LES COMMODITÉS URBAINES
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Julien Damon, vous êtes sociologue, enseignant à Sciences Po et à HEC. Vous venez de publier, aux Presses de SciencesPo, un essai intitulé « Toilettes publiques » où vous réhabilitez dans le débat public, avec science et humour, ces lieux auxquels nous consacrons en moyenne 6 mois de notre vie. Alors que les toilettes publiques se raréfient dans les villes et qu’une partie d’entre elles sont devenus payantes, vous défendez l’idée d’un « droit aux toilettes » qui garantisse à tous l’accès à des commodités gratuites, propres et sécurisées. Cette question est essentielle pour les sans-abris, mais elle concerne plus largement chacun des usagers de la ville, habitué ou de passage, lors ses mobilités quotidiennes. Pour relever ce défi, vous proposez notamment de rémunérer les bars, cafés, restaurants et fast-foods mettant à disposition leurs toilettes gratuitement et de façon indifférenciée, sur le modèle de l’Allemagne ou du Royaume-Uni.
Le « droit aux toilettes » suppose par ailleurs de garantir un accès égal aux commodités pour les hommes et pour les femmes, qui y passent en moyenne une minute de plus. Il implique également de considérer l’offre sanitaire de l’ensemble des espaces collectifs, comme les entreprises ou les écoles, alors qu’un sondage de l’IFOP en date d’avril 2022 indique que 55% des employés jugent les toilettes de leurs entreprises sales et que 45% d’entre eux les trouvent trop peu éloignées du reste des locaux.
A l’échelle internationale, le sujet est porté par l’ONU qui a fait de l’accès à l’eau et à l’assainissement un droit de l’homme en 2010. Des progrès notables en matière d’installations sanitaires ont été observés depuis 20 ans, tirés notamment par les « plans toilette » de la Chine et de l’Inde. Ainsi, si environ un tiers de l’humanité ne disposait d’aucun assainissement basique en 2015, la proportion est descendue à un humain sur cinq en 2020. Ces investissements sont particulièrement rentables car ils diminuent les frais de santé, limitent les hospitalisations, réduisent le nombre de jours non travaillés, améliorent les capacités des enfants à l’école et la productivité des travailleurs. Mais d’importantes lacunes persistent dans certaines régions et plombent les perspectives de développement économique et social. A titre d’exemple, plus de la moitié des établissements en Afrique subsaharienne ne disposent d’aucune installation sanitaire. Cette carence pénalise particulièrement les filles et compte parmi les raisons de leur sous-scolarisation persistante.
Il ne s’agit pourtant pas seulement d’augmenter l’offre de toilettes publiques, mais aussi de repenser son modèle : au XXIème siècle, la croissance mondiale des toilettes doit être « durable ». Le modèle occidental, fondé sur les toilettes à chasses connectés à des réseaux centralisés d’assainissement, est très gourmand en eau. L’ensemble des Français destinent à cet usage l’équivalent de 500.000 piscines olympiques chaque année. De nombreux modèles plus écologiques ont été proposés, le plus souvent décentralisés, fondés sur le recyclage des eaux plutôt que sur leur évacuation. Des urinoirs secs, les « uritrottoirs », ont même été installés à Paris à l’été 2018 ; mais l’expérience s’est rapidement soldée par un échec, qui montre la force des habitudes en la matière et l’ampleur des travaux à accomplir.
Pour entamer notre conversation, j’aimerais que vous disiez à nos auditeurs comment les choses se sont passées en Inde et en Chine, un point particulièrement de votre ouvrage. Quel a été le constat, quelles ont été les décisions, et comment ont-elles (ou non) été suivies d’effet ?
Kontildondit ?
Julien Damon :
Dans le cas de ces deux géants démographiques et économiques, on a pris des décisions radicales pour atteindre l’objectif de développement durable que vous venez d’évoquer. A savoir : éliminer la « défécation à ciel ouvert » (c’est le terme onusien). Du côté de l’Inde, cela s’inscrit dans un mouvement plus général mené par Narendra Modī, consistant à atteindre une Inde sans bidonville. Des efforts considérables ont donc été réalisés pour qu’il y ait des toilettes pour tous, non seulement dans les villes, mais aussi dans les villages. Il y a indéniablement eu de gros investissements, et des réels progrès, ainsi que des annonces tonitruantes du Premier ministre pour dire que l’objectif était atteint, mais ce n’est pas totalement vrai. Néanmoins, ce sont l’Inde et la Chine qui ont permis de voir les statistiques mondiales baisser en matière d’indignité, car comme vous le disiez, on est passé d’un tiers de l’humanité sans accès à un assainissement sécurisé à un cinquième.
