Hamas -Israël un cauchemar à deux faces / Le 7 octobre et la France / n°319 / 15 octobre 2023

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HAMAS - ISRAËL : UN CAUCHEMAR À DEUX FACES

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
« Pearl Harbour », « octobre 1973 », « 11 septembre israélien », « pogrom », « razzia » … Les médias peinent à qualifier les attaques conduites par le Hamas en Israël, le 7 octobre. Les hostilités ont commencé à l’aube par un déluge de roquettes tirées depuis la bande de Gaza, vers les localités israéliennes voisines mais aussi plus en profondeur jusque vers Tel-Aviv et Jérusalem. Profitant de l'effet de surprise, des combattants du Hamas se sont joués de l'imposante barrière de sécurité érigée par Israël autour de la bande de Gaza, attaquant des positions militaires ou des civils en pleine rue. Des actes de sauvagerie ont été commis et filmés. Selon les derniers décomptes quelques 1.300 Israéliens ont été tués et environ 150 binationaux et étrangers, hommes, femmes et enfants, en majorité des civils, sont retenus en otage par le mouvement islamiste. En trente ans, l’État d’Israël a libéré près de 7.000 prisonniers palestiniens pour obtenir en échange la libération de 19 Israéliens et récupérer les corps de huit autres. Les enlèvements actuels placent l’État hébreu dans une position inédite et complexe.
Quarante-huit heures après le choc de l’attaque du 7 octobre, Israël a déclenché une offensive militaire de très grande ampleur contre la bande de Gaza, visant à en éradiquer le Hamas. Ses autorités comptaient hier plus de 2 200 morts palestiniens et neuf otages tués dans les bombardements israéliens. Elles ont menacé d’exécuter un otage à chaque fois qu’un civil gazaoui serait tué par une frappe israélienne. L’armée israélienne a demandé aux habitants du nord de la bande de Gaza d’évacuer vers le sud.
Comme l'Ukraine, la question palestinienne provoque une vive opposition entre le bloc occidental qui condamne sans réserve les massacres du Hamas et le bloc des pays du Sud, qui oscille, à quelques exceptions près, entre ambiguïté quant aux responsabilités et appel à la désescalade comme le font la Chine, la Russie et l'Afrique du Sud et soutien clair aux terroristes du Hamas comme l'Iran, l'Algérie, la Tunisie ou le Soudan. Seul dirigeant de l'Otan à ne pas avoir condamné l'attaque menée par le mouvement terroriste, le président turc Erdogan a dénoncé les « méthodes honteuses » d'Israël. Au Liban, des scènes de liesse ont accueilli les attaques du Hamas. Les États-Unis, qui ont déployé en Méditerranée orientale le porte-avions USS Gerald Ford, le plus gros navire de guerre du monde, ont mis en garde lundi le Hezbollah de ne pas ouvrir un « deuxième front » contre Israël. L'Arabie saoudite a suspendu le 14 octobre les discussions sur une possible normalisation avec Israël.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
« Abomination », « tragédie », « barbarie » … On peine à qualifier ce qui s’est passé le 7 octobre dernier, mais pour moi, il s’agit d’autre chose que de crimes de guerre. Il y a une volonté véritable de tuer des Juifs parce qu’ils sont juifs. Nous faisons face à une situation qui rappelle ce qui s’est passé lors de la seconde guerre mondiale. Parmi les victimes du Hamas : des civils, femmes, enfants, personnes âgées … Il ne s’agit pas d’une armée qui en combat une autre, mais de tout autre chose. Depuis sa création, le Hamas clame sa volonté de supprimer l’Etat hébreu. Mais le 7 octobre dernier, ce ne sont pas des Israéliens qui ont été attaqués, mais des Juifs.
C’est un élément important, et qui doit être dit clairement. Pour autant, il ne s’agit pas d’excuser la politique israélienne de ces dernières années, qu’Elie Barnavi a qualifiée « d’imbécile ». Mais au-delà de cette condamnation de la politique de l’Etat hébreu, ce que le Hamas a fait samedi dernier est d’une autre nature que le seul crime de guerre, on est bien au-delà.
Nous sommes à un véritable moment de bascule, et nous ne savons pas ce qui suivra. Si ce n’est que ce sera très certainement tragique.
Pourquoi avoir fait une chose pareille ? Si l’on s’efforce d’examiner les choses froidement, on peut s’interroger : le Hamas sait qu’il ne va pas réussir à éliminer Israël, malgré toutes les défaillances récentes dans sa Défense. Quelle logique a mené à une chose pareille ? La haine, bien évidemment, mais aussi deux autres éléments. D’abord, remobiliser une opinion publique arabe dans sa grande diversité, mettre un terme à ce qui était une tentative de négociation avec Israël : d’abord l’Egypte, puis la Jordanie, et plus récemment l’Arabie Saoudite avec les fameux accords d’Abraham. Et puis il s’agit de pousser Israël à la faute dans sa réaction. L’opinion publique en Israël est déchaînée, y compris chez les plus traditionnellement pacifiques. Après la sidération de cette tragédie, certains sont prêts à accepter l’inacceptable. On sait qu’une guerre urbaine dans une zone aussi densément peuplée provoquerait d’innombrables victimes collatérales. On parle d’évacuer le nord de Gaza vers le sud, mais il y a plus d’un million d’habitants, cela paraît infaisable. Si on ne parvient pas à réfréner Israël, on se dirige vers un massacre, dont les conséquences seront terribles pour l’Etat hébreu.

