NOUVELLE SITUATION SUR LE FRONT UKRAINIEN
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Le 30 octobre, le magazine américain Time a décrit une atmosphère défaitiste à la présidence ukrainienne, entre colère et désillusion face à la baisse de soutien des pays alliés. Time relève les obstacles auxquels fait face Kyiv : front enlisé, difficultés à mobiliser dans l’armée, corruption profonde… Le texte, massivement repris et traduit dans les médias ukrainiens, a été salué pour sa lucidité par une partie de l’opinion du pays, et critiqué par d’autres. Un passage a suscité l'attention : la promesse, évoquée par des conseillers du président Zelensky, d'un imminent « changement majeur de stratégie militaire » ainsi que d'un remaniement de grande ampleur de l'entourage du président. Deux jours plus tard, l’hebdomadaire britannique The Economist, a publié un entretien particulièrement alarmiste avec le commandant en chef des forces armées, Valeri Zaloujny. A propos de la contre-offensive ukrainienne lancée au début du mois de juin pour récupérer les territoires occupés par la Russie, le général reconnaît un « échec » et la dépeint bloquée dans une « impasse ». Le haut gradé évoque la transformation du front en une guerre de positions, très défavorable à l’Ukraine, qui ne pourra pas tenir en matière de ressources humaines face à la Russie. Le général va jusqu’à évoquer une « défaite » en cas de retard dans les livraisons d’armement, des méthodes et un matériel « dépassés ». Selon lui, aucun des deux camps ne peut avancer car ils sont chacun sur un plan d'égalité technologique. Mais ce bourbier profite à la Russie, qui a augmenté ses capacités de production malgré les fortes sanctions et accru son budget militaire. Pour gagner la guerre, prévient Zaloujny, l'Ukraine doit impérativement jouir de la supériorité dans les airs. Cela implique de bénéficier de F-16 et de drones plus sophistiqués. L'armée doit aussi améliorer ses capacités de guerre électronique et son artillerie de précision avec l'aide de ses alliés. Elle a besoin enfin de moyens de déminage. Surtout, Kyiv doit mobiliser davantage.
L'Ukraine, qui dépend des livraisons d'armes occidentales pour son effort de guerre, a dit craindre cet hiver une nouvelle campagne de bombardements russes massifs visant ses infrastructures énergétiques, pour plonger la population dans le noir et le froid. Face à la crainte d'une baisse du soutien occidental, l’Ukraine s'efforce désormais d'attirer les industriels de la défense pour fabriquer armes et munitions sur son sol. Mais depuis la fin de l'été, Kyiv voit se fragiliser la coalition des pays qui la soutiennent. La Slovaquie a déjà stoppé ses livraisons d'armes après l'arrivée au pouvoir du dirigeant populiste prorusse Robert Fico. La Pologne aussi, à la suite d'un différend sur l'exportation des céréales ukrainiennes. La France a averti fin septembre, que ses armes ne seront plus livrées gratuitement à l'Ukraine, sauf exception. Aux États-Unis, le Congrès américain se montre de plus en plus réticent à voter les budgets d'aide militaire à l'Ukraine.
De son côté, la Russie a acté fin septembre une hausse considérable de son budget militaire et elle a revendiqué avoir enrôlé 385.000 nouveaux soldats dans son armée depuis le début de l'année, après avoir mobilisé 300.000 réservistes en septembre 2022.
Kontildondit ?
Richard Werly :
J’ai eu l’occasion de me rendre en Ukraine en mai dernier, et de m’y faire des contacts sur place. J’ai pu en joindre cinq après avoir lu l’entretien avec Valeri Zaloujny, et tous me confirment que Zaloujny a raison. Le constat fait dans The Economist est juste, à savoir : l’enlisement (c’est à dire l’échec) de la contre-offensive ukrainienne, le renforcement des positions russes, et la fatigue de la guerre en Europe, qui inquiète beaucoup l’Ukraine, non seulement parmi les combattants, mais aussi dans la population civile.
