Thématique : la gastronomie, avec Jean-Robert Pitte / n°307 / 23 juillet 2023

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LA GASTRONOMIE

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Jean-Robert Pitte, vous êtes géographe, professeur émérite et ancien président de l’Université de Paris IV – Sorbonne. Depuis 2008, vous faites partie de l’Académie des sciences morales et politiques, dont vous avez été six ans le secrétaire perpétuel. Spécialiste du paysage et de la gastronomie, vous figurez également parmi les membres de l’Académie du Vin de France.
Vous présidez depuis 2008 la Mission pour le Patrimoine alimentaire français. Celle-ci a permis l’inscription, en 2010, du « Repas gastronomique des Français » sur la liste du Patrimoine immatériel de l’UNESCO. La France a en effet cultivé l’art de bien manger et de bien boire tout au long de son histoire, au point d’en faire un élément essentiel de son « art de vivre ». Notre histoire gastronomique remonte aux Gaulois et à leur « art du banquet », alors que les repas offraient l’occasion d'affirmer son rang, sa richesse et son prestige. Le règne personnel de Louis XIV marque un tournant décisif dans la gastronomie française. Elle se démarque du modèle hérité de Rome pour affirmer le pouvoir du Roi sur la haute noblesse et l’éclat de la France en Europe. Les premiers restaurants naissent en France, à Paris, au tournant de la Révolution, ainsi que le terme de « gastronomie » en 1801, sous la plume du poète Joseph Berchoux. Les recettes de terroir intègrent le patrimoine culinaire au cours du XXème siècle et la gastronomie devient un rouage essentiel de l’identification à la nation, à forte dimension politique et géopolitique.
Encore aujourd’hui, l’attachement des Français à leur patrimoine culinaire est important. Selon un sondage de l’IFOP en date de 2016, trois quarts d’entre eux déclarent « bien cuisiner » et plus de la moitié des sondés s’essayent au moins une fois par semaine à la préparation de plats qui « sortent de l’ordinaire ».
La réputation internationale de la gastronomie française n’est pourtant pas assurée. En 2015, le classement des « 50 meilleurs restaurants » de la revue britannique « Restaurant » ne compte aucun chef français dans le top 10, et seulement 4 parmi les 50 premiers. Les critères de ce classement sont vivement critiqués et une liste alternative, créé la même année et fondé sur la compilation de 200 guides nationaux, place la France au deuxième rang mondial, derrière le Japon, un pays que vous connaissez particulièrement bien.
En parallèle, de nouvelles cuisines s’affirment sur la scène internationale, parfois soutenues par leur gouvernement dans le cadre d’une politique de « gastro-diplomatie ». Ainsi, le programme « Global Thaï » lancé en 2002 par la Thaïlande a permis de multiplier par trois le nombre de restaurants thaï dans le monde en moins de 20 ans et d’attirer plus de 30 millions de visiteurs dans le pays en 2016.
Ces dernières années, les contours du paysage gastronomique mondial ont rapidement évolué sous l’effet de nouveaux enjeux. Avec la mondialisation, les nouvelles tendances culinaires se créent et se diffusent à une vitesse sans précédent mais ne s’intègrent pas toujours avec succès aux cuisines nationales. La montée en puissance de la consommation engagée interroge nos modèles alimentaires tandis que de nouveaux préceptes de santé publique remettent en cause certaines de nos traditions culinaires, comme la consommation de vin.
Je commencerai par une question sur la gastronomie japonaise. Où en est-elle aujourd’hui, et comment expliquer qu’elle ne figure pas au patrimoine immatériel de l’humanité, comme la française ? Et quel est le rapport des Japonais à leur gastronomie ?

Kontildondit ?

Jean-Robert Pitte :
Vaste question ! Le repas gastronomique japonais, ou washoku, figure au patrimoine immatériel depuis 2013, trois ans après le repas français, alors que les Japonais avaient voté contre l’inscription du repas français, trouvant que ce n’était pas de la Culture. Trois ans plus tard, ils ont changé d’avis, et la mission que je préside les a aidés pour monter le dossier. Nous sommes donc désormais à égalité ! Sans rancune …
Au Japon, la situation est assez différente de la France. D’abord parce qu’il y a énormément de restaurants, c’est le pays au monde où l’on mange le plus hors de chez soi, et cela va du simple bol de nouilles (souvent délicieux) dans un petit bistrot ou sur un marché, aux restaurants gastronomiques les plus sophistiqués. De très nombreux restaurants japonais ont trois étoiles Michelin, et elles sont à mon avis largement méritées. Il y a une tradition de la transmission des savoir-faire professionnels qui se maintient sans doute mieux au Japon qu’en France. Dans les familles, je crois que la situation est la même qu’en France : les Japonais cuisinent de moins en moins, à cause d’un manque de temps (excuse qui ne m’a jamais convaincu : ma mère travaillait dix heures par jour et cuisinait tous les repas). La transmission familiale a donc décliné, mais la transmission professionnelle est de très haut niveau. C’est certainement le pays (avec l’Italie peut-être) où l’on mange réellement le mieux au monde.