David Djaïz :
Le mot de tragédie n’est pas trop fort en effet. Nous avons assisté samedi dernier à des choses indicibles, impensables, une symbolique monstrueuse. Des terroristes pénétrant dans des kibboutzim, dans des maisons, massacrant, brûlant vif, déportant des personnes âgées, des bébés … Tout cela parce que ces personnes sont juives.
Normalement, les mots peuvent consoler. Depuis le 7 octobre, nous avons entendu un déluge de paroles, qui témoignent d’une incroyable faute de temps et d’humanité. Les cadavres étaient encore chauds que certains commentateurs finassaient, parlaient de « résistance », de « lutte de liération », se lançaient dans des comparaisons sordides … Je crois que faire cela ajoute en réalité à la tragédie et à l’horreur, à cause du caractère abstrait, automatique, mécanique de ces discours. Cette faute de temps a été commise par beaucoup de commentateurs, et personnellement je sais que je ne suis pas près de l’oublier …
Deuxième élément de tragédie : l’impasse de ce conflit israélo-palestinien, sans solution depuis ses origines, qui ne cesse de se dégrader, et a aujourd’hui touché le fond. Il n’y a en effet plus aucune ressource disponible pour négocier quelque chose comme une paix séparée ou une cohabitation pacifique. Du côté palestinien, les personnalités qui auraient pu endosser cette responsabilité ont disparu. Aujourd’hui c’est le Hamas qui tient le devant de la scène, et il ne s’agit plus que de pogroms et de guerre sainte. Dans les mutilations et les souillures sur les cadavres, il y a cette volonté de guerre sainte, de montrer qu’on se bat pour une cause eschatologique. Quand on est dans un tel registre, il n’y a plus aucun espoir de solution. Et côté israélien, il me semble que M. Netanyahou, par son alliance constante avec les éléments ultra-nationalistes et ultra-religieux, avec les colons les plus durs de la Cisjordanie, a accéléré cette impasse.
J’ajoute la responsabilité d’un certain nombre de pays arabes : le Maroc, l’Arabie saoudite, la Jordanie, les Émirats arabes unis. Parce que dans un compromis (qu’il soit exprimé ou tacite) avec Israël, ils ont pensé que la question palestinienne était définitivement enterrée. Nous avons assisté là à un retour du refoulé des plus abominables. Tout le monde trouvait commode d’écarter la question palestinienne pour revenir à un « business as usual ». Tout cela vient de s’effondrer avec ces atrocités. Il n’y a plus aujourd’hui aucune ressource territoriale, politique ou intellectuelle pour faire la paix. Il n’y a plus que de la haine, de la rage et de la violence.
Ce conflit est une miniaturisation de l’état du monde. Vous n’aimiez pas l’ordre international bipolaire, opposant les Etats-Unis et l’URSS ? Vous n’aimiez pas l’ordre international de l’hégémonie américaine, avec les Etats-Unis pour gendarme du monde ? Vous allez adorer la jungle dans laquelle nous entrons : celle d’un monde totalement anomique, anarchique, où deux lois seulement prévalent : la loi de la survie, et la loi du plus fort. Nous sommes entrés dans une logique de rapt. On l’a vu avec l’agression de l‘Ukraine, avec le Haut-Karabakh, avec les exactions du Hamas, avec les bruits de bottes au Kosovo …

