Thématique : le café, avec Jean-Pierre Blanc / n°315 / 17 septembre 2023

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LE CAFÉ, AVEC JEAN-PIERRE BLANC

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :

Jean-Pierre Blanc, vous êtes le Directeur général de Malongo, la PME française spécialisée dans l'importation, la torréfaction et la distribution de cafés biologiques et équitables. Vous avez effectué l’intégralité de votre carrière dans cette entreprise, où vous occupez le poste de Directeur général depuis 1980 après avoir été Responsable des ventes pendant 5 ans.
Votre dernier ouvrage, « Voyages aux pays du café » a été publié aux éditions Erick Bonnier en novembre 2022. Vous y faites le récit de vos séjours à Cuba, au Laos ou encore au Congo, où vous avez engagé Malongo dans une démarche de commerce équitable afin de soutenir le développement local et la préservation de la biodiversité. Vous y racontez comment vous avez fait, au Mexique, en 1992, la rencontre du Padre Francisco van der Hoff, le cofondateur du premier label de commerce équitable « Max Havelaar ». C’est lui qui vous a convaincu du bien-fondé de ce modèle, fondé sur des partenariats pluriannuels avec des coopératives de petits producteurs qui garantissent des prix rémunérateurs pour les producteurs et valorisent des modes de production respectueux de l’environnement.
Malongo est aujourd’hui le premier intervenant des cafés issus du commerce équitable et de l’agriculture biologique. Cette entreprise de torréfaction, fondée à Nice en 1934, emploie près de 400 collaborateurs et génère plus de 110M€ de chiffre d’affaires, selon les chiffres de 2019. 66% de son volume de café importé est certifié « Max Havelaar » et 26% est certifié « agriculture biologique ». L’entreprise travaille avec 16 pays producteurs de café équitable et reverse chaque année aux coopératives plusieurs millions d’euros de primes bio et développement. Plus récemment, Malongo s’est illustré sur un autre segment de l’économie responsable, en relocalisant intégralement la fabrication de sa machine à café à La Roche-sur-Yon, en Vendée.
Le marché de l’alimentation « responsable » subit aujourd’hui les contrecoups de l’envolée des prix à la consommation. Dans sa dernière note de conjoncture en date du 14 avril, l’INSEE relève ainsi que les prix à la consommation ont augmenté, au mois de mars 2023, de 5,7% sur un an. Selon le quatrième baromètre de la transition alimentaire, réalisé par OpinionWay, le prix est devenu le critère prioritaire lors du passage en caisse pour sept Français sur dix. Cela représente une hausse de 7 points en un an et de 10 points en deux ans. Cette tendance concerne cependant moins certains groupes de la population, comme les 18-24 ans qui restent particulièrement sensibles à l’empreinte écologique de leur alimentation.
Le modèle du commerce équitable doit également répondre aux critiques sur la multiplication des labels, qui entretient selon ses détracteurs l’opacité sur les cahiers des charges et sur le respect effectif de celui-ci par les producteurs. Certains labels ont été accusés de faciliter le « socialwashing » des entreprises, dans un contexte où le commerce équitable gagne des parts de marché et a franchi la barre des 2 milliards d’euro de vente en France en 2021. Des voix s’élèvent également pour dénoncer l’impact écologique de ce système et privilégient les circuits courts, la production locale et la consommation de saison.
Face à ces difficultés, le chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) Frédéric Amiel pense que le commerce équitable doit « se repenser » pour « aller plus loin » et propose à cette fin le développement de clauses de « garantie d’achat » améliorant la visibilité à moyen terme des producteurs et l’assouplissement de la réglementation fiscale sur les produits équitables importés.

Kontildondit ?

Akram Belkaïd :
L’un des chiffres que Philippe vient de donner interpelle : les 26% de café biologique. Cela fait moins de 30%, c’est donc loin derrière le commerce équitable. Est-ce une limite que vous vous imposez à vous-mêmes, ou a-t-elle une cause extérieure ?