Béatrice Giblin :
On dit qu’il existe trois « grandes » cuisines au monde : chinoise, japonaise et française. Quand on lit votre atlas, on se rend compte que les caractéristiques géographiques de la France occupent une place très importante dans sa gastronomie. A l’échelle de l’Europe, la France est un grand Etat, on y passe du soleil méditerranéen aux embruns de l’Ouest, sans oublier les territoires ultramarins. Et puis il y a l’importance de l’Histoire. Nous avons évoqué Louis XIV, et le rôle prépondérant dans la mise en valeur de la gastronomie française. Comment explique-t-on les deux autres grandes cuisines ? S’agit-il de cette même alliance entre géographie et histoire ? Ou y a-t-il autre chose ?

Jean-Robert Pitte :
« La France a la plus grande cuisine au monde car elle a une immense diversité de terroirs ». C’est ce que répètent de nombreux cuisiniers, mais cela ne m’a jamais vraiment convaincu. Car il y a une diversité tout aussi grande dans d’autres pays de taille comparable, comme l’Allemagne ou l’Italie. Quant à la Chine, étant donnée la taille du pays, je vous laisse imaginer … La variété existe donc partout, c’est pourquoi je ne pense pas qu’elle explique à elle seule la richesse gastronomique. Il y a des facteurs culturels qui ont joué un grand rôle, aussi bien en Chine qu’en France. Dans les deux cas, il y a un facteur religieux, ou spirituel. Ni le taoïsme, ni le bouddhisme, ni le catholicisme n’ont jamais condamné le « bien manger », ni même l’excès de nourriture ou de boisson, à la différence de l’Europe du Nord, où la Réforme a engendré un certain puritanisme qui s’est appliqué à la nourriture. On le retrouve aussi en Amérique du Nord. Cela n’empêche évidemment pas certains excès, comme le « binge drinking », mais d’une façon générale le contexte moral et spirituel a joué. Pour schématiser un peu, disons qu’il y a sept péchés capitaux chez les catholiques, dont la « gourmandise » (en réalité, la gloutonnerie, qui n’est pas la même chose), mais il y a surtout deux catégories de péchés : le péché véniel et le péché mortel. Or manger n’est jamais un péché mortel. On me rétorquera que l’Espagne aussi est un pays catholique, mais vers le XVIème siècle, il y eut une période de puritanisme qui affecta aussi le bien manger. Tous les ingrédients culturels étaient là pour l’émergence d’une grande cuisine (catholicisme, monarchie), mais elle n’est pas advenue. En Italie, il n’y a pas eu une grande cuisine de cour, parce que le pays a longtemps été divisé en petits Etats.
En France, il n’en est pas allé de même. Il y avait ces jours-ci à Paris, à la Conciergerie, une très belle exposition (Paris, capitale de la gastronomie, du Moyen-Age à nos jours, jusqu’au 16 juillet) qui commence par l’évocation du banquet que Charles V à son cousin Charles IV et à son neveu le roi de Rome, en 1378. Banquet préparé par Guillaume Tirel, dit « Taillevent ». Trois services de trente plats, et on a encore le menu, c’est tout à fait extraordinaire. C’est surtout à partir de Louis XIV (car la cuisine ne change guère sous les Valois) qu’on crée toutes sortes d’expressions artistiques à la gloire de la France, dont la cuisine fera partie. Il s’agit aussi de rendre la France autonome, de la couper des influences de l’Italie par exemple.
Dans la première partie de son règne, il ordonne donc à ses cuisiniers de créer une nouvelle cuisine, qui n’est plus à base d’épices, de verjus ou de choses très acides. On passe au beurre, à la crème, aux viandes engraissées, aux chapons, aux poulardes … On constate d’ailleurs qu’à partir de là, les représentations sont « plus en chair » : les statues de la Vierge se mettent à prendre des formes, on n’est plus aussi mince qu’avant …
Curieusement, ce facteur politique ne s’est jamais démenti depuis Louis XIV, qu’il s’agisse des derniers Bourbon ou de Napoléon. L’empereur ne s’intéressait pas à ce qu’il y avait dans son assiette, en revanche, comme il s’agissait d’être admiré, il fallait une grande cuisine. C’est pour lui qu’Antonin Carême invente une cuisine extraordinairement complexe et spectaculaire. Et depuis, il n’y a pas un chef d’Etat français qui n’ait pas accordé une grande importance aux banquets. Souvenons-nous du banquet des maires, en 1889 ou en 1900 : des moments de communion autour des valeurs de la République, grâce à la gastronomie.

