PLANIFICATION ÉCOLOGIQUE : LE CHEMIN DES POSSIBLES ?
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Le Président de la République a présenté lundi les grands axes de sa « planification » pour une écologie « souveraine », « compétitive » et « juste », promettant d'annoncer en octobre une reprise du « contrôle sur notre prix de l'électricité ». Après avoir vanté dimanche soir à la télévision une « écologie à la française », censée répondre à un triple défi, « celui du dérèglement climatique et de ses conséquences, celui d’un effondrement de notre biodiversité et celui (…) de la rareté de nos ressources », le chef de l'État a peaufiné sa vision au terme d'une réunion ministérielle à l'Élysée. Une doctrine où toute idée de contraintes ou de changements sociétaux est repoussée.
Concocté depuis quatorze mois à Matignon par le Secrétariat général à la planification écologique, le plan validé lundi comporte une cinquantaine de « leviers », visant à réduire de 55 % les émissions de gaz à effet de serre de la France d'ici à 2030, mais aussi à lutter contre l'effondrement de la biodiversité. Beaucoup sont déjà connus et certains déjà activés. Emmanuel Macron a fait quelques annonces nouvelles, comme une enveloppe immédiate de 700 millions d'euros de l'État pour bâtir 13 RER métropolitains, soit plus que les dix chantiers envisagés initialement, précisant que ces projets coûteraient au total 10 milliards d'euros. Concernant la voiture électrique, le Président a répété son objectif d'un million de véhicules produits sur le sol français en 2027. A cette date, le pays devrait être exportateur net de batteries grâce aux quatre gigafactories (en français usine géantes) créées dans les Hauts-de-France. Le leasing permettant l’accès à une voiture électrique pour 100 euros par mois sera lancé en novembre et réservé aux véhicules « produits en Europe ». Dans le logement, les chaudières à gaz ne seront pas interdites, on incitera plutôt à leur remplacement en développant une filière industrielle de pompes à chaleur. Dont on espère tripler la production d'ici à la fin du quinquennat. L’idée est d'arriver à un équipement qui soit de 75 à 85% français, contre 50% au mieux aujourd'hui. Sortir du charbon en 2027 et réduire la dépendance aux énergies fossiles de 60 % à 40 % en 2030 offrirait, aux yeux du président l‘opportunité pour la France, « de développer une écologie qui crée de la valeur » dans un pays plus souverain. Dans le même esprit, il veut « lancer un grand inventaire des ressources minières » de notre sous-sol, pour sécuriser notre accès aux matières premières de la transition énergétique comme le cobalt, le lithium ou l'hydrogène naturel. Emmanuel Macronl a réitéré l'idée de convertir en centrales biomasses les deux centrales à charbon qui fonctionnent encore sur le territoire. Il a précisé le calendrier à venir : stratégie biodiversité en octobre, plan d'adaptation en décembre, notamment.
Le plan de cette « écologie à la française » doit désormais être décliné dans les collectivités locales.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
La légitimité d’une planification pour l’écologie paraît tout à fait fondée. Avant tout parce que les dérèglements climatiques s’accélèrent, nous avons tous pu le constater cet été, en France, en Espagne, en Grèce ou ailleurs. Et puis la planification paraît être un bon outil. Quand on examine par exemple les retours d’expérience de planification à la française conduite par Jean Monnet à partir de 1946, on avait à la fois l’idée de mêler reconstruction et modernisation, et la mobilisation des acteurs économiques et sociaux. Il s’agissait d’investir sur le plan économique tout en faisant évoluer les mentalités. Finalement, on se dit que ce qu’il faut faire en matière d’écologie est assez proche.
Mais quelle est la distance entre ces objectifs et ce qui vient d’être annoncé par le président de la République ? Il a fondé sur intervention sur le mariage entre la souveraineté et l’écologie, et l’a déclinée de manière sectorielle, avec une pluie de micro-mesures. Ainsi, on a pour les transports le leasing de véhicules électriques, la baisse des engrais et des émissions des tracteurs dans l’agriculture, les pompes à chaleur dans les bâtiments (avec l’idée qu’en 2030 on en fabriquerait un million en France), le nucléaire pour l’énergie, et planter un milliard d’arbres pour favoriser la biodiversité.