Nicole Gnesotto :
Selon Elie Wiesel, le terrorisme est « le règne illimité de la peur et du désespoir ». D’une certaine façon, le Hamas a gagné une première manche, parce que l’espoir, si ténu fut-il, d’un règlement inter-étatique du conflit israélo-arabe, d’un monde meilleur, d’une cohabitation pacifique, tout cela a volé en éclats le 7 octobre dernier. On voit mal désormais d’où pourrait venir une lueur d’espoir face à une tragédie pareille.
Ce qui est encore plus pervers de la part du Hamas, c’est qu’il ne s’agit pas simplement de détruire Israël, mais aussi de renverser la charge de la preuve. Il s’agit d’enfermer l’Etat hébreu dans une souricière militaire : si Israël met en place des représailles systématiques, voire une punition collective contre les Palestiniens de Gaza, évidemment son image sera détruite. Le piège est évident, mais il n’en est pas moins redoutable. C’est d’ailleurs ce qui explique que Joe Biden ou le Secrétaire général des Nations-Unies ne cessent de répéter à Israël qu’il faut respecter le droit de la guerre, et notamment la proportionnalité des représailles. Il est incroyablement difficile de juger ce que serait une réponse « proportionnée » dans le cas d’une horreur pareille, en tous cas ce n’est pas une punition collective. C’est aujourd’hui le dilemme auquel fait face le gouvernement d’Israël.
Comment en est-on arrivés là ? Je renvoie d’abord nos auditeurs et nos lecteurs à l’excellent article d’Elie Barnavi que Béatrice a déjà mentionné, c’est d’une intelligence remarquable et très éclairant.
Il y a une explication propre au gouvernement israélien d’extrême-droite, et une autre propre à la stratégie américaine et occidentale. Depuis la mort de Yitzhak Rabin, les gouvernements d’Israël (de droite puis d’extrême-droite) ont présenté le Hamas comme preuve qu’il était impossible d’entamer des négociations de paix, puisque les Palestiniens étaient représentés par un groupe terroriste. Et comme le dit Barnavi, il y a quelque chose « d’imbécile » dans cette politique. Mais surtout, de la part des Occidentaux, il y a eu une évolution à propos du conflit israélo-palestinien, notamment chez les Américains avec Donald Trump. L’idée était grosso modo la suivante : « on ne peut plus faire la guerre avec le peuple palestinien, donc on va essayer d’arriver à la paix au moyen d’accords inter-étatiques avec les pays arabes » Après l’Egypte, le Maroc, la Jordanie, les accords d’Abraham visaient à établir des relations de reconnaissance mutuelle entre l’Etat hébreu et d’autres pays arabes : Bahreïn, Émirats, et à terme Arabie saoudite. Il y avait l’idée qu’on pouvait décider de la paix au niveau inter-étatique, oubliant au passage les peuples. C’est une erreur stratégique fondamentale, qui personnellement me rappelle le congrès de Vienne de 1815, où les grands Etats de l’époque se sont partagés l’Europe, donnant un morceau de Belgique aux Pays-Bas, un bout d’Italie à l’Autriche ... Metternich avait même déclaré « l’Italie est une expression géographique ». On a nié les nationalités qui bouillaient alors, et cela a donné les révolutions de 1848 quelques années plus tard. Il en va de même ici : on a cru pouvoir faire la paix contre les peuples. C’est une erreur stratégique majeure, dont le gouvernement israélien n’est pas le seul responsable.