Béatrice Giblin :
Mais cela, ce n’est que Français ? Au Japon, par exemple ?

Jean-Robert Pitte :
Au Japon, la Culture n’est pas « exportatrice » : les Japonais détestent parler d’eux-mêmes, ils ont été des colonisateurs bien pires que nous, et ne savent pas exporter leur savoir-faire. Leurs produits oui, mais pas leur savoir-faire. Ils n’ont pas l’habitude d’en parler. Ce qui fait qu’aucun Français ne sait faire de la haute cuisine japonaise, alors que l’inverse n’est pas vrai. Des cuisiniers japonais venus se former en France ont des restaurants de cuisine française au Japon, dont la qualité est époustouflante. Ils savent « rentrer » dans la culture de l’étranger, ce que nous avons plus de mal à faire. Nous estimons plutôt que nous avons un message à transmettre au monde.

François Bujon de l’Estang :
Vous avez fait allusion au péché mortel et au péché véniel. Dans ma famille, un de mes grands-oncles était prêtre. Et il disait toujours « la gourmandise n’est pas du tout un péché. Si le bon Dieu a créé toutes ces bonnes choses, c’est parce qu’il nous aime. Et par conséquent, leur faire honneur, c’est honorer Dieu dans sa création. Le bon appétit n’est pas un péché, c’est une action de grâce ». C’était sans doute pousser le raisonnement un peu loin …

Jean-Robert Pitte :
Mais c’est tout à fait catholique ! Le cardinal de Bernis, qui certes n’était pas tout à fait un saint homme, « faisait » sa messe au grand Meursault, dit-on, « pour ne pas faire la grimace au Seigneur en communiant » …

François Bujon de l’Estang :
Comment se fait-il que l’on mange bien dans les pays catholiques alors qu’aucun des pays protestants n’a de grande cuisine à proposer ?

Jean-Robert Pitte :
Je crois que c’est lié au puritanisme qui a touché l’Europe du Nord au moment de la Réforme, puis l’Amérique du Nord au moment où les WASP ont dominé les Etats-Unis et le Canada. Trop manger, ou même trop bien manger était plutôt mal vu. Mais on retrouve un peu cela aujourd’hui chez les catholiques pratiquants, une espèce de néo-jansénisme … Le pape François est un bon exemple : il mange à la cantine, avec les cardinaux, et la table du pape n’est pas spécialement réputée … Il y a un facteur moral.
Mais les pays protestants et l’Europe du Nord sont tout de même des acteurs de la gastronomie mondiale. Ainsi, dans ces classements évoqués en introduction, la plupart des restaurants les plus réputés sont en Europe du Nord. A Copenhague par exemple, où l’on sert les produits de la Nature. Et cela influence les cuisiniers français, qui vont ramasser des herbes folles en montagne. Un peu à l’image de ce que faisait Michel Bras à Laguiole ou Marc Veyrat dans les Alpes. Cette cuisine « improvisée » à partir de la Nature est pour moi profondément protestante : comme on ne peut pas représenter Dieu, on le trouve par le biais de sa création, par conséquent cette cuisine peu sophistiquée à partir de la Nature est une sorte d’expérience mystique. Regardez des photos du « gargouillou de jeunes légumes » de Michel Bras, c’est tout à fait ça.

Marc-Olivier Padis :
Vous avez évoqué une transformation historique de la cuisine et des arts de la table sous Louis XIV. Il y a des historiens de la cuisine qui essaient de refaire des plats du Moyen-Age ou de l’Antiquité, et si j’ai bien compris, cela aboutit à des choses quasiment immangeables pour nos contemporains. Vous avez évoqué l’abandon du verjus, on sait qu’il y a avait des plats très vinaigrés, des viandes qui avaient évolué … Comment expliquer une telle transformation du goût ?