Mais si nombreuses et variées soient-elles, toutes ces mesures ne font pas une planification, et pas vraiment d’écologie. On retombe sur les difficultés habituelles, à savoir l’énorme écart entre les mots - les ambitions annoncées - et les actes.
D’abord, il y a la fatalité du « en même temps » : on veut faire de l’écologie, mais derrière il y a la peur d’un retour des Gilets Jaunes. On met par exemple 20 milliards d’euros en 2023 pour subventionner les carburants fossiles … Ensuite, il y a très peu d’éléments concrets sur l’offre et l’innovation. Le plus gros des changements, ce sont des taxes et des normes. Deux exemples : c’est très bien d’annoncer 1 million de véhicules électriques ou de pompes à chaleur, mais personne ne s’est demandé : quelles entreprises ? Quelle technologie ? Quelles compétences ? Où installe-t-on tout cela et qui va le fabriquer ? Il y a aussi une énorme impasse sur la partie scientifique, la machine administrative continue à raisonner sur une baisse de la consommation d’électricité, alors que tout ce qu’on fait va dans le sens inverse. Enfin et comme à l’accoutumée, la démarche est entièrement étatique et centralisée, tout vient d’en haut, on est par ailleurs totalement déconnecté de l’Europe, ce qui est pour le moins paradoxal.
Ce qu’il y a de plus ahurissant, c’est qu’une fois encore, on ignore complètement ce que font les autres. Aux Etats-Unis, l’IRA s’est avérée très efficace, il y a une vraie stratégie : on subventionne, on réindustrialise, et on stabilise la classe moyenne. En Chine, il y a une prise du leadership du marché : 40% des véhicules électriques y sont aujourd’hui fabriqués, et on entend faire la même chose sur les pompes à chaleur, le solaire et l’éolien. Et puis en Scandinavie, on fait de l‘écologie sociale, ici, il n’y a rien pour aider les plus modestes. Ce qui manque en somme, c’est une planification ; c’est à dire une vraie vision cohérente à long terme, et non un feu d’artifice de mesures ponctuelles, une vraie réflexion sur l’offre (comment on la construit, quelles entreprises, quels capitaux, quelles compétences, quelles technologies), une réintégration des compensations sociales et de la dimension démocratique en associant les citoyens. Entre les deux tours de la dernière élection présidentielle, en meeting à Marseille, Emmanuel Macron avait déclaré que le second quinquennat serait écologique ou ne serait pas. En regardant ce qui se passe jusqu’ici, on a tendance à conclure que le second quinquennat n’est pas.
Béatrice Giblin :
Tout le monde trouve désormais que la planification écologique est une bonne idée. Souvenons-nous qu’il n’y a encore pas si longtemps, quand les écologistes l’avaient proposée, tout le monde avait poussé des haut cris, dénonçant un système « soviétique » … S’il y a eu une avancée, elle est au moins là : plus personne ne conteste désormais l’idée.
Une planification suppose de réfléchir dans un temps plus long que celui dont les politiques actuelles ont l’habitude. Malgré les reproches que l’on peut adresser aux annonces présidentielles, dont Nicolas a fait la liste, rappelons le titre de notre conversation d’aujourd’hui : « le chemin des possibles ». Pour moi c’est un peu comme avec la sécurité routière. C’est la limitation de vitesse à 80 km/h qui est le vrai départ du mouvement des Gilets Jaunes, et pas le prix de l’essence, si bien qu’on est repassé à 90 km/h dans de nombreux départements. Les Gilets Jaunes ont été un traumatisme pour le gouvernement de l’époque . Mais on peut remonter plus loin : sous François Hollande par exemple il y avait eu les « bonnets rouges », suite à ces fameux portiques pour contrôler le passage des gros camions. Ces bonnets rouges étaient une remarquable opération de marketing du patronat breton pour éviter une certain nombre de taxes qui les gênaient beaucoup. Là aussi, il a fallu faire machine arrière, et cela avait coûté plusieurs centaines de millions d’euros. Il y a donc une très grande prudence dans ce domaine, on marche sur des œufs.