En Chine c’est un peu la même chose, le Premier secrétaire du Parti communiste a décidé de développer des toilettes (lui n’emploie pas le terme onusien) dans les villes chinoises. Les villes d’abord, car les touristes s’y plaignaient de l’état lamentable de l’offre publique. Là aussi, les annonces ont été martiales, pour dire que l’objectif était atteint, mais on n’y est pas encore non plus, la statistique officielle chinoise étant sujette à caution (car difficilement vérifiable). Il y a deux ans, pour fêter le centenaire du Parti, ils avaient également déclaré avoir éliminé l’extrême pauvreté, ce qui est tout aussi discutable.
Le problème n’est donc pas aussi réglé qu’on nous le dit, mais tout de même, ces deux pays ont créé des centaines de millions de latrines, c’est absolument colossal.
Philippe Meyer :
Et avec l’adhésion des populations ? Car la façon dont on défèque n’est pas seulement liée aux équipements à disposition, il y a aussi des habitudes culturelles …
Julien Damon :
Vous avez raison de le rappeler, et d’une façon générale, la gestion de nos excrétions n’est pas vue du tout de la même manière selon que l’on se trouve à Tokyo, New York, Delhi ou Shanghaï. Il est vrai que l’application de toilettes à l’occidentale dans le contexte indien est problématique, car il existe de vieux textes de la traditions hindoue qui expliquent qu’il faut excréter « à un jet de flèche » de chez soi. Sanitairement parlant, c’est plutôt sensé car la proximité des excréments est dangereuse, mais quand vous dites « il vous faut des toilettes chez vous », une grande partie de la population refuse (surtout dans les campagnes). Il a donc fallu faire des campagnes de communication, à la télévision, avec des officiels et des vedettes de Bollywood expliquant combien il était « rusé » et quasiment « chic » d’avoir des toilettes à domicile. Il est vrai qu’on ne peut pas se contenter de plaquer un modèle occidental, ce n’est pas parce qu’on va vous mettre des toilettes que vous allez les utiliser.
Et puis il y a un enjeu écologique majeur, car il ne s’agit pas de creuser de gigantesques égouts comme on l’a fait au XIXème siècle dans les grandes villes européennes et américaines. Préoccupés par la gestion de l‘eau, on fait des toilettes sèches. Équipement qui passe moins bien auprès des populations à Paris ou Marseille, là encore à cause d’habitudes culturelles.
C’est sur ce problème indien qu’a buté Bill Gates, à l’époque où il était l’homme le plus riche du monde, car il s’était beaucoup investi sur ce sujet, par le biais de sa fondation. Le but était d’innover en matière de toilettes, pour aider à équiper les pays les plus démunis, et à moins consommer d’eau. Ils ont ainsi développé des toilettes technologiquement sophistiquées, avec cellules photovoltaïques, système de récupération des eaux pluviales, etc. Et cela a vraiment accompagné le développement des programmes nationaux indien et chinois.
Lucile Schmid :
A lire votre livre, on réalise combien cette question des toilettes publiques nous renvoie à des choix sociaux, et peut créer des effets de discrimination. Le simple fait que les femmes y passent en moyenne plus de temps que les hommes nécessite des propositions en ce sens. L’idée qui tombe sous le sens serait de faire davantage de toilettes réservées aux femmes, la proportion nécessaire a même été calculée. Et puis l’histoire des toilettes publiques est très intéressante elle aussi. Vous racontez comment on est passé du « tout à la rue » au « tout à l’égout » et aux « chalets de nécessité » au XIXème siècle. Pouvez-vous nous dire un mot de tout cela, avec peut-être un coup de projecteur sur la façon dont on arrive (ou pas) aujourd’hui à l’égalité homme / femme en la matière, en France ?
Julien Damon :
Pour le dire rapidement, l’Histoire des toilettes publiques, est celle d’un espace conçu par les hommes et pour les hommes. On peut le vérifier avec les ruines de Pompéi ou le Moyen-Age, mais cela devient beaucoup plus visible à partir du XVIIIème siècle, où l’on commence à mettre en place des solutions dans l’espace public : elles sont longtemps destinées aux hommes. Cela a donné les vespasiennes (du nom de l’empereur romain), puis pour les femmes les « chalets de nécessité », à la toute fin du XIXème siècle à Paris, des endroits où il est possible de s’asseoir. Et comme les femmes sont invitées, à la fois socialement et naturellement à s’asseoir (davantage que les hommes), il fallait ces espaces pour les dames, sans quoi elles ne pouvaient pas fréquenter l’espace public, ou alors au prix de grandes robes leur permettant de se soulager discrètement.