Zaloujny dit vrai, et il ne s’est pas exprimé à n’importe quel moment. On pense évidemment aux évènements de Gaza, qui détournent l’attention occidentale, mais aussi aux échéances électorales européennes. Mercredi prochain, le 8 novembre, le rapport sur les réformes entreprises en Ukraine et en Moldavie sera rendu à la Commission européenne, dans la perspective d’une éventuelle adhésion à l’UE. Et le 15 décembre prochain, une réponse devrait être donnée à ces deux pays lors du Conseil européen.
A propos de ce constat, je pense qu’il y a trois choses à retenir. D’abord, la situation militaire n’est pas une surprise. Malheureusement, depuis deux ou trois mois, après avoir pensé que la percée en direction de la Crimée allait réussir, on s’est ravisé. Cette interview a donc une vocation d’alerte, il s’agit de dire que si l’Ukraine ne dispose pas d’une supériorité technologique sur l’armée russe, ses chances de victoire sont quasiment nulles.
Ensuite, on est en droit de se poser des questions sur l’état des relations entre l’armée ukrainienne et le président Zelensky, qui a récemment « démenti » (ou du moins contredit) son chef d’état-major. Il y a clairement des agendas qui vont diverger, car Zelensky va bientôt devoir se préoccuper de son éventuelle réélection, et pour faire campagne, il devra s’adresser aux deux parties du pays : celle qui est en guerre et l’arrière, les familles des combattants.
Enfin, cet entretien a changé une chose : il introduit le doute. C’est le principal ennemi de l’Ukraine, car si on commence à douter de sa capacité à l’emporter, le soutien occidental peut se relâcher, et ce serait désastreux pour Kyiv. On a déjà presque l’impression que les Européens commencent à considérer que les territoires conquis par les Russes sont perdus pour l’Ukraine … Cela pose une vraie question quant à l’avenir politique du président Zelensky et de l’Ukraine en général, dans sa configuration territoriale d’avant février 2022.
Lucile Schmid :
La concomitance des deux articles (celui du magazine américain Time, et l’entretien de Zaloujny dans The Economist) n’est pas anodine. Ces deux articles donnent une idée de la complexité de la situation ukrainienne, mais ils pointent aussi notre responsabilité par rapport à ce qui se passe. C’est ce qu’a voulu faire Valeri Zaloujny dans son interview, et dans Time, la question de la position étasunienne est évoquée. On sait que les USA ont joué un rôle déterminant dans la résistance ukrainienne face à la Russie. Continueront-ils à le faire ?
En termes de communication, ces deux articles posent donc la question de la responsabilité européenne. Cette guerre est sur notre sol, et pourtant nous sommes derrière les Etats-Unis. Avec ce qui se passe en ce moment à Gaza, l’enjeu israélien l’emporte sur l’enjeu européen au Congrès des Etats-Unis. C’est un signe : il faut que nous nous posions autrement la question de notre responsabilité. Nous sommes renvoyés à un constat que nous avons fait maintes fois dans cette émission : quand il y a un conflit sur notre continent, l’UE n’a pas les moyens de réagir efficacement. Nous avons un outil : proposer l’adhésion (c’est la raison de la présence d’Ursula von der Leyen à Kyiv ces derniers jours), mais d’une certaine manière, par rapport au contexte général, cette adhésion éventuelle paraît bien secondaire, indaptée aux besoins très concrets et très urgents de l’Ukraine : munitions, aviation, déminage, etc. Dans une situation pareille, l’UE apparaît donc comme un nain politique et stratégique.
Est-ce que cela va changer ? On voit que Mme von der Leyen est partout ces derniers jours : en Israël, à Kyiv … Nous aurons des élections européennes l’an prochain, aurons-nous des discussions quant à une ligne de défense commune, une stratégie européenne, une montée en puissance politique ? Quand le chef d’état-major ukrainien donne son entretien, il s’agit de lancer l’alerte. Mais ce faisant, il sème ce doute si dangereux dont parlait Richard. Car la guerre d’Ukraine est aussi une guerre de communication : le Kremlin a récemment répété que la Russie allait gagner la guerre, c’est aussi pour cela que le président Zelensky s’est exprimé « contre » son chef d’état-major et a affirmé que l’Ukraine gagnerait.