C’est ce qui explique pourquoi on entend que rien ne va changer dans notre mode de vie, qu’on ne sera pas taxé davantage, bref on se raconte quelque chose qui à mon avis ne pourra pas être. Mais c’est à cause de l’extrême inquiétude quant à un autre blocage éventuel. On veut à tout prix éviter une autre marche arrière. Il s’agit d’obtenir d’abord une acceptation sociale. Je crois effectivement qu’une grande partie d’entre nous ne prend pas réellement la mesure des urgences écologiques. Quand on dit aux gens : « + 1,5°C », ça paraît peu, on n’imagine pas que derrière ce chiffre il y a inondations, incendies, disparition de la biodiversité … La pensée du citoyen moyen reste focalisée sur son quotidien, et sur le court terme. Chez les jeunes cependant, les mentalités changent, on s’en rend compte par exemple avec la chute de leur consommation de viande. Mais en règle générale, je crains que seule une catastrophe près de chez soi ne fasse changer une mentalité.
François Bujon de l’Estang :
Il semble en effet que tout le monde réclamait une planification en matière d’écologie, ou tout au moins que quelqu’un ne montre une voie, ne désigne des thèmes mobilisateurs, et n’indique des objectifs atteignables. Il y avait incontestablement un besoin très fort, avec la conjonction de la pression climatique et des critiques à l’égard du président de la République, quant à son immobilisme en matière écologique. M. Macron en était conscient et il a donc décidé de prendre les choses en main.
Le terme de « planification » interroge, car il peut faire peur, il charrie effectivement un imaginaire soviétique, avec des commissaires du peuple tout prêts à vous dresser des procès-verbaux, à interdire ceci et bannir cela. Ce que je trouve intéressant dans l’effort de planification qui est en train de se décider (car nous n’en sommes qu’au début), c’est qu’il y a une approche méthodologique. On se dote d’outils et d’objectifs. Une pluie de chiffres arrive. Par exemple, la baisse de 55% des émissions de CO2 par rapport à 1990 est quelque chose de tangible, qui permet de rassembler. Réduire la dépendance aux énergies fossiles de 60% à 40% d’ici 2030 permet également de mesurer l’ampleur de l’effort à fournir.
Il s’agit de définir un itinéraire, une « feuille de route » avec des objectifs chiffrés, qui permettent de mobiliser. Car c’est à mon avis là qu’est le plus grand enjeu : la mobilisation. C’est le plus grand défi du président : mobiliser les énergies, les volontés, la recherche, les administrations. Et pour cela, il faut des objectifs et une méthodologie. Je trouve intéressante l’idée qu’on ne va pas faire des menaces ou édicter des normes punitives, mais au contraire mettre l’accent sur des mesures incitatives. Quand on parle de « planification à la française », il s’agit en réalité de planification douce. Nicolas faisait référence à la planification de Jean Monnet, qu’on qualifiait à l’époque de souple. Il faut en outre concilier les ambitions écologiques à deux autres préoccupations majeures du gouvernement : assurer la souveraineté du pays (l’abriter des dépendances à d’autres pays) et faire un effort de réindustrialisation. Il y a tout cela derrière cette idée de planification écologique.
L’accueil réservé aux propos du président de la République est dans l’ensemble assez mesuré. Il est évidemment critique dans certains segments de l’opinion, mais il semble tout de même qu’il y ait un certain consensus face à cette approche douce, cette volonté de définir un chemin et de présenter des objectifs réalisables.