Je saute des tas des choses et en arrive à une nouvelle révolution française : Jean-Claude Decaux dans son garage à Beauvais, invente le mobilier urbain, et en 1980, propose les « Sanisettes » (une marque déposée), des toilettes publiques à lavage automatique. Et c’est une révolution pour l’égalité homme / femme. Mais le constat demeure, que ce soit au cinéma, au théâtre pendant l’entracte, dans les bilbliothèques : il y a des files d’attente pour les dames tandis que les messieurs observent tout cela un peu goguenards. C’est donc un sujet majeur d’égalité entre les sexes. Car il est vrai que si l’on met le même nombre de mètres carrés pour les hommes que pour les femmes, les femmes sont désavantagées. Une proposition parmi d’autres serait donc une « discrimination positive » pour les femmes : davantage de toilettes leur seraient réservées. Il y a d’autres solutions possibles techniquement, visant par exemple à permettre aux femmes d’uriner debout. Je ne suis pas spécialement qualifié pour dire si elles sont agréables ni même pratiques, mais en tous cas cela n’avance pas vite. Autre option : des toilettes totalement mixtes. Ainsi, le temps d’attente serait le même pour tous, et on s’épargnerait en plus les débats sur les toilettes à destination des personnes transgenres. Ceci dit, certaines femmes et certains hommes ne souhaitent pas la mixité des toilettes. Personnellement, je pense cependant que ces toilettes « dégenrées » ou « universelles » sont une perspective pour le moyen ou le long terme. Rappelons, même si ce sont des évidences, que les toilettes mixtes existent déjà en grand nombre : chez soi évidemment, mais aussi en train, en avion …
Philippe Meyer :
Dans un premier temps, en tous cas à Paris, les Sanisettes étaient payantes, il restait donc un élément discriminant, économique cette fois. Or il se trouve que la population ayant le plus souvent besoin d’un accès à des toilettes publiques est celle des personnes sans domicile fixe.
Julien Damon :
Absolument. D’ailleurs mon intérêt pour le sujet des toilettes publiques (qui prête trop souvent à la gaudriole) est né de la question des sans-abris. J’ai fait une thèse sur cette population, et l’une de ses préoccupations majeures est de pouvoir satisfaire ses besoins les plus basiques dans des conditions décentes d’hygiène, de sécurité et de dignité. Si on met en place des services payants, comme ils ont peu de moyens, on les exclut. A raison de cinq euros par jour (un euro par passage), si vous rapportez cela au montant du RSA, de l’allocation adulte handicapé, ou parfois à rien du tout, vous voyez qu’il s’agit d’un budget très conséquent, et qu’ils ne pourront pas se permettre. Et même pour la population plus à l’aise, il suffit que nous n’ayons pas de pièce ou pas de moyen de paiement sur nous, on est gêné. Je pense que ce n’est pas un coût élevé pour la collectivité que de proposer des toilettes gratuites. Quand les Sanisettes étaient payantes , elles excluaient donc bon nombre de leurs usagers potentiels. Au début des années 2000 à Paris, il y a donc eu un combat pour des toilettes gratuites, mené par plusieurs associations, et il a été gagné. Le coût revient donc à la collectivité, mais pour ma part je le trouve tout à fait justifié, et il me semble que même les libéraux les plus durs peuvent en comprendre les arguments.
Philippe Meyer :
Et en plus de l’accès gratuit, il faut un certain niveau d’hygiène.
Julien Damon :
C’est un sujet clef, oui. Car le coût de l’installation de toilettes est bien inférieur à celui de leur entretien, qui consiste avant tout en du nettoyage. Vous pouvez avoir les toilettes les plus luxueuses du monde, si des usagers s’y comportent mal, les suivants ne les utiliseront pas … C’est aussi simple que cela. Et ces coûts peuvent varier assez grandement selon les villes ou les pays. On met assez souvent en avant le cas du Japon ou de la Corée du Sud, on parle d’une sorte de fascination pour le corps humain et ses excrétions, et on estime que le summum du raffinement est la qualité des toilettes. Au Japon, pour entrer dans les toilettes chez quelqu’un, il faut mettre des chaussons particuliers. Les toilettes publiques japonaises sont souvent présentées comme le nec plus ultra, et à raison. Pas seulement à cause du niveau technologique, mais aussi parce que les gens s’y comportent bien. Un des sujets cruciaux pour les exploitants de ce type de service, c’est le comportements des utilisateurs.