Jean-Louis Bourlanges :
On a du mal à réfléchir sur des horreurs pareilles, surtout en France, où l’on adore les querelles de mots. Cela fait huit jours qu’on oscille entre « terrorisme », « crimes de guerre » et « crimes contre l’Humanité ». Personnellement, je comprends mal la querelle, dans la mesure où les trois me paraissent indubitables. Le terrorisme, c’est l’utilisation de la terreur à des fins politiques. On y est en plein. Crimes de guerre, évidemment : des crimes qui frappent des civils de façon indépendante d’un objectif militaire précis, et dans des conditions disproportionnées. Les crimes de guerre n’ont rien de nouveau, on peut dire que les Américains et les Britanniques en ont commis en bombardant systématiquement les villes allemandes pendant la guerre. En revanche, on considère qu’il n’y a pas de crime de guerre étant donnés les dommages collatéraux gigantesques infligés aux populations françaises à la veille du débarquement. Ici encore, on y est en plein : les civils sont frappés directement et massivement. Crimes contre l’Humanité, enfin. C’est évident, il n’y a qu’à lire les déclarations des membres du Hamas pour prendre conscience que ce qui est en cause, ce n’est pas l’Etat d’Israël ou la politique d’un gouvernement, ce sont les Juifs en tant que personnes, qu’ils se trouvent en Israël, aux Etats-Unis ou ailleurs. Il ne devrait y avoir aucune discussion là-dessus : nous sommes en présence d’actes terroristes, de crimes de guerre et de crimes contre l’Humanité.
Si l’on regarde les choses au niveau politique, il y a cet effet de tenaille qu’observait Nicole, entre deux objectifs différents. D’abord, l’objectif de l’Etat d’Israël, dont la dérive poltique de ces dernières années est très préoccupante : cette alliance politique entre Netanyahou et l’extrême-droite, celle que dénonce Elie Barnavi. Les gens qui sont au pouvoir aux côtés de Netanyahou sont les héritiers moraux des assassins de Yitzhak Rabin. Ces gens là avaient un objectif précis : coloniser la Cisjordanie, certes petit à petit, mais de façon systématique et implacable. Et puis remettre en cause le périmètre sacré des lieux saints à Jérusalem. Il y avait donc Gaza d’un côté, ghetto infernal avec 2,5 millions de personnes sur une bande de territoire ridiculement étroite, des densités de 6000 à 8000 personnes au kilomètre carré. Et de l’autre, un projet de destruction totale et progressive de la Cisjordanie. Donc l’absence de toute idée d’avenir pour le peuple palestinien, et une instrumentalisation assumée du Hamas (il y a des déclarations suffisamment claires de M. Netanyahou sur ce point). On en a fait un repoussoir suffisant pour évacuer l’idée de la moindre discussion.
L’autre volet de la tenaille, c’est l’effet « accords d’Abraham », et l’effondrement de la solidarité des Etats sunnites avec la cause palestinienne. Gilles Kepel a très bien analysé ce phénomène, qu’il appelle « l’islamisme fréro-chiite », c’est à dire le point d’accord entre les Frères musulmans (sunnites) et le chiisme soutenu par l‘Iran. Sans doute les Israéliens (et d’autres) ont considéré que l’ennemi fondamental des chiites étaient les sunnites. Par conséquent, si on « réglait le problème » avec les puissances sunnites, tout serait réglé. Cela s’est avéré faux : il y a cette solidarité entre fanatiques : Frères musulmans sunnites d’un côté, chiites de l’autre.
Et maintenant ? Je suis très inquiet, et malgré tout ce que je lis depuis une semaine, je ne trouve pas d’analyse suffisamment claire sur le concept stratégique d’Israël. Je crains une logique de vengeance, alors que l’objectif doit être la sécurité et la solution du problème. C’est là le point commun avec le 11 septembre 2001. Là aussi, suite à la violence sidérante de l‘attaque, c’est la surréaction imbécile et disproportionnée des Américains qui a abouti en quelques années à livrer la moitié du Moyen-Orient à l’Iran. C’est cela que nous devons craindre. Il y a d’autres exemple, je pense aux massacres de Philippeville et El Halia pendant la guerre d’Algérie, en 1955. Des colons étaient partis travailler le matin. Quand ils sont rentrés chez eux le soir, dans une centaine de familles, les femmes et les enfants avaient été massacrés … La population pied-noir s’est mobilisée, et dans les jours qui ont suivi, ont fait 10 000 morts dans la population arabe … Au bout du compte, l’horreur absolue de ce massacre commis sur des civils pieds-noirs a profondément servi la cause du FLN par l’ampleur de la réaction. Je redoute une chose comme cela dans le cas d’Israël et de la Palestine. Comment Israël peut-elle distinguer les représailles sur les populations civiles ? Et malgré la présence d’un porte-avions américain, on ne peut pas exclure une ingérence du Hezbollah, constitué de fanatiques bien financés, bien armés et bien organisés. On ne peut pas non plus exclure le développement d’une intifada à partir de la Cisjordanie. Le risque d’embrasement régional est grand, dans une région où l’Ian est de plus en plus dangereux, et à deux doigts d’obtenir l’arme nucléaire. On peut être tenté de « régler le problème » en liquidant l’Iran. Ce n’est pas l’hypothèse la plus probable, mais elle est si grave qu’on ne peut pas l’écarter. Pour le moment, je ne vois pas comment on peut maîtriser ce risque d’embrasement régional.

