L’assassinat de Kennedy et le complotisme
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Le 22 novembre 1963, le 35e président des États-Unis, John Fitzgerald Kennedy, était assassiné alors qu'il traversait la ville de Dallas, au Texas. À l’occasion du soixantième anniversaire de cette tragédie, les médias nous ont replongé dans ses méandres, avec une couverture presque aussi opulente qu'en 2013. L’évènement est rapidement devenu une énigme criminelle alimentant fantasmes, spéculations et supputations.
Sait-on enfin ce qui s’est passé ce 22 novembre ? Oui, sans aucun doute pour mes deux invités, chacun auteur d’un livre sur l’assassinat de JFK. François Dufour, vous êtes journaliste, cofondateur de Play Bac en 1985, et rédacteur en chef du Petit Quotidien, de Mon Quotidien, de L’ACTU et de L’ÉCO. Votre petit livre publié en 2018 est limpide : Lee Harvey Oswald tire trois balles. La deuxième blesse JFK. La troisième le tue. Observé et entendu pendant son acte, en fuite, son profil est signalé. Le policier Tippit essaye de l’interpeller mais Oswald le tue de quatre balles, avant de se cacher dans un cinéma où il est finalement repéré. Le reste est du cinéma, dites-vous. Notamment le film complotiste d’Oliver Stone : « JFK » (1991), dans lequel vous relevez 24 fake news.
François Carlier, vous êtes quant à vous l’auteur d’une somme monumentale – 944 pages – publiée pour la première fois en 2008, et rééditée en septembre 2023 avec pour titre : « L’assassinat de Kennedy expliqué, bilan définitif après 60 ans ». Le résultat de cette entreprise, qui a mobilisé une grande partie de votre vie, est clair : Lee Harvey Oswald, et lui seul, a tué Kennedy, sans complot d’aucune sorte. « Les histoires incroyables mais vraies, cela existe », écrivez-vous.
Dans sa préface à votre ouvrage Philippe Labro écrit : « J’ai balancé et parfois hésité - parfois tenté d'accepter la version du complot. Mais, avec le temps, avec la réflexion, avec mes propres travaux, je persiste et signe : il existe une vérité, solide. Il existe ce que de grands historiens américains ont appelé « la tragédie sans raison ».
Cependant, cette clarté des faits ne se reflète pas dans le traitement de l'affaire par de nombreux médias et journalistes français, qui oscillent entre scepticisme et théories du complot. Des figures médiatiques comme Laurent Delahousse, Thomas Sotto ou Pascal Praud expriment des doutes, tandis que d'autres comme Franck Ferrand, Marc Dugain ou Jean-Alphonse Richard penchent vers le complotisme.
Avant vous interroger sur vos travaux, dites-nous d’abord comment vous êtes, chacun, devenus des experts du « Meurtre du siècle », pour reprendre l’expression d’un autre complotiste, feu Alexandre Adler, toujours rediffusé sur France Culture.
Kontildondit ?
François Carlier :
Si je suis devenu un spécialiste de cette affaire, et l’ai étudiée des années durant, c’est parce que je cherchais la vérité. Kennedy n’est mort qu’une fois, il n’y a donc qu’une explication factuelle, en revanche il existe de nombreux récits. Ce qui m’intéressait, c’était de séparer les faits de la fiction. Et si cela m’a pris si longtemps, c’est à cause du nombre de théories. Cela a demandé beaucoup de temps d’étudier dans le détail les nombreuses sources primaires : environ 200 livres, sans parler des documentaires, de la physique des lieux, des rencontres avec les chercheurs, les témoins, le chirurgien qui a opéré Kennedy …
A l’issue de tout cela, je rejoins François Dufour dans ses conclusions : il n’y a plus de controverse possible, l’homme honnête est obligé de reconnaître que Lee Harvey Oswald est le seul assassin de JFK. La logique le démontre, la science l’a prouvé maintes fois, et les faits parlent d’eux-mêmes.
Philippe Meyer :
Quand vous entamez vos travaux, vous partez de l’hypothèse d’un seul assassin, de plusieurs ? Ou que je ne sais quelle organisation (de la CIA à la mafia) était mêlée à l’affaire …?
François Carlier :
Comme tous les gens qui se sont intéressés de près à cette histoire, j’ai commencé avec des doutes. Et je pense avoir admis l’hypothèse du complot à un moment donné, ou du moins considéré qu’elle était vraisemblable. On ne peut pas avoir de réponse sans l’avoir envisagée sérieusement. Oui, je me suis posé des questions. Et il existe des livres dont l’argumentation et les « démonstrations » sont impressionnantes. Il faut donc beaucoup de temps avant de pouvoir affirmer : « voilà la vérité », à moins d’être prétentieux. C’est une enquête policière, et elle a beaucoup de pistes, dont chacune doit être examinée méticuleusement.
