LES DROITES EN EUROPE
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Dominique Reynié, vous êtes Professeur des Universités à Sciences Po et agrégé de sciences politiques. Vous dirigez, depuis 2008, la Fondation pour l’innovation politique, un think tank indépendant et reconnu d’utilité publique qui s’inscrit dans « une perspective libérale, progressiste et européenne ». Vos travaux portent sur les transformations du pouvoir politique, l'opinion publique, les mouvements électoraux, la droite et le populisme. Vous avez dirigé l’ouvrage de la Fondapol intitulé Les droites en Europe. Il retrace la montée en puissance des partis de droite au sein de l’Union européenne dès le milieu des années 1980, dans le contexte de l’effondrement du communisme et de l’épuisement de la social-démocratie. Il montre comment, sous l’effet du vieillissement démographique et de la pression migratoire, les Européens sont devenus de plus en plus soucieux de préserver leur niveau de vie et leur identité, un patrimoine à la fois matériel et culturel. Les mouvements populistes ont très tôt orienté leurs discours et leurs programmes autour de cet « enjeu patrimonial ». Ils ont ainsi opéré une large poussée en Europe dès les années 1990, au point de figurer parmi les principaux adversaires de la droite de gouvernement.
Le basculement électoral à droite qui s’opère aujourd’hui en Europe rappelle l’actualité de ces analyses. En mai, en Espagne, les scrutins locaux se sont traduits par un échec sévère pour la gauche, au pouvoir depuis 2018. La droite de gouvernement est sortie gagnante du vote en totalisant plus de 7 millions de suffrages. La formation d’extrême droite Vox a doublé son score en quatre ans et a effectué une poussée spectaculaire dans plusieurs parlements régionaux. En Grèce, le parti conservateur du Premier ministre sortant Kyriakos Mitsotakis a remporté une nette victoire en mai dernier. Le nationalisme turc a été renforcé par la réélection récente de Recep Tayyip Erdogan, et une semblable percée électorale de la droite et de l’extrême droite a été observée ces derniers mois en Finlande, en Suède, et en Italie.
A partir des résultat des élections européennes de 2019, la Fondapol a calculé que les électeurs de listes de droite représentent en Europe 43.4% des suffrages, soit presque le double des suffrages alloués aux listes de gauche. Dans une autre étude, en 2021, vous montrez la conversion profonde des Européens aux valeurs de droite. Elle est nourrie par trois thèmes particulièrement mobilisateurs : le libéralisme économique, le nationalisme, via la question identitaire, et le libéralisme politique, indexé à l’individualisme.
La recomposition politique bat son plein en Europe et interroge la droite sur sa doctrine, son programme de gouvernement et son système d'alliance. Dans divers pays d’Europe, la frontière entre droite et extrême-droite s’efface progressivement. L’Europe hérite de la stratégie « d’union des droites » mise en place par Sylvio Berlusconi dès 1994 avec l’alliance, jusque-là inconcevable, de son parti libéral « Forza Italia », du parti conservateur « Lega Nord » et du parti néofasciste « MSI ». Depuis, la droite radicale a modéré son discours, notamment sur l’Union européenne, et est devenue l’alliée de la droite de gouvernement dans plusieurs pays du Nord de l’Europe, comme la Finlande ou la Suède. En France, seul Éric Zemmour appelle pour l’instant à cette « union des droites ». Mais l’offensive des LR sur l’immigration, qui propose de modifier la Constitution pour y inscrire « la possibilité de déroger à la primauté du droit européen quand les intérêts fondamentaux de la nation sont en jeu », pourrait accélérer le rapprochement idéologique avec l’extrême-droite.