LE 7 OCTOBRE ET LA FRANCE

Introduction

Philippe Meyer :
Le chef de l'Etat, Emmanuel Macron, a condamné le 7 octobre sur X, anciennement Twitter, « les attaques terroristes qui frappent Israël ». Parmi les partis d'opposition, la plupart ont manifesté leur soutien à l’État juif. Toutefois, La France insoumise a renvoyé dos à dos le Hamas et Israël, bien que, dès le 7 octobre, quelques voix se soient démarquées comme celles de François Ruffin et d’Alexis Corbière qui ont condamné, sans ambiguïté, l’acte terroriste du Hamas.  A gauche de l’extrême gauche, le Nouveau Parti Anticapitaliste NPA a pris parti pour le Hamas.
L’attitude des « insoumis » inquiète l’exécutif qui redoute que le conflit ne s’importe en France. Le ministère de l’intérieur rappelle que 10 % de la population se déclare musulmane. Gérald Darmanin avait annoncé, dès le 8 octobre, un renforcement de la sécurité des lieux de culte et établissements scolaires juifs dans plusieurs villes de France. Parlant d’un « djihad d’atmosphère », il a alerté sur l’existence de « relais politiques du Hamas en France ». Depuis samedi, plus de deux cents actes antisémites ont été recensés. Vendredi dernier, Dominique Bernard, professeur de français au lycée Gambetta Carnot d’Arras a été poignardé à mort par un jeune homme fiché S, membre radicalisé de la communauté tchétchène. Trois autres personnes ont été blessées.
Dans son allocution télévisée, jeudi soir, Emmanuel Macron avait appelé les Français à rester « unis comme nation et comme République » assurant que « c’est ce bouclier de l’unité qui nous protégera de tous les débordements, de toutes les dérives et de toutes les haines ».
Selon un sondage Elabe/BFM 68% des Français pensent que le conflit au Proche-Orient « présente un risque de tensions en France ». Le président de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF), Samuel Lejoyeux, estime que « les élus Insoumis comme ceux du RN sont tous deux dangereux pour les juifs de France ». Celui-ci s'appuie sur le baromètre Ifop pour l'UEJF paru en septembre, qui indique que 83% des étudiants de confession juive estiment qu'il existe une montée de violences d'extrême gauche au sein des universités, et 53% concernant les violences d'extrême droite. La France compte à la fois la plus grande communauté juive d'Europe et la plus forte communauté musulmane.
Après l’attaque à caractère terroriste qui s’est produite vendredi à Arras la Première ministre, Élisabeth Borne, a décidé d’élever la posture du plan Vigipirate sur l’ensemble du territoire national au niveau « Urgence attentat ».

Kontildondit ?