Philippe Meyer :
Et vous, François Dufour, comment en êtes-vous venu à travailler sur cette affaire ?
François Dufour :
J’ai vu le film d’Oliver Stone, et en sortant du cinéma, je me souviens de l’impression que j’avais, qui était celle d’avoir vu quasiment un documentaire. Le film est construit ainsi, pour faire oublier au spectateur que c’est de la fiction. Et comme François Carlier, j’avais des doutes. Ils ont été levés quand je me suis rendu à Dallas, en 1998, à l’endroit où Oswald a tiré, qui est devenu un musée, le « 6th floor museum ». Quand on se met à la fenêtre et qu’on regarde, on se dit : « Oliver Stone s’est fichu de moi, c’est un tir très facile, la voiture est quasiment à l’arrêt, Oswald est un tireur d’élite, il y a quelque chose qui cloche. »
Philippe Meyer :
Vous êtes journaliste, et à ce titre attaché à la qualité de l’information et à la vérification des faits. Le film d’Oliver Stone vous a confronté au fait que la liberté créatrice de la fiction (dont jouit le cinéaste) peut fonder une réalité alternative, et l’ancrer de façon très puissante dans les représentations collectives.
François Dufour :
D’autant plus qu’Oliver Stone a fait exprès de tourner certaines scènes en noir et blanc, d’y insérer des images d’archives, bref de flouter le plus possible la distinction entre faits historiques et fiction. C’est ce qui fait qu’à mon avis, 99% des spectateurs (dont moi) sortent de la salle en croyant avoir vu un documentaire, et non une œuvre de fiction. En 1991, je n’étais pas encore journaliste, et je ne savais pas que Stone avait fait ce film main dans la main avec deux complotistes : Jim Marrs, auteur du livre qu’Oliver Stone a adapté à l’écran, et le procureur Garrison (le personnage joué par Kevin Costner dans le film).
Philippe Meyer :
L’un de vous a-t-il rencontré Oliver Stone ?
François Carlier :
Moi, une fois, mais rapidement, je n’ai pas eu l’occasion de lui parler de tout cela.
Matthias Fekl :
J’étais adolescent quand j’ai vu ce film, et je me rappelle qu’il m’avait fait forte impression : la mise en scène de la « démonstration » faite par Kevin Costner, avec les angles de tir, avait en effet quelque chose de définitif.
Je voudrais commencer par vous féliciter l’un et l’autre pour votre travail exemplaire. Avant de vous interroger sur le complotisme, j’ai une question à propos des archives nécessaires à vos travaux. Qu’est-ce qui est aujourd’hui accessible ? J’ai cru comprendre qu’un certain nombre de choses étaient toujours classifiées. A quoi avez-vous pu (ou n’avez-vous pas pu) avoir accès ?
François Carlier :
On a tout. Seules quelques pages sur des millions sont inaccessibles, mais c’est réellement insignifiant. Il ne reste plus rien qu’on ne sache. Et même ce qui est inaccessible n’apporte aucun aucun éclairage nouveau sur l’affaire : il s’agit de noms d’espions de cette période qui ont été cachés. Mais même ces quelques pages ont été étudiées par des chercheurs. J’explique tout cela plus en détail dans mon livre, mais pour simplifier : tout a été ouvert, et on a tout.
Philippe Meyer :
Disons un mot de la commission Warren. Le président Lyndon Johnson avait lui-même été soupçonné d’être à l’origine de l‘assassinat, avec la partie « sudiste » du parti Démocrate. Johnson, excédé de ces suppositions, nomme une commission indépendante. Qui était Warren et quelle était la situation de cette commission ?
François Carlier :
Earl Warren était alors le Chief Justice, c’est à dire de juge en chef, et président de la Cour Suprême des Etats-Unis. La commission Warren était effectivement indépendante, et surtout elle était bipartisane : composée d’autant de Démocrates que de Républicains (tous des gens de grande qualité). Sa tâche consistait en du fact finding : le FBI menait l’enquête, et les divers éléments trouvés étaient examinés par la Commission, qui a rendu un rapport. Cette commission a toutes les ressources à sa disposition, mais un temps limité : moins d’un an pour rendre son rapport. Son travail a été examiné maintes fois depuis, et on s’accorde à considérer qu’il était très factuel et objectif.
Philippe Meyer :
Il y a plusieurs raisons de s’intéresser à la manière dont a été rapporté l’assassinat du président Kennedy. D’abord l’événement lui-même : « que s’est-il passé ce jour-là ? » et puis il y a tout ce que l’évènement a pu engendrer en termes de représentations, un côté presque archetypal : « comment naît le complotisme ? »
Peut-on essayer de représenter quelques points forts à propos du complotisme ? Par exemple : le rôle de la Russie.