Nicolas Baverez :
On explique qu’il n’y a pas de sanctions, mais en réalité, des carcans terribles sont déjà mis en place. Par exemple sur la sortie des véhicules thermiques. Une voiture électrique coûte pour le moment entre 30.000 et 40.000 euros. Et les subventionner revient à subventionner la Chine, ce qui est tout de même problématique. Il en va de même sur le logement. On ne peut plus louer de passoires thermiques (avec au passage un énorme problème sur les diagnostics, établis dans des conditions très douteuses par un secteur absolument pas régulé), or la remise aux normes coûte en moyenne 100.000 euros par logement. Par ailleurs, il n’y a pas du tout l’offre qui permettrait de faire ces coûteux travaux. Sans compter le problème des copropriétés (il vaut mieux isoler un bâtiment par l’extérieur), dont l’accord est souvent compliqué à obtenir. On commence à apercevoir la réalité du terrain : environ 7 millions de passoires thermiques sur 32 millions de résidences principales, on est donc tout simplement en train de supprimer le quart du parc de résidences du pays.
Il en va de même pour le transport : on fait la guerre à l’automobile thermique, mais on ne propose pas vraiment de moyen de substitution. La Chine est très en avance sur le transport électrique, mais elle a fait les choses dans l’ordre : elle s’est dotée des infrastructures nécessaires avant de produire en masse les véhicules.
En France, il n’y a pas de telle vision à long terme. Quand on regarde le domaine par excellence de la planification, à savoir l’électricité, on se rend compte qu’il n’y aura pas de diminution de la consommation électrique si on y bascule le chauffage et une partie importante des transports. Aujourd’hui on se base sur un prix de l’électricité, sans savoir comment on va la produire. Je crois qu’il faut absolument revenir à la démarche de Monnet : d’abord reconstruire une offre. Cette vision à long terme fait défaut. A propos du nucléaire, les gens qui ont construit les premières centrales avaient vu à long terme, c’est grâce à cela qu’on peut aujourd’hui construire la deuxième génération sur les mêmes emprises. C’est cette anticipation qui fait défaut. Le court-termisme actuel provoque des fiascos comme celui de Fessenheim, totalement irrationnel sur le plan technique et financier. Aucune justification sinon un emballement politique, et on s’est retrouvé avec une balance énergétique complètement déficitaire au moment où nous avions le plus besoin d’énergie. Il faut retrouver cette vision de long terme, et quoi qu’on en dise, elle fait toujours défaut.
Béatrice Giblin :
Je pense que dans les années 1970, il n’y avait pas de mouvement écologiste en mesure de s’opposer à la création de centrales nucléaires. Les Verts allemands ont joué un rôle très important sur l’hostilité au nucléaire en France. Ensuite, il y a eu un changement du rapport de force politique, la gauche a eu besoin des Verts pour obtenir des majorités. C’est aussi cela qui explique comment les choses se sont passées, pas forcément une absence de vision. Le court-termisme est évidemment regrettable, mais c’est le jeu politique : pour arriver au pouvoir, il faut des alliances, et elles nécessitent des compromis. Le retour du nucléaire était inattendu, le conflit ukrainien y a contribué, avec une augmentation du coût de l’énergie, mais par ailleurs, la fermeture de Fessenheim ne suffit pas à expliquer à elle seule nos difficultés énergétiques de l’hiver dernier. On peut raisonnablement supposer que la situations de nos centrales sera meilleure l’hiver prochain.
Mais au delà de cela, ce qui me préoccupe dans cette planification, c’est que le président de la République ne s’est pas appuyé sur le rôle des collectivités territoriales. Or ce rôle pourrait être important au niveau des régions. Elles ne sont pas si endettées que cela, ont donc de réelles capacités d’emprunts, elles peuvent faire comprendre aux populations l’intérêt de ce qu’il y a à faire et les bénéfices à en tirer. Je pense que cette question a été un peu bâclée, le président a mentionné les budgets verts territoriaux , mais c’est un axe qui semble avoir été un peu négligé.
GIORGIA MELONI, EUROPÉENNE À L’EXTÉRIEUR, RÉACTIONNAIRE À L’INTÉRIEUR, DESSINE-T-ELLE L’AVENIR DES DROITES EUROPÉENNES ?