David Djaïz :
Dans l’ordre international classique, on opère habituellement une séparation entre les affaires intérieures et les affaires étrangères. Avec l’accélération de la mondialisation dans les années 1980 et 1990, on a pensé que les nations, ou au moins les nationalismes, allaient disparaître. Cela n’a pas été le cas. La mondialisation de l’information, des capitaux, la circulation humaine, les réseaux sociaux ont rendu impossible toute distinction entre l’intérieur et l’extérieur. On le voit à l’onde de choc que l’attaque terroriste du 7 octobre a créée, y compris dans les sociétés occidentales où ont lieu de gigantesques rassemblements en faveur d’Israël ou de la Palestine, et au potentiel de déstabilisation que ce conflit apporte, jusque dans la classe politique.
Le conflit israélo-palestinien est un poison lent pour la vie politique française, et il agit depuis longtemps. J’ai peur qu’avec la caisse de résonance actuelle, nous ayons franchi un palier dans l’horreur. Il existait des cordes de rappel, qui ont aujourd’hui disparu. La première, c’était la position consensuelle de tout le spectre politique français en faveur de la paix, de l’équilibre. Le droit à l’existence et à la sécurité d’Israël mais aussi le droit à l’auto-détermination des Palestiniens, la défense d’une solution à deux Etats, toutes ces choses qu’a par exemple rappelées Dominique de Villepin dans une interview à la radio cette semaine.
Il n’y a plus de ressources pour la paix en Israël et en Palestine aujourd’hui, pas davantage qu’il n’y a de ressources disponibles dans la classe politique française pour faire entendre cette option de manière forte. La nullité, quand ce n’est pas l’abjection, du débat politique qui a commencé dans les heures qui ont suivi l’attaque du Hamas est pour moi une allumette jetée sur un baril de carburant. L’attaque terroriste d’Arras est une répercussion de la situation au Proche-Orient. On peut malheureusement craindre qu’elle soit le début d’une série de traumatismes qui risquent de nous toucher dans notre chair. La seule chose que nous puissions faire, c’est tenter de refroidir la situation, essayer de faire entendre la voix de la France. Et surtout, faire bloc autour de cette première ligne que sont nos enseignants, qui paient un tribut bien trop lourd.

Béatrice Giblin :
L’assassinat de Dominique Bernard est effectivement une abomination, et on ne peut pas penser que le passage à l’acte du jeune ingouche soit sans rapport avec les évènements du 7 octobre. Il était indéniablement dans une radicalisation, et ce qui montre que c’est quasiment impossible à contrer, c’est qu’il avait fait l’objet d’un contrôle la veille de son passage à l’acte, et qu’on n’avait rien trouvé d’incriminant. Il était donc connu et suivi, et malgré cela on n’a rien pu faire. Cela doit nous faire réfléchir, et aussi sur ce que j’appelle « les bons sentiments à gauche ».
La famille de l’assassin, très tôt repérée comme radicalisée, devait être expulsée. C’est une mobilisation d’associations de défense des réfugiés qui a obtenu in extremis qu’ils restent sur le territoire (le père a été expulsé, la mère est restée seule avec ses cinq enfants). La France va bientôt entrer dans un débat sur la loi d’immigration. c’est une question qu’il va falloir se poser. La naïveté et les bons sentiments par rapport à une radicalisation islamique posent aujourd’hui un problème réel.
Aujourd’hui, le discours de LFI est éminemment dangereux, car il pousse des jeunes français de culture musulmane (et même pas de confession musulmane) à se vivre exclusivement comme victimes de discriminations, comme victimes d’un système islamophobe et raciste. Cela conduit certains enseignants à tenir en classe des discours qui ne sont pas acceptables (même s’ils ne sont qu’une minorité). Nous sommes à un moment où notre vigilance politique doit être maximale vis-à-vis d’une extrême-gauche très dangereuse, qui sert de marchepied à une arrivée de Marine Le Pen au pouvoir.

Philippe Meyer :
On parle de « faire bloc » autour des enseignants, on pourrait aussi parler des forces de l’ordre, comme celles qui ont arrêté l’assassin de Dominique Bernard à Arras. Ils étaient parfaitement fondés à se servir de leur arme et auraient pu tuer l’assassin. Ils ont préféré le maîtriser, avec les risques que cela implique, et ce faisant, ils ont évité la fabrication d’un martyre. En plus d’avoir fait leur devoir de la façon la plus mesurée possible, ils ont aussi rendu un vrai service politique à l’ensemble de la communauté nationale.