Lionel Zinsou :
Je vous remercie pour votre livre, qui est un travail d’historien, de sociologue, et même d’économiste puisque vous montrez que les externalités associées aux progrès de l’assainissement sont très importantes, qu’il s’agisse des dépenses de Santé publique, d’éducation, de la valeur des heures ouvrées … Je pense qu’il faudrait envoyer votre ouvrage aux dirigeants de certains pays (dont les populations cumulées arrivent tout de même à 2 milliards d’habitants), pour qu’ils en fassent une cause nationale. Pour l’instant cette dernière n’a été mise en avant que dans les cas de la Chine et de l’Inde, mais le problème concerne toute l‘Asie du Sud, toute l’Afrique, une partie de l’Amérique latine, les Caraïbes bref il est fondamental. Le rendement des ressources financières serait tout à fait satisfaisant. Vous en donnez d’ailleurs une estimation : chaque dollar consacré à ce problème génère cinq dollars de valeur au niveau macroéconomique. Il est donc très important de diffuser vos travaux, je vous en commanderai volontiers 54 exemplaires pour les chefs d’Etat africains. Mais j’ai deux questions.
D’abord, qu’est-ce qui vous a intimement conduit à un tel sujet, ordinairement un peu tabou ? On apprend énormément de choses, vous vous inscrivez dans la tradition de certains historiens qui ont choisi de sujets de recherche négligés, comme l’alimentation, et qui ont énormément apporté à l’histoire économique et politique. Plus on vous lit, plus on trouve cela passionnant et légitime, et plus on s’étonne qu’il n’existe pas déjà une littérature abondante à ce sujet. Vous, vous avez sauté le pas. J’ai d’ailleurs aussi envie de poser la question à Philippe : qu’est-ce qui l’a conduit à se dire : « voilà une thématique très importante pour l’été ! ?
Pour les pays en développement, ce sujet est évidemment fondamental, il l’est aussi pour le développement durable. Mais il reste également un problème pour les pays développés, c’est par exemple un sujet d’inégalités en France, il y a des municipalités qui y consacrent beaucoup de ressources alors que d’autres très peu … Pensez-vous que dans l’espace français, cela va devenir un sujet politique (notamment par le biais de l’usage de l’eau), et qu’on osera nommer ?
Julien Damon :
D’abord, à propos du rapport entre 1 dollar investi dans les toilettes et cinq dollars de résultats macroéconomiques, ce n’est pas moi qui ai fait les calculs mais un ensemble d’économistes de différentes universités, et de la Banque mondiale. Tous n’arrivent pas à ce rapport de un à cinq (certains moins, mais d’autres davantage), mais dans tous les cas il s’agit d’un investissement rentable. A propos des chiffres, il y a toute une communication internationale qui s’est mise en place autour de ce type de calculs, ainsi que sur les conséquences concrètes de l’absence de toilettes. Sans entrer dans les détails, les organisations internationales parlent de plusieurs centaines d’enfants qui meurent chaque jour en raison du contact avec les eaux usées ; s’attaquer à ce problème est donc absolument capital.
J’en reviens à votre première question. J’ai évoqué plus haut mon travail d’une trentaine d’années relatif aux sans-abris, pour qui l’accès à des toilettes est une préoccupation majeure. En travaillant sur la grande pauvreté, j’avais aussi eu l’occasion de faire un tour du monde des bidonvilles, sur les différents continents. Et là, ce ne sont pas que les sans-abris qui sont confrontés à l’absence de toilettes, mais une grande partie des populations urbaines. Dans le monde rural, c’est moins compliqué et moins gênant collectivement. Mais plus la population est dense, plus le problème devient grave.
Quant à des raisons plus intimes, c’est tout simplement parce que je trouvais que personne ne parlait de cela. J’avais écrit quelques articles de doctrine juridique très sérieux dans la revue Droit social, dirigée par un grand professeur (récemment disparu), Jean-Jacques Dupeyroux. Et je lui avais envoyé un projet d’article sur le droit aux toilettes. Généralement, le professeur Dupeyroux avait deux types de réaction. Soit il vous envoyait cinq pages manuscrites pour vous expliquer que c’était absolument scandaleux que de lui avoir envoyé un papier aussi nul, et vous en preniez plein la figure, soit il vous appelait, plus ou moins enthousiaste. Et pour ce projet-là, j’avais eu droit au coup de fil, et il était dithyrambique.