François Dufour :
Le complotisme naît le 24 novembre 1963 (le surlendemain de l’assassinat), au moment où Jack Ruby tue d’un coup de pistolet Lee Harvey Oswald lors de son transfert vers la prison. À ce moment-là s’installe l’idée : « si l’on a supprimé un acteur clef du drame, c’est pour une raison, il y a donc un complot ». Le « bon journalisme » a donc duré 48 heures ...
Philippe Meyer :
Mais il y avait aussi des interventions soviétiques, de la part du KGB, à travers notamment un journal britannique et un journaliste américain.
François Dufour :
On sait tout de suite que Lee Harvey Oswald, US Marine de 24 ans, vient de passer environ 2 ans en Russie. On est en pleine guerre froide, juste après la crise des missiles à Cuba. Oswald, qui se disait marxiste, découvre l’usine de Minsk, et la vraie vie en URSS de l’époque, et il décide de déguerpir. Il revient aux USA avec une femme russe et un enfant. Dans un contexte pareil, on s’est donc dit tout de suite : « il y a forcément quelque chose de louche là-dedans, l’URSS doit être impliquée d’une façon ou d’une autre. » On a également appris qu’il était pro-Castro, bref le tableau était complet.
Philippe Meyer :
Mais n’y a-t-il pas aussi un certain nombre d’opérations soviétiques visant à reporter les soupçons de l’assassinat de Kennedy sur divers intérêts américains, bien plus que sur Oswald lui-même ?
François Carlier :
Non, Je ne dirais pas ça. La crise des missiles de Cuba a eu lieu en octobre 62, on est en pleine guerre froide, et voici qu’’on apprend que le suspect n°1 vient de passer deux ans chez l’ennemi. Il y a raisonnablement de quoi se poser des questions, et beaucoup de théories prendront racine là-dessus. Mais pour ma part, je n’ai pas connaissance d’opération soviétique particulière.
Philippe Meyer :
Je faisais référence à un texte de David Colon, selon lequel la thèse de la CIA impliquée dans l’assassinat est due au directeur stalinien d’un journal britannique contrôlé par le KGB, le Labour Monthly, puis à un éditeur new-yorkais secrètement financé par le KGB, Carl Aldo Marzani, qui publie le premier livre popularisant la thèse du complot de la CIA : Oswald : Assassin or Fall Guy ? Et y a-t-il des groupes ayant intérêt à la propagation des thèses complotistes ?
François Dufour :
Je ne sais pas comment répondre, tant les théories sont diverses … Qui a intérêt à charger la mafia, par exemple ? J’ai l’impression que l’assassinat paraît trop gros, trop facile, pour qu’on se résigne à l’imputer à un gars de 24 ans, sans le sou, qui se retrouve par miracle au 6ème étage, par miracle sur le chemin du cortège, par miracle seul au moment m (sans ses collègues), par miracle pouvant se cacher derrière les boîtes de manuels scolaires, par miracle il ne pleut plus et la voiture est décapotée, par miracle le garde du corps est loin car Kennedy veut un bain de foule, etc. On se dit que c’est trop de « par miracle », et on va chercher du côté des ennemis de Kennedy. C’est ainsi qu’on se retrouve avec l’URSS, Castro, la mafia, la CIA (car Kennedy en voulait beaucoup à la CIA et au président Eisenhower d’avoir organisé le débarquement de la Baie des Cochons. Il a assumé avoir dit oui mais s’était senti piégé), le FBI pour n’avoir pas gardé Oswald à l’œil malgré son cv suspect … La carabine de la seconde guerre mondiale achetée 15 dollars par correspondance … Tout cela paraît trop fort, trop improbable. Tout est vrai, mais rien n’est vraisemblable.
Matthias Fekl :
Michel Rocard disait que quand il faut expliquer quelque chose d’inexplicable, et qu’on n’a que le choix qu’entre la connerie et la théorie du complot, il vaut mieux privilégier la connerie … Ici, il y a une troisième possibilité : le hasard, ou plutôt l’enchaînement de hasards. Et quand les hasards qui s’enchaînent sont très improbables, et qu’ils mènent à un événement aussi énorme, on ne peut se résoudre à l’accepter, et on échafaude toutes sortes de choses.
