LE CHEF DE L’ÉTAT, « HOMME-ORCHESTRE » DE LA RÉPUBLIQUE
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Avec la rentrée, le Président de la République se montre sur tous les fronts. Diplomatique, d’abord, avec, du 28 au 30 août, au Quai d’Orsay, la traditionnelle Conférence des ambassadeurs. Dans le quotidien L’Opinion, Jean-Dominique Merchet estime que « loin de se contenter de fixer les grandes lignes de la politique étrangère, le chef de l'État mettra les mains dans le cambouis de tous les détails de l'action extérieure de la France ». Si dans la Ve République, la diplomatie fait partie du domaine réservé du chef de l’État, l'ancien ambassadeur Michel Duclos estime toutefois que « la centralité de la fonction présidentielle dans notre dispositif diplomatique peut devenir une faiblesse, car il n'est pas sain dans le monde complexe actuel que tout repose à ce point sur les épaules d'une seule personnalité. »
Dans la foulée, Emmanuel Macron a reçu, le 30 août au soir, avec Élisabeth Borne, les chefs des partis politiques représentés au Parlement, ainsi que les présidents des trois chambres Yaël Braun-Pivet (Assemblée nationale), Gérard Larcher (Sénat) et Thierry Beaudet (Conseil économique, social et environnemental), à Saint-Denis en Seine-Saint-Denis. Objectif affiché du Président : trouver des « voies » pour faire « avancer » le pays, en l'absence de majorité absolue à l'Assemblée. Au menu : « la situation internationale et ses conséquences sur la France », mais aussi « les nuits d’émeutes que nous avons vécues, avec pour objectif de prendre des décisions pour renforcer l’indépendance de notre pays et rebâtir notre nation et tout ce qui la tient : la famille, l’école, le service national universel, la transmission de notre culture, notre langue, la régulation des écrans », ou encore « notre organisation et nos institutions dans tous les territoires ». Après le grand débat, les conventions citoyennes, le Conseil national de la refondation, le Président recourt maintenant à une nouvelle « innovation démocratique ». « C’est le président qui prend le volant, c’est clair et net », note le président de l’Union des démocrates et indépendants (UDI), Hervé Marseille.
Le 4 septembre, à l’occasion de la rentrée scolaire, Emmanuel Macron a répondu sur YouTube, aux questions du vidéaste Web Hugo Travers, dit Hugo Décrypte. Troubles dépressifs, urgence climatique, réduction des vacances d’été, harcèlement à l’école, pacte enseignant, coût de la vie, RSA, Restos du cœur… Pendant près de deux heures, le chef de l’État a abordé plusieurs sujets censés préoccuper les moins de 26 ans, en insistant sur ceux qui concernent l’Éducation nationale. Le Président assume cette omniprésence. « Compte tenu des enjeux, l’éducation fait partie du domaine réservé du président », justifiait-il dans les colonnes du Point, le 23 août. L’école, « c’est le cœur de la bataille que l’on doit mener, parce que c’est à partir de là que nous rebâtirons la France », insistait-il. Pour autant, son entourage réfute le terme de « super ministre de l’Éducation ». Mais, les médias observent qu’en mettant l'école « au cœur » de son projet, Emmanuel Macron prend directement le dossier en main et se désigne comme le véritable responsable.