L’Union européenne doit se positionner différemment sur de sujets à propos desquels elle n’est pas encore à la hauteur.
François Bujon de l’Estang :
Les déclarations du général Zaloujny sont très étonnantes. Ce n’est pas tant ce qu’il dit qui a de quoi décontenancer, c’est le fait même qu’il le dise. On savait déjà que la contre-offensive ukrainienne n’était pas un succès.
Pourquoi l’avoir dit publiquement ? Il aurait très bien pu donner ce diagnostic au président Zelensky ou aux alliés de l’Ukraine, plutôt que de risquer de démoraliser ses propres troupes par ce constat très sombre : la guerre s’est installée dans un temps long, qui ne peut pas jouer en faveur de l‘Ukraine. La Russie bien plus de réserves de troupes que l’Ukraine n’en aura jamais, et de plus elle se fiche complètement de ses pertes. Rappelons que dans l’Histoire, les Russes n’ont jamais été très regardants quant à leurs pertes humaines, les deux guerres mondiales en attestent indiscutablement. .
Pourquoi l’avoir dit maintenant ? Il y a l’entrée dans l’hiver, qui signifie qu’on arrête toute guerre de mouvement, pour basculer dans une guerre de positions. Les deux armées vont s’enterrer, et on est effectivement dans une situation d’impasse. Mais aussi et surtout, le contexte international vient de changer drastiquement. La situation au Proche-Orient a détourné l’attention mondiale, les Ukrainiens le savent, et ils se rendent comptent que la période qui s’ouvre et l’attitude le leurs alliés seront déterminantes, que le calendrier international est inquiétant (l’approche des élections présidentielles américaines). L’attention des alliés, qu’il s’agisse des Parlements ou des opinions publiques, sera rivée sur Israël et la Palestine.
Le temps long qui s’installe est favorable à la Russie et à Vladimir Poutine. Il met aussi en évidence les fragilités de l’Ukraine : sa dépendance aux fournitures de ses alliés, surtout. Outre les réserves humaines apparemment inépuisables de la Russie, le pays dispose d’un autre atout de taille : la complète passivité de sa population, qui ne semble pas être en mesure d’exprimer le moindre désaccord avec le gouvernement : l’exil est nettement préféré à l’opposition. Enfin, le peu de fiabilité de l’Occident. Les pays démocratiques dépendent d’un calendrier électoral, d’opinions publiques versatiles, de changements de gouvernement, etc. Les Ukrainiens ont toutes les raisons de redouter ce qui va se passer aux Etats-Unis, par exemple : depuis qu’ils ont élu un speaker à la Chambre des représentants, les Républicains cherchent à dissocier l’aide à l’Ukraine de l’aide à Israël, ce qui n’augure rien de bon pour Kyiv. Quant à l’UE, elle peut aller de l’avant sur la question de la candidature ukrainienne, mais ce n’est pas cette adhésion qui va lui permettre de gagner la guerre.
Jean-Louis Bourlanges :
Quand j’ai lu l’entretien du général Zaloujny avec The Economist, je suis tombé de ma chaise. Comment un chef d’état-major peut-il faire des déclarations pareilles en pleine guerre ? C’est un homme remarquable, adoré de ses troupes, qui a remporté des succès considérables, et il a pris la liberté de faire ces déclarations. Même si les Ukrainiens intègrent l’Union Européenne, force est de constater qu’ils restent des slaves. On a vraiment eu une déclaration de « héros slave », avec un côté provocateur : aucun état-major ne parle de ses faiblesses. Le fait de le faire sur un mode extraordinairement émotionnel, extrêmement chaleureux vis-à-vis de ses troupes, un fond de désenchantement très inquiétant, bref en termes de communication on est en face de quelque chose qui n’a aucun précédent.