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis :
J’aimerais d’abord vous poser une question sur le sujet lui-même de notre conversation : peut-on encore parler des droites en Europe ? Le clivage gauche-droite est-il encore un angle de lecture pertinent pour lire la situation politique des pays européens ? Il est permis d’en douter, pour deux raisons. D’abord, la montée des populismes, qui échappent à la traditionnelle opposition gauche-droite, et ensuite l’expérience française du « dépassement » de l’ancien clivage, par Emmanuel Macron et sa majorité, même si aux dernières élections européennes, le parti macroniste n’est pas parvenu à bousculer les équilibres au niveau européen. La France est-elle un cas isolé, ou bien ce clivage central dans la politique européenne depuis l’après-guerre a-t-il vécu ?
Dominique Reynié :
Par « clivage », on entend la séparation entre des conceptions systèmes de gouvernement qui se succèdent au pouvoir, et dont les performances amènent les électeurs à pratiquer l’alternance. Avant d’être « droite-gauche », le clivage dans une système démocratique est un mécanisme conférant une ressource pour organiser l’alternance des équipes gouvernementales.
Il me semble que traditionnellement, le clivage droite-gauche représentait bien cette respiration démocratique : les électeurs sanctionnaient tour à tour l’une ou l’autre de ces familles politiques. Mais il y a eu un premier phénomène de « recentrement » des politiques publiques menées par les droites et les gauches au pouvoir. Au fond, le clivage gauche-droite a commencé à perdre de sa pertinence dès lors que les politiques publiques sont devenues de plus en plus semblables (en tous cas c’est le procès qui leur a été intenté par une bonne partie de l’opinion, et reconnaissons qu’il était excessif). Au fond, ce qu’on reproche peu à peu au clivage droite-gauche, ce n’est pas seulement d’avoir flouté les frontières, c’est aussi de ne plus remplir sa fonction démocratique d’alternance. Autrement dit, on ne donne plus la possibilité aux électeurs de remplacer un pouvoir par un autre qui serait différent. On change les personnes, mais pas vraiment la politique, en somme. L’alternance repose sur le clivage. Donc quand le clivage gauche-droite disparaît, l’alternance aussi.
Dans nos sociétés européennes, et particulièrement en France, cela produit un double deuil. D’abord celui de la différence entre des offres politiques distinctes, et puis celui d’une démocratie qui ne fonctionnerait plus, car quel que puisse être le choix des électeurs, le résultat serait grosso modo le même. C’est ce qui a apporté le thème de « la pensée unique » (avec son cortège d’exagérations).
Les populistes sont devenus le réceptacle de ces déceptions. Non seulement celui du clivage droite-gauche, mais aussi de l’alternance. Le thème éminemment populiste d’une entente entre des élites, qui feignent de s’opposer les unes aux autres alors qu’en réalité elles ne font que se partager le pouvoir et ses bénéfices, a été alimenté ainsi.
Je n’ai pas la référence précise en tête, mais il y a un très bon article dans la revue « Commentaire » de Pierre Martin, qui montre comment les majorités sont plutôt stables dans l’Europe des années 1970. C’est soit la gauche soit la droite qui domine, et à un moment donné, on assiste à un passage à l’alternance quasiment systématique. Tous les pays d’Europe ont vécu cela, et on s’en est même réjoui : la venue d’un moment démocratique où l’on pouvait changer de majorité pour le bien des électeurs. Cette phase a pris fin dans les années 1990, avec cette idée du « tous les mêmes ». C’est à ce moment que les populistes, déjà là mais un peu inertes, ont commencé à profiter de cette déception.
Le populisme a certes cette positions passive de réceptacle, mais il amène tout de même à se situer sur le clivage gauche-droite. Il y a évidemment des populismes, mais le plus performant en Europe d’un point de vue électoral, c’est le populisme de droite. Le populisme de gauche existe, en France c’est LFI, c’est Samoobrona en Pologne, le Smer en Slovaquie. Mais ce sont plutôt des cas isolés : Podemos en Espagne ou Syriza en Grèce ont connu des revers électoraux, on ne voit pas le populisme de gauche fleurir en Europe. La figure politique de Jean-Luc Mélenchon s’est fortement distinguée ces dix dernières années de celle de Marine Le Pen, et la potentialité n’est pas la même.