Philippe Meyer :
Pouvez-vous rappeler à nos auditeurs ce qu’est le verjus ?

Jean-Robert Pitte :
Le verjus est fait à partir de raisins encore verts, qu’on n’utilise pas pour le vin car ils ne mûrissent pas, ce sont les grappes qu’on voit en haut des ceps. On ramasse ces grappes, on les presse, et cela donne un jus extrêmement acide. Dans la cuisine médiévale de tout l’Occident, on l’utilisait beaucoup, ainsi que les épices. Et pas seulement dans la haute société, on sait que dans le Limousin, on utilisait beaucoup de gingembre, par exemple. Mais il suffit de lire le vivandier de Taillevent pour se rendre compte de la quantité invraisemblable d’épices qu’on utilisait : sept, hui ou dix épices (très rares et très chères) utilisées à foison, parce que c’est un signe de richesse. Plus tard, on mettra beaucoup de beurre, pour la même raison, mais évidemment le goût n’a absolument rien à voir.

Philippe Meyer :
Je me souviens que dans Un festin en paroles, Jean-François Revel raconte que certains vins étaient conservés dans des amphores avec de l’eau de mer … Peut-on se faire une idée de ce genre de vin aujourd’hui ?

Jean-Robert Pitte :
Oui, car on refait aujourd’hui du vin à la manière antique ou médiévale. Pour le Moyen-Age, c’est plutôt simple, il suffit de presser sa vendange, de la mettre en tonneau sans soufre ni aucun conservateur. On peut ensuite le boire jusqu’à Pâques, car après il fait chaud et le vin devient du vinaigre. Cela se passait ainsi jusqu’à l’invention (hollandaise) de la mèche de soufre. Les Hollandais découvrent qu’en brûlant un peu de soufre dans la barrique, cela la désinfecte et que le vin se conserve un an, voire davantage. Dans l’Antiquité, rien de tout cela : ce sont des amphores dans lesquelles on met de l’eau de mer, de la poix, du miel, du plâtre, et toutes sortes d’herbes. Cela donne un vin très oxydé, mais qui ne devient pas du vinaigre.
J’avais fait ma maîtrise sur les vins du Bugey dans le Jura méridional, qui ne s’exportaient pratiquement pas en dehors de la région. Les vignerons le vendaient comme ils pouvaient (il n’y avait pas encore de cubitainers à l’époque), donc les gens apportaient leurs bouteilles, bref cela se conservait très mal. Beaucoup tournaient au vinaigre très facilement. Aujourd’hui on arrive à faire des vins très propres avec très peu de soufre, ou même des vins « nature » sans soufre, très à la mode actuellement.

François Bujon de l’Estang :
Vous aviez organisé il y a quelques années à l’Académie des vins de France un colloque sur « les ennemis du vin », auquel vous m’aviez fait l’amitié de m’inviter. J’ai envie de vous retourner la question au sujet de la gastronomie, ou plutôt de la bonne chère : quels sont ses ennemis ? Il me semble qu’on en voit certains, avec les modes et les diktats d’un certain nombre de militants …

Jean-Robert Pitte :
Le principal ennemi, c’est la paresse, ou le laissez-aller. Les gens qui ne s’aiment pas n’aiment pas bien manger. Car bien manger, c’est se faire un cadeau à soi-même. Les gens s’auto-punissent dans de nombreux domaines, tout en prônant une grande liberté … Je pense que quand on ne s’aime pas, la gastronomie décline.

Béatrice Giblin :
Quelles sont les conséquences du discours ambiant (manger peu de gras, peu de viande, manger beaucoup de légumes) sur la gastronomie ? Quels sont les aspects positifs de ce discours d’hygiène de vie, et quels sont ses dégâts sur le rapport à l’assiette et au bien-manger ?