Mon intérêt pour cette question vient donc d’avoir été confronté à l’absence de ce service pour les populations sur lesquelles je travaillais, mais aussi à l’absence de doctrine et d’idées sur le sujet. Mais là aussi, je pondèrerais, car c’est en France qu’il y a peu de littérature à ce propos. Chez les anglo-saxons, il y a un ensemble de travaux très sérieux sur l’accessibilité de l’espace public, il y a les travaux des agences onusiennes, etc. Mais il est vrai qu’en France, ce n’est pas considéré comme un sujet très sérieux. Ça l’est dans certains pans du droit, comme le droit du travail (qui parle de « cabinet d’aisance »). Mais quand on n’est ni chez soi (où des normes de construction imposent des équipements sanitaires) ni au travail, on est quasiment livré à soi-même.
Quant à votre deuxième question : est-ce qu’un tel sujet peut « prendre » politiquement dans ce pays ? J’en doute un peu. Sans être un « pécressien », j’ai trouvé intéressant le fait que Valérie Pécresse, avant d’être candidate à la présidence de la République, avait fait une petite vidéo disant « je veux des toilettes dans le métro ». Personnellement, je trouvais que c’était une bonne idée, mais à voir les réactions : « c’est nul, c’est un sujet de bonne femme, c’est ridicule etc. », je suis un peu sceptique. J’imagine mal des responsables politiques français tenir des conférences entières sur ce sujet, comme Narendra Modī ou le Secrétaire général du Parti communiste chinois. Évidemment, le sujet n’est pas du tout du même ordre de grandeur en France, mais il s’agit tout de même de problèmes préoccupants. A vrai dire, pour la France, ma seule raison d’être optimiste à ce sujet, c’est le vieillissement de la population. Plus les personnes vieillissent (et notamment les hommes) plus fréquemment ils ont besoin de ce service dans l’espace public.
Philippe Meyer :
Il est vrai que l’arrivée de seniors toujours plus nombreux a changé des offres dans de nombreux domaines. Je suis par exemple frappé de voir le nombre de boutiques d’aides auditives qui fleurissent un peu partout …
Et puisque la question de Lionel m’était adressée à moi aussi, ma réponse est assez proche de celle de notre invité. Il se trouve que je connais assez bien le monde de la prévention de la délinquance juvénile, et c’est un monde de gens qui vivent dehors. Ils sont donc confrontés à l’absence de toilettes très fréquemment. Et puis, ayant déjà eu l’occasion de lire la prose de notre invité, j’étais assez sûr, quand j’ai vu paraître ce livre, que non seulement le travail serait solide, mais que le ton ne serait ni pompeux ni technocratique. Et après l’avoir lu, je me suis dit qu’il serait peut-être de nature à mettre cette question dans le débat public (et j’espère que cette émission y contribuera), voire à convaincre un certain nombre de responsables publics que ce sujet est non seulement important, mais qu’il n’est pas clivant. C’est même un thème dont tout le monde comprend aisément qu’il relève de l’intérêt général, non seulement pour nous mais pour les pays plus pauvres. Et plus égoïstement, il y a des questions qui nous concernent en France, notamment à propos du gaspillage de l’eau. Et puis : qu’est-ce qui nous attend en matière de toilettes ?
Julien Damon :
Vous avez raison de souligner que ce sujet n’est pas clivant. Je travaille aussi sur la question des inégalités, et je puis vous dire que dans ce domaine, la bagarre arrive généralement très rapidement. A mon avis ce n’est pas légitime, il me semble qu’on devrait pouvoir s’accorder au moins sur des constats, et ne se taper dessus qu’au moment des solutions proposées. Sur les toilettes en revanche, je suis ravi qu’on touche tout le monde aussi aisément.
La question de l’eau, qu’il s’agisse du stress hydrique en France ou de l’accès à l’eau dans certains endroits du monde, est ce qui motive le développement technologique des toilettes. Quand nous Français entendons parler de ce problème, on se dit : « moi, ça ne me concerne pas trop, je ne vais pas changer tout mon système chez moi ». Évidemment, je ne crois pas que l’on se dirige à court ou même moyen terme en France vers des toilettes sèches chez tout le monde. Car les toilettes sèches en appartement, c’est le retour au pot de chambre. Alors cela ferait sans doute le bonheur de quelques designers, mais je doute que l’idée séduise beaucoup d’autres gens. En revanche, qu’on traite l’eau plus intelligemment, en récoltant les eaux de pluie ou les eaux grises de nos machines à laver le linge, au lieu d’utiliser de l’eau potable pour tout, cela relève de défis techniques qui sont à notre portée, et de surcroît pas très coûteux.