Le populisme aussi est traversé par un clivage gauche-droite. Mais le populisme qui a le vent en poupe en Europe est celui de droite. Il prend à la gauche beaucoup d’idées sociales, il propose une espèce de socialisme identitariste, plus ou moins agressif. Le clivage n’a pas disparu, il attend en quelque sorte de renaître. Ce que nous disent les électeurs ce n’est pas simplement « nous voulons des chefs et des majorités qui décident », mais aussi « nous voulons retrouver ce sentiment d’offres politiques distinctes ». Cette distinction a disparu avec une quasi indifférence des élites (je précise que le mot « élites » n’a pas de connotation péjorative ici, je l’emploie en tant que catégorie sociologique).
Jean-Louis Bourlanges :
C’est pour moi un examen de conscience assez douloureux que celui auquel nous invite cette émission, et d’une façon générale votre travail, Dominique Reynié. Quand on regarde l’échiquier politique, j’ai l’impression qu’on voit bien où est le dynamisme des forces, et où il n’est pas. Ainsi, je pense qu’il y a un dynamisme nationaliste indiscutable, qui prend une forme très agressive vis-à-vis des phénomènes migratoires. Il y a une dynamique populiste, qui prend la forme d’une mise en cause du gouvernement représentatif, et toujours en termes assez véhéments, qu’il s’agisse du président de la République, des parlementaires, parfois les journalistes, bref tout ce qui ressemble à des médiateurs ou des dirigeants d’opinion est mis en cause. A gauche, il y a un dynamisme de la contestation radicale du système capitaliste (j’hésite cependant à la qualifier de révolutionnaire), considéré comme complexe, manipulé, ne tenant plus ses promesses …
En face de ces forces « toniques », on a des clientèles atones. Le parti-pris rationnel est très remis en cause par « l’émotionnalisation », l’instantanéisation des réactions, la véhémence moralisatrice qui caractérisent désormais le débat public. Au niveau européen, c’est un peu différent : Emmanuel Macron tente de faire passer l’Europe d’un logiciel à un autre ; pour le dire vite d’un logiciel « bisounours » (paix, prospérité, impossibilité de répéter les horreurs du passé) à un logiciel de résistance de puissances (dépositaire d’une civilisation, d’un système de valeurs, d’intérêts économiques, sociaux, géopolitiques gravement menacés). Ce passage est difficile, et l’offre politique européenne a donc beaucoup de mal à se cristalliser.
Les gens comme moi, c’est à dire qui défendent le gouvernement représentatif, ont donc le sentiment de n’être pas compris, voire de perdre pied. Car en plus de ce dont je viens de parler, les modérés rationnels sont fondamentalement moins disant que les populistes véhéments, on l’a constaté à propos de la réforme des retraites. Je me demande comment on peut réagir. Je crois que vous aviez défini la manifestation du danger comme « ethno-socialisme », dont le Danemark est par exemple un bon représentant. C’est à dire le mélange de toutes les passions identitaires, populistes, couplé à la volonté de délivrer un très haut niveau de prestations sociales. Cette conjonction de gens qui disent « on ne touche pas aux prestations sociales, (et même on les étend, à en croire Mme Le Pen) » et de passions nationalistes et populistes me paraît extrêmement difficile à contrecarrer. Nous avons à faire à des gens qui surfent sur les passions démocratiques, égalitaristes et nationalistes, tandis que nous n’avons que la raison, avec tout ce qu’elle comporte de triste et de morne.