Jean-Pierre Blanc :
Ce n’est pas nous qui nous l’imposons. Toutes les coopératives avec lesquelles nous travaillons passent par deux phases : la première consiste à être certifiée « Max Havelaar », label qui garantit des critères sociaux et environnementaux, et puis une phase de transition vers le bio, qui est plus compliquée et prend généralement au moins trois ans. Si le café bio est proportionnellement moindre que le café équitable dans ce que nous vendons, c’est parce qu’il est décalé. D’autre part, nous utilisons du café bio pour aller dans certains produits, notamment notre fameuse « boîte du petit producteur ». Dans cette boîte une partie seulement du café est bio, elle n’a donc pas le label bio. Nous travaillons dans cet axe : d’abord la certification Max, ensuite la certification bio. Le tout dans un contexte de développement de croissance, à des prix qui permettent aux producteurs de faire des bénéfices. Le commerce équitable tel que je l’ai découvert et pratiqué est pour moi un modèle économique nouveau, qui fait appel à différentes notions. Il y a encore de quoi progresser, mais nous en faisons déjà davantage que ce que nous affichons sur nos produits.

Matthias Fekl :
J’aimerais faire le lien entre le bio et le pouvoir d’achat, car on entend beaucoup ces temps-ci que le bio est la première victime quand les temps sont durs. J’aimerais votre avis sur ce phénomène, et comment vous envisagez ce lien entre bio et pouvoir d’achat.

Jean-Pierre Blanc :
Le bio souffre d’avoir été peut-être trop aimé. Il y a eu un premier engouement extraordinaire, dont la presse a été largement responsable, puis un retour de bâton tout aussi fort sur le thème : « c’est trop cher ». On se retrouve donc aujourd’hui confronté à de fausses nouvelles comme : « vous ne pouvez pas acheter du bio, c’est trop cher ». Concernant le café, il y a une différence d’environ 1 euro le kilo entre du café bio et non-bio. Votre paquet de café bio sera donc 25 cents plus cher s’il est bio. Certes, c’est un peu plus coûteux, mais c’est aussi une garantie qu’il ne contient aucun engrais ou pesticide. Il me semble que le prix est donc justifié. Si je fais une analogie avec le numéro 1 du marché (que je ne citerai pas, mais c’est un paquet noir), qui travaille sur un modèle économique différent, nous sommes moins cher, alors que nous faisons du commerce équitable, du bio, et que nous avons des boîtes en métal permettant une conservation sous vide. C’est le modèle économique global qui fait le prix du produit, le bio n’est qu’un facteur parmi d’autres.

Lucile Schmid :
Dans votre livre, vous présentez des pays très différents : Congo, Cuba, Laos. Dans chaque pays, il y a des variétés de café différentes, et des partenariats à nouer avec les producteurs locaux, qui doivent être « sur mesure » car les contextes sont sans doute très différents. « Max Havelaar » ou « agriculture biologique » sont des labels, mais ils correspondent à des réalitéss différentes au cas par cas. A chaque fois, on associe donc le social et l’écologique. C’est ce lien qui est aujourd’hui très problématique, comme avec la question du pouvoir d’achat que vous venez d’évoquer. Comment avez-vous réussi à créer une relation de confiance avec ces petits producteurs, mais aussi peut-être à les inciter à prendre leurs responsabilités, pour éviter une relation « paternaliste » ?

Jean-Pierre Blanc :
C’est effectivement un point crucial, le paternalisme ou la condescendance seraient insupportables. D’abord, et contrairement à certaines actions, comme des ONG par exemple (qu’il ne s’agit pas de dénigrer ici), nous nous inscrivons dans une démarche de développement à long terme. Pour Malongo, le producteur doit être indépendant. Il ne s’agit pas de lui dicter ce qu’il doit faire, en termes de développement économique. La prime au développement doit être exercée démocratiquement, les programmes sont décidés par les producteurs eux-mêmes. Nous sommes des facilitateurs, nos ingénieurs apportent des solutions techniques, afin que le consommateur ait le meilleur produit possible dans sa tasse, et la garantie d’achat. Ensuite, les primes vont leur permettre de se développer dans un système démocratique. Car il m’est arrivé de cesser des collaborations. C’est un problème délicat : comment faire perdurer un système démocratique dans des pays où ce n’est pas forcément une habitude ? Comment mettre des sensibilités individuelles au service d’un collectif ? Le système est par exemple le suivant : il concerne quarante villages, dont chacun a un représentant. Ils se réunissent, et votent pour élire un président, un secrétaire, un trésorier, etc. Ce processus doit être renouvelé régulièrement, on ne peut pas occuper le même poste plus de deux fois. On fait en sorte que la circulation des idées et des programmes ne soit pas toujours aux mains des mêmes personnes. Cette façon de penser est nouvelle pour beaucoup, et il nous faut l’expliquer. Souvent les producteurs sont réticents, car cela bouleverse les relations avec le chef de village. Cela nécessite donc beaucoup de travail et de pédagogie de la part de nos équipes. Ce n’est jamais gagné.
D’autre part les systèmes sont un peu différents selon que la coopérative débute ou qu’elle est à maturité. Quand elle débute, la production est petite, mais quand on atteint la maturité, il y a de qui être fier. Par exemple sur le plateau des Bolovens au Laos, nous avons des coopératives rentables et autonomes, nous y avons un de nos plus beaux programmes de co-développement. Les producteurs étaient individualistes, et ils travaillent désormais ensemble dans un même programme.