François Dufour :
Exactement. J’en reviens à Jack Ruby. Comment ce tenancier de boîte de strip-tease peut-il déambuler au milieu des journalistes les 22, 23 et 24 novembre, prendre la parole pendant la conférence de presse, et le tout avec une arme, avant de tuer Oswald ? C’est si improbable que c’est incroyable. Si quelqu’un écrivait cela dans un scénario, on lui dirait « c’est un peu gros, ton truc, là … »
François Carlier :
L’assassinat de Kennedy est effectivement une histoire si incroyable qu’elle constitue un terreau particulièrement fertile, et même tout à fait idéal, pour l’apparition de théories du complot. Mais n’oublions pas qu’il est tout à fait légitime d’avoir des doutes dans les années 1960, d’autant que tous les documents n’étaient pas à disposition. Par exemple, il y a le film de Zapruder, que nous avons pu visionner des centaines de fois, mais pas le public de l’époque.
Un bref rappel à propos de ce film. L’assassinat a eu lieu à Dealey Plaza, à la sortie de la ville de Dallas, à 12h30 lors d’une journée ensoleillée. Il y a évidemment beaucoup de gens sur les lieux, dont Abraham Zapruder, qui était un businessman, possédant une caméra super 8 familiale, et qui s’en servait pour filmer le cortège présidentiel. Et, hasard de l’histoire, il filme le moment où Kennedy est touché en gros plan. On voit donc la tête qui éclate sous l’impact de la balle. Évidemment, ce film (en couleur) devient un élément crucial pour la reconstitution des évènements, et permet de chronométrer la séquence des tirs. Et le public n’a pas vu ce film avant les années 1970, seulement des photos, publiées dans le rapport Warren. D’ailleurs, l’un de ces clichés avait malencontreusement été déplacé, ce qui a pu alimenter certaines théories. Les gens qui souhaitaient travailler sur cette affaire n’avaient pas accès à ces documents, ni aux photos de l’autopsie, aux radiographies, etc. Et de « on n‘a pas accès » à « on nous cache », il n’y a qu’un pas … Mais encore une fois, il me semble que se poser des questions à propos de cette affaire est tout à fait légitime à l’époque.
François Dufour :
Le film de Zapruder est muet, et il aurait évidemment été très précieux de pouvoir entendre les trois détonations. Il n’a été diffusé à la télévision américaine qu’en 1975.
Matthias Fekl :
Je m’interroge sur ce que l’assassinat de Kennedy a pu changer dans le processus de formation et de diffusion de théories du complot. Car le complotisme existait avant le 22 novembre 1963, on pourrait citer le tristement célèbre Protocole des sages de Sion, épouvantable brûlot antisémite écrit par les services secrets russes en 1903, et si largement diffusé qu’il était un best-seller avant la seconde guerre mondiale.
Qu’est-ce qui change (ou pas) avec l’affaire Kennedy ?
François Carlier :
On dit souvent que l’assassinat de JFK est la mère de toutes les théories du complot populaires, dont on retrouve des résurgences à chaque nouvel évènement d’importance mondiale, comme le 11 septembre 2001. Ce sont des théories auxquelles beaucoup de gens adhèrent. D’abord parce que, contrairement aux faits, elles sont énormément relayées par les médias … Je qualifie ce complotisme de populaire car les gens qui écrivent ces livres sont des inconnus, pas des officiels. Leur expertise sur l’affaire (même si elle les mène à des conclusions erronées) est due à leur travail personnel, pas à un statut particulier.
Philippe Meyer :
A quel moment, ou par quel élément, en arrivez-vous à la conclusion que Lee Harvey Oswald est l’unique tueur ?
François Carlier :
Pour ma part, il ne s’agit justement pas d’un moment ou d’un élément précis, mais d’un processus, qui s’est déroulé sur plusieurs années. Ma volonté était d’être objectif, zététicien en quelque sorte. Je vous donne un exemple. John Connally était gouverneur du Texas en 1963 ; il accompagnait Kennedy pendant sa visite et se trouvait dans la limousine au moment du meurtre. Il avait été blessé par l’une des trois balles (la deuxième, celle qui ne fait que blesser Kennedy. Cette balle était endommagée par l’impact, et il en restait des particules dans le corps de Connaly. J’ai longtemps cru que la masse de ces particules était supérieure à la masse qui manquait à la balle, et que par conséquent ce n’était pas la balle qui expliquait les blessures. Si je l'ai cru, c'est parce que je l’avais lu, et ce qu’on me l'avait dit. Et puis en vérifiant, je me suis aperçu que non. J’ai rencontré le président de l’académie des médecins légistes américains de l’époque, et lui ai posé la question. Il m’a avoué qu’il n’avait pas d’éléments prouvant ce que j’avais lu. Donc ce que j’avais lu était faux. Ce fut un moment déterminant dans mon parcours intellectuel sur cette affaire : je me suis aperçu que beaucoup de choses que j’avais lues s’avéraient fausses, une fois qu’on les vérifiait.