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis :
Comme beaucoup d’observateurs, j’ai été assez surpris, à la lecture de l’entretien qu’Emmanuel Macron a accordé au Point, par cette expression : « Compte tenu des enjeux, l’éducation fait partie du domaine réservé du président ». Utilisation métaphorique de l’utilisation « domaine réservé » qui renvoie normalement à des dispositions constitutionnelles. Je suis moins surpris que le président soit abondant dans son analyse de la politique internationale, car il s’agit de ses prérogatives selon la répartition institutionnelle de la Constitution. Mais dire que l’Education devient domaine réservé parce qu’il s’agit d’un sujet central a de quoi laisser un peu perplexe, on se demande comment a dû réagir le ministre de l’Education nationale …
J’ai regardé les deux heures d’entretien entre Emmanuel Macron et «Hugo Décrypte », et j’ai trouvé l’exercice intéressant, dans la mesure où l’on voit le président entrer dans le détail de la politique scolaire. Je ne lui reproche évidemment pas de s’intéresser au sujet, mais il faut bien reconnaître qu’il est assez étrange d’imaginer un système dans lequel le président de la République décide des dates des vacances, de la tenue vestimentaire des élèves, du contenu des programmes d’Histoire … Cela donne un peu le vertige. En réalité, il est moins interventionniste que cet entretien n’a pu le laisser croire, et personnellement, je ne lui reprocherai pas de se passionner (car il s’agit bien de cela) pour un sujet comme l’enseignement professionnel, dont on ne parle jamais en France, et qui n’a jamais été traité sérieusement par les dirigeants (à l’exception de Michel Rocard concernant l’enseignement professionnel agricole). Même Hugo Décrypte, dont le public est jeune, n’aborde pas le sujet de lui-même, c’est Emmanuel Macron qui en parle le premier, et visiblement cela n’évoque pas grand chose au jeune journaliste. Rappelons tout de même que le lycée professionnel, c’est un tiers des bacheliers, dont on ne parle quasiment jamais. Le fait que l’apprentissage se soit autant développé en France (on est passé de 250 000 contrats par an à plus de 900 000) est un changement culturel fondamental.
L’omniprésence du président a évidement beaucoup d’inconvénients : elle peut d’abord provoquer un effet de paralysie sur les ministres, condamnés à attendre la parole présidentielle. Ensuite, cela ne contribue pas à responsabiliser le Parlement. Et à voir l’attitude de certains groupes parlementaires d’opposition, il ne semble pas qu’on s’oriente vers une culture plus parlementaire. Troisièmement cela provoque une insensibilité générale des différents observateurs envers tous les sujets que le président n’aborde pas. Certains disparaissent purement et simplement du champ, parce qu’on est trop focalisés sur la personne du président. Enfin, cette omniprésence brouille le message sur les dispositifs participatifs originaux, comme le CNR (auquel nous avons consacré une émission thématique cet été) ou les conventions citoyennes, qui répondent pourtant à une aspiration assez large de nos concitoyens à participer à la vie publique.
Nicole Gnesotto :
Emmanuel Macron a rarement collé à l’image institutionnelle d’un président de Vème République. Il a endossé plusieurs modes de gouvernance, il y eut le toréro dans l’arène avec les Gilets Jaunes, le général en chef pendant la Covid, l’homme-orchestre n’est que le dernier avatar en date. Mais si l’on veut filer la métaphore, on peut dire que s’il est l’homme-orchestre, c’est parce qu’il n’y a pas d’orchestre.
Quant on regarde la façon dont il a composé les gouvernements après Edouard Philippe, on voit qu’il s’est arrangé pour ne pas avoir qui soit solide, efficace, ou même simplement mémorable. L’actuel est déséquilibré, entre quelques grandes figures et un « peloton » de ministres et de secrétaires d’Etat qui n’existent pas. D’où la tentation de M. Macron de tout faire lui-même.
Le problème est qu’il le fait aussi avec deux des seuls ministres qui sont visibles et ont une personnalité : Clément Beaune et Gabriel Attal. Je pense cependant que ces deux-là sont suffisamment jeunes et intelligents pour ne pas trop s’en offusquer, dans la mesure où leur avenir politique est encore largement devant eux. Si M. Macron est l’homme orchestre, c’est parce qu’il n’a pas su, voire pas voulu créer un orchestre.
Et on n’arrive pas vraiment à reconnaître quel morceau nous joue cet homme-orchestre. Quand on regarde l’évolution de la politique de l’Education, on a davantage l’impression d’une cacophonie que d’une symphonie : Blanquer était réformiste, Ndiaye était woke, Attal est traditionaliste … Il en va de même à propos de la laïcité : Blanquer très rigide, Ndiaye très indulgent, Attal très juridique. Cela brouille le message, et on ne voit plus très bien où est la fonction présidentielle. En particulier à propos d’un domaine qui alimente à la fois le moral des ménage et celui des investisseurs (tous deux en baisse) : la détérioration palpable du climat international, génératrice de profondes angoisses (dérèglement climatique, guerre en Ukraine, inflation, retour de la Covid …). Emmanuel Macron n’endosse pas son mandat présidentiel, à savoir tenir un discours rationnel sur un projet commun dans un monde qui nous échappe.