Dominique Reynié :
Je suis intéressé par ce « nous » que vous utilisez (dans lequel je me reconnais volontiers), et à qui vous imputez une responsabilité dans la situation actuelle. Qui est ce « nous » ? Pour le dire vite : les élites, ceux qui observent, ceux qui représentent, ceux qui « parlent pour ». Nous nous mettons dans la situation -que je trouve effrayante- de ne plus considérer, au point parfois de ne plus aimer, le dèmos dans lequel nous sommes. Il est soupçonné de tout. Et quand il se retrouve seul pour élaborer ses angoisses politiques, qui sont tout à fait réelles et tout à fait fondées (« où est passée ma liberté de peuple ? », « où est passée ma capacité à maîtriser mon destin ? »). Tous les jours, il constate qu’il ne peut plus vraiment orienter son destin.
La question de la souveraineté est restée quasiment sans réponse. Certes, Emmanuel Macron a proposé la souveraineté européenne en septembre 2017, et j’ai personnellement trouvé cela très fort et très intéressant. C’est un niveau de réponse pertinent sur le plan théorique, mais malheureusement trop théorique, justement. Et puis la question des valeurs : que devenons-nous ? Si nous considérons que nous avons un sytème de valeurs supérieur à ce que nous avions autrefois, donc que nous avons progressé, que nous sommes plus sensibles à la dignité de l’autre, que nous reconnaissons mieux la différence, que nous avons plus de respect et de sincérité envers ceux qui sont moins fortunés que nous ; alors il est certain qu’étant donnée la manière dont nous n’avons pas su gouverner l’immigration (au fond, partout en Europe, on a pensé que cela se ferait naturellement, de façon très organique), il y a désormais des espèces de politiques de panique, à cause de la situation démographique très inquiétante, on va décider d’importantes politiques d’immigration, et ce faisant nous laissons les personnes qui s’interrogent sur l’immigration sans réponse. Et nous voyons bien les problèmes que cela entraîne.
Une part très significative des personnes qui s’installent en Europe viennent de pays qui n’ont pas de système culturel comparable au nôtre. Je suis personnellement très étonné que le savoir anthropologique, le savoir ethnologique, le savoir comparatiste semblent avoir disparu, comme s’ils n’étaient pas des réalités. Nous sommes passés de différentialistes à insensibles aux différences. Cela fait des années que nous constatons des différences fondamentales sur certains aspects de notre culture : la liberté d’opinion, de publication, l’égalité homme-femme, la liberté d’orientation sexuelle, tout cela n’est pas cohérent avec une politique migratoire sans intégration, et même sans assimilation. Si vous dites aux Européens, et aux Français en particulier « vous avez de moins en moins la maîtrise de votre destin, et il va falloir accepter que la culture que nos sytème institutionnels vous ont transmise soit remise en cause ». Un tel discours n’est pas recevable, et nous n’avons jamais rien élaboré pour répondre à cela. Nous avons laissé cette élaboration aux populistes. Dès lors, puisqu’il est évident qu’ils n’ont pas de solution, il n’y a rien d’étonnant dans leurs élucubrations.
Les partis de gouvernement, à gauche comme à droite, n’ont jamais proposé d’élaboration d’une réponse à ces grandes questions : notre liberté collective et ce qui constitue notre système de valeurs.
Marc-Olivier Padis :
Si je reprends votre réflexion, une part du désarroi des électeurs viendrait du fait que les offres politiques ne sont plus réellement distinctes. En quelque sorte, ils voudraient qu’une majorité politique puisse développer son programme, sans restriction, sans timidité, « sans limite », en quelque sorte. Je vois bien comment le fil de ce raisonnement se traduit dans une version populiste, voire par une mise en cause directe de l‘Etat de droit dans certains pays européens. Car l’Etat de droit, c’est le fait que les minorités ont des droits, qu’une majorité politique (temporaire par définition) ne saurait remettre en cause. On ne peut déroger à certains grands principes inscrits dans les constitutions, principes vérifiés par des systèmes (cour suprême, conseil constitutionnel, etc.). Ces tentations sont un peu partout, mais on voit par exemple qu’en Hongrie ou en Pologne, cette idée qu’il faut tout politiser est mise en œuvre. Y compris la magistrature, la Cour suprême, l’université et remettre en cause le cadre européen, puisqu’il pose aussi des limites.