François Dufour :
Moi, c’est parce qu’il n’existe aucune preuve pour une des théories du complot. On parle d’un deuxième tireur : aucune preuve. S’il y a un deuxième tireur, il y une quatrième balle. S’agit-il d’une balle magique ? Parce qu’on ne l’a ni vue, ni entendue, et on n’a trouvé ni impact ni trace d’aucune sorte.
Les faits à propos de Lee Harvey Oswald : la carabine est à lui, il l’a utilisée (il y a ses empreintes), et il a été vu avec. C’est ce qui a permis son signalement. C’est sur la base de ce signalement qu’un policier tente de l’arrêter et se fait tuer. Donc on n’a aucun doute sur Oswald lui-même. Certes, on peut se dire : « mais Oswald est téléguidé ». Mais par qui ? Entre le moment où l’on apprend que JFK va se rendre à Dallas et le moment où il est tué, il s’écoule un certain temps. Et on n’a aucune preuve que dans ce laps de temps, Oswald ait eu un contact de quelque nature que ce soit avec qui que ce soit. Rien. Il n’y a à l‘époque pas de téléphone portable, pas d’internet … Comment reçoit-il une information ? Par la transmission de pensées ?
François Carlier :
C’est ce rien qui est crucial, parce que la moindre piste a été examinée jusque dans ses plus petits recoins. On a tous commencé à s’intéresser à cette affaire à partir d’un livre ou d’un film présentant une thèse complotiste. C’est en vérifiant ces thèses qu’on s’aperçoit qu’elles sont vides, que ce sont des suppositions qui ne résistent pas à la vérification.
Il y a deux sortes de complotistes dans l’affaire Kennedy : les menteurs et les farfelus (ceux qui arrivent à des conclusions erronées). Mais quand vous étudiez et vérifiez ces hypothèses, vous ne pouvez que constater leur vacuité. Je sais bien que les quelques minutes de cette émission ne suffiront pas à dissiper un doute profondément ancré, mais j’explique tout cela en long, en large et en travers dans mon livre, arguments à l’appui.
François Dufour :
Il y a deux points sur lesquels il me semble nécessaire de s’attarder. D’abord, l’autopsie et les radios montrent clairement que Kennedy a été touché par l’arrière, par la deuxième balle à la base du cou, et par la troisième balle dans la tempe. La balistique est absolument indubitable : les tirs étaient par l’arrière.
Ensuite, la fameuse balle magique, la deuxième balle. Son parcours a été reconstitué par ordinateur, et tout est disponible sur internet. La balle traverse Kennedy et finit par blesser Connaly, elle ne fait pas tous les invraisemblables détours montrés dans film d’Oliver Stone. Le tir a été reconstitué, avec des cadavres de la même corpulence que les vrais protagonistes. On entend toujours que la balle est sortie « intacte » (« pristine bullet ») et que c’est impossible après qu’elle a blessé Kennedy et a fini dans la poitrine de Connaly. Mais elle n’a rien de « prisitine » ! Elle est déformée.
Philippe Meyer :
Je vais jouer l’avocat du diable. Vous êtes convaincu par la culpabilité de Oswald. Admettons. En revanche, ce qui se passe après le meurtre me laisse de gros doutes, et notamment l’assassinat d’Oswald par Jack Ruby. C’est à ce moment là que je me dis : « la version officielle de la culpabilité d’Oswald est pour le moins suspecte ». Pourriez-vous me remettre les idées à l’endroit à propos de Jack Ruby ?
François Carlier :
Je le crois, et à vrai dire c’est même assez facile. Il faut cependant reconnaître, comme nous l’évoquions plus haut, qu’il s’agit d’un exceptionnel concours de circonstances. D’abord, le fait que le suspect n°1 se fasse tuer produit immédiatement l’idée qu’on l’a fait taire. Mais il se fait tuer dans un commissariat, donc le tueur est immédiatement appréhendé par la police. Logiquement, c’est ce nouveau tueur qu’il va s’agir de faire taire. Ayant tué le suspect n°1, il faudrait tuer le n°2, après quoi il faudrait s’en prendre au n°3, et ainsi de suite … Ce n’est ni très logique, ni très convaincant.