Richard Werly :
Je serai un peu plus indulgent, car en lisant la presse internationale de ces derniers jours, j’ai pu constater que l’activisme d’Emmanuel Macron, ses propositions, sa capacité à se projeter dans l’avenir, sont plutôt appréciés. Je pense à cet éditorial qui a fait couler un peu d’encre en Allemagne, sur le thème « la France, c’est l’Allemagne en mieux ». Autrement dit, il y a chez le chef de l’Etat une capacité à se profiler comme un leader et un moteur, qui ne laisse pas indifférente à l’étranger. Cela peut être bienvenu à un moment où la France va être sur le devant de la scène médiatique, avec la coupe du monde de rugby et bientôt les Jeux Olympiques.
Au fond, Emmanuel Macron a une obsession, assez logique dans la mesure où il ne pourra pas se représenter : ne pas être marginalisé. Il n’entend pas être oublié ou mis de côté. J’en veux pour preuve le nombre de fois où il a répété à Hugo Décrypte qu’ « un président c’est hyper important ! ». Il a tout de même une difficulté à faire passer cette idée sur la scène internationale, car sa conférence des ambassadeurs a coïncidé avec un sentiment de débâcle africaine. Il y a eu le coup d’Etat au Niger et celui au Gabon. Les deux sont très différents, mais donnent tout de même une impression commune : celle que la puissance française vacille de façon presque irrémédiable. D’autant que certains ambassadeurs français très actifs sur les réseaux sociaux (je pense à Gérard Araud) ne cessent de répéter que la page « Afrique » doit se tourner et que la France n’a plus rien à y faire. Quand une telle telle pointure diplomatique ne cesse de chanter l’air du déclin français, il n’est pas étonnant qu’on commence à y croire.
Et sur le terrain de la politique intérieure, j’ai l’impression que le chef de l’Etat se met dans une logique référendaire. Il se place sur le terrain sociétal (notamment à travers l’école), il parle de formation, il parle de l’apprentissage (et il est vrai que cela fonctionne), du pass ferroviaire, bref de sujets de société. Pour moi, cela mène presque inéluctablement à un référendum. Cette idée a d’ailleurs été évoquée dans la lettre qu’il a adressée aux partis politiques. Les observateurs qui suivent de près l’Elysée disent même que le président pourrait s’y risquer sur le terrain de l’immigration.
Oui Macron est un homme-orchestre isolé, mais il l’a toujours été. Emmanuel Macron ne sait faire que du Emmanuel Macron : être extrêmement précis dans le détail, et rappeler en permanence que tout est « hyper important ». Mais si cela devait continuer dans quelques mois par un référendum, alors toute cette méthode s’en trouverait justifiée.
Jean-Louis Bourlanges :
Il est toujours un peu difficile pour un membre de la majorité de discuter un sujet comme celui-là, même s’il est tout à fait digne d’intérêt. Je vais donc prendre ma peau la plus ancienne, celle de professeur de lettres, pour essayer de l’éclairer.