Matthias Fekl :
Y a-t-il eu des endroits où cela n’a pas fonctionné ? Et si oui, pour quelle raison ?

Jean-Pierre Blanc :
Je peux vous citer deux exemples. L’un à Cuba, où nous voulions appuyer le système coopératif, mais tout est centralisé là-bas. Le commerce équitable y existait déjà, mais il était organisé complètement différemment. Quand nous sommes arrivés, nous nous y sommes donc pris différemment, avec par exemple des programmes de réhabilitation des anciennes plantations d‘origine française.
Et puis en Afrique, cela peut aussi être difficile car à certains endroits le pouvoir des élites est difficile à remettre en question. Chaque prise de pouvoir est donc à surveiller de très près. En Amérique centrale ou en Asie, c’est bien plus facile.

Akram Belkaïd :
C’est au Mexique que vous avez fait une rencontre déterminante avec le Padre Francisco van der Hoff. Pouvez-vous nous dire un mot de ce religieux « rouge » ?

Jean-Pierre Blanc :
Personnage fascinant, et pas facile. Prêtre « rouge » car il a quitté le Chili de Pinochet, a été nommé au fin fond du Mexique par son évêque qui espérait ainsi ne plus entendre parler de lui. Il est docteur en théologie et en économie, et quand il a rencontré ces paysans qui faisaient du café sans pesticide ni engrais, il s’est mis en tête de le vendre en Hollande (dont il était originaire) à un prix correct. Cela n’a pas fonctionné, le projet a connu plusieurs avatars, jusqu’à ce qu’il conceptualise ce label « Max Havelaar », qui consiste à établir les règles d’un programme qui concerne à la fois les producteurs et les consommateurs (les associations Max Havelaar des différents pays du monde). Cela permet à ces petits producteurs de disposer d’un marché auquel ils n’avaient pas accès auparavant.

Philippe Meyer :
A part le Mexique vous travaillez avec Haïti, Cuba, le Congo, le Laos, São Tomé, le Burundi, le Myanmar … En Haïti, vous avez été un témoin en première ligne de ce qui s’y est passé, de ce qui était possible et de ce qui ne l’est plus …

Jean-Pierre Blanc :
Nous nous sommes beaucoup investis en Haïti, pendant plusieurs années, pour monter des programmes, et nous avions beaucoup de difficultés. Haïti est sous la férule des Américains ; les aides maintiennent l’ensemble des populations dans un état de sous-développement économique et culturel et elles entretiennent les divisions sociales. Nous y avions fait des programmes fantastiques, jusqu’au tremblement de terre. Avec nos équipes, nous avons appuyé les opérations humanitaires, mais derrière est arrivée la grande vague américaine, avec USAID et ses milliards de dollars. Ils ont détruit toutes les filières, dont celle du café. Il n’y a plus de filière du café en Haïti, alors que c’est un pays qui devrait vivre de la terre. Pour des raisons géopolitiques qui nous dépassent complètement on a détruit l’essence de ce pays. Je n’y suis plus retourné car c’est trop douloureux.
Rappelons qu’après le tremblement de terre de 2010, la première chose que les Américains ont construite est un hôtel 5 étoiles à Port-au-Prince pour héberger les membres des ONG américaines. Un scandale absolu …

Philippe Meyer :
Comment la filière a-t-elle été détruite ?

Jean-Pierre Blanc :
En ne pouvant plus être soutenue. Disons que quelqu’un d’un niveau de culture et d’éducation plus grand que la moyenne locale prend des fonctions de gérant de la coopérative. Il a un salaire haïtien, évidemment. Mais les Américains arrivent, et par exemple ils ont besoin d’un chauffeur. On paye l’équivalent de dix fois son salaire, on le garde un an et puis on le vire. C’est ainsi que toutes les élites qui commençaient à émerger ont disparu. On a détruit ce qui aurait dû sauver le pays, permettre aux classes populaires de devenir des classes moyennes, c’est à dire la possibilité d’ascension sociale. C’est en partie pour cela que le pays est aujourd’hui dans la situation que l’on sait.