Et puis il y a la technologie de pointe appliquée aux toilettes. Je ne suis allé qu’une seule fois au Consumer Electronics Show de Las Vegas, une espèce de « Salon de l‘auto » du numérique, avec les dernières innovations. Et il y a des allées entières consacrées aux « smart toilets » ! Depuis une trentaine d’années, les Japonais et les Coréens Sud ont développé ces équipements de pointe, avec toute sortes d’options de lavage et séchage … et c’est désormais télécommandé ! Je vous laisse imaginer les gags potentiels …
Blague à part, les toilettes font désormais partie de l’Internet of Things, ce sont des objets connectés, à nos réseaux de santé. Avec quelques capteurs, il est possible de faire des analyses médicales aussi rapides que poussées. Je le mentionne en souriant dans le livre, je harcèle nos camarades de la Sécurité sociale en proposant que ces capteurs soient remboursés, parce que c’est plus digne que d’aller remettre nos « productions » au guichet d’un laboratoire d’analyses médicales, et puis c’est plus rapide. Donc oui, la nouvelle technologie existe sur le plan sanitaire, et l’avenir passera aussi par les toilettes. Quand on évoque le futur et des smart cities, on voit toujours des choses très éthérées, des rêves d’urbanistes où tout est optimisé. Mais il y a aussi des choses à faire côté toilettes.
Lionel Zinsou :
Sans compter que cette capacité d’analyse biologique ne servirait pas qu’individuellement mais aussi collectivement, pour détecter et prévenir des épidémies, voire des pandémies. L’eau est un vecteur de mortalité inouïe, et une meilleure gestion et surveillance de l’eau pourrait sauver beaucoup de vies.
Julien Damon :
Absolument. Au XIXème siècle, si l’on a investi aussi massivement pour construire des égouts, c’était pour lutter contre le choléra, qui faisait des dizaines de milliers de morts chaque fois qu’il resurgissait dans des villes denses. Et on a à peu près réussi à l‘éradiquer. C’est pourquoi je suis sûr que nos toilettes individuelles permettront de mieux nous accompagner dans notre santé individuelle quotidienne à l’avenir. Collectivement, on l’a vu pendant le Covid, l’examen des eaux usées est déjà un outil précieux. Individuellement, on le fait moins, mais on peut penser que cela se développera. On va aux toilettes avec notre carte vitale, et les résultats des analyses sont envoyés à notre médecin … Je le dis en souriant un peu, mais ce n’est ni impossible, ni idiot.
Lucile Schmid :
J’en reviens à la question du droit. Vous dites dans votre livre que le droit s’applique inégalement à propos des toilettes publiques. C’est au sein de l’entreprise que les choses sont les plus réglementées, mais je ne pense pas qu’on y fasse cette « discrimination positive » pour les femmes ? Vous parlez aussi des lieux de mobilité : gares, aéroports … Et puis vous parlez des collectivités locales, qui elles ne sont pas réglementées. Il y a une obligation d’hygiène publique, mais pas d’aménagement de toilettes. C’est au fond assez choquant : pourquoi y aurait-il une obligation pour les entreprises alors qu’il n’y a rien pour les collectivités ?
J’aimerais aussi que vous nous parliez des écoles. Généralement, le niveau d’hygiène des toilettes laisse à désirer, par conséquent beaucoup d’élèves n’y vont pas, et cela peut poser un problème de santé publique. Je n’avais pas imaginé cette question des inégalités d’aménagement en France avant de lire votre livre.
Julien Damon :
A l’échelle du monde, la question des toilettes est un problème majeur pour la scolarisation des enfants, et en particulier des filles. En France, des enquêtes de l’Education nationale ou de journaux spécialisés rapportent que la situation est assez scandaleuse en terme de qualité des services. Les équipements peuvent être présents, et toutes les obligations être remplies, mais cela n’empêchera pas que les toilettes puissent être très mal entretenues. Ce qui fait que des enfants vont se retenir, et esquiver le passage aux toilettes. Et les filles sont encore une fois plus gênées, avec les premières menstruations, les possibles moqueries … Et tout ceci est vu comme un problème secondaire, voire anodin, alors qu’il me paraît absolument fondamental. D’autant que ce n’est pas extrêmement compliqué ou coûteux à régler pour le cas de la France, qui a déjà les équipements. C’est de l’entretien dont il s’agit ; on pourrait même imaginer que les enfants eux-mêmes contribuent à garder les toilettes dans un état qui ne dissuade pas de s’y rendre. C’est le cas dans les écoles japonaises, où les écoliers sont mobilisés pour l’entretien des locaux.