Jean-Robert Pitte :
Pour ma part, je trouve qu’il s’agit plutôt d’une évolution négative, car nous sommes une espèce omnivore. On ne peut pas dire que « la viande n’est pas bonne pour la santé », ce qui importe c’est d’avoir une alimentation équilibrée (équilibre qui varie d’ailleurs en fonction des individus). Mais la mode actuelle veut du légume, cultivé si possible en bio, voire en biodynamie, c’est à dire selon des principes qui, quand on les regarde d’un peu plus près, sont tout de même particulièrement sectaires. La biodynamie est très à la mode dans le monde du vin, ses principes viennent de Rudolf Steiner (occultiste et l’un des inspirateurs du nazisme), ce n’est donc pas particulièrement glorieux … Aujourd’hui beaucoup de jeunes chefs qui ont fait des stages dans des lieux qui relèvent plus ou moins du sectarisme sont très « allumés » sur ces questions. Les épluchures de la carotte sont ainsi bien plus précieuses que la carotte elle-même, et on en arrive à un ersatz de religion. Personnellement cela me chagrine.

Marc-Olivier Padis :
Vous avez évoqué la différence entre transmission familiale et transmission professionnelle. J’ai l’impression que le discours sur la cuisine est en train de se professionnaliser. On voit bien une mise en valeur des métiers de la cuisine (certains chefs sont devenus des vedettes). Même les livres de cuisine ont changé. Pendant très longtemps, c’était « le livre de Françoise » ou « la cuisine de Marie », bref des recettes familiales. Aujourd’hui, on a des livres très sophistiqués, avec des photos magnifiques, des chefs à la mode, et des choses très pointues. Même les émissions de télévision consacrées à la cuisine ont changé. On est là aussi passé de la cuisine familiale à des concours de spécialistes. Ressentez-vous une telle évolution ? Il me semble qu’elle est de nature à décourager les ménages : « la cuisine, c’est pour les pros ».

Jean-Robert Pitte :
Je ne vois pas tout à fait les choses comme cela. Je pense que les jeunes chefs à la mode ne connaissent en réalité pas leurs gammes. En matière de musique, il y a tout de même bien davantage de grands interprètes que de grands compositeurs. Avant d’être compositeur, il faut être interprète. Il en va de même en cuisine. Il faut déjà savoir faire une mayonnaise ou un beurre blanc avant de se lancer dans la création. Quand vous interrogez quelques grands chefs, comme Joël Robuchon, Guy Savoy ou Paul Bocuse, ils parlent de leur mère. C’est auprès d’elle qu’ils ont appris le goût de la bonne chose et du travail bien fait. Et puis ils ont été en apprentissage, très dur. Ce n’est qu’au bout de dix, quinze ou vingt ans qu’ils ont été à leur compte. J’ai un exemple précis à vous donner, un jeune chef de 35 ans, Benjamin Schmitt, qui a un restaurant appelé Hectar dans le 9ème arrondissent de Paris. Il se trouve que je le connais depuis qu’il est tout petit, qu’il a toujours voulu être cuisinier, et que sa mère est une excellente cuisinière. Il a fait un CAP dans un lycée hôtelier, puis il a travaillé dans quinze ou vingt maisons, en montant en qualité chaque fois qu’il changeait. Il a terminé comme numéro deux d’un restaurant deux étoiles. Il vient de s’installer à son compte, il est ouvert depuis deux mois. J’ai mangé deux fois chez lui, et c’est une cuisine inspirée, simple, « évidente » en quelque sorte. On sent qu’il prend un immense plaisir à faire une cuisine dans la quelle il y a toutes les bases. Les classiques sont là, mais il sait y insuffler sa personnalité, il a par exemple tendance à relever les plats (alors que ce n’est pas la mode en ce moment). On sent qu’il a fait ses gammes, et qu’il commence à créer, à inventer à partir de classiques parfaitement maîtrisés. Il fait par exemple un cassoulet à tomber à la renverse (alors que franchement, on n’a pas a priori envie de commander un cassoulet l’été).
Le mot d’ordre des concours de cuisine télévisés est « soyez créatifs ». Mais il y a dans la cuisine une part de technique : commencer par l’imaginaire, c’est sauter les étapes.

Philippe Meyer :
Quittons un instant les restaurants et intéressons-nous à la nourriture « de tous les jours ». Vous avez commencé par écrire sur la châtaigne. Dans beaucoup d’endroits, on « mangeait pauvre ». Comment et quand les classes populaires ont-elles enrichi leur façon de se nourrir ?