Si l’on fait référence au théâtre classique, il y a trois pièces qui me paraissent importantes pour comprendre le fonctionnement d’Emmanuel Macron. La première est une pièce de Corneille, assez peu connue car assez mauvaise, Sertorius. Sertorius était un général romain, qui, révulsé par la décadence romaine, entendait fonder une République régénérée en Espagne. La pièce est mauvaise, mais elle a tout de même un beau vers, dont on ne retient généralement que le premier hémistiche, alors que c’est le vers entier qui me paraît pertinent aujourd’hui : « Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis ». C’est vraiment la conception qu’Emmanuel Macron se fait de son rôle : la République est toute où il est lui ; il n’y a pas de parti en dehors de ceux qu’il a récemment convoqués, il n’y a pas de Parlement. C’est d’ailleurs le seul cas connu de concertation partisane qui met le Parlement dans l’ombre. Il n’y a pas non plus d’Europe, on l’avait vu au moment où Mme Goulard avait été retoquée, le président s’était exclamé « mais de quoi le Parlement se mêle-t-il ? ». Les deux autres pièces sont de Molière, il s’agit du Tartuffe et des fourberies de Scapin. Dans leur construction dramaturgique, elles s’opposent. Le héros y est soit rare, soit prodigué. Dans Tartuffe, le personnage central, qui donne son titre à la pièce, n’arrive qu’au troisième acte. On n’a cependant fait que parler de lui, pour le louer ou le blâmer. Il est rare. Scapin est au contraire présent dans toutes les scènes de la pièce, et mène chacune d’entre elles. Il est prodigué. Ici, le choix de la rareté est par exemple celui de Mme Le Pen. Emmanuel Macron a choisi d’être le héros prodigué, c’est un risque politique, car sa présence peut lasser, sa parole peut s’user.
Tout le monde reconnaît qu’il est brillant, qu’il est le plus persévérant, le plus insomniaque, le plus éloquent, etc. Tous les chefs de parti en ont convenu, mais il y a tout de même un double paradoxe. D’abord les Français ont aujourd’hui le désir d’un pouvoir partagé. Ils ne s’identifient nettement à aucun leader ni aucun parti, et ils ne supportent plus cette équation fondamentale de la Vème République, qui confie le pouvoir à la minorité la plus importante. C’est la base du scrutin majoritaire à deux tours. Or aujourd’hui, ils ne supportent plus que quelqu’un qui a 30% des suffrages ait 100% du pouvoir. En cela, le président prend donc les gens à contrepied.
Ensuite, il met en cause le Parlement. Il n’y dispose pas d’une majorité, il invente donc tout un ensemble de de mécanismes pour le contourner, alors que le problème consiste à trouver un équilibre des pouvoirs avec lui. Personnellement j’aurais aimé qu’il considère que nous sommes dans une « demi-cohabitation » et qu’il invente un type de partage inédit, gardant le contrôle de la politique étrangère et européenne, ainsi que des grands équilibres politiques sur lesquels il a été élu, mais confiant à un(e) Premier(e) ministre le soin de fabriquer une réelle majorité. Quitte à pouvoir dissoudre légitimement si le Premier ministre n’y parvenait pas. Mais ce n’est pas dans son tempérament. Il a fait le choix inverse, dont on peut au moins reconnaître qu’il est audacieux.
G20 VERSUS BRICS, LE JEU DE L’INDE
Introduction
Philippe Meyer :
Le sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) du 22 au 24 août à Johannesburg, en Afrique du Sud, a été l'occasion d'affirmer une fois de plus leur force de contrepoids à l'influence occidentale. Ce bloc représente plus de 42 % de la population mondiale, 30 % de son territoire, 23 % du PIB mondial et 18 % du commerce mondial. Cependant, seuls 6 % du commerce total s'opèrent entre eux. Créé au départ avec quatre membres en 2009, les BRICS ont été rejoint par l'Afrique du Sud en 2010. Six nouveaux membres ont adhéré cette année : l’Arabie saoudite, l’Argentine, l’Egypte, les Emirats arabes unis, l’Ethiopie et l’Iran. Avec six des dix premiers producteurs de pétrole, les BRICS contrôlent désormais le marché mondial. L'arrivée de ces nouveaux « coffres-forts » qui disposent d'importantes réserves de change s'accompagne de l'entrée en force du monde arabo-musulman, avec l'Egypte et l'Iran. Ces pays ont peu en commun, si ce n'est un objectif prioritaire : le rééquilibrage de l'ordre économique mondial en leur faveur, grâce notamment à la « dédollarisation ». Comme le souligne la déclaration finale du sommet, les BRICS veulent basculer vers plus de paiements en monnaies locales : l'Inde paie déjà le pétrole russe en roupies, la Chine commence à payer le pétrole saoudien en yuans.