Mais si vous analysez la situation, vous vous demandez pourquoi Ruby était là-bas. Et il y était parce que l’une de ses danseuses lui avait demandé de lui faire un mandat. Il était donc allé au bureau de poste, non loin du commissariat. Ce n’est pas lui qui a pris l’initiative, il était sur place pour rendre un service. Il avait d’ailleurs son chien dans sa voiture, on imagine mal emmener son chien pour aller tuer quelqu’un avec préméditation … Oui, il y a des coïncidences : Ruby allait tout près du commissariat pile au moment du transfert d’Oswald. Et s’il avait fait la queue à la poste quelques minutes de plus, il n’aurait pas eu d’occasion de tuer Oswald. Mais là encore, le nombre de gens qui font la queue à la poste ne saurait être prémédité …
Lee Harvey Oswald a retardé son transfert, car il a demandé à mettre un pull. Sans ce petit contretemps, il serait passé avant, et là encore Ruby n’aurait pas eu de fenêtre d’opportunité. Est-ce à dire qu’Oswald était complice de son propre meurtre ? Quand Ruby arrive, il tire presque immédiatement. C’est vraiment un concours de circonstances, qui n’aurait pas pu se produire la minute d’avant ou celle d’après.
Vous me direz : « comment se fait-il que Ruby soit arrivé jusque là ? Le quartier était bouclé. » Là encore, c’est un concours de circonstances. Le commissariat avait deux issues pour les véhicules : l’une pour qu’ils entrent, et l’autre pour qu’ils sortent, car les rues autour sont en sens unique. Et un fourgon de transport de prisonnier (venu pour Oswald) avait fait marche arrière devant la sortie, ce qui a obligé les véhicules à prendre l’autre issue, c’est à dire à sortir par l’entrée. Pour régler ce problème de circulation, on a dépêché l’un des policiers pour faire la circulation. Celui qui aurait dû empêcher Ruby d’entrer …
Matthias Fekl :
Et pour quelle raison Ruby tue-t-il Oswald ? Était-ce une impulsion ?
François Carlier :
Par impulsion et par vengeance. Par la suite, Ruby a toujours dit qu’il ne connaissait pas Oswald, et ne faisait partie d’aucun complot. On me rétorquera « évidemment, un espion ne va pas avouer qu’il est un espion ». D’accord, mais Jack Ruby est mort d’un cancer, à l’hôpital, et il était juif. Dans ses derniers jours, il s’est confié à plusieurs reprises à son rabbin, ainsi qu’à son frère. On n’est pas le même homme à l’article de la mort qu’à quarante ans, surtout quand on est croyant. Et jusqu’à son dernier souffle, il a maintenu sa version.
François Dufour :
Au moment où il tire sur Oswald, ruby s’exclame : « you killed my president, you rat ! » (tu as tué mon président, toi rat !) Dans le contexte de l’époque, par « rat », on entend communiste. Ensuite, quand on demande à Ruby les raisons de son geste, il en donne plusieurs. Il dit d’abord : « je voulais montrer qu’il y avait un Juif avec des couilles à Dallas » Pourquoi ? Parce que le matin du 22 novembre, une publicité était parue dans le Dallas Morning News, qui s’en prenait à Kennedy, et l’accusait de toutes sortes de choses. Il a aussi déclaré avoir voulu épargner à Jackie Kennedy la douleur de devoir revenir à Dallas pour le procès d’Oswald. Enfin et surtout, il a dit aux policiers : « j’ai fait le boulot que vous n’aviez pas le droit de faire, venger le président et votre collègue Tippit ». Ruby est d’ailleurs applaudi par la foule, au moment où il tue Oswald. Il pense qu’il va s’en sortir à bon compte, il est le copain des policiers locaux, à qui il paie des verres et des sandwiches quand ils vont dans son cabaret … Mais il est vrai que le tableau est rocambolesque : un tenancier de boîte de strip-tease qui se balade avec une arme dans les couloirs d’un commissariat … Ajoutons qu’il n’y a pas l’ombre d’un commencement de lien entre Ruby et Oswald, ni même entre Ruby et la mafia. On a d’ailleurs su (bien plus tard) que les plus grosses réunions de la mafia étaient sur écoute, et qu’au moment où Ruby tue Oswald, le plus grand parrain de l’époque demande « mais c’est qui ce Jack Ruby ? »
Philippe Meyer :
Le protocole des sages de Sion auquel Matthias a fait référence était un faux, inventé de toutes pièces par la police secrète du tsar. Le complotisme qui en est issu est donc fondé sur un mensonge. Il me semble que le complotisme qui naît de l’assassinat de Kennedy est d'une autre nature : un complotisme de présomption. C'est intéressant à notre époque qu’une présomption ait une telle prise sur l’esprit public.
François Dufour :
Ce complotisme est symbolique de trois maladies du journalisme, et notamment du journalisme à la française : l’opinionite, l’expertite et la polémiquite.