Akram Belkaïd :
Vous voulez dire que les ONG contribuent, au moins de manière indirecte avec les salaires pratiqués, à la désertification ?

Jean-Pierre Blanc :
Pas toutes, mais l’USAID a mené à des scandales. L’aide a davantage profité aux Organisations qu’à ceux qui en avaient besoin …

Lucile Schmid :
Je trouve passionnante la façon dont vous promouvez des choses qui vont à contre-courant d’un certain modèle de mondialisation. Je lisais récemment que le café est après le pétrole le produit le plus échangé au monde, cela donne une idée des ordres de grandeur et des enjeux dont nous parlons. Vous qui appartenez à une PME, comment ressentez-vous l’évolution du modèle économique global du café ? On sait que la demande croît, qu’elle s’est diversifiée, car chacun veut « son » café, il y a une grande diversité de goûts, il y a des concurrents énormes (Nespresso, Starbucks, etc.). Votre entreprise fait montre d’une grande vitalité mais vous êtes tout de même dans un monde de géants. Comment envisagez-vous le futur, pour vous et pour ce marché ?

Jean-Pierre Blanc :
Nous sommes effectivement des Lilliputiens. A partir des années 1990, les marchés se sont globalisés. Cette globalisation (que je distingue de la mondialisation), loin de profiter à chacun, a en réalité tué toute l’organisation du lien social et économique. S’agissant du café, il y a trois ou quatre multinationales qui détiennent la quasi-totalité du marché. Et c’est à peu près la même chose pour les pays producteurs. Il y a le Brésil, qui représente à lui seul environ 40% du marché (66 millions de sacs sur 150) et le Vietnam. Ces grosses multinationales ont besoin d’énormes volumes, leurs conditions de production sont donc très différentes des nôtres. Et puis il y a toute cette frange de plantations d’altitude, entre les tropiques, dans lesquelles les producteurs sont obligés de travailler parce qu’il n’y a pas d’autre endroit possible. Et il nous faut leur trouver un revenu. Nous avons une chance inespérée dans l’évolution du modèle d’aujourd’hui, et nous n’en avons pas conscience. Car ces producteurs tropicaux aident au maintien de la biodiversité, parce que les plantations sont sous ombrage, et permettent de rendre les zones économiquement viables. Au Brésil, les plantations sont en plein soleil, et le café est cueilli par très peu de gens (1,5 personnes cueillent 6000 kgs de cerises de café par jour), tandis qu’un paysan mexicain ou nicaraguayen va cueillir 60 kgs. Comment juxtaposer des différences pareilles, quand on peut raconter à peu près ce qu’on veut au consommateur par des astuces de marketing ? C’est notre problématique.

Philippe Meyer :
Qu’est-ce que la globalisation a détruit, et qu’est-ce que la mondialisation aurait pu apporter ?

Jean-Pierre Blanc :
La globalisation a obligé à faire des choses de plus en plus grosses, des volumes de plus en plus importants. Au Brésil, on est passé de plantations qui mesuraient cinq kilomètres sur cinq, à d’autres qui en mesurent cinquante sur cinquante. On essaie d’améliorer la productivité non seulement dans les volumes, mais aussi par la baisse du prix de revient. Le producteur brésilien n’a pas les mêmes problématiques que le paysan mexicain, qui n’a que sa petite production pour vivre.
Ce que la mondialisation aurait pu faire, c’est tenir compte des spécificités de chaque pays, et exploiter cette diversité géographique et écologique pour favoriser ceux qui s’appuient sur l’environnement plutôt que ceux qui le détruisent. Nous sommes dans un monde à deux vitesses. Prenons l’exemple du bilan carbone, qui est à mon avis une vaste rigolade. S’agissant du café, les organismes chargés d’établir le bilan carbone vont prendre une moyenne. Et évidemment, étant donnés les volumes, les plantations sans ombrage brésiliennes vont peser bien plus lourd dans cette moyenne que les petites productions écologiquement vertueuses. Les plus mauvais profitent ainsi des meilleurs, et les meilleurs sont à la peine : pourquoi le consommateur irait-il payer plus cher du café équitable et bio dans ces conditions ?

