UN REMANIEMENT, POUR QUOI FAIRE ?
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Mardi, le président de la République a fait le choix de Gabriel Attal pour remplacer Elisabeth Borne à Matignon. Comme elle, issu du Parti socialiste, ce macroniste de la première heure a effectué une trajectoire gouvernementale fulgurante et, en moins de six mois Rue de Grenelle, une impressionnante ascension dans l'opinion.
Sa nomination est un pari pour tenter de retrouver, avant les européennes, « l'audace » et le « mouvement » du début du premier quinquennat. Sur X (anciennement Twitter), Emmanuel Macron a défendu « la fidélité à l'esprit de 2017 : dépassement et audace ». Cette nomination s’inscrit dans la ligne de ses vœux aux Français, dans lesquels il insistait sur la nécessité d'un « réarmement » dans un certain nombre de domaines, « civique » notamment. L'Élysée précise qu’il s’agit d’« un choix de fond pour une nouvelle phase du quinquennat ».
Gabriel Attal est attendu l'arme au pied par les oppositions qui n'ont vu en lui qu'un fac-similé du Président. Éric Ciotti (LR) dénonce « la communication permanente », Jean-Luc Mélenchon (LFI) moque un simple « porte-parole », le communiste Ian Brossat « un clone » et Olivier Faure (PS) juge qu'« Emmanuel Macron se succède à lui-même. » Dans la majorité, nombre de députés ont salué « l'élan » espéré via cette nomination. D'autres, tout en lui reconnaissant un grand sens politique et un « art consommé de la communication », estiment qu'il incarne le « désidéologisation de la politique ».
Dans son discours d’arrivée à Matignon, Gabriel Attal a tenu à reprendre son thème fétiche des classes moyennes, de ceux « qui travaillent et qui financent nos services publics et notre modèle social » et qui « ne s'y retrouvent plus ». Le quotidien L’Opinion liste les douze travaux du tout nouveau chef du gouvernement : Vaincre le chômage ; Rembourser la dette ; Restaurer l’autorité ; Sauver la planète ; Réussir les Jeux Olympiques ; Assurer la survie du macronisme ; Vaincre le Rassemblement national ; Convaincre la droite ; Calmer l’aile gauche ; Relever le niveau à l’école ; Faire face aux urgences ; Apprivoiser les poids lourds.
Le défi le plus proche est celui des élections européennes de juin prochain qui s'annoncent difficiles pour la majorité face au Rassemblement national et qui seront une étape majeure avant la présidentielle de 2027 et la succession d'Emmanuel Macron. Dans lq nomination du gouvernement annoncée jeudi, une surprise a marqué les esprits : celle de la nomination de Rachida Dati (issue de LR) à la Culture.
Kontildondit ?
Richard Werly :
Emmanuel Macron a commencé par « tuer » son nouveau Premier ministre. Pendant une journée, on a cru qu’il y aurait un « moment Attal », puisqu’il est le plus jeune Premier ministre de la Vème République. Or on s’est très vite aperçu que ce moment est largement contrôlé et téléguidé par le président de la République, puisque tous les choix ministériels sont ceux du président de M. Macron. Gabriel Attal n’aura pas vraiment à « apprivoiser les poids lourds » puisque MM. Le Maire, Darmanin ou Dupond-Moretti gèrent les affaires directement avec le président.
Au fond, la seule mission de Gabriel Attal est de communiquer. Je suis d’accord avec M. Ciotti des Républicains quand il parle de « communication permanente », mais pas quand il juge qu’il s’agit d’une mission anodine. C’est au contraire essentiel : M. Attal est là pour mener ce qui est la dernière campagne électorale d’Emmanuel Macron président, une campagne qu’il entend gagner. Il a quelques atouts pour y parvenir : sa jeunesse (même si elle peut aussi l’handicaper envers certains électeurs), le fait qu’il présente bien, qu’il parle bien, jouent en sa faveur à une heure où l’image est absolument cruciale. Il est donc en réalité Premier ministre de lui-même. Il s’efforcera d’incarner quelque chose de nouveau, mais ne pourra jamais faire oublier Emmanuel Macron. C’est pourtant ce qu’il faudrait, car la personnalité du président de la République polarise le pays, et sa cote de popularité stagne. Quel chemin pourra-t-il se tracer ? Emmanuel Macron ne croit qu’à une chose : le mouvement. Ce mouvement doit être initié et contrôlé par lui, il en reste le compositeur et le chef d’orchestre. Gabriel Attal est désormais premier violon, mais connaît-il la partition ?