Jean-Robert Pitte :
Je pense qu’il y a eu un aller-retour entre l’aristocratie et le monde paysan, en particulier dans les régions où suffisamment d’aristocrates habitaient sur place. Dans le Val-de-Loire par exemple, il y a beaucoup de châteaux (dont les propriétaires sont encore souvent aujourd’hui des familles nobles). Dans ces propriétés, il y avait des cuisinières, (voire des brigades pour les très riches). C’est là que les savoir-faire s’échangent. C’est ainsi que dans le Val-de-Loire, il y a encore cinquante ans, les familles paysannes savaient faire de la beuchelle (avec ris-de-veau, rognons, etc.) Je doute que ce soit encore le cas aujourd’hui, car c’est très technique. Mais c’est l’exemple d’un plat de cuisine populaire qui tire ses racines de la cuisine de cour.
Il y a des régions où cet aller-retour se faisait moins (par manque d’aristocrates riches, sans doute), cependant on cuisine dans les campagnes françaises jusque dans les années 1960. Quand j’étais étudiant, je faisais les vendanges en Bourgogne, et c’est la mère de famille qui cuisinait pour tous les vendangeurs. Aujourd’hui, les vendangeurs ne sont plus nourris, ils apportent leur sandwich. Et il est de plus en plus rare qu’on sache cuisiner dans les familles vigneronnes. On produit des vins toujours meilleurs, mais qu’on accompagne plus difficilement … On va au restaurant, désormais. Ce dialogue entre la cuisine et le vin est en train de se perdre.
Mais ce phénomène ne concerne pas que la campagne. En ville en revanche il y a un phénomène nouveau : un certain nombre de jeunes cuisinent. Et souvent des hommes. Sur les marchés du week-end, vous en voyez, et ce sont des connaisseurs. Mais la semaine, il n’y a que le troisème âge qui fait les courses …

Béatrice Giblin :
A propos de l’alimentation « pauvre », on voit bien la très grande différence entre des gens à fort pouvoir d’achat, et les autres, qui n’ont pas les moyens de manger les fameux cinq fruits et légumes par jour. Et cela se traduit sur l’état de santé et l’espérance de vie. Aujourd’hui la population pauvre mange mal : produits très transformés, sucre, sel, gras … Cela pose un gros problème de santé publique. Et puis il y a le phénomène des fast-foods, qui sont en très grand nombre, et fréquentés par tous les milieux, c’est l’un des rares lieux de réelle mixité sociale. Le trentenaire qui fait ses courses sur les marchés bobos emmène aussi ses enfants au MacDo … Comment pensez-vous que tout cela évoluera ?

Jean-Robert Pitte :
La France est le premier consommateur de hamburgers, et le n°1 des succursales McDonalds dans le monde, avec plus de 1500 établissements. Le constat pessimiste que vous faites doit cependant être nuancé, en particulier dans les familles issues de l’immigration (du moins celles où la cellule familiale est structurée) où l’on maintient des traditions culinaires. Il y a une cuisinière, également anthropologue, Fatéma Hal, qui tient le restaurant Le Mansouria dans le 11ème arrondissement de Paris, qui fait la cuisine marocaine de sa mère, et en a fait son sujet de thèse.
Dans les familles très modestes de « souche » française, on est un peu effaré devant le contenu des caddies : pizzas surgelées, pâtisseries industrielles … et tout cela est assez coûteux, en plus d’être mauvais pour la santé. Et surtout cela ne dit rien sur le plan culturel, ce sont juste des calories, cela ne crée rien sur le plan social.
Si nous avons inscrit le repas gastronomique français au patrimoine de l’UNESCO, ce n’était pas du tout pour clamer je ne sais quelle supériorité française, mais vraiment pour provoquer un électrochoc chez les Français, leur dire : « vous avez une réputation mondiale, des traditions culinaires d’une grande richesse et d’une grande variété, et vous vous laissez aller à manger n’importe quoi. Reprenez vos casseroles et faites la cuisine ! Pour vous, pour vos familles et vos amis ». Mais il est vrai que cette perte de talents est inquiétante. Non seulement parce que nous prenons moins de plaisir en mangeant mal, mais aussi parce que cela nuit véritablement à notre santé et à notre lien social.

François Bujon de l’Estang :
Vous nous avez dit que la France avait su exporter sa gastronomie et ses savoir-faire culinaires dans le monde entier, mais elle n’est pas mauvaise non plus sur le plan de l’importation. En matière gastronomique, il y a eu des périodes où nous avons importé beaucoup de produits étrangers. Je pense par exemple au maïs, qui arrive vers la Renaissance. Il y a beaucoup de ces importations réussies en matière gastronomique. La cuisine française est-elle encore ouverte, et encore capable de se laisser influencer ?