Introduction
Philippe Meyer :
Le 25 septembre 2022, la leader du parti d'extrême droite, Fratelli d'Italia, Giorgia Meloni remportait les élections législatives. S’inscrivant dans les pas de son prédécesseur, Mario Draghi, la première femme présidente du Conseil italien a surpris à l’extérieur, rassuré les capitales et lissé son image. Elle a tenu les finances publiques, permettant à l'Italie d'emprunter sans mal sur les marchés. Malgré les sympathies pro-Poutine chez ses alliés européens, elle s'est rangée dans le camp atlantiste et derrière l'Ukraine. Tenant son rang dans les organisations internationales, celle qui avait durement bataillé contre l'Europe a su établir des rapports de confiance avec Ursula von der Leyen. La leader romaine renvoie ainsi une image de politicienne pragmatique et mesurée, loin des récits la décrivant comme « post-fasciste » voire « fasciste ». Cette posture lui permet par exemple de mieux négocier les termes du plan de relance européenne qui promet à Rome près de 200 milliards d'euros. En décidant de voter en faveur du compromis sur le nouveau pacte sur la migration et l’asile, Meloni a passé un autre test d’eurocompatibilité. En se concentrant comme elle l’a fait sur des campagnes sur l’identité en Italie, sans les exporter en Europe, la patronne de Fratelli d’Italia a pour l’instant évité de commettre des erreurs et de franchir les lignes rouges de l’UE. Si elle est un exemple pour les droites radicales espagnoles et finlandaises, le RN, notamment, tient à s'en distinguer.
Conciliante et alignée sur les positions européennes et occidentales en politique étrangère, la dirigeante d'extrême droite se montre en revanche radicale et identitaire en Italie : son gouvernement a doublé le nombre de centres de permanence pour les expulsions, facilité les procédures de renvoi, entravé le travail des organisations humanitaires en mer Méditerranée. En échec sur la promesse d'enrayer l'arrivée des migrants (il en est arrivé 130.000 cette année en Italie contre 70 000 à la même époque en 2022), elle donne des gages aux plus radicaux en durcissant la législation contre la communauté LGBT : les couples de même sexe n'ont pas accès au mariage, ni à l'adoption, ni à la procréation médicalement assistée. Cet été les parlementaires italiens ont également voté un projet de loi faisant de la gestation pour autrui - interdite en Italie - un « crime universel ». Si elle est approuvée par le Sénat, cette mesure permettrait de punir ceux y ayant recours, d'une peine allant jusqu'à deux ans de prison et 1 million d'euros d'amende. Pour l'heure, si l'économie ralentit et près de 60 % des Italiens critiquent l'action gouvernementale sur la question migratoire, Giorgia Meloni résiste dans les sondages : avec 28 % d'intentions de vote, Fratelli d'Italia demeure largement le premier parti du pays.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Giorgia Meloni a à la fois surpris et rassuré. On avait annoncé l’héritière d’un mouvement fasciste, dans lequel elle était très engagée quand elle avait quinze ans, bref une personne dont les convictions inquiétantes étaient chevillées au corps. Et voici qu’une fois élue, elle se révèle non europhobe, et prend assez régulièrement Mario Draghi comme conseiller. Certes, il y a 200 milliards européens à la clef, mais ce sont des points plutôt rassurants. D’un côté elle rend visite à Viktor Orbán à Budapest dans une réunion plutôt hostile à l’Europe, mais de l’autre cela ne se traduit pas par des décisions vraiment conséquentes, donc il y a une forme de soulagement général. La direction qu’a prise Mme Meloni n’est pas hostile à l’Europe. Elle ne semble pas s’entendre trop mal avec Mme Von der Leyen, semble disposée à voter le pacte sur la migration et l’asile que Bruxelles prépare depuis longtemps. Ce faisant, elle s’opposerait donc à son « ami » Orbán et aux Polonais. Tout cela a de quoi surprendre.