En présidant cette année le G20, qui rassemble depuis hier à New Delhi les dirigeants des 19 économies les plus développées plus l’Union européenne, l'Inde entend préserver la pertinence du forum, le seul où les pays occidentaux côtoient les pays émergents du Sud. Les sujets ne manquent pas : guerre en Ukraine, lutte contre les effets du changement climatique, sécurité alimentaire, conflits commerciaux, solidarité avec les pays en développement, rivalité technologique avec la montée en puissance des cryptoactifs… L’absence de deux hôtes de marque - le président russe, Vladimir Poutine pour cause de sanctions, et son homologue chinois, Xi Jinping, illustre les tensions entre leurs membres. Après dix-huit mois de guerre, le forum reste profondément divisé au sujet de l’invasion russe. Plusieurs dirigeants des pays émergents sont soucieux, à l’instar de Narendra Modi, le Premier ministre indien, de ne pas choisir leur camp entre Moscou et Kyiv. Tensions également entre la Chine et l'Inde après la publication par Pékin d'une carte revendiquant des terres que l'Inde affirme posséder dans l’Himalaya où des combats ont opposé les deux armées en 2020. Défi de la montée en puissance des BRICS qui comprennent désormais l’Arabie saoudite et l'Argentine. Tout en gardant un œil inquiet sur la Chine, l’Inde navigue entre les Etats-Unis, dont elle s’est rapprochée, la Russie, qui lui est encore très utile, et quelques puissances moyennes. Au non-alignement a succédé à New Delhi le « pluri-alignement » ou « plurilatéralisme ». Celui-ci consiste à préserver la liberté de choix et d’action de l’Inde sur la scène internationale, et donc à démultiplier les relations avec un maximum d’États ou groupes d’États dans le monde, en ne se rendant dépendant d’aucun en particulier et en ignorant autant que possible les rivalités entre eux.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Je commencerai par une remarque à propos de ce « multilatéralisme » ou « plurilatéralisme » qui prolifère sur la scène internationale. Tous les deux ou trois mois, on a des rencontres entre chefs d’Etats et de gouvernements, par forums spécialisés. Et plus seulement dans le cadre des institutions créées après la seconde guerre mondiale, qui sont un peu marginalisées (personne par exemple ne parle de la prochaine assemblée générale de l’ONU). Une prolifération de sommets, donc : G7, G20, BRICS, OCS (Organisation de Coopération de Shanghaï), Quad, sans parler des sommets sur les questions environnementales.
On est tenté d’y voir une très bonne chose, le signe d’une prise de conscience des chefs d’Etat, qui (quelle que soit leur couleur politique) ont compris que les grands problèmes ne se résolvent qu’à plusieurs. A problèmes globaux, solutions globales. On peut donc se féliciter de l’expansion de ce nouveau multilatéralisme.
On peut aussi - et c’est plutôt mon cas - considérer que cela ne sert à rien. Car ces groupes sont si pétris de contradictions internes qu’ils sont totalement inefficaces. On sait bien que les Etats-Unis et la Chine ne sont pas près de s’entendre sur quoi que ce soit, par exemple. Je me rappelle d’une des premières réunions du G20 après la crise de 2008, où il avait été décidé avec une unanimité impressionnante de supprimer les paradis fiscaux … Quinze ans plus tard, on est en droit d’être un peu dubitatif. De même, il y a trois ans, le G20 avait décidé d’une taxe de 30% sur les bénéfices des sociétés. Aujourd’hui, on en est encore à essayer de définir ce que sont les bénéfices des sociétés … Ce n’est guère mieux au sein des BRICS, où figurent l’Inde et la Chine, deux adversaires irréconciliables. Le seul « succès » proclamé du dernier sommet des BRICS en Afrique du Sud fut l’élargissement à d’autres pays, en particulier les plus anti-occidentaux.
Bref, ce nouveau multilatéralisme est parfait du point de vue médiatique, mais pour moi il est tout à fait creux. Il donne l’illusion qu’on va vers une gouvernance mondiale, mais c’est un leurre. On a au contraire une montée des volontés de puissance nationales.