Cette droite qui remet en cause l’Etat de droit, l’indépendance de la justice et les cadres européens est très en rupture avec la tradition d’une droite conservatrice, pro-européenne, libérale et universaliste. Elle est quasiment révolutionnaire, au fond. Ce « fondamentalisme » de la souveraineté est-il encore « de droite » ?
Dominique Reynié :
Ce que vous dites s’inscrit à mon avis aussi dans le défaut de réflexion et d’élaboration des forces politiques non populistes. C’est ce qui contribue à ce cheminement d’une droite populiste vers une droite autoritariste. « Nous » sommes en quelque sorte inertes, intellectuellement et politiquement. Rien ne montre, dans les électorats et les opinions, qu’il y ait un désir autoritariste. Ce qu’on voit en revanche, c’est un attachement des Européens à leur bonne vie. Mais le reste du spectre politique est inerte. Au fond, il se contente de dire « on ne peut pas faire mieux ». Je le répète, car j’en ai l’intime conviction : les populistes mentent, ils sont incapables de faire ce qu’ils promettent, cela me paraît tout à fait évident. Mais il n’empêche que les autres ne disent que : « contentez-vous de ce qu’il y a, car il n’y aura pas mieux ». D’une certaine manière, il est légitime de considérer qu’un tel discours n’est pas acceptable de la part des électeurs.
Une remarque au passage à propos de la « politisation » de l’université. Chaque fois que j’entends cela, cela me fait un peu sourire car l’université française est très politisée, mais elle est à gauche. En sciences sociales, c’est très frappant, et quand on est universitaire, c’est très frappant d’entendre que l’université « se politise » alors qu’on en fait l’expérience depuis des décennies …
La conception de la démocratie selon laquelle le vote majoritaire emporte tout est une conception explicitement partagée par Vladimir Poutine (qu’il appelle « souverainisme démocratique ») : une fois que nous avons voté, la majorité donne absolument tous les droits, et la minorité n’a qu’à se taire.
Jean-Louis Bourlanges :
La démocratie, c’est le régime qui respecte la minorité.
Dominique Reynié :
C’est d’ailleurs pourquoi je trouve non pertinent le concept de « démocratie illibérale ». Car il n’y a pas de réelle démocratie sans respect de l’Etat de droit. Le « souverainisme démocratique », c’est en gros ce que propose Poutine. En face, il y a un pluralisme de l‘Etat de droit, qui fait l’objet d’un procès de plus en plus sévère aujourd’hui. Il y a par exemple un chiffre que je trouve très préoccupant. Si je regarde le premier tour de la dernière élection présidentielle française, parmi les inscrits, la somme de ceux qui ont voté pour des candidats anti-système (de gauche ou de droite) et des abstentionnistes se monte à 70%. Cela n’a fait que monter depuis les années 1980, mais là c’est un record absolu. Je ne veux pas signifier que les abstentionnistes sont anti-démocratiques, mais il me semble qu’on peut tout de même dire que les forces qui défendent activement les principes de la démocratie (liberté de vote et Etat de droit) ne représentent que 30% de la communauté politique française aujourd’hui. Et ce sont ces 30% qui sont généralement l’objet de nos commentaires sur les politiques gouvernementales.
Il y a une vraie attrition, et cela me paraît comparable à ce que l’on observe dans le reste de l’Europe, avec quelques différences sur les taux de participation. Le populisme de droite a un avantage sur son concurrent de gauche : il peut plus facilement évoluer vers cet illibéralisme et vers un autoritarisme. Mais il faut considérer que cela découle de notre incapacité à circonscrire l’espace européen comme un espace « à soi », « aux Européens », sur lequel une puissance publique exerce une autorité, capable d’efficacité. Nous ne sommes pas arrivés à montrer cela suffisamment.
Philippe Meyer :
Vous avez éclairci la notion de populisme, mais peut-on également dire un mot de l’autoritarisme ?