Nicole Gnesotto :
Trois mots me paraissent pertinents quant à la situation en France après l’attaque du Hamas : le scandale, la recomposition et la fracture.
Le scandale, c’est l’attitude de M. Mélenchon, qui refuse depuis une semaine de qualifier le Hamas de mouvement terroriste, et les attaques du 7 octobre d’attentats. Personnellement, je me demande pourquoi, car Jean-Luc Mélenchon est un homme très intelligent et très cultivé, qui connaît parfaitement l’Histoire de France et du monde. Or, il persiste. On est donc en droit de penser que si ce n’est pas par bêtise, c’est par électoralisme, dans la perspective des prochaines élections. Si c’est le cas, cela signifie qu’une fraction (peut-être importante) de l’électorat de LFI est antisioniste, voire antisémite. C’est pourquoi j’espère que le reste de la gauche, notamment le PS et les Verts, quitteront la Nupes, de façon à renvoyer LFI à sa solitude, et à discréditer M. Mélenchon en tant que porte-parole d’une idéologie parfaitement condamnable en République.
La recomposition, ensuite. La conséquence de l’attitude de M. Mélenchon, c’est que Mme Le Pen apparaît comme plus respectable que jamais. Force est de reconnaître que son discours a été parfait, elle a parlé de « terrorisme », de soutien à Israël, bref elle a été irréprochable. Donc une fois de plus, l’extrême-gauche radicale a conforté la normalisation et l’acceptabilité de Mme Le Pen. Là encore, on peut s’interroger sur la stratégie de M. Mélenchon.
La rupture, enfin. Avec l’assassinat de Dominique Bernard, on revient aux heures noires du terrorisme islamiste, qu’on croyait en sommeil depuis quelques années en France. Or il y a encore des fous de Dieu sur notre territoire, qui peuvent passer à l’acte de façon aussi imprévisible que violente.
Que peut-on faire ? Même si les situations sont très différentes, la France fait face au même type de dilemme qu’Israël face au Hamas : assurer un maximum de sécurité, y compris par des mesures de rétorsion et de reconduite aux frontières, mais le tout dans le respect de l’Etat de droit. Bien sûr, c’est redoutablement difficile. Il va être très compliqué pour le gouvernement de se montrer à la fois très sévère dans la lutte antiterroriste et très respectueux de la loi.

Jean-Louis Bourlanges :
Nous sommes tous sidérés par la mort de Dominique Bernard, et tous les témoignages à son propos nous montrent qu’il s’agissait vraiment d’une personnalité exceptionnelle, intellectuellement, professionnellement, moralement, humainement. Il était un exemple parfait de ce que doit être un professeur face à une situation de cet ordre. Il faut avoir à l’esprit que dans la société française, les deux catégories de personnes les plus exposées sont les forces de l’ordre et les enseignants. Aujourd’hui plus que jamais, ce sont les hussards noirs de la République, combattant pour nos valeurs, et le payant parfois de leur vie. C’est eux qui garantissent le fait que nos enfants seront demain des citoyens normalement constitués, c’est à dire humanistes et respectant l’Etat de droit.
Sur le plan politique, je ne crois pas que Mme Le Pen ait été si exemplaire, en tous cas davantage que les membres de la majorité ou les socialistes (je parle de ceux non embrigadés derrière M. Mélenchon). Elle a dit des choses de bon sens, mais ni plus ni moins que ce qu’on dit les autres. Et pourtant, c’est indéniablement un vrai succès politique pour elle, pour trois raisons. D’abord par effet de contraste. Elle a fait des déclarations pro-juives alors que tout le monde a en mémoire les déclarations de son père, sur le « détail » des chambres à gaz. Elle s’est ainsi retirée de cette abomination rhétorique dans laquelle se complaisait Jean-Marie Le Pen. Ensuite, son fonds de commerce, c’est l’opposition aux Arabes et aux musulmans. Les évènements du 7 octobre sont donc une occasion rêvée pour les diaboliser davantage. Enfin, et c’est le point le plus préoccupant pour les gens qui sont républicains, elle réussit à porter l’inquiétude (que nous avons tous) de voir que les règles de l’Etat de droit nous rendent impuissants dans des situations pareilles. Elle est assez habile pour ne pas en parler explicitement, mais elle cristallise cette peur et ce ras-le-bol. Ce sentiment de mise en cause des associations, des juges, des cours de justice nationales et internationales. Mme Le Pen surfe adroitement sur tout cela, espérant que le moment venu, une grande partie de nos compatriotes voudra « un grand coup de balai » face à tout cela.
Sur l’extrême-gauche, enfin. Gérard Grunberg avait écrit dans Telos il y a quelques semaines un article très juste sur la stratégie de M. Mélenchon . Il montrait que le leader de LFI se moquait comme d’une guigne de conquérir de nouveaux électeurs. Son idée, c’est qu’on ne gagne que si on est collé au cœur fondamental de son électorat. Quand on a ce noyau dur, ce n’est qu’au moment de la campagne électorale qu’on fait les yeux doux à tout le monde pour élargir. C’est ce qui se passe aujourd’hui : il colle à ce qu’il y a de pire dans son parti : l’islamo-gauchisme. Le problème, c’est que cette fois-ci, c’est trop. La France entière est indignée par ce qui s’est passé, et il faut désormais espérer que la gauche dite démocratique fasse autre chose qu’exprimer des condamnations sans rupture. Le moment est venu pour la gauche de rompre cette alliance purement électorale avec le diable.