Akram Belkaïd :
On sait que dans les mécanismes de fixation des prix, il y a évidemment le poids de l’offre et de la demande, mais aussi que les marchés financiers jouent un rôle très important. Est-ce que le café échappe à cette spéculation sur les matières premières, qui se joue largement à Londres et New York ?

Jean-Pierre Blanc :
Personnellement, je trouve qu’il faudrait simplement supprimer les bourses de Londres et New York, qui sont des scandales absolus. Car c’est du papier qu’on y traite. La spéculation est bel et bien là, qu’elle ait lieu dans le cadre d’une baisse du marché (comme ce fut le cas jusqu’en juillet 2021) ou d’une montée forte (depuis juillet 2021). Et ceux qui la font auraient tort de se priver : vous misez et vous gagnez. Donc quand il y avait de l’argent à -2%, on serait bête de de ne pas miser … Et tout le monde passe à travers, et dit « c’est normal », alors que cela ne l’est pas. Au départ, tout cela se faisait de façon limitée, pour qu’au moment où la récolte arrive, le producteur puisse vendre son produit. Le marché était régulé. On a transformé cela en machine de guerre dans les années 1990. Désormais, il suffit d’un événement climatique, comme une légère sécheresse, pour que le marché ait pris 40% ou 50%.

Matthias Fekl :
Vous préconiseriez donc des prix fixés de manière pluriannuelle, pour donner une visibilité ? Comment imaginez-vous le système ? Est-ce que par le passé, il y a eu d’autres modèles qui vous semblaient meilleurs ?

Jean-Pierre Blanc :
Sur le modèle du commerce équitable, on pourrait imaginer des prix minimum, qui garantissent un revenu décent, ce que le Padre Francesco appelle « la pauvreté digne » (car croyez-moi, on est loin de la richesse dans le commerce équitable) : à savoir un toit, de la nourriture et l’éducation des enfants. Permettre cela avec des programmes collectifs. Le système Max Havelaar est le suivant : prix minimum, primes sociales de développement, qui favorisent le collectif : construction d’écoles, de centres de santé, etc. Et primes pour le bio, car il nécessite davantage de main d’œuvre. Avec cela, on crée un modèle économique différent, dans lequel l’autonomie est possible. Le but à long terme est que ces producteurs ne fassent pas uniquement du café, on essaie de les orienter sur des cultures complémentaires, de la vente locale, etc. Il ne s’agit pas de bâtir des systèmes figés, ils doivent pouvoir évoluer avec les sociétés.

Lucile Schmid :
En vous écoutant à propos de l‘empreinte carbone, et de la façon dont tout cela est manipulé au profit des plus gros, et par ailleurs quand on entend les critiques sur les différents labels (dont Max Havelaar), on ne sait plus à quel saint se vouer quand on veut être un consommateur responsable.

Jean-Pierre Blanc :
C’est la marque qui garantit. Si ma marque affiche un label qui subit un retour de bâton, c’est ma marque qui va en pâtir. La marque est donc un élément essentiel dans le trio de certification. Il est vrai qu’au moment où tous ces labels se sont mis en place, il y a eu des erreurs, des corrections, etc. Mais aujourd’hui, tout cela est plutôt très bien organisé, les certifications sont complètement séparées (elles sont accordées par des organismes indépendants), on a donc de vraies raisons de s’y fier. Bien sûr, cela n’empêchera jamais quelques problèmes ici ou là, aucune organisation humaine n’est parfaite, mais sur le fond, quand j’examine l’ensemble de tout ce que je vois dans les pays producteurs, je constate qu’on n’a pas de gros problèmes à partir du moment où il y a des règles claires et qu’elles sont respectées.

Lucile Schmid :
J’aimerais aussi vous entendre sur ce fait contre-intuitif : boire un petit espresso est meilleur pour la planète qu’un grand bol de café filtre. On commence à beaucoup entendre ce genre de choses. Pour vous, est-ce qu’on ferait mieux de s’abstraire de ce genre de question byzantine ? Est-ce qu’on coupe les cheveux en quatre ?

Jean-Pierre Blanc :
Oui. Pour moi c’est un genre de « bruit de fond ». Quand l’un cesse, un autre commence ailleurs … Le café est un produit tropical, donc par définition, quand vous en buvez en France, il vient d’ailleurs. Alors si vous consommez sept grammes d’expresso ou dix grammes de café filtration, le changement pour la planète n’est n’est pas très conséquent. Certes, il faut un peu plus d’eau pour le bol que pour la tasse, mais enfin arrêtons !