Dominique Reynié :
Je ne pense pas que les Européens ou les Français soient aujourd’hui disposés à vivre dans un régime autoritaire. Il y a une résistance encore très forte sur ce point, qui ne semble pas avoir faibli. C’est parfois d’ailleurs assez triste de soupçonner les peuples européens de mauvaises pensées alors qu’ils sont si peu disposés à accepter un pouvoir autoritaire. Le problème du populisme, c’est que lorsqu’il est au pouvoir et qu’il échoue, il refuse de laisser la place aux autres. Nous avons vu aux Etats-Unis que cela n’allait plus de soi. Et en France, depuis deux élections présidentielles, il y a désormais un discours bien installé, et qui semble appelé à durer, sur l’illégitimité du pouvoir en place, à cause de l’abstention ou parce que la compétition du second tour est jugée non significative. Ce déclin de la convention électorale est en train de faire le lit du passage d’un populisme décevant vers une forme autoritaire. C’est largement ce qui s’est passé en Hongrie : on change la règle électorale pour se maintenir au pouvoir.
Jean-Louis Bourlanges :
Pour moi, l’autoritarisme est second. Ce que je ressens d’abord, c’est le fait que l’individu ne supporte plus qu’un gouvernement gouverne à sa place : le fait que des décisions me concernant ne soient pas prises par moi. Cela entraîne un procès permanent en illégitimité à l’égard de toutes les institutions représentatives : le président, le Parlement … Ce procès est très grave, parce qu’il rompt le lien (établi depuis Sieyès) entre le corps électoral et les parlementaires qui ont reçu mandat d’exercer le pouvoir en leur âme et conscience (et non de faire tout ce que veulent les électeurs).
Tous les scénarios de démocratie participative sont des leurres, voire des mythes. Le référendum est une machine à simplifier et à diviser. Le référendum qui fonctionne est celui qui est capable de rassembler des gens sur une question, indépendamment de leur parti politique (du type indépendance de l‘Algérie). Mais dès qu’il y a un conflit réel, c’est une machine à dresser les gens les uns contre les autres. Aucune solution populiste proposée ne fonctionne. LFI prône la révocation permanente (d’après la Constitution de l’an I). Ce qui est remis en cause c’est la légitimité de gens élus à gouverner.
Dominique Reynié :
C’est une question très difficile à appréhender, parce que les électeurs semblent avoir un sentiment contrasté, et je ne suis pas sûr que nous ayons la possibilité de voir les choses correctement. La numérisation de l’espace public survalorise des points de vue et des opinions dont la profondeur n’a peut-être aucun rapport avec la présence médiatique. Cela commence sur les réseaux, puis se propage aux chaînes d’information en continu, avant d’être repris par les médias mainstream.
Je ne sais pas si les Français sont mécontents de la représentation parce qu’ils ne supportent pas que ce ne soit pas eux qui décident, ou plutôt si c’est parce que ce qui est décidé est inefficace, ou en tous cas ressenti comme tel.
Par ailleurs, tous les élus le savent bien, il y a une grande difficulté à faire participer. Elle est sociologique : chacun est pris par son travail ou les contraintes de la vie, je vois bien peu de gens autour de moi prêts à aller dans une assemblée délibérante une fois leur journée finie. On sait parfaitement (et c’est un fait bien documenté) que les gens qui vont dans ces assemblées ne sont pas tout à fait comme les autres, ils ont un intérêt marqué pour la politique, des compétences dans la prise de parole en public, etc.) Quand il y a tirage au sort, on peut « rattraper » un peu cela, mais une fois que ces gens travaillent (dans une convention citoyenne) aux problèmes politiques auxquels on leur a demandé de réfléchir, quand ils sont libérés de leurs autres tâches, on constate qu’ils travaillent sérieusement, et deviennent en quelque sorte des « super citoyens », des espèces de députés en somme, à ceci près qu’on ne les a pas élus. Cela peut générer des réactions assez ambivalentes. Personnellement, je trouve un grand intérêt aux conventions citoyennes, en termes de compréhension des mécanismes de formation de l’opinion sur des sujets compliqués, cela doit inspirer le législateur, mais à mon avis cela ne devrait jamais donner le sentiment que cela va faire la loi à la place de ceux qui sont élus. Cette ambiguïté entretient l’idée qu’il y aurait une démocratie plus « saine » (car moins représentative) parallèle aux institutions établies par les élections. A gauche, par ces assemblées citoyennes, à droite par le référendum. Mais ces deux options s’accordent pour faire le siège de la démocratie représentative, à laquelle les Français restent cependant attachés.