Et puis il y a ce qui se passe à l’intérieur du pays. Car il faut bien donner des gages à son électorat. Et elle les donne soit dans le domaine de la culture (où elle « fait le ménage » dans les directions d’établissements culturels par exemple), soit à propos de décisions sociétales (concernant les personnes LGBT notamment). Cela suffit apparemment à lui assurer sa popularité dans les sondages. Et ce type de décision ne coûte rien. On peut évidemment les trouver parfaitement inacceptables d’un point de vue moral, mais elles ne mettent pas en jeu la situation économique très précaire de l’Italie. Il est en effet extrêmement urgent que l’argent de l’Europe commence à arriver. Car les Italiens vont finir par comprendre qu’elle ne peut pas résoudre seule les problèmes du pays. Sur la question de l’immigration, on commence à entendre que le problème ne peut pas être réglé nation par nation, et qu’il faut agir à l’échelle de l‘Europe. Le fait qu’elle admette ne pas avoir les résultats escomptés est une façon de s’en sortir politiquement : cela justifie auprès de son électorat les bonnes dispositions à l’égard de l’UE. Matteo Salvini, censé être son allié, reste quant à lui sur une position très ferme (la même que le RN français), et le paie politiquement. Giorgia Meloni s’avère être beaucoup plus politique que nous ne l’avions cru.
François Bujon de l’Estang :
Si l’on juge une année d’actions politiques, Giorgia Meloni est plutôt une bonne nouvelle, en effet. Ou à tout le moins un soulagement. Elle n’est pas l’anti-européenne au couteau entre les dents qu’on avait décrit, elle ne parle pas « d’Italexit », ne remet pas l’euro en question. Elle donne au contraire tous les signes politiques d’une bonne entente avec l’Europe. Elle s’entend bien avec la présidente de la Commission, et avec la présidente du Parlement. Pour le moment, le « front » n’est pas à Bruxelles mais à Lampedusa.
Et il est vrai qu’elle y est en difficulté. C’était un point majeur de son programme, elle parlait de « blocus naval », de mesures à la Salvini, justement. Aujourd’hui elle reconnaît son échec relatif dans ce domaine, mais aussi que le problème est davantage européen que strictement italien. Elle a même réussi à faire changer le gouvernement français d’attitude. Au début, nous l’avions très mal accueillie, et désormais le président Macron témoigne de l’intérêt à Mme Meloni, l’écoute, est allé la voir à l’occasion des obsèques du président Napolitano il y a quelques jours, bref une coopération est en train de s’esquisser.
Le bilan de sa première année est donc plutôt positif. Sur le plan économique, elle a bénéficié de la queue de comète de Mario Draghi, le premier semestre 2023 a été positif et la croissance italienne a été supérieure à celle de la France et de l’Allemagne. Plus récemment, les choses se sont détériorées, mais grosso modo, « jusque là, ça va ». Sur le plan de la politique étrangère, elle a adopté une attitude qui la distingue complètement des extrêmes-droites européennes : pro-ukrainienne et anti-russe, atlantiste, et ne faisant aucun remous. Au fond, Mme Meloni s’est recentrée, en tous cas elle fait montre d’un grand pragmatisme. Si l’on suit les manœuvres pré-électorales du Parlement européen, on constate qu’elle cherche à rapprocher son parti du PPE, c’est à dire des partis conservateurs traditionnels. En cela, elle se distingue de la Ligue de M. Salvini, du RN de Mme Le Pen, qui appartiennent à d’autres regroupements.
Pour le moment, les sondages lui restent favorables, elle a le même taux de popularité après un an d’activité. Selon un récent sondage, 70% des Italiens pensent qu’elle ira au terme de son mandat de cinq ans.
Nicolas Baverez :
Mme Meloni est arrivée au pouvoir exactement 100 ans après la marche sur Rome de Mussolini, et l’effet était glaçant. Le moins qu’on puisse dire, c’est que tous les commentateurs ont sous-estimé son talent politique. Elle dirigeait une coalition très difficile, avec deux partenaires redoutables, Silvio Berlusconi et Matteo Salvini. Aujourd’hui, M. Berlusconi est mort, et M. Salvini est marginalisé. Elle tient sa coalition d’une main de fer, elle est populaire, elle a remporté les élections régionales. Elle est donc stable, au moment où l’Allemagne a une coalition très divisée, où le Royaume-Uni a quitté l’échiquier européen, où l’Espagne n’a plus de gouvernement et où la France est en majorité relative.