Philippe Meyer :
Je me souviens d’une recette de café, trouvée dans un Lucky Luke, nommée « café des pionniers de l’Ouest ». Cela consiste à prendre une casserole, à y mettre du café moulu légèrement humecté. Quand cela commence bouillir, vous y mettez un fer à cheval, et s’il s’enfonce, c’est qu’il faut ajouter du café …

Akram Belkaïd :
Quel est l’impact du réchauffement climatique sur la production de café ? Est-il le même partout ? J’ai cru comprendre qu’en Afrique de l’Ouest il y avait quelques problèmes ces derniers temps.

Jean-Pierre Blanc :
Les changements climatiques sont très directement perceptibles dans les coopératives de tous les pays. Il y a des variations importantes de pluviométrie, de sécheresse et de toutes les maladies qui y sont liées (comme la rouille en Amérique centrale). On ne maîtrise plus les cycles de production de la même façon. Les producteurs ont un rôle positif et important à jouer en empêchant la déforestation. En replantant des arbres de couverture, on préserve la biodiversité et on permet à des populations de vivre sur place, au lieu de s’entasser dans des mégapoles. Les petits producteurs de café ont un rôle important à jouer, ils empêchent que la situation ne se dégrade davantage.

Matthias Fekl :
Avez-vous une vision sur la manière dont le réchauffement climatique va changer le marché global du café ? Est-ce que certains pays producteurs vont devoir cesser de l’être? Est-ce que d’autres vont le devenir ? Va-t-on avoir affaire aux mêmes problématiques qu’avec le vin, par exemple ?

Jean-Pierre Blanc :
Oui, mais pour le moment c’est encore assez marginal. Certes, on fait du sensationnalisme en montant cela en épingle, mais en réalité cela a toujours existé. Au Brésil, les grandes plantations ont commencé dans l’Etat du Minas Gerais, et puis on a été sur des territoires plus élevés. On y cultive l’Arabica entre 900m et 1300m d’altitude, et on le cultivera peut-être un jour entre 1000m et 1500m. Mais cela va se faire progressivement. Mais dire qu’on en produira un jour en France est absurde. En tous cas ce ne sera pas de mon vivant …

Philippe Meyer :
A propos du vin, en discutant avec des vignerons et en les abordant avec un air apitoyé et compatissant à propos du réchauffement climatique, ils m’ont ri au nez, me disant qu’ils n’avaient jamais fait une meilleure année que 2022, qu’il faut simplement cultiver différemment. On récolte plus tôt, on laisse les feuilles pour protéger un peu du soleil, et à la fin, on obtient un vin qui sera exceptionnel. Est-ce que ce genre de choses est possible avec le café ?

Jean-Pierre Blanc :
La comparaison a du sens, mais en réalité je pense que c’est déjà en place. Quand on plante des arbres de couverture, on fait déjà ce que vous dites. Car l’ombrage permet de retarder la venue à maturité d’un fruit, qui devient ainsi plus sucré, et c’est le résultat recherché, pour le café comme pour le raisin.

Akram Belkaïd :
L’Union européenne a décidé de sanctionner les importateurs ou exportateurs de produits venant de terrains qui étaient occupés par des forêts auparavant. Cela vise à empêcher la déforestation. J’étais assez surpris de constater que le café était aussi concerné. Y a-t-il de la déforestation pour produire le café, comme pour l’huile de palme par exemple ?

Jean-Pierre Blanc :
Il peut y en avoir, oui. Si je décide d’enlever de la forêt pour planter du café, toute la question sera de savoir quelle partie je vais enlever, et comment je vais replanter pour avoir de la couverture végétale. Prenons par exemple la culture du pavot au Myanmar. On y brûle la forêt, puis on utilise de l’engrais et des pesticides. Quand nous arrivons sur un tel terrain pour y faire du café, il nous faut remettre des arbres de couverture. Certaines cultures sont plus redoutables pour les forêts que d’autres. Au Brésil, on interdit de couper la forêt amazonienne, et c’est très bien. Mais tout ce qui a déjà été coupé reste tel quel, on ne replante pas. Toutes ces décisions visent à faire croire au consommateur moyen qu’on travaille vertueusement, alors que ce n’est pas vrai. Travailler sérieusement, c’est non seulement empêcher la déforestation, mais aussi replanter. Là aussi, il y a tout un système où le marketing camoufle des pratiques douteuses.