Sur le fond, son diagnostic est très intéressant. Il est lucide, mais n’a rien de nouveau. Même moi qui suis loin d’être spécialiste des questions stratégiques, quand j’ai vu la lenteur avec laquelle s’engageait cette contre-offensive, j’ai compris que les Ukrainiens n’étaient pas très sûrs d’eux. Les analystes du Pentagone l’ont par la suite confirmé : la Russie « en avait encore sous le pied », et il ne fallait surtout pas considérer que la guerre était gagnée parce que Moscou avait échoué dans la première phase du conflit. Les Russes commencent toujours mal leurs guerres.
Le général Zaloujny dénonce l’impasse du conflit, et on sent qu’il oscille entre deux interprétations différentes. La première, c’est que cette impasse découle du principe bien connu, énoncé par Clausewitz, selon lequel l’offensive est toujours beaucoup plus difficile à conduire et coûteuse à mener que la défensive. Celui qui défend a un gros avantage sur celui qui attaque. Autrement dit, les Ukrainiens ont remporté la première phase de la guerre parce qu’ils défendaient, maintenant c’est au tour des Russes. Cela conduit à un conflit gelé.
La deuxième, c’est une fragilité structurelle de l’Ukraine : la démographie. Il fait une superbe analyse de l’attitude de Poutine : celle d’un empereur, qui emploie la ressource qui lui coûte le moins cher, en l’occurrence la vie humaine, dont il dispose en quantité presque illimitée. L’Ukraine, elle, ne dispose pas d’une telle ressource. C’est exactement le raisonnement qu’on prêtait au général von Falkenhayn à propos de la bataille de Verdun : « tout le monde mourra, mais comme il y a davantage d’Allemands, à la fin, c’est nous qui gagnerons ».
Quels sont les effets de cet entretien ? Les effets intérieurs sont considérables. Imagine-t-on le général Burkhard dire exactement le contraire du président Macron sur les options militaires françaises ? C’est impossible. Un débat s’installe là, sur un fond très incertain : y aura-t-il ou non une élection présidentielle en Ukraine ? Un tel débat de fond peut-il avoir lieu dans la société ukrainienne, à un moment militaire aussi difficile ? La réponse de M. Zelensky devrait conclure avec une rupture avec son chef d’état-major, puisque les deux ne font pas la même analyse.
Les effets extérieurs, ensuite. S’agissait-il d’un message aux alliés de l’Ukraine ? Par rapports au Proche-Orient, sans aucun doute. De toute évidence, cet entretien dit : « ne nous oubliez pas ». Nous sommes tous conviés à prendre notre part dans cette affaire, notamment nous autres Européens. Est-ce que cela conduira à des négociations ? Je ne le crois pas, d’abord parce que Vladimir Poutine a tout intérêt à laisser pourrir la situation, ensuite parce qu’on n’imagine pas une seconde Volodymyr Zelensky renoncer à un tiers du territoire ukrainien.
Le conflit est gelé. Je ne sais pas ce qui va se passer, mais je sais ce qui devrait ce passer, et qui ne se passe pas : c’est nous. Nous devrions réagir. La réaction occidentale n’est pas au bon niveau, et en particulier celle de l’Europe. Nous n’avons pas fait un effort suffisamment coordonné et important pour donner à l’Ukraine l’avantage technologique dont elle a si désespérément besoin. Cette incapacité à nous mobiliser à la hauteur des enjeux auxquels nous faisons face est l’une des formes les plus préoccupantes de notre indifférence à l’Histoire.
LE GOUVERNEMENT NETANYAHOU A-T-IL UNE STRATÉGIE AU-DELÀ DES DESTRUCTIONS CIVILES ET MILITAIRES ?