Marc-Olivier Padis :
Pendant très longtemps, la droite européenne, c’était la droite démocrate-chrétienne. Et je me demande où elle est passée. Je lisais récemment que le leader du Parti Populaire Européen, Manfred Weber (qui est allemand), considérait qu’il n’y a plus de démocratie chrétienne en Europe. Il est vrai qu’en Italie, elle a disparu depuis longtemps. En Allemagne il en reste quelques traces, en France elle n’a jamais véritablement existé, en Belgique elle a disparu, aux Pays-Bas elle quasiment disparu … C’était le cœur historique des fondateurs de l’Europe, ce n’était pas une force seulement politique, mais aussi culturelle, une vraie expression de la société. Quelle est cette transformation des opinions ou des partis qui a fait disparaître une force aussi centrale en l’espace de quelques années ?
Dominique Reynié :
Ce sont des questions très vastes et très difficiles, auxquelles on ne saurait répondre définitivement, mais tout de même, quelques éléments paraissent pertinents. Je dirais qu’il y a un mouvement général dans lequel se retrouve embarqué le déclin de la démocratie chrétienne européenne. Ce mouvement est celui de notre entrée dans une société que je qualifierais de matérialiste : on considère que faire de la politique, c’est approvisionner les citoyens en biens matériels. Ce but a largement été réalisé en Europe, et ce fut quelque chose d’absolument extraordinaire. Et il y a une certaine ingratitude de notre présent à ne pas le reconnaître ; c’est peut-être regrettable, mais c’est ainsi. Mais l’excès a été de concevoir la politique matérialiste comme la seule dimension de la politique. Les partis - même les partis démocrates-chrétiens - n’ont pas su cultiver cette dimension « immatérielle ». Au fond, on ne peut pas s’étonner aujourd’hui de faire face à de grands risques, dès lors que nous nous sommes « laissés aller ». J’entends par là que nous sommes devenus des peuples sans idéologie, voire sans métaphysique. Un contenant sans contenu, en quelque sorte. On pourrait pallier à cela en étant extrêmement fermes sur nos valeurs républicaines, par exemple. Je ne sais pas si ce serait possible (ni même si ce serait souhaitable), mais cela redonnerait une substance à défendre bec et ongles. Mais nous ne faisons rien de tel.
Comment s’étonner que 450 millions d’Européens ou 70 millions de Français (en particulier 49 millions d’électeurs) se trouvent dans un malaise existentiel sans précédent, puisqu’aujourd’hui nous ne sommes même plus capables d’offrir des garanties sur notre dimension matérialiste ? C’est plutôt : « on va vous apprendre à vous passer de ce que vous avez eu jusqu’ici ». La réforme des retraites (que j’ai soutenue à titre personnel) est un bon exemple de cela.
Les partis se sont sécularisés à l’extrême. Ceux qui avaient une idéologie ne l’ont pas défendue. Je pense davantage à la gauche, mais la droite non plus n’a pas su défendre une dimension métaphysique (car ce n’est pas rien, d’être démocrate-chrétien). Ne demander qu’à faire des affaires n’est pas répréhensible en soi, mais cela ne suffit pas à construire la cité.