Lucile Schmid :
Vous avez évoqué plus haut les changements que vivent les sociétés des pays où vous produisez, avec un exode rural, un exode des jeunes … On sait que dans les négociations climatiques entre les pays du Nord et ceux du Sud, cette question de l‘agro-écologie est un vrai sujet. Comment ces pays du Sud vont-ils se développer, dans un cadre différent de celui de la globalisation ? A votre échelle, avez-vous le sentiment que vous pouvez être un acteur d’une telle dynamique alternative ? Et du côté des instances internationales, êtes-vous soutenu ? On vous sent assez critique vis-à-vis de ces certificateurs, qui sont à vous entendre des marchands de morale qui nous disent ce qu’on a envie d’entendre. Pensez-vous que les institutions évoluent en bien ?

Jean-Pierre Blanc :
D’abord, on constate qu’il y a un changement générationnel comparable à celui que nous vivons ici. Les jeunes ne veulent plus travailler comme le faisaient leurs parents, c’est à dire dans des conditions pénibles. On sent que globalement, il va manquer des gens pour succéder aux agriculteurs en place. Il nous appartient donc de rendre cette activité suffisamment attractive pour qu’elle se pérennise.
Quant aux institutions, il me semble qu’elles ont conscience de ces problèmes, et travaillent dans ce sens. Elles s’efforcent par exemple de remplacer la culture de la coca ou du pavot par du café, ou en instituant des cultures complémentaires, en facilitant le transport, etc. Faire en sorte qu’un coin perdu dans la forêt tropicale devienne un lieu d’activité qui incite les jeunes à s’y installer.

Philippe Meyer :
Cela suppose donc que le café soit aussi rentable que la coca, et donc que le consommateur accepte l’augmentation du prix.

Jean-Pierre Blanc :
Vous avez raison, le café ne se vend pas au même prix. C’est le calcul que nous avons commencé par faire au Myanmar, pour que l’agriculteur ait au moins un revenu équivalent, sans compter qu’il y a par la suite des avantages sur la qualité de vie, liés au développement des infrastructures. Avec la prime Max Havelaar et la prime bio, on arrivait à un revenu équivalent à celui du pavot. Mais c’est un seuil qu’il faut atteindre, sans quoi rien n’est possible.
Un chef de village birman m’a dit : « le prix, c’est important, mais vous avez permis de supprimer les pesticides qui tuaient nos enfants, car tous les puits étaient pollués ». Il y a donc à la fois un aspect économique, un aspect social, mais aussi un aspect de santé publique.

Akram Belkaïd :
Quand on parle de matières premières, on pense au cacao et à la Côte d’Ivoire, le premier producteur mondial, qui n’a quasiment aucune industrie (la première usine de chocolat a été inaugurée en 2015 seulement). Je m’interroge donc sur la chaîne de valeur du café, et l’industrialisation. Comment est-ce que cela se passe dans les pays avec lesquels vous travaillez ? En est-on toujours à une grande inégalité de répartitions, ou y a-t-il des initiatives des pays producteurs ?

Jean-Pierre Blanc :
Le café et le cacao sont deux produits très différents dans les transformations qu’ils demandent. Je ne connais pas le problème du cacao, mais en ce qui concerne le café, beaucoup de pays (la Colombie notamment) ont essayé de torréfier le café eux-mêmes. Or cela n’a jamais fonctionné, et pour plusieurs raisons.
D’abord parce que le café que l’on vend est fait de mélanges de plusieurs variétés, c’est un blend, cela permet de garder un équilibre aromatique. Or la torréfaction d’une seule variété ne permet pas cela. Ensuite, il y a des problèmes de conservation : le café torréfié se garde moins longtemps que le café vert, donc cela pose des difficultés pendant le transport. Enfin, les volumes ne sont pas les mêmes, ceux du café torréfié sont bien moindres, il faut donc en expédier plus souvent, et ce n’est pas rentable.
Dans nos coopératives, on aide à monter des torréfactions, mais pour vendre dans des circuits locaux.

Matthias Fekl :
Pour bien comprendre : ce qui est torréfié sur place est vendu à proximité, et ce qui est exporté, c’est du café vert, qui est torréfié dans le marché de destination, c’est bien cela ?