Michaela Wiegel :
Quand on regarde l’état actuel du gouvernement allemand, je suis obligée de tirer mon chapeau à ce remaniement. En Allemagne, on aurait aimé un effet de surprise pareil, ce rajeunissment, quelqu’un qui parle et présente aussi bien, même si Richard a déjà pointé les limites d’une stratégie qui se limite à la communication. Je trouve qu’il y a du bon dans la Constitution de la Vème République : pouvoir ainsi changer de Premier ministre quand on estime que le moment est opportun apporte tout de même une bouffée d’air. Même si cela reste à vérifier auprès des Français, c’est particulièrement bienvenu quand les nouvelles du monde sont si préoccupantes.
Sur le fond, je crois qu’Emmanuel Macron a enfin décidé d’ajuster son équipe gouvernementale au paysage politique. Nous avions tous constaté après les législatives où il n’obtint qu’une majorité relative, que son électorat était largement parti vers la droite. Même si le retour de quelques chouchous de l’ère Sarkozy peut faire sourire (Rachida Dati, Catherine Vautrin), ils reflètent bien les attentes de cet électorat qui est désormais celui du macronisme : des personnes plutôt âgées et dans une situation financière plutôt confortable. A en juger par l’agacement manifeste d’Eric Ciotti, on voit que le président de la République continue de priver les Républicains de leurs dernières têtes connues.
Il y a une autre dimension dans ce gouvernement Attal : c’est celui de la « génération Macron ». Pour la première fois, les purs produits du macronisme vont avoir des positions très visibles. Cela montre aussi que l’heure de l’héritage a sonné. Jusqu’à ce remaniement, on pensait que l’après-Macron serait un désert, qu’il ne resterait plus rien, qu’on retournerait aux antiques clivages droite-gauche. Il est désormais permis d’en douter, car la réduction des Républicains continue, il y a fort à parier que ce gouvernement a dans les mains le nouveau paysage politique de 2027.
Akram Belkaïd :
Toutes ces péripéties m’ont fait me poser la question suivante : à quoi sert un second mandat ? Dans ce dispositif politique et institutionnel français, on sait qu’Emmanuel Macron ne peut pas se représenter, même s’il y a eu des déclarations assez étonnantes de son entourage, évoquant la possibilité d’une révision constitutionnelle, à la manière de certaines dictatures africaines (où plusieurs pays qui s’étaient dotés d’un verrou contre un troisième mandat l’ont fait sauter). Ici, la configuration est celle du scrutin européen, qui est très important mais dont on sait qu’il ne passionne pas les Français. En réalité, tout le monde est déjà engagé dans la perspective de 2027.
Et dans cette perspective, on est en droit de se poser des questions sur la portée de ce remaniement. On place un jeune champion de la macronie au poste de Premier ministre, dont on sait que c’est un poste usant, qu’il n’est absolument pas une garantie de succès en cas d’ambition présidentielle. Il y a donc cette interrogation pour 2027 : la champ politique français sera-t-il oui ou non recomposé ?
Et puis, le message envoyé a de quoi laisser un peu perplexe. J’ai par exemple été très étonné par tous les satisfecit, tous les discours dithyrambiques sur le nouveau Premier ministre. M. Attal est peut-être très compétent et doté d’un grand avenir politique, mais il n’y a pas vraiment de quoi se réjouir de son bilan : à peine un an passé au Budget (et sans avoir présenté de budget à l’Assemblée), quelques mois au ministère de l’Education … Je trouve que dans un contexte où l’on abreuve les Français de discours sur la valeur du travail et la méritocratie, il s’agit d’un drôle de message. Sur l’Education, on nous dit : « il a réussi à interdire l’abaya », alors que les véritables enjeux sont le niveau scolaire, le recul de l‘École française dans tous les classements internationaux, la grogne des enseignants, la question de la rémunération … Tous ces problèmes-là sont restés sans réponse. Tout cela va avoir un impact important sur une partie de la population qui n’est pas dupe et va encore une fois déplorer l’écart qu’il y a entre son expérience de vie quotidienne et des élites politiques qui obéissent à des logiques et à des principes totalement différents.
François Bujon de l’Estang :
Je suis très frappé par l’acidité de la quasi totalité des commentaires à propos de M. Attal. Il faut essayer d’être un peu positif. A quoi sert un remaniement ministériel ? Et ceci en est-il raiment un ?