Jean-Louis Bourlanges :
Dans les années 1990, l’effondrement a été d’une rapidité qui m’avait beaucoup surpris. Je crois que c’est corrélé à la fin de la guerre froide. Dans la période précédente, nous étions dans l’ère « Don Camillo », c’est à dire quelque chose de transnational (une comédie italienne dont l’acteur principal est français), et une offre politique qui combinait des valeurs très précises et plutôt à droite : les valeurs chrétiennes, celles de la démocratie représentative. Avec une offre sociale de type keynésienne. Le projet européen s’inscrivait en outre dans une logique atlantique de résistance au stalinisme. Tout cela faisait un ensemble qui gardait les vertus de la droite, en les distinguant de l’enracinement national ; c’était une coalition transnationale. Une fois le mur tombé, c’est allé à toute vitesse. Les démocrates-chrétiens ont disparu de Belgique, des Pays-Bas, d’Italie … En France, l’UDF a éclaté. Depuis, l’idée européenne n’a pas vraiment été abandonnée, mais elle a été défendue par des « agnostiques » de la cause européenne, comme le suggère Dominique Reynié. Jacques Chirac était alternativement pour ou contre, par exemple. On a absolument perdu cet ancrage démocrate-chrétien, qui était d’ailleurs apparu en même temps que la guerre froide.
A partir de 1918, on a commencé à se retrouver avec une offre fasciste. Dans le même temps, on ne savait pas trop s’il fallait s’allier ou non avec les communistes pour lutter contre ce fascisme. En France, cela a donné une longue période d’hésitation. Après la seconde guerre mondiale, l’offre politique centrale était celle qui écartait le fascisme qui venait d’être battu, et combattait le bolchevisme. Tout cela s’inscrit dans une séquence historique très précise.
Aujourd’hui, nous sommes de nouveau dans une situation où l’Europe est menacée, mais la menace est désormais beaucoup plus diffuse, incertaine, difficile à appréhender. On n’arrive donc pas à cristalliser une offre politique qui a la même cohérence oppositionnelle que du temps de la guerre froide. Dans les années 1990, le PPE, qui était un parti du centre fédéraliste, s’est rapidement transformé en parti conservateur.
Philippe Meyer :
Don Camillo et son éternel adversaire Peppone cohabitent dans un espace défini par leur commune participation à la Résistance. Ils ont cette référence commune « au-dessus » d’eux, en quelque sorte. Y a-t-il une autre référence commune aujourd’hui, et si oui, où la trouver ?
Dominique Reynié :
Ce qui a encore compliqué la question, c’est qu’on a également engagé le procès des traditions. Sans substance et sans traditions, cela devient très compliqué. Il me semble qu’on pourrait considérer collectivement que nous restons un continent de grand savoir, de grande histoire, de grande diversité (étatique, nationale, culturelle). Objectivement, je crois qu’il s’agit d’une ressource considérable. Ce qui manque aujourd’hui à mon avis, c’est ce que j’appellerais un « esprit conquérant ». Nous n’osons plus, nous Européens, partir à la conquête. Nous nous sommes beaucoup liés les mains dans certains domaines de recherche où nous devrions exceller. L’édition du génome par exemple est une invention française, ce sera l’une des clefs du XXIème siècle, dominée par les brevets chinois et américains (les brevets européens ne représentent que 9%). Nous excellions en aérospatiale, et là aussi nous sommes en train de perdre la bataille. Si nous ne renouons pas avec cet esprit de conquête, et restons assis sur notre intelligence collective, j’ai l’impression que ce sont de mauvaises pensées qui vont se substituer à un projet collectif. Nous devrions non seulement prendre soin de la Terre, mais aussi de nos compatriotes, et des générations futures, en réinvestissant une véritable ambition. Elle aura des effets positifs pour nous mais aussi pour le monde. Le monde n’a pas à se réduire à un duopole sino-américain, il a besoin d’un pluralisme dans lequel l’Europe a un important rôle à jouer.