Introduction
Philippe Meyer :
A Gaza, les intentions politiques israéliennes restent, pour le moment, confuses : « éliminer » le Hamas pour le ministre de la Défense, Yoav Gallant, ou transformer ses zones d’opération « en ruines » pour le Premier ministre Benyamin Netanyahou. Sur le statut politique à venir de la bande de Gaza, les positions avancées par les dirigeants de Tel-Aviv sont diverses. « Nous n’avons aucun intérêt à occuper Gaza ou à rester à Gaza », a déclaré l’ambassadeur israélien auprès des Nations unies. Benny Gantz et Gadi Eisenkot, deux leaders de l’opposition, ont rejoint le gouvernement d’unité nationale à la condition que soit formulé un plan opérationnel de sortie de Gaza. Ces derniers jours, des députés du Likoud souhaitaient publiquement une « Nakba 2 » en référence à l’exil forcé de 600 000 à 800 000 Palestiniens en 1948. Le ministre des Affaires étrangères Eli Cohen a annoncé une « diminution du territoire de Gaza » après la guerre. De manière générale, le gouvernement de Benyamin Nétanyahou revendique sans s’en cacher une poursuite accrue de la colonisation, voire tout simplement l’annexion de pans des territoires palestiniens. En mars, la ministre des Implantations et des Missions nationales Orit Strock appelait à une recolonisation de Gaza.
La Direction de la planification des forces de défense israéliennes a été officiellement chargée de coordonner la stratégie post-guerre. Différentes options sont étudiées : transférer la gestion des Palestiniens de Gaza à l’Égypte ou à des organisations internationales ; réinstaurer à Gaza le pouvoir de l’Autorité palestinienne (très décriée en Cisjordanie) ; déplacer la population vers certaines zones de Gaza, vers le Sinaï ou la Jordanie (ce que refusent en chœur l’Égypte et la Jordanie) ; annexer et contrôler militairement des pans de la bande … A ce jour, titre le Financial Times : « Il n’y a pas de plan pour le jour d’après ».
L’historien Yuval Noah Harari estime que « le processus de paix semble désormais enterré pour de bon, à moins que des forces extérieures n'interviennent pour désamorcer la guerre ». Henry Laurens, professeur au Collège de France, en charge de la chaire d'histoire contemporaine du monde arabe en doute : « je ne crois malheureusement pas qu’une intervention extérieure puisse véritablement accélérer le processus de paix : la paix est impossible — au sens où Raymond Aron l’entendait lorsqu’il disait « paix impossible, guerre improbable ». Aujourd’hui on pourrait dire : « paix impossible et guerre certaine ». Nous sommes dans une impasse qui semble devoir perdurer pour une durée indéterminée ».
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang :
Je ne sais pas s’il y a une stratégie de M. Netanyahou pour après la destruction de la bande de Gaza, mais ce qui est certain, c’est qu’il y en avait une avant le 7 octobre. Il est au pouvoir depuis 12 ans de façon continue, et l’avait déjà été entre 1996 et 1999. Il a donc passé 14 ans en tant que Premier ministre d’Israël, et pendant tout ce temps sa stratégie a été très lisible : rendre impossible la création d’un Etat palestinien, et donc une solution à deux Etats. Il a fait tout ce qu’il fallait pour diviser les Palestiniens (qui s’y prenaient déjà très bien touts seuls). Le Hamas dirige la bande de Gaza (après avoir gagné des élections en 2006, on l’oublie souvent), tandis que l’OLP « conduit » la Cisjordanie, avec les niveaux de corruption et d’inefficacité que l’on sait. Netanyahou a encouragé la colonisation en Cisjordanie dans des proportions jamais vues, puisque Tsahal était mobilisé pour protéger un certain nombre de colons (d’extrême-droite) suite à leurs outrances.
Le deuxième pan de sa politique a consisté à « endiguer » le Hamas (même si on parle désormais d’éradiquer). Jusqu’au 7 octobre, il était toléré à Jérusalem, on savait d’où venait son financement (du Qatar en grande partie), bref il régnait ce que certains observateurs ont appelé « une coexistence violente », c’est à dire qu’on vit ensemble, avec des flambées de violence périodiques : escarmouches, attentats … Il semble que Benyamin Netanyahou ait voulu réduire le problème à cela : un conflit de basse intensité, à peu près contrôlable, qui permettait de « glisser sous le tapis » le problème palestinien, avec la complicité des Etats arabes. De faire comme s’il n’existait pas, en somme.