L’opinionite, d’abord. Tout le monde peut avoir des opinions, mais le journalisme, c’est donner des faits. L’expertite ensuite. Par exemple, sur Europe 1, la journaliste Virginie Girod a récemment interrogé l’historien Thierry Lentz à propos de l’assassinat de Kennedy. Mais en journalisme, on n’interroge pas n’importe quel expert. Or Thierry Lentz, spécialiste de Napoléon, a écrit des bouquins sur Kennedy et est un complotiste notoire à propos de son assassinat. Un journaliste fait appel à un expert quand le sujet est trop compliqué et qu’il n’y arrive pas. Et dans ces cas là, la règle de déontologie veut qu’on fasse appel à trois experts indépendants et qu’on les confronte. N’importe qui ne peut pas être considéré comme expert. Enfin, la polémiquite : le complot fait vendre, bien plus que les explications rationnelles et banales. Le meilleur bouquin sur l’assassinat de Kennedy, finaliste du prix Pulitzer aux Etats-Unis, s’intitule Case closed. Il est sorti en 1993. Il n’a jamais été traduit et publié en français, alors que c’est (et de loin) le travail d’investigation le plus sérieux sur l’affaire. Or pendant ces trente ans, combien de bouquins complotistes sont sortis en français ? Les éditeurs savent ce qu’ils font. Citons un cas : Jean-Luc Barré (Editions Bouquins) vient de publier un livre intitulé Le deuxième tireur, dont on parle dans la presse … C’est une histoire abracadabrantesque, complotiste à souhait. J’ai rencontré Jean-Luc Barré il y a quelques jours. Je lui ai demandé : « mais Jean-Luc, pourquoi "deuxième tireur" et pas "second tireur" ? » Il me répond : « mais François, peut-être qu’il y avait un troisième tireur ! »
Philippe Meyer :
Comment a évolué la question de la crédibilité ? Comment les Américains se sont-ils positionné par rapport à cette idée du complot ? Il me semble qu’elle est revenue en faveur ces dernières années, notamment dans les cercles proches de Trump, Qanon, etc. Me trompé-je ?
François Dufour :
En tous cas, le 24 novembre 1963, 5% des Américains pensaient qu’il ne s’agissait pas d’un complot, et aujourd’hui c’est 15%. On a donc fait du chemin, mais il reste 85% de gens à convaincre … Mais je crois que le film JFK d’Oliver Stone est imbattable. Le mal est fait.
Philippe Meyer :
Qui continue à propager la thèse du complot dans les forces politiques américaines ? J’ai cru comprendre que les trumpistes y étaient favorables …
François Carlier :
Pas forcément. Par exemple, le fils de Robert Kennedy (donc le neveu de JFK) prétend que la CIA a tué son oncle, alors qu’il est Démocrate. Il est clairement complotiste à propos de cette affaire. Je ne pense pas que les convictions politiques aient une influence sur le complotisme dans cette affaire.
La première génération de ceux qu’on a appelé les « critiques » s’est posé des questions, et c’était bien légitime à l’époque. Mais depuis, on a eu des réponses à ces questions, et les conclusion du rapport Warren ont été confirmées. C’est à partir de là qu’on n’a plus affaire à des critiques mais à des complotistes, c’est à dire à des gens qui propagent des choses fausses alors que les réponses aux questions existent et sont disponibles.
François Dufour :
A mon tour d’interroger Philippe et Matthias : quand vous êtes entrés dans ce studio aujourd’hui, qui avait tué Kennedy selon vous ?
Philippe Meyer :
Evidemment, je suis un peu plus renseigné que la moyenne à cause de la documentation pour préparer cette émission, j’ai par exemple étudié vos travaux à tous les deux. Mais avant cela, j’étais dans le doute. Je ne croyais pas qu’il y avait eu un complot mais je me disais « il y a quand même beaucoup de choses bizarres dans cette affaire : Jack Ruby, etc. »
Le frère de JFK, Bobby Kennedy, assassiné lui aussi, était connu pour avoir lancé une opération d’envergure contre la mafia et le syndicat des camionneurs. Que je sache, aucune théorie complotiste n’a été propagée quant à son assassinat …? François Carlier :
Détrompez-vous, il y a eu des livres complotistes à ce sujet.
François Dufour :
Bref rappel : Bobby Kennedy est en campagne électorale. Il est candidat - et favori - à l’élection présidentielle de 1968. Il est assassiné le 6 juin 1968 dans la cuisine de l’hôtel Ambassador à Los Angeles par Sirhan Sirhan, palestinien qui n’aime pas Bobby Kennedy à cause du soutien des Etats-Unis à l’Etat d’Israël durant la Guerre des Six Jours de 1967. C’est ce qu’il a déclaré. Il est actuellement encore vivant et toujours incarcéré.
Matthias Fekl :
Pour ma part, j’étais en phase avec ce que vous dites, et je m’efforce d’avoir une approche rationnelle des évènements. J’avais cependant une interrogation (qui a mené à ma première question) à propos des archives. Je me demandais s’il était encore possible d’y découvrir des faits nouveaux, de nature à reconsidérer toute l’affaire.