Plus généralement, je pense que si l’on a minimisé la présence des toilettes dans l’espace public en France, c’est parce que nous avons été de mieux en mieux équipés dans l’espace privé. Après guerre en France, seulement 20% des logements avaient des toilettes privatives. Aujourd’hui c’est 99,95%. Ayant l’équipement chez nous, on a pensé qu’il devenait superflu ailleurs. Au travail, c’est le code du travail qui s’occupe de cela. Chez nous, c’est le code de l’habitat et de la construction. Mais entre les deux, rien, alors même que nous sommes de plus en plus mobiles. Sans parler des professions mobiles (taxis, VTC, livreurs …) et du vieillissement. Les besoins sont donc grandissants dans l’espace public, mais du côté du droit, et des responsabilités des collectivités territoriales, aucune obligation de fournir une offre. Et du côté des Etablissements Recevant du Public (ERP), c’est plus flou : un centre commercial ou une gare par exemple. Le droit du travail impose une offre pour les gens qui y travaillent, mais pas pour les clients ou les passants. S’il y a des toilettes dans ces endroits, c’est parce qu’il y a une demande des clients, pas parce que la loi l’impose. Par exemple je plaide pour que les toilettes dans les gares soient gratuites. Je pense qu’il y a moyen de fournir un service gratuit et de qualité.
Philippe Meyer :
Une illustration de votre propos. J’ai travaillé en tant que sociologue dans un centre de Santé mentale et de lutte contre l’alcoolisme du 13ème arrondissement de Paris. On m’avait demandé une étude sur l’habitat, sur la situation de la population qui dépendait juridiquement de ce centre. Plus des deux tiers des appartements n’avaient qu’un point d’eau, et des toilettes sur le palier. Parallèlement à l’équipement des logements, on a vu se multiplier les magasins d’équipement de salles de bain. Il y en a eu énormément, et c’était au fond un signe de réussite sociale. En va-t-il de même dans les pays moins équipés que la France ? Et question annexe : combien de gens savent ce qu’est le 19 novembre ?
Julien Damon :
L’accès aux toilettes, c’est en quelque sorte l’accès à la classe moyenne, en tous cas en France et dans les zones urbaines. Les toilettes dans les logements ont été un combat du mouvement HLM. Le logement social a permis à beaucoup de gens l’accès aux commodités.
Philippe Meyer :
Il faut dire que beaucoup de cités construites grâce à des philanthropes n’en étaient pas équipées ; je pense par exemple à l’une d’entre elles, rue de Prague à Paris, impulsée par la Fondation Rothschild : les logements étaient lumineux, aérés, mais sans toilettes.
Julien Damon :
Alors elle date sans doute du début du XXème siècle. A partir des grands investissements des années 1950, quand se déploie le mouvement HLM, il y a des sanitaires.
Lionel Zinsou :
Dans mon adolescence, dans les années 1960-1970, il y avait une attractivité des cités. Aujourd’hui, elles sont stigmatisées, mais à leurs débuts, elles représentaient un degré de confort tout à fait enviable, notamment à cause de la salle de bains et des toilettes.
Philippe Meyer :
Vous nous dites que l’accès aux toilettes est une sorte de symbole pour l’accès à la classe moyenne. Les gens et les endroits du monde qui sortent de la grande pauvreté ont donc tout intérêt à se préoccuper de construire des toilettes.
Julien Damon :
Tout à fait. D’abord parce que l’investissement est rentable à long terme. Tout le monde en comprend la nécessité immédiate, mais il y a plus que le confort ou la charité : si l’on a fait des égouts dans les grandes villes européennes, c’était aussi pour ne pas avoir à subir les conséquences des conditions de vie des plus pauvres. Du gagnant-gagnant, en somme.
Je mets fin au suspense de la question annexe : le 19 novembre est la journée mondiale des toilettes ! Elles a été mise en place par Jack Sim, un personnage assez savoureux, inventeur de la World Toilet Organization (même initiales que la World Trade Organization, donc) . C’est amusant car le fondateur est un personnage haut en couleur, qui a fait du lobbying pour que l’ONU déclare une journée mondiale des toilettes. On peut en rire et dire qu’il y a à peu près trois « journée de quelque chose » par jour, mais à propos des toilettes ce n’est pas idiot, car cela donne lieu à de la communication, de l’expertise, bref tout ce dont ce sujet a besoin. Le Secrétaire général de l’ONU a à plusieurs reprises communiqué à ce propos, disant qu’il était capital d’investir sur ce sujet. Dans notre contexte français, cela peut sembler secondaire, mais à l’échelle de l’humanité c’est très important. Auditeurs : le 19 novembre, mobilisez-vous !