Troisième pan de la stratégie : isoler les Palestiniens en normalisant les relations d’Israël avec un certain nombre d’Etats arabes. Cela a commencé avec l’Egypte et la Jordanie, dans le cadre des accords d’Abraham (conclus dans le cadre de l’administration Trump), puis le Bahreïn, le Maroc, le Soudan et les Émirats Arabes Unis. Et c’était presque fait avec l’Arabie Saoudite.
Tout cela a bien évidemment volé en éclats le 7 octobre dernier. Que va-t-il se passer maintenant ? Beaucoup de questions se posent, mais aucune réponse ne se distingue clairement. Que veulent les Israéliens aujourd’hui ? Après les combats, entendent-ils occuper Gaza ? Ou au contraire éviter de retomber dans cette terrible position d’occupants ? Quelle autorité pour remplacer le Hamas, si Israël parvient effectivement à « l’éradiquer » ? Qu’en sera-t-il des déplacements de population ? Il y a déjà un million d’habitants de Gaza qui ont fui les affrontements en direction du Sud. Mais beaucoup de gens en Israël aimeraient bien qu’ils partent définitivement, vers la Cisjordanie ou l’Egypte. Quand et comment se retirer de Gaza, une fois la victoire proclamée ? La conclusion est très simple : quoiqu’il arrive sur le terrain militaire, on ne sortira pas d’une telle crise sans une solution politique. Il faut un processus de paix. C’est une locution que tout le monde emploie à tout bout de champ, mais dans les faits, pour le moment, il n’y a absolument aucun processus de paix. Rien n’est seulement envisagé.
Lucile Schmid :
Je suis allée en Israël pour la première fois juste avant l’été, seulement pour quelques jours, et uniquement à Jérusalem et Tel Aviv (jamais en Territoire palestinien) et j’avais été frappée par l’atmosphère très particulière qui y régnait. Ce sentiment d’être à la fois dans une démocratie très active (c’était un moment de manifestations énormes et très vives contre la réforme de la Cour suprême de M. Netanyahou), et par ailleurs dans cette situation de coexistence violente dont parlait François, puisqu’à plusieurs reprises, le « dôme de fer » s’est activé (ce dispositif de défense aérienne mobile, conçu pour intercepter roquettes et obus). C’est un paradoxe qu’il nous est difficile d’imaginer ici : une démocratie très active, avec des manifestations monstres (rappelons que juste avant le 7 octobre, les réservistes refusaient de faire leur service), dans un Etat qui ne semble exister qu’autour de l’armée et des questions de sécurité et de Défense. Pour tout le reste, on a laissé libre cours à l’ultralibéralisme, Israël est un pays de très fortes inégalités.
Quand il s’agit d’imaginer « l’après », il faut garder à l’esprit que juste avant le 7 octobre, Benyamin Netanyahou était menacé de quitter le pouvoir. Sa préoccupation politique principale est d’y rester. Il le fait avec une grande habileté politique, mais il est accusé de corruption, et a suscité au sein de la société israélienne des protestations d’une ampleur sans précédent. Il faut mesurer les divisions du peuple israélien : une très forte présence des ultra-religieux, qui ne votent pas (et représentent environ 20% de la population). Dans ces conditions, imaginer une sortie politique de crise en Israël est incroyablement difficile, d’autant que dégager des majorités dans un système à la proportionnelle est déjà un casse-tête dans des conditions apaisées.
Il y a un autre sujet très important de politique intérieure : les otages. Le pilonnage de Gaza est une manière de les condamner, et c’est un point qui ajoute encore au ressentiment d’une grande partie de la société israélienne contre Netanyahou. Il faut quand même rappeler un point qui devrait être évident : dans une démocratie, quand on a failli (et c’est le cas, puisque la sous-estimation du risque a été tragique), on démissionne. Benyamin Netanyahou doit partir, ce serait déjà un premier pas de solution politique. Ce ne serait pas la première fois dans l’Histoire de l’Etat hébreu : Golda Meir avait déjà démissionné après la guerre du Kippour, Menahem Begin aussi. On ne peut pas imaginer traiter Israël comme une espèce d’autocratie dans laquelle M Netanyahou serait destiné à rester au pouvoir. Il faut aussi prendre la mesure de la crise israélienne actuelle en termes de démocratie.