Un remaniement sert à changer de phase, à ouvrir une nouvelle séquence. Et je crois que c’est bien le cas ici. Comme Akram, je pense qu’Emmanuel Macron ne sait pas trop bien quoi faire de son second mandat, qu’il n’a jamais défini d’objectif précis. Il sort d’un phase difficile, dans laquelle il a essayé une réforme des retraites et une loi sur l’immigration, d’ailleurs loin d’être terminée … Après cette phase de réformes, il entend passer à une phase plus politique, et moins législative. Son problème est de durer. Cela peut sembler paradoxal pour quelqu’un qui vient d’être élu ; les Américains parlent de « lame duck » (canard boiteux) pur un président dont l’espérance de vie politique est très limitée.
Pour le moment, le problème, ce sont les élections européennes. Après tout, un remaniement aurait pu être envisagé après elles, et non avant. Rien ne dit que cela n’arrivera pas, d’ailleurs. Si la majorité macronienne se fait battre aux élections européennes par le Rassemblement National, ce qui restera du second mandat ne sera plus qu’un toboggan vers l’élection de Marine Le Pen en 2027. C’est ce qu’il s’agit d’éviter. La phase qui s’ouvre sera donc inévitablement une phase où la politique l’emportera sur tout le reste. Et la politique, c’est de la communication. Dans cette optique, la nomination de Gabriel Attal est peut-être une bonne idée.
Tentons de regarder un peu le verre à moitié plein. M. Attal a tout de même beaucoup d’atouts. Pour son âge, il a plutôt beaucoup d’expérience. Depuis qu’il a fini ses études (Sciences Po, évidemment), au lieu de passer par les mêmes grandes écoles que tous les autres, a immédiatement fait de la politique. Et il y a passé dix ans. Il est élu local, il est député, bref il a des atouts et une expérience dont Emmanuel Macron ne disposait pas lui-même quand il est devenu président.
Certes, les obstacles qui se poseront sur son chemin seront nombreux, et le premier d’entre eux sera la coexistence avec le président de la République. Il est vrai que tout est décidé à l’Elysée, même la nomination du directeur de cabinet du Premier ministre (ce qui a été le cas pour tous les Premiers ministres de M. Macron, sauf Edouard Philippe). Le second, ce sera la relation avec les poids lourds du gouvernement. M. Attal va donc devoir fonctionner autrement. Au fond c’est moins un remaniement qu’un changement de Premier ministre. Le Figaro titrait « le changement dans la continuité » et c’est exactement cela : il s’agit pour M. Macron de changer de phase tout en continuant de garder la haute main sur les affaires courantes. Mais laissons au moins à M. Attal le bénéfice du doute, on sait déjà qu’il est un excellent communiquant. Et la messe est loin d’être dite.
Michaela Wiegel :
Puisque François nous incite à voir le verre à moitié plein, je voulais signaler un fait assez exceptionnel, en tous cas pour qui assiste depuis longtemps à des conseils des ministres franco-allemands. Pour une fois, l’Elysée a réussi à imposer une équipe gouvernementale resserrée. Onze ministres de plein exercice, c’est vraiment peu pour des Français ! Pour une fois, il y aura moins de ministres français que d’allemands. On a vu le retour de ces « super-ministres ». Bruno Le Maire sort renforcé : il a désormais l’énergie en plus de ses précédents portefeuilles. Il y aussi un ministère regroupant l’Education, la Jeunesse, le Sport et les Jeux olympiques et paralympiques, et un autre regroupant le Travail, les Solidarités et la Santé. C’est sans doute assez malin, car cela correspond à une attente des Français, au lieu de ministres dont on ne connaît même pas les noms.
Richard Werly :
Pour ma part, ce que je trouve positif dans ce mouvement, c’est qu’en tuant d’emblée son Premier ministre, Emmanuel Macron l’a peut-être en même temps libéré de l’enfer de Matignon. Tous les anciens Premiers ministres décrivent ce poste comme surchargé de toutes les tâches de l’administration du pays, et sans la possibilité de réellement décider quoi que ce soit puisque c’est le président qui fait les choix. A mon avis, il en ira sans doute autrement cette fois-ci. Emmanuel Macron va gérer directement les principaux ministres, qui du fait de leur âge, de leur expérience et de leurs ambitions, ne tolèreront pas Gabriel Attal. Par conséquent le Premier ministre pourra peut-être fonctionner comme une sorte de cheval léger, qui va avancer dans la tâche qui lui est assignée : la pédagogie, l’explication, et une nouvelle forme d’autorité, davantage liée à la prestance et à la justesse de la parole. Peut-être qu’Emmanuel Macron est en train d’inventer un Premier ministre soliste, dévolu à une seule tâche : devenir le présidentiable de demain. Il ouvre une route pour son héritier, tout en continuant de décider de tout.