Lionel Zinsou :
Cela concerne littéralement plusieurs milliards de gens. Certes, il y a des progrès, puisqu’on est passés de une personne sur trois sans accès aux toilettes à une sur cinq, mais le problème est qu’il ne faut pas raisonner en proportion, mais en nombre absolu. Car la croissance démographique des pays du tiers-monde fait que le nombre de gens affectés augmente, même si pourcentage de gens affectés diminue. Cela s’exprime en centaines de millions. La journée du 19 novembre peut donc avoir un écho marginal en France, pays équipé à 99,95%, mais pas dans les pays du tiers-monde, où elle est un levier pour les ONG (car mobiliser les dirigeants est plus difficile).
Vous avez franchi la barrière de la bienséance, vous trouvez que le sujet mérite tout à fait d’être discuté, mais il y a beaucoup de pays où cela reste encore un tabou, ou bien les dirigeants sont simplement dans l’ignorance du problème. Je suis habituellement prudent avec l’expression de « tiers-monde », mais ici elle s’applique, car on parle d’un vrai tiers de l’humanité. Le simple fait de parler de ce sujet est donc absolument crucial, il faut impérativement en finir avec ce tabou dans l’espace politique public.
Cela reste en tous cas un sujet en France. Quand la Fondation Terra Nova mène des études, je suis frappé de ce qui intéresse les gens. C’est bien davantage des questions comme la légalisation du cannabis ou la quantité de viande rouge consommée que des questions politiques à angle « institutionnel » comme la nécessité de la fonction de Premier ministre ou les primaires au Parti socialiste … C’est pourquoi je pense que ce sujet intéressera beaucoup, car il concerne tout le monde, il aborde les questions de genre, les questions d’espace public (les toilettes payantes dans les gares choquent beaucoup de gens, à commencer par moi). Et puis on voit l’indifférence totale de l’Education nationale à ces questions. Ce sont donc des vrais sujets, et en faire une cause nationale serait une façon d’être dans la considération, qui manque actuellement. Ce type de sujet quotidien, universel et non clivant est pourtant très loin de l‘agenda politique des uns et des autres. Le président de la République va faire une grande opération sur les cantines scolaires (un des best-sellers de Terra Nova, là aussi), suggérez-lui de faire du 19 novembre une cause nationale des cabinets d’aisance, notamment dans les entreprises publiques (SNCF, Éducation nationale) parce que ces institutions sont complètement indifférentes. A mon avis, cela intéressera beaucoup plus les gens que la mise en place d’une VIème République.
Philippe Meyer :
J’aimerais que vous nous expliquiez comment cela se passe en Allemagne et au Royaume-Uni, où l’on peut utiliser les toilettes des commerces volontaires, qui sont dédommagés.
Julien Damon :
L’idée est assez simple, assez peu coûteuse, et à très haut rendement. La période Covid a permis de réaliser ce que les économistes appellent une « expérience naturelle ». On avait la possibilité d’aller travailler, mais les bars et restaurants étaient fermés. Pour trouver des toilettes, il fallait alors se déplacer dans la ville, parfois très longtemps. Et quand on arrivait au bureau , il y avait une nouvelle civilité : « Voulez-vous vous laver les mains, vous rafraîchir ou passer aux toilettes ? » On donc vu très concrètement que les premières commodités urbaines, c’était les bars, les restaurants, les Starbucks, les MacDos, etc.
La proposition qui est faite est donc la suivante : contre une rémunération très modique (une centaine d’euros par mois) ces établissements laissent tout le monde utiliser leurs toilettes (alors qu’aujourd’hui ils ont la possibilité de les interdire aux gens qui ne consomment pas). Cela a été mis en oeuvre dans plusieurs villes d’Allemagne (ce sont les municipalités qui gèrent), mais c’est aussi essayé à Londres, à Bruxelles, à Nantes, à Montreuil … Je pense qu’une partie des commerçants peuvent trouver cela très déplaisant et refuser, je pense qu’une partie peut imaginer avoir tous les problèmes du monde venir chez eux, et je comprends tout cela. Mais dans l’absolu ce n’est donc pas très compliqué à mettre en œuvre, on doit pouvoir trouver les moyens de soutenir financièrement les bistrots de quartier, auxquels nous sommes très attachés dans ce pays.