Dans cet « après », nous autres Occidentaux, Européens, aurons un rôle à jouer. Car on voit bien qu’imaginer un après entre Israéliens et Palestiniens n’est pas à la portée du gouvernement de M. Netanyahou. Comme le disait François, sa principale activité à la tête d’Israël a consisté à organiser la colonisation et à faire disparaître la question palestinienne des débats. Il est évident que son seul plan consiste à rester en place, mais la seule solution pour un « après » consiste à l’aider à partir.
Richard Werly :
Benyamin Netanyahou a une stratégie, et il l’avait déjà avant l’attaque du Hamas du 7 octobre. Je vais faire une comparaison qui pourra paraître audacieuse, mais qui me semble pertinente. Le Premier ministre israélien connaît très bien les Etats-Unis (on l’a même surnommé longtemps « Bibi l’Américain »), et au fond, il traite les Palestiniens comme les Américains ont traité les Amérindiens au XIXème siècle. Il veut anéantir la capacité du peuple palestinien à résister, le mettre dans des réserves entièrement contrôlées par Israël. L’un de ses conseillers s’est d’ailleurs publiquement étonné à la télévision il y a quelques jours que les Palestiniens n’aient jamais « transformé la bande de Gaza en paradis fiscal, avec des casinos ». C’était pour moi très révélateur. Je pense qu’il y a ce projet dans l’entourage de Netanyahou : encager les Palestiniens. On veut casser toute capacité militaire, et tuer les chefs ou les emprisonner. Rappelons par exemple que Marwan Barghouti, qui pourrait être une alternative crédible à la cause palestinienne, est toujours en prison en Israël, condamné à cinq peines de perpétuité.
Cette guerre donne à M. Netanyahou l’occasion de mener ce projet à bien. Lucile a raison de rappeler le climat politique d’Israël avant l’assaut du 7 octobre : le Premier ministre avait des centaines de milliers de gens contre lui dans la rue. Malgré cela il n’est pas parti. Et pour durer après l’attaque du 7 octobre, il lui faudra la tête des chefs du Hamas. C’est à cela que se résume sa stratégie. La seule qui lui permettra de rester au pouvoir, de laisser son nom dans l’Histoire autrement que comme Premier ministre poursuivi pour corruption. Et c’est celle qui, dans son imaginaire, « règlera » le problème palestinien.
Dans l’esprit de M. Netanyahou, ce conflit est une guerre totale. Et force est de constater qu’il est en train d’y entraîner les Etats-Unis. Le risque d’embrasement régional est réel, si les frappes israéliennes se poursuivent à ce rythme et à cette intensité. Pour M. Netanyahou, la situation sera bien évidemment très délicate, mais malheureusement elle confortera son pouvoir direct, car personne n’osera le remplacer dans un tel moment.
Jean-Louis Bourlanges :
Et il n’est pas près de démissionner. Le problème se pose de façon absolument tragique, et la situation est réellement extrêmement inquiétante. Les victimes innocentes de ce conflit se comptent déjà par milliers, et comme le dit Richard, les probabilités d’escalade sont très grandes.
Avant le 7 octobre, la seule stratégie M. Netanyahou ait envisagé à propos du problème palestinien, c’était de le régler par le vide : « Il y a des gens à Gaza qui devraient plutôt être chez le maréchal Sissi. Et il y a des gens en Cisjordanie qui devraient plutôt être chez le roi Abdallah II. » Le général de Gaulle avait des entretiens épistolaires très constants avec David Ben Gourion. Dans une des lettres, il lui dit : « je crois que votre erreur, c’est de ne jamais dire où est la frontière ». C’est un peu le cas ici aussi. Pour Benyamin Netanyahou, il n’y avait pas de réel problème pour Israël à s’entendre avec ses voisins, dans la mesure où il faisait la paix avec les Etats modérés, et se fichait comme d’une guigne des Palestiniens. Il laissait le Qatar et l’Union européenne payer pour le développement de la bande de Gaza et de la Cisjordanie.