François Carlier :
L’officier de police Tippit est assassiné par Lee Harvey Oswald en pleine rue, à 13h10. Il y a plusieurs témoins qui ont vu les faits : Oswald en train de tirer sur Tippit au pistolet, y compris dans la tête alors que le policier était déjà mort, et au sol. Que pourrait-on bien trouver dans les archives qui démente un fait pareil ?
Matthias Fekl :
Rien, bien sûr. Mais l’assassinat d’un chef d’Etat peut être motivé par mille raisons, y compris géopolitiques, politiques, mafieuses … C’est pour cela qu’on peut avoir des doutes. Et il restait un élément de nature à nourrir ces doutes : le fait que certaines archives soient classifiées. Mais vous avez dissipé mes doutes.
François Carlier :
J’affirme qu’il n’y a pas eu de complot dans l’assassinat de Kennedy. Pour autant, je ne me prétends pas expert dans d’autres affaires, et je ne prétends pas non plus qu’il n’existe aucun complot à propos d’autres affaires. Je refuse de généraliser.
Matthias Fekl :
On a beaucoup parlé de preuves. En droit, et notamment en droit pénal, il existe un principe selon lequel un accusé ne doit jamais être amené à apporter une preuve négative. C’est à dire que vous ne pouvez pas prouver que vous n’avez pas fait quelque chose. J’ai l’impression que dans le complotisme, en réalité la présence ou l’absence de preuve n’a aucune prise sur la conviction. A travers votre expérience sur cette affaire, avez-vous le sentiment que les preuves ont réussi à faire changer d’avis certaines personnes, ou pas ?
François Dufour :
Nous deux, déjà.
François Carlier :
Sans prétention, jusqu’à présent tous les gens qui ont lu mon livre et sont venus m’en parler m’ont dit « vous m’avez convaincu de la culpabilité d’Oswald ». Je pense que toute personne honnête intellectuellement aboutira à la conclusion que Lee Harvey Oswald est le seul assassin de Kennedy. Je le dis sans vanité, car il n’y a rien de moi en réalité dans mon livre, au sens où je n’y défends pas une conviction personnelle, j’y rapporte des faits.
François Dufour :
Oswald n’a pas eu le temps d’avouer, et dans le commissariat, il déclare « I’m just a patsy » (je ne suis qu’un bouc émissaire), parce qu’il a vécu en Russie. Cela complique toute l’affaire et nourrit tous ces doutes. Mais n’oublions pas une chose : Oswald est un menteur. Il a par exemple menti en déclarant qu’il n’a pas tué le policier Tippit, alors que plusieurs témoins l’ont vu faire. Mais comme il n’a rien revendiqué, comme on n’a rien eu de lui, on ne s’en sortira jamais, la machine à théories fonctionnera encore longtemps …
Matthias Fekl :
Jean Daniel a raconté la façon dont Fidel Castro a appris la mort de Kennedy. Il est à ce moment là avec Castro dans sa maison en bord de mer à Cuba, et est chargé par Kennedy de jouer les médiateurs. Et la radio annonce l’assassinat, et l’hymne américain retentit dans la maison de Fidel Castro. Moment surréaliste …
François Dufour :
Et Castro d’ajouter : « on est dans le pétrin. Ils vont évidemment nous accuser d’avoir fait le coup »
François Carlier :
Norman Mailer, qui a travaillé sur Oswald, et notamment sur sa période en Russie, a la thèse suivante, que je trouve convaincante. Oswald tue Kennedy, c’est à dire le représentant du monde occidental. Il peut alors se faire passer pour un révolutionnaire, qui a accompli un acte politique en pleine guerre froide. Il peut donc essayer de s’en vanter. En revanche, ce qui n’était pas prévu, c’est la rencontre avec le policier Tippit, qui veut l’arrêter, et qu’il tue. Ce meurtre là est « sale », injustifiable. C’est à partir de là qu’Oswald commence à nier tout. Mais selon Mailer, si Oswald n’avait pas tué Tippit, il n’aurait peut-être pas nié …
Le frère d’Oswald, qu’il aime et est proche de lui, et qui est un homme honnête, a déclaré que s’il avait le moindre élément en faveur de l’innocence de son frère, il serait en train de la crier dans les rues. Mais il se reconnaissait obligé d’admettre que c’était lui.
Matthias Fekl :
Il existe un très beau film, Parkland (Peter Landesman, 2013), qui retrace cette journée de l’assassinat à travers ce qui s’est passé à l’hôpital. A travers la détresse des médecins, des soignants, de l’effervescence … C’est fait avec une grande finesse, sans parti-pris, je le recommande vivement.