Jean-Pierre Blanc :
Exactement. Par exemple pour nous, c’est à Nice. On le fait sur place parce que c’est le seul moyen d’avoir un bon café ; on ne peut se permettre d’en vendre du mauvais, nous perdrions tous nos clients.

Akram Belkaïd :
Je n’arrive pas à comprendre pourquoi le café torréfié sur place serait mauvais ?

Jean-Pierre Blanc :
Ce n’est pas que la torréfaction locale serait mauvaise, c’est à cause du transport. Le paquet de café torréfié, en grains ou moulu, pour être exporté, est mis dans des containers où la température est parfois très chaude, ce qui dégrade beaucoup le produit. Et au bout de cinq semaines de transit, il arrive mauvais.
La torréfaction sur place a été essayée, mais cela n’a jamais marché. Ce qui marche pour le transport, c’est la lyophilisation. Là oui, il y a des usines locales, mais cela ne bénéficie pas aux petits producteurs.

Lucile Schmid :
On a bien compris qu’on ne cultiverait jamais de café en France, en revanche vous y fabriquez vos machines à café. Et comme on passe notre temps à entendre « cocorico, réindustrilaisation, relocalisation », pouvez-vous nous en dire un mot ? Est-ce que cela a été difficile, est-ce que vous êtes content, est-ce que cela a tout changé ?

Jean-Pierre Blanc :
Oui, je suis content, parce qu’il s’agissait d’un pari. Quand je me suis lancé dans le commerce équitable, je ne me suis jamais demandé si j’allais en vendre, j’ai dit « on va le faire », et c’est tout. Ç’a été la même chose pour les machines à café. On fabriquait en Chine, je me suis demandé pourquoi cela coûtait moins cher là-bas, et s’il serait possible de faire mieux ici. Et nous avons parié que oui. Nous nous sommes lancés sans aide, sans appui d’aucune sorte. Mais je crois que cette nouvelle aventure (pour nous et pour le consommateur) est une autre partie d’une chaîne de valeur, qui va de la cerise de café à votre tasse. On s’est tellement démenés pour que le café soit produit correctement et qu’il soit bon, qu’on ne pouvait pas tout simplement ignorer cette étape. Mais c’est un vrai défi que de fabriquer une machine qui ne sera pas plus chère qu’en Chine. On n’y est pas tout à fait, mais à 10% près, on y arrive. Et par des méthodes comparables à celles du commerce équitable : diminuer le nombre de pièces, travailler avec des fournisseurs qui sont dans un cercle de 80 kilomètres autour de l‘usine, ne pas tout faire faire par des machines, mais avoir des femmes et des hommes qui ont un vrai savoir-faire, et sont capables de fabriquer une machine à café tous les jours de l’année. En Chine, une usine fabriquera des machines à café un jour, et des friteuses le lendemain. La grande difficulté c’est justement de retrouver ces savoir-faire en France, où ils avaient disparu, et toute la chaîne de micro-entrepreneurs qui permettent d’avoir un modèle économique rentable. C’est difficile, mais c’est possible.

Matthias Fekl :
Je trouve l’expérience très intéressante, elle mériterait d’être connue davantage. Vous êtes-vous par exemple heurté à des problèmes de formation, d’infrastructures ? Quels ont été les principaux obstacles, et combien de temps s’est écoulé entre votre idée et la première machine à café achevée ?

Jean-Pierre Blanc :
La réflexion m’a pris dix ans, on a travaillé quatre ans sur le développement d’un modèle spécifique. Ce qui nous a manqués, c’était des sous-traitants, car certains nous ont lâché. Mais au lieu de nous décourager, cela nous a motivés davantage, on s’est dit : « on ne va pas arrêter parce qu’il n’existe pas un système permettant de la faire en France ». Si nous ne trouvions pas de sous-traitants, c’est parce que les savoir-faire n’existaient plus. Il a donc fallu former, et nous avons décidé de reprendre notre sous-traitant en un mois, la ligne de production, le personnel, trouver un local … On a pu redémarrer la production au bout de deux mois, et aujourd’hui, en France, 30 personnes produisent 350 machines par jour, qui sont garanties 5 ans, car l’obsolescence programmée est un vrai sujet à propos des machines à café … Plutôt que de lancer des nouvelles qui font sensation, nous préférons amener le consommateur à une réflexion, qui va peut-être produire des changements durables.

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