus de même aujourd’hui, et il faut nous réguler nous-mêmes.

Nicolas Baverez :
Dans ce monde plus conflictuel où la mondialisation se restructure en grands blocs, tous les grands accords internationaux échouent, l’ONU va mal, l’OMC se décompose, le FMI est concurrencé. Le seul texte à être passé est ce traité sur la haute mer, conclu le 4 mars dernier. Comment expliquer ce miracle ? Et qu’y a-t-il dans ce traité ? Va-t-il dans le sens de cet équilibre qu’il nous faut trouver, entre exploitation raisonnée et protection, entre une dynamique d’appropriation et la création d’aires protégées ?

Cyrille Coutansais :
Cet accord BBNJ (Biodiversity Beyond National Jurisdiction) a été négocié à l’ONU pendant presque 20 ans. Et vous avez raison, il est quasiment miraculeux qu’il ait été mené à son terme, bien peu nombreux étaient ceux qui misaient sur cette issue. Reste à voir quand il sera ratifié par les différents Etats, et comment il sera mis en œuvre … Mais une première étape cruciale a été franchie.
Il est construit sur trois piliers. D’abord, la création d’aires protégées en haute mer. Cela soulève évidemment des questions : qui décide de la création de ces aires ? Qui les protège, et comment ? Imaginons qu’un navire panaméen traverse une de ces aires, un navire de la marine française pourra-t-il l’arraisonner ? Tout cela n’est pas réglé.
Ensuite, les études d’impact environnemental. Avant chaque activité créée en haute mer, il faudra faire une étude préalable.
Enfin, et ce dernier pilier est vraiment d’avenir : les ressources génétiques marines. Sur l’exploitation du génome marin. C’est un enjeu majeur, car la faune et la flore marines, notamment dans les abysses, ont des caractéristiques génétiques beaucoup plus riches. Ces organismes marins sont soumis à des conditions de vie absolument ahurissantes, et pour survivre ils ont développé un patrimoine génétique extraordinaire, que nous commençons à peine à découvrir. Il y a des millions de nouvelles espèces qui nous sont encore inconnues, ou d’autres que l’on croyait disparues. Dans ce domaine, on fait des découvertes extraordinaires littéralement tous les jours.
La question de l’exploitation de ce génome est donc majeure, et l’accord BBNJ a mis en place un partage assez innovant, entre les pays développés et ceux qui n’ont pas accès au littoral, ou qui n’ont pas les technologies. Une partie des ressources tirées des brevets de ces recherches ira à ces pays. C’est une construction intéressante.

Philippe Meyer :
Au moment de la signature de ce traité à l’ONU, les commentateurs informés ont manifesté leur heureuse surprise. Rétrospectivement, sait-on dire quel facteur a permis de sortir de la phase d’interminable discussion ?
D’autre part, on parle beaucoup de la lutte contre les paradis fiscaux, moins de celle contre les pavillons de complaisance. Où en est-on ?
Enfin, j’aimerais vous entendre nous dire cette sorte de parabole sur Montreuil-sur-Mer, que vous utilisez dans vos travaux.

Cyrille Coutansais :
D’une certaine façon, l’accord BBNJ est lui aussi symptomatique du nouvel ordre géopolitique beaucoup plus conflictuel. Car les antagonismes n’empêchent pas de conclure des accords, on entre en fait dans une phase de diplomatie « à la Talleyrand ». Les pays développés, notamment européens, tenaient particulièrement aux aires marines protégées en haute mer. De leur côté, les pays en développement tenaient aux ressources génétiques marines et à ce mécanisme de distribution des bénéfices. C’est ce qui a permis de conclure un accord gagnant-gagnant. Cela me paraît instructif pour la suite.
Le cas des pavillons de complaisance est assez complexe. Je rappelle que vous pouvez être français et posséder un navire, dont le pavillon peut être celui d’un autre Etat. Il y a évidemment une grande question fiscale à ce sujet, et pendant longtemps il y a eu une question de la sécurité des navires. Pendant les années 1960-1970, on avait ainsi de nombreux « navires poubelles ». Cela s’est amélioré avec la montée en puissance des ports. Après les grandes marées noires (comme celle de l’Amoco Cadiz en 1978), des négociations ont été conduites pour imposer des pétroliers à double coque. L’UE a décidé qu’eux seuls pourraient entrer dans les ports de l’Union. Dans le domaine de la sécurité, c’est ainsi qu’on progresse. Sur la question fiscale, c’est bien plus compliqué …

Nicolas Baverez :
Si vous me permettez une dernière question avant la parabole, j’aimerais vous interroger à propos d’un fléau des océans : le plastique. On sait qu’il existe un « 6ème continent » entre Hawaï et la Californie, et une dégradation terrible de tous les océans. Avance-t-on sur ce problème ? Y a-t-il une vraie prise de conscience et des actions crédibles ?

Cyrille Coutansais :
Sur ce sujet comme sur d’autres liés à l’environnement (comme le réchauffement climatique), si l’on assiste à une relocalisation de la production dans le monde, il faut aussi une relocalisation des esprits. Car sur ces combats, le danger est que les acteurs se disent qu’ils ont fait tout le travail quand ils ont fait le travail chez eux. Par exemple, même si la France atteint ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, si on ne pense pas à l’échelle mondiale, cela n’aura aucun impact. Il en va de même à propos du plastique. Il y a le plastique déjà en mer, mais l’urgence absolue est de couper le robinet d’arrivée. Et pour cela, il faut aider les pays en voie de développement, pour mettre en place des stations d’épuration sur les fleuves. On sait que dix grands fleuves dans le mode charrient l’essentiel du plastique qui finit dans les océans. Le traitement du plastique se fait essentiellement à terre : le ramassage et le recyclage. En Europe, on a des services de ramassages plutôt efficaces, mais dans les pays en voie de développement, on en est au début. C’est là qu’il faut agir, et vite. Si l’on ferme le robinet d’arrivée du plastique, on aura déjà fait un grand pas. Mais pour cela, il faut vraiment penser ce problème à l’échelle mondiale, car être exemplaires sur le plastique en France ou en Europe ne solutionnera pas le problème.
Alors, la parabole de Montreuil-sur-Mer ! Cette ville est un charmant port du Pas-de-Calais, qui résume assez bien le rapport de la France à la mer, puisqu’il s’agit du premier port royal, créé par Hugues Capet. C’est un port bâti sur une petite rivière, même pas sur le littoral. C’est un peu la vision qu’a la France du maritime : une vision rétrécie et très terrienne. Il faut désormais voir plus grand.

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