Les brèves

Kometa

Philippe Meyer

"Je voudrais signaler la création d'une revue et d'un site, Kometa, qui se propose de faire découvrir à ses lecteurs les voix rares et brillantes de l'est qu'elle fera dialoguer avec les plus grands auteurs français. Kometa entend partir de l'est pour éclairer les enjeux de notre monde et son premier numéro comporte notamment un récit d'Emmanuel Carrère parti à la rencontre de la Géorgie, sur les traces de sa cousine, présidente du pays. On y trouvera aussi un texte de Milan Kundera, la lettre d’un prisonnier de Poutine et le cri de colère de la poétesse ukrainienne Luba Yakimtchouk."

Les aveuglés : comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie

Jean-Louis Bourlanges

"Je recommande le livre de notre amie Sylvie Kaufmann, qui sort mercredi 18. Lors des débuts de la guerre en Ukraine, on entendait beaucoup « on n’a pas fait ce qu’il fallait avec les Russes, nous aurions dû être plus gentils avec eux ». Sylvie Kaufmann montre de manière implacable à quel point l’Allemagne et la France se sont trouvés en porte-à-faux, ne comprenant profondément rien à ce qu’était Vladimir Poutine. Et cela explique jusqu’à nos rapports difficiles avec l’Allemagne aujourd’hui : elle est inquiète de son rapport à la Russie, de sa compétition industrielle avec la Chine, de sa sécurité avec les Etats-Unis, et de ses choix écologiques. Il y a là un immense trouble, qui complique toute la dynamique européenne."

Trust

Nicole Gnesotto

"Un peu de divertissement dans cette terrifiante actualité … Je vous recommande roman d’Hernan Diaz, son deuxième, récompensé par le prix Pulitzer. C’est un roman aussi intéressant que différent, tant sur le fond que sur la forme. Sur le fond, il s’agit d’une espèce de pédagogie de la haute finance : comment devenir très riche en période de crise économique. L’histoire se passe avant, pendant et après la crise de 1929, mais cela pourrait tout à fait être aujourd’hui : l’histoire d’un jeune banquier qui épouse une « aristocrate » américaine. La deuxième partie du roman change tout dans la forme : l’histoire de ce couple est cette fois racontée de trois autres points de vue. Cela donne une espèce de symphonie très intéressante, le livre est en lice pour des prix français, et à mon avis il en obtiendra."

Génies de la laïcité

Béatrice Giblin

"Pour ma part, je reste sur la situation française, en vous recommandant ce livre de Caroline Fourest. L’auteure est bien connue, elle travaille sur l’islamisme et son influence dans la sphère intellectuelle française. Depuis 2015 et les attentats de Charlie Hebdo, la laïcité fait l’objet de débats, avec une opposition entre une laïcité « souple » (à l’anglo-saxonne, pourrait-on dire) et une autre plus rigoriste. Cet essai est précis, pédagogique, et il défend une position équilibrée sur la laïcité : ni « ouverte », ni « fermée », ni raciste, ni islamophobe. Le rôle crucial de l‘école y est très bien analysé. "

Tous ceux qui tombent : visages du massacre de la Saint-Barthélemy

David Djaïz

"Deux recommandations pour moi cette semaine. La première pour ce livre de l‘historien Jérémie Foa. C’est une façon très originale d’aborder les guerres de religion, par le biais de la micro-histoire. On n’est pas ici chez les rois, les ducs, dans les hautes sphères de la décision politique, mais à hauteur d’homme : le boucher, le commissaire de police, la lavandière … L’auteur a travaillé sur les journaux intimes, les correspondances, et il tente d’expliquer comment des gens qui vivent ensemble, mangent les mêmes choses aux mêmes endroits, sont parfois cousins, en viennent à s’entretuer et même à se mutiler. Son hypothèse est celle du ressort idéologique de la guerre sainte, qui ensauvage. La volonté de mutiler vise à « estranger » le corps du voisin, montrer qu’il est radicalement différent."