François Bujon de l’Estang :
Avant que nous ne commencions l’émission, je comparais Gabriel Attal au jeune Nicolas Sarkozy. J’entends dire partout qu’il est un « clone de Macron ». Or je pense que c’est inexact. Ce n’est pas un énarque, inspecteur des finances, passé par la Banque Rotschild, etc. C’est quelqu’un qui s’est immédiatement présenté à des élections après ses études. Et qui a été élu deux fois. Il me fait davantage penser au Sarkozy devenu maire de Neuilly à un âge que tout le monde jugeait tendre, au grand dam de Charles Pasqua.
Akram Belkaïd :
Je pense que le rendez-vous des Européennes sera très important, et nous sommes dans une configuration où le nouveau Premier ministre n’a pas la possibilité de faire passer les lois qu’il voudra sans recours à l’article 49.3. Tout le monde dit que M. Attal saura tenir tête à M. Bardella dans les débats politiques, mais c’est tout de même le résultat des urnes qui va compter. Si on ajoute la question du front social qui n’est absolument pas réglée, il y a une perspective de dissolution du Parlement avant 20217. Les cartes seraient alors considérablement rebattues. Cette hypothèse n’est pas sur la table aujourd’hui, mais beaucoup y pensent, et cela risque d’être l’une des surprises de l’année à venir.
ISRAËL, TOUJOURS PLUS LA GUERRE ?
Introduction
Philippe Meyer :
Trois mois après l'attaque terroriste du Hamas le 7 octobre, Israël est toujours plongé dans la guerre et rien ne semble indiquer une prochaine sortie de crise. Le conflit pourrait même entrer dans une nouvelle phase. L'assassinat ciblé le 2 janvier, à Beyrouth, de Saleh al-Arouri, numéro deux de la branche politique du Hamas, réveille la crainte qu'il ne prenne une dimension régionale avec l'ouverture d'un nouveau front au nord d'Israël. « Le crime que constitue l’assassinat de Saleh Al-Arouri au cœur de la banlieue sud de Beyrouth est une grave agression contre le Liban (…) et ne restera pas sans riposte ou impuni », a promis le Hezbollah. Le ministère iranien des affaires étrangères a déclaré que l’assassinat de Saleh Al-Arouri allait donner encore plus de motivation à l’« axe de résistance » contre Israël. Un porte-parole de l'armée israélienne a affirmé que « Tsahal est prête à faire face à tous les scénarios », autrement dit à une guerre sur plusieurs fronts au sud à Gaza, au nord au Liban et en Syrie, sans compter de possibles tirs de missiles des Houthis yéménites alliés de Téhéran ou de milices pro-iraniennes depuis l'Irak.
Le ministre de la Défense, Yoav Gallant a rappelé les objectifs des forces de défense israéliennes : le retour des otages israéliens, le démantèlement militaire et opérationnel du Hamas, la suppression de la menace sécuritaire dans la bande de Gaza. Cependant, l’armée a besoin de clarifications, afin de réduire le nombre de ses troupes au sol. Un redéploiement attendu en janvier est déjà signalé. Tsahal souhaite préserver ses réservistes pour une guerre longue, qui coûte 100 millions d’euros par jour, et préparer une éventuelle poursuite de la guerre au nord du pays, contre le Hezbollah libanais. D'importants renforts militaires ont été déployés en Cisjordanie ainsi qu'à la frontière avec le Liban.
Le 6 janvier, l'armée israélienne annonçait avoir « achevé le démantèlement de la structure militaire du Hamas dans le nord de la bande de Gaza » : seules des bandes de miliciens isolés y agiraient encore. Plus de 80% de la population dans la bande de Gaza a dû abandonner ses foyers, plus de 22.000 personnes, civils et combattants, ont été tuées et 7.000 sont portées disparues, selon le ministère de la santé de Gaza. L'armée israélienne reconnaît implicitement que les deux tiers d'entre eux sont des civils, et non des combattants ennemis. De son côté, elle a perdu 175 soldats depuis le début de son offensive terrestre, le 27 octobre.
En amont de la visite du secrétaire d’État américain Anthony Blinken dans la région, le ministre israélien de la Défense a présenté pour la première fois depuis le 7 octobre des pistes pour l'après-guerre. Dans son scénario, pas de retour des colons israéliens dans la bande de Gaza mais une administration locale validée par Israël, qui garderait le contrôle militaire du territoire. Ce plan est contesté au sein même du gouvernement israélien, dont les ministres ultra-nationalistes sont favorables à l'implantation de colonies. Benyamin Netanyahou, qui a besoin de leur soutien pour garder la majorité à la Knesset, ne s'est pas encore prononcé clairement.