Son choix fondamental, et fondamentalement pervers, a consisté à accepter la confrontation générale. Bien sûr, il n’avait pas imaginé les évènements du 7 octobre, mais comment pouvait-il espérer qu’une organisation aussi démente que le Hamas se contenterait d’encaisser l’argent du Qatar sans préparer quelque chose, alors qu’on sait que ces gens sont habités par des passions destructrices et nihilistes, et qu’ils veulent la mort d’Israël ? M. Netanyahou n’a cessé de jeter de l’huile sur le feu : provocations répétées dans les lieux saints, extension très violentes des colonies, accompagnée d’une quasi élévation des colons de Cisjordanie au rang de garde nationale … Imaginait-il vraiment que tout cela ne produirait aucun effet ?
C’était la « théorie du mur », selon laquelle Israël était parfaitement capable de vivre en parfaite inimitié avec son entourage proche : peu importe l’hostilité de l’environnement, tant que le « mur » est assez haut et épais. Israël a des alliés, de l’argent, la meilleure armée du monde, le dôme de fer, bref il s’est cru à l’abri. A tort, bien sûr. Après les horreurs du 7 octobre, Israël ne doit-il pas remettre en cause ce choix fondamental ? Sans doute, mais cela impliquerait a minima un changement politique majeur. Si l’on veut préparer la voie d’une solution à deux Etats (même si dans le contexte actuel, elle paraît malheureusement repoussée très loin), ou en tous cas faire en sorte d’abaisser la tension entre les deux peuples, il va falloir un rééquilibrage majeur de la politique israélienne.
Évidemment, il faut une réponse militaire d’Israël à la crise actuelle, mais elle doit absolument être circonscrite. Un peu comme après les attentats de Munich, où les Israéliens ont fini par éliminer tous les responsables, méthodiquement. Ici, on a vu exactement le contraire. M. Netanyahou a immédiatement déclaré qu’il « aplatirait » le Liban s’il s’en mêlait et qu’il « ne resterait rien » de Gaza. Une stratégie d’anéantissement. Là encore, Clausewitz est précieux : il nous apprend que sans objectif politique, la guerre est condamnée à aller aux extrêmes. La guerre réelle, c’est la guerre absolue, tempérée par les objectifs politiques, c’est à dire la pesée des avantages et des inconvénients de telle ou telle option. Comment va-t-on administrer Gaza demain ? Le maréchal Sissi n’a aucune intention d’héberger 2,5 millions de personnes en Egypte, Israël ne veut pas gouverner non plus (alors que son statut d’occupant lui confère des obligations), donc où va-t-on ? Nulle part.
Pour le moment, Israël répond : « je m’en fiche, j’ai les moyens de tenir l’affaire. J’ai une excellente armée, la seule menace militaire sérieuse vient du Hezbollah, mais si le Hezbollah intervient, on "aplatit" le Liban. L’Iran ne s’en mêlera pas, car il a peur ». Ce qui n’est pas sûr. La question se pose du degré exact de complicité entre l’Iran et l’attaque du Hamas. La république islamique a-t-elle vraiment joué un rôle actif ? Pour le moment, personne ne le sait. Il n’en reste pas moins qu’il y a deux puissances modératrices : les Américains et les Iraniens (pour des raisons complètement différentes), et Netanyahou joue là-dessus. Mais c’est une situation totalement précaire : dans 2, 3, ou 4 ans, les Iraniens auront l’arme nucléaire. Certes, Israël en dispose aussi, mais l’arme nucléaire ne les protègera pas. Bon an mal an, il y a 5 ou 6 millions de Juifs dans le monde, pour 1,5 milliards de musulmans. L’idée du « mur » est une illusion. Quand les Iraniens auront les coudées plus franches par rapport aux Etats-Unis, le Hezbollah va se sentir pousser des ailes. L’équation politico-militaire est aujourd’hui favorable à Israël, mais cela ne va pas durer très longtemps. Je comprends donc l’inquiétude de nos concitoyens juifs et de nos amis israéliens quant à la politique de M. Netanyahou. Ils ont conscience de la précarité de leur situation.