Du point de vue économique, elle fait plutôt mieux que les autres européens (même si aucun pays de l’Union n’affiche de résultat très enviable) : près de 1% de croissance, des exportations fortes, et une saison de tourisme exceptionnelle. Enfin, la dette publique italienne est passée de 155% du PIB en 2020 à 140% en 2023. Contrairement à la France, l’Italie a utilisé l’inflation pour se désendetter.
Et à la surprise générale, elle a joué le jeu de l’Europe sur le plan budgétaire, sur celui de la politique extérieure, et aujourd’hui sur l’immigration. Il est vrai que c’est la condition nécessaire aux 192 milliards de subvention. En revanche, à l’intérieur du pays, l’idéologie refait surface, on se souvient de ce slogan « Dieu, famille, patrie », qui fait évidemment écho à celui du régime de Vichy. Enfin, elle a profondément modifié l’Etat-providence, en contraignant le revenu citoyen, avec l’idée de remettre tout le monde au travail.
Mais il n’y a pas que le problème de l’immigration que l’Italie ne peut pas régler seule. En réalité, il n’y en a aucun. La démographie s’effondre (2 millions de gens ont quitté le pays), il y a de gros problèmes d’éducation, de recherche, de productivité, d’économie souterraine, de mafia, de dette publique, de fracture entre le Nord et le Sud. Tout cela existe encore, et l’Italie ne peut pas aujourd’hui trouver seule de solutions à ces problèmes structurels, elle dépend de l’UE. Il faut prendre la mesure de l’habileté de Giorgia Meloni, car elle est pour moi déjà dans l’étape suivante : sachant que l’Italie ne peut s’en sortir sans l’Europe, il faut prendre le contrôle de l‘Europe. Et elle entend incarner la politique de l’union des droites, qui a subi un revers en Espagne, mais qu’on va voir revenir, car force est de constater que le leader du PPE Manfred Weber est sur cette ligne, ainsi que Mme Von der Leyen. Paradoxalement, cette union des droites est servie par le fait que certains partis venus de l‘extrême-droite se normalisent, et qu’à l’inverse ils sont dédiabolisés quand certains autres gardent une ligne très dure, et endossent le rôle du repoussoir (Salvini, Orbán, Le Pen). Nous verrons comment Mme Meloni s’en tirera cette année, mais cessons de la sous-estimer.
Philippe Meyer :
Le positionnement de Mme Meloni ne préfigure donc pas seulement celui des droites européennes, mais celui de toute l’Europe : réactionnaire sur le plan sociétal et culturel ?
Nicolas Baverez :
Il est vrai que son positionnement est plutôt favorable aux entreprises sur le plan économique, extrêmement dur sur la sécurité et l’immigration, et conservateur sur les valeurs. Trois éléments qui trouvent incontestablement un écho dans les opinions européennes aujourd’hui.
Béatrice Giblin :
Je ne suis pas sûre qu’elle soit si dure envers l’immigration. Dans les annonces, elle l’est indubitablement, mais dans ce genre de situation, il est très difficile de faire correspondre les annonces aux actes. Je rappelle qu’il n’y avait que 493 places dans les centres de rapatriement, autant dire rien du tout, par rapport au nombre de gens qui arrivent. Mme Meloni a donc absolument besoin d’une répartition de la population réfugiée sur l’ensemble de l’Europe. Et là, elle s’opposera immanquablement à une partie de la droite dont elle a besoin.
François Bujon de l’Estang :
Je voudrais rappeler une formule que j’ai entendue dans la bouche d’un commentateur italien : « pour l’instant, l’Italie est un laboratoire de centre-droit, dans lequel c’est la droite qui mène la danse. » Je pense que c’est tout à fait cela : ce n’est pas l’extrême-droite qui est à la manœuvre en Italie, elle y est marginalisée. Mme Meloni l’a très bien compris. Après la mort de Silvio Berlusconi, son parti va s’émietter, et il ne fait aucun doute qu’une grande partie de cet électorat va soutenir Mme Meloni. Si elle en a le temps, elle est donc tout à fait capable de réussir.