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang :
Sur ce sujet là, il est en revanche difficile de garder ne serait-ce qu’une pointe d’optimisme. Israël a une Histoire guerrière, c’est un Etat qui est né d’une guerre, et en a déjà livré trois pour assurer sa survie. Celle-ci est très difficile, et on peut craindre qu’elle ne soit très longue. L’Etat hébreu proclame en effet que le but de guerre, c’est « l’éradication » du Hamas, or je ne vois pas comment une telle chose serait possible. On peut mettre le Hamas hors de combat, mais il est si profondément ancré dans la population palestinienne qu’on ne saurait l’éradiquer.
A court terme, il est évident que la guerre va se poursuivre, car Tsahal n’a pas encore atteint ses objectifs, c’est à dire détruire les capacités militaires, gouvernementales et administratives du Hamas, et éliminer ses dirigeants. Et comme si cela ne suffisait pas, il reste d’autres problèmes, à commencer par la libération des 136 otages restants. Tsahal a donc besoin de temps, et le gouvernement de M. Netanyahou va devoir en gagner. Personne n’est en mesure de contraindre Israël à s’arrêter, à part les Américains s’ils employaient les grands moyens (comme avait fait George Bush Sr), mais on en est loin. Pour le moment, les USA sont dans une phase de campagne électorale, qui ne leur laisse pas les mains libres pour des aventures extérieures.
La guerre va donc continuer, mais va-t-elle s’étendre ? Y a-t-il des risques d’embrasement de toute la région ? Je crois que le pire n’est pas sûr. Il est très possible qu’elle s’étende à la frontière nord d’Israël (au sud du Liban), car le Hezbollah y est installé. L’Etat hébreu est préparé à un tel conflit, et a déjà évacué 80.000 personnes de cette zone. Mais le Hezbollah est tout de même passez peu actif, compte tenu du camouflet qu’a constitué l’assassinat de Saleh al-Arouri, on peut même dire que l’organisation libanaise fait le « service minimum ». Quant à l’Iran, il semble que la République islamique n’ait guère envie d’un conflit élargi. Les Iraniens ont de fortes inquiétudes sur leurs capacités militaires, et ils ont leur propre agenda à suivre, c’est-à-dire donner la priorité à leur effort nucléaire. Il est donc permis d’espérer que le conflit reste contenu.
Pour autant, les perspectives à moyen terme restent très sombre. Il n’y a aucun des ingrédients nécessaires à une solution pacifique. D’abord, on ne sait même pas qui seraient les interlocuteurs. Le gouvernement israélien est fragile, et très divisé, M. Netanyahou sait qu’il devra tôt ou tard rendre des comptes sur la façon dont Israël s’est laissée surprendre le 7 octobre dernier, et il a personnellement des ennuis judiciaires. Et du côté palestinien, il n’y a pas d’interlocuteur : le Hamas ne peut pas en être un ; quant à l’OLP, et à Mahmoud Abbas, tout le monde sait bien que ce gouvernement est paralysé, corrompu, et impuissant. Aucun espoir de négociation en vue de ce côté. Enfin, les grandes puissances qui pourraient intercéder ont toutes des agendas et des objectifs très différents. Pékin préfère pousser ses pions dans le reste du Moyen-Orient (notamment dans les Émirats et en Arabie Saoudite), Moscou est ravi de cette diversion qui détourne l’attention mondiale de l’Ukraine, quant à Washington, à partir de lundi commence une campagne électorale qui va durer jusqu’en novembre et risque de ramener M. Trump au pouvoir, dont on sait qu’il a toujours laissé carte blanche à M. Netanyahou.
La seule possibilité était la solution à deux Etats (que M. Blinken vient encore de défendre), mais elle n’est plus possible, compte tenu de la colonisation forcenée qu’ont entrepris les radicaux israéliens en Cisjordanie, et que M. Netanyahou encourage ouvertement. Le Premier ministre israélien a tout fait depuis qu’il est au pouvoir pour empêcher la création d’un Etat palestinien.
Akram Belkaïd :
Il faut dire un mot de la situation absolument terrifiante dans la bande de Gaza. Des populations civiles exposées aux bombardement, au manque de nourriture, d’eau potable, de médicaments … D’un point de vue humanitaire c’est une horreur, qui selon moi ne fait que semer les graines d’une violence future. Rappelons que le Hamas est né vingt ans après la défaite arabe de 1967. Dans cette région, n’importe quel évènement a toujours des conséquences à court et moyen terme.
Pour moi, la guerre s’est déjà étendue : les Houthis yéménites ont décidé de s’inviter dans le conflit, en perturbant la circulation des navires commerciaux qui passent par le détroit de Bab-el-Mandeb, pour remonter