Jean-Robert Pitte :
En géographie culturelle, nous sommes habitués à réfléchir à ce genre de questions. Quand une culture est solide et vivante, elle est capable d’intégrer sans se trahir. Vous avez mentionné les ingrédients d’origine américaine, arrivés en France par le biais de l’Espagne : tomates, haricots, et le maïs. Pas de foie gras sans maïs, et pas de cassoulet non plus. Donc le cassoulet est d’origine américaine ! Mais sur une base occidentale : le ragoût de fèves, qui remonte à l’Antiquité. La capacité à intégrer des éléments nouveaux ne fait évoluer une cuisine que si elle est solidement établie, et qu’il y a des gens pour l’interpréter avec de la culture technique et gustative. Si c’est sans culture, c’est plaqué et cela devient artificiel. Encore une fois, on retrouve des choses semblables en musique. Quand Puccini intègre la musique chinoise ou japonaise dans Turandot ou Madame Butterfly, c’est très réussi car il a une très solide culture musicale occidentale. On pourrait aussi évoquer les nouveaux mots dans une langue … tout le monde ne peut pas le faire de façon réussie, sous peine de repoussant franglais.

Philippe Meyer :
Parmi les pays qui ont beaucoup évolué du point de vue culinaire, j’ai l’impression que le Royaume-Uni arrive en tête. Je me souviens d’une chanson appelée « Un souper chez les Borgia » où, couplet après couplet, on voit tout le monde mourir empoisonné, sauf deux protagonistes ; et ils chantent l’explication :
« D’puis qu’on a bouffé en Angleterre,
On est immunisés
 ».
Quand j’avais quatorze ans, la cuisine britannique se résumait à vraiment très peu de choses : la kidney pie, le fish and chips … Aujourd’hui, toutes les cuisines sont en Grande-Bretagne. Mais est-ce que cela a donné une cuisine britannique, ou seulement un foisonnement de cuisines étrangères ?

Jean-Robert Pitte :
La cuisine britannique existe, mais elle est encore très largement héritière du Moyen-Age, en ce sens qu’elle a peu évolué aux époques moderne et contemporaine. Et compte tenu de l’Histoire coloniale du Royaume-Uni et de l’ouverture internationale, beaucoup de cuisines étrangère sont venues s’implanter. Cuisine chinoise ou indienne notamment. Il reste cependant quelques plats anglais qui, quand ils sont bien interprétés, par exemple à Cambridge ou Oxford, peuvent donner des choses formidables, comme le Yorkshire pudding, ou le Bread ans butter pudding. Et puis je trouve que la cuisine des pubs dont vous parliez, quand elle est bien faite, a de quoi régaler.

Marc-Olivier Padis :
La gastronomie est devenue un champ d’études, qui s’est spectaculairement développé ces dernières années. Vous avez fait partie des pionniers en la matière, mais aujourd’hui on voit un développement sur les relations internationales, l’histoire économique, les modèles économiques autour de l’alimentation … Comment expliquez-vous ce foisonnement d’intérêt de la part du milieu de la recherche pour ces questions ?

Jean-Robert Pitte :
Je pense que les sciences humaines se sont largement ouvertes ces dernières années à des sujets qui n’étaient pas ou à peine traités auparavant. Ainsi, Jean-Louis Flandrin a commencé par être un historien de la sexualité. Et à l’époque (dans les années 1960), cela paraissait très curieux. Et puis il a été le grand historien de la cuisine (c’est lui qui a montré la révolution culinaire sous Louis XIV, en analysant la proportion du beurre dans les recettes). Son séminaire était très couru, il a eu énormément d’élèves, et a lancé beaucoup de recherches. Moi qui voulais être cuisinier quand j’étais petit, comme je m’intéressais au paysage, j’ai fait une thèse de géographie sur la châtaigne. Quand je suis devenu professeur, j’avais dit au jury chargé de me recruter que je comptais désormais m’intéresser à la gastronomie. Ils ont levé les bras au ciel : « ce n’est pas un sujet ! Vous qui allez au Japon régulièrement, travaillez sur ce pays, il n’y a pas assez de chercheurs, ça c’est de la vraie géographie ! » Sur le vin, il y avait davantage de recherches, je pense à Roger Dion, qui a enseigné l’histoire de la vigne et du vin au Collège de France, mais il n’y avait pas eu grand chose depuis, et on pensait avoir fait le tour du sujet. Or le monde du vin a évolué de façon inimaginable, ne serait-ce qu’à cause de tous les endroits nouveaux dans le monde où l’on en fait. Il ne reste quasiment plus aucun pays qui ne fait pas de vin (peut-être l’Arabie Saoudite ou le Qatar ?), à cause du réchauffement climatique. Même sur l’île d’Hokkaidō, malgré les cinq mètres de neige l’hiver, étant donné que la saison froide se rétrécit, on plante des cépages rhénans avec des résultats magnifiques.
Vous vous souvenez sans doute que Jack Lang, quand il était ministre et député-maire de Blois, avait créé un festival, les Journées d’Histoire de Blois. La deuxième ou troisième année, le thème était l’alimentation, et cela avait eu un grand succès. Il a donc créé par la suite un centre de recherches à Tours, l’Institut européen d’histoire et des cultures alimentaires, où des chercheurs de toutes disciplines (sociologues, historiens, géographes, archéologues, anthropologues, économistes …) et venus de toute l’Europe se réunissent régulièrement. C’est donc devenu un champ de recherches « présentable ». A l’époque où je commençais, j’avais fait un colloque sur l’histoire et la géographie des restaurants, et cela avait fait sourire dans mon université … Mais la demande de participation était telle que cela a donné un livre. Je pense qu’on ne fait de la bonne recherche que sur les sujets qu’on aime.