L’Inde, qui accueille le sommet du G20, est en train d’essayer de devenir une très grande puissance internationale, avec comme seule idéologie cette volonté de puissance nationale, au détriment de tout projet collectif. L’opération de séduction que lui font les Occidentaux relève de la cécité pure et simple. L’Inde prêche le « multi-alignement », c’est à dire l’opportunisme.
Richard Werly :
Je suis d’accord avec l’analyse de Nicole sur le « multilatéralisme médiatique ». On est effectivement dans le déclaratif. Et c’est un exercice auquel on sait que l’Inde excelle. Cela a toujours été la force de la diplomatie indienne, qui est par ailleurs toute petite en nombre (le ministère des Affaires étrangères est plutôt modeste relativement à l’appareil étatique indien). Mais là où les Indiens sont très forts, c’est qu’ils savent toujours prendre la parole au bon moment, et s’attribuer une forme de magistère moral. C’est ce qui se passe cette fois encore, et il est assez paradoxal que cela vienne de Narendra Modi, qui est sans doute le dirigeant le plus autocratique que le pays ait eu depuis l’indépendance. Or aujourd’hui, à une époque où la communication est reine, une supériorité morale est un atout considérable, surtout envers les pays émergents.
En revanche et contrairement à Nicole, je crois qu’il y a une réelle volonté des pays du Sud à se structurer en dehors des cadres inventés par les Occidentaux. Certes, cela ne marche pas encore, et il y a les contradictions et les oppositions que vous avez citées, mais il n’en reste pas moins qu’un mouvement est lancé. Les pays émergents ne veulent plus se voir dicter leur conduite, ni surtout que les Occidentaux décident pour eux. Il va falloir s’y faire, le chemin sera long et semé d’embûches, mais ils sont décidés à se forger leur propre voie.
Ma grande interrogation à propos du G20 et des BRICS concerne l’Asie orientale. On ne parle pas du tout des pays d’Asie du Sud-Est, de l’ASEAN. Or c’est là qu’est la puissance économique du monde, au sud de la Chine. Il y a en ce moment une stratégie de reconquête de cette région par les Etats-Unis, par le biais des Philippines (leur unique colonie). En ce moment même, le président Biden est au Vietnam. L’Asie orientale attend. Avec la Chine, c’est elle qui a la puissance économique, c’est là-bas que les choses vont se jouer. Les Européens aussi sont en train de se réimplanter dans cette partie du monde, cruciale d’un point de vie économique.
L’autre sujet frappant, c’est l’Afrique. Comment recomposer la géographie du monde non-occidental sans le continent africain ? Évidemment, la situation géopolitique actuelle complique tout, notamment le problème d’approvisionnement en céréales que pose la guerre en Ukraine.
Le dernier point à retenir, c’est que la Russie a échoué. Elle voulait enfoncer un coin entre les pays émergents et l’Occident. Bien sûr, il y a des difficultés, mais M. Modi a tout de même réussi à obtenir un consensus. Pour le moment, Moscou est mis en échec, est c’est à mon avis la leçon à retenir : les pays émergents se cabrent, peut-être que le chemin qu’ils suivent est un peu erratique, mais il est rationnel : ils ont compris que la Russie est en train d’essayer de les duper.
Marc-Olivier Padis :
A propos du discours anti-occidental des pays émergents, il faut certes y être attentif, mais il ne faut pas oublier de le remettre en perspective. Les discours chinois ou russe ont des inflexions différentes, et ne peuvent pas complètement convaincre leurs partenaires, soumis eux aussi aux velléités de puissance chinoises. Comme Richard, j’ai été frappé par la relative absence des pays d’Asie du Sud-Est dans la discussion.
Si l’on se souvient de la période de la guerre froide, il y avait le mouvement des non-alignés, et un moment très symbolique : la conférence de Bandung en 1955 sur l’île de Java, à l’initiative du président indonésien Sukarno, sur les conseils de Nehru, Premier ministre indien. Il y avait Tito pour la Yougoslavie, Nasser pour l’Egypte, Nkrumah pour le Ghana … Aujourd’hui, on n’est plus dans cette ambiance. Même si on a toujours deux « blocs » (désormais Chine et Etats-Unis), il n’y a plus ces « non-alignés » comme à l’époque de Bandung. Le cas de l’Indonésie est justement très intéressant, il s’agit de la 10ème économie mondiale, le seul pays de la région présent à ce G20, qui compte 270 millions d’habitants. C’est la future puissance économique qui va émerger dans la zone, or l’Indonésie ne veut pas rejoindre les BRICS, elle se méfie beaucoup de la prédominance chinoise. On peut même penser que l’Inde elle-même ne reste dans les BRICS que pour y limiter l’influence chinoise.