Philippe Meyer :
A propos du vin, vous nous dites que ce domaine a énormément changé ces dernières années, en quantité de production, mais aussi en qualité. Pour ma part, je suis également frappé par le fait que de nombreux vignerons se sont remis à cultiver des cépages oubliés ou « maudits ». En interdisant, l’administration française a joué un rôle qui dépassait sans doute ses compétences, et qui s’est traduit par la suite par une mentalité policière qui nous a privés de beaucoup de cépages. Partagez-vous ce point de vue ?

Jean-Robert Pitte :
Vaste sujet ! Je pense que l’Institut national des appellations d’origine a influencé toute l’Europe, puisque les A.O.P. européennes viennent des A.O.C. françaises. Et pour faire vite, c’est désormais le monde entier qui se rapproche de ce modèle français inventé en 1936. Il visait à faire ressembler le contenu de la bouteille à ce qui est écrit sur l’étiquette. Si j’écris « Gevrey-Chambertin » sur mon étiquette, c’en est forcément, sans quoi je suis puni. À mon avis, c’était une bonne chose, et l’Etat a joué son rôle. Tout les producteurs ont défendu cela, ainsi que les syndicats, mais aussi les sommeliers, les restaurateurs ... Les négociants étaient plus réticents, mais enfin c’est passé.
87 ans après ces lois, l’administration française, très bureaucratique, empêche les évolutions. Il y a l’exemple d’Eloi Dürrbach, très grand vigneron des Baux-de-Provence (qui est mort récemment). Un jour, il décide de reprendre une tradition, consistant à mettre du cabernet-sauvignon dans son vin de Provence. Or les décrets d’appellation oubliaient le cabernet-sauvignon, car en 1936 il avait disparu. C’est ainsi que ce viticulteur exceptionnel, professeur de très nombreux vignerons de la région, faisant un vin admirable et vendu dans le monde entier, s’est vu retirer son appellation contrôlée « Baux-de-Provence ». Dürbarrch avait dit « qu’à cela ne tienne, je vais mettre "vin de pays des Bouches-du-Rhône" et ça ira très bien ». Cette histoire a trente ans, Dürrbach était le premier, mais aujourd’hui, de plus en plus de grands vignerons français quittent la règlementation sur les A.O.C car elle est trop rigide. Comme ils ont un nom réputé et que les sommeliers du monde entier se battent pour avoir leur vin, ils peuvent se le permettre. Certains réussissent à faire changer la loi, comme Jean-Michel Deiss en Alsace. Lui a voulu reprendre une tradition du complantage des différents cépages alsaciens dans une même parcelle. C’était interdit par la loi, mais il l’a fait pour ses grands crus, et comme il est très réputé cela a fait beaucoup de bruit. Il n’a jamais été condamné et continue à mettre « A.O.C. » sur son étiquette. Avec un petit problème de sucres résiduels car les cépages ne mûrissent pas à la même vitesse, or si on complante, on est obligé de tout vendanger en même temps. On le fait donc très tard, et les certains raisons sont sur-mûris. Cela fait des vins extraordinaires avec les fromages. Un vin de Jean-Michel Deiss sur un Munster est une merveille.

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