Aux pays non-alignés « à l’ancienne », comme l’Indonésie, s’ajoutent ceux qui se disent « multi-alignés », un concept nouveau. L’Inde en est le meilleur exemple. Il s’agit de ceux qui ne veulent pas choisir parmi les nouvelles sphères d’influence qui se mettent en place. Au sein de chacun de ces mouvements, il y a effectivement les nombreuses contradictions dont Nicole a parlé. Mais n’ouvrent-elles pas davantage d’opportunités pour de nombreux pays, qui vont pouvoir effectuer une diplomatie transactionnelle ? C’est à dire ne pas s’engager sur des grands principes, sur des textes ou des chartes, mais tout gérer au cas par cas. Mais évidemment, tout cela est beaucoup moins prévisible.
Jean-Louis Bourlanges :
L’élargissement des BRICS est-il un évènement si important ? Je ne le crois pas. Ce qui compte réellement, c’est la montée de ce qu’on appelle le « Sud global », mais l’élargissement des BRICS, pas tant que cela.
C’est tout d’abord un vrai bal d’hypocrites, parce qu’ils ont beau se réjouir dans les déclarations, en réalité personne n’avait envie d’élargir. Lula fait par exemple des grands signes de joie à l’idée d’accueillir les Argentins, je doute qu’il en soit réellement heureux. Beaucoup de pays musulmans rejoignent les BRICS, et on sait la sympathie que Narendra Modi a pour eux. M. Ramaphosa, le président de l’Afrique du Sud, ne voulait pas d’élargissement, mais il n’y avait plus que cela à se mettre sous la dent. C’est pourquoi cela a été annoncé comme un grand succès.
En réalité cet élargissement était inévitable, en raison d’un principe que nous connaissons bien dans l’Union Européenne : la clause de la nation la plus intégrée. Personé ne veut être dehors, donc une vague en apporte une autre, qui en annonce une troisième, etc. On va donc inévitablement se retrouver avec un système très large, mais très peu « vertébré ». Comme vous l’avez dit, on trouve à la fois la Chine et l’Inde, qui ont des conflits fondamentaux (et pas seulement frontaliers), on a des musulmans et des hindous, on a des producteurs de pétrole et des consommateurs … Et aucune espèce de système pour réguler tout cela.
Bien sûr, cela n’empêche pas que Richard Werly ait raison : la réalité est que le Sud global, par son poids dans l’économie et dans la finance, dans l’industrie, dans la démographie est un élément crucial de l’équation mondiale. En réalité nous vivons deux choses : un recul global des puissances occidentales traditionnelles (Europe et Amérique du Nord), et puis la Chine qui remplace la Russie en tant que « bloc d’en face ». Poutine paye les conséquences de ses choix aberrants, et la Chine exploite ses difficultés. Quant aux Indiens, même si ce n’est évidemment pas le discours officiel, ils sont extrêmement déçus de voir que les Russes sont en train d’être vassalisés par Pékin.
Un mot enfin sur le « multi-alignement », qui est une notion tout à fait aberrante. C’est devenu la devise des Africains du Sud, de M. Modi, et de beaucoup d’autres pays. Mais si on l’examine sérieusement, on s’aperçoit que cela ne veut rien dire. Vous êtes alignés avec quelqu’un ou vous ne l’êtes pas. Être aligné avec plusieurs positions (évidemment antagonistes) n’a aucun sens. L’expression est tout aussi vide de sens que la position géopolitique. En réalité, nous avons là des nations qui ont été écartées par l’Occident, qui se redressent simultanément et adoptent la même position médiatique, mais dans les faits, elles restent extrêmement divisées. Tout cela nous promet un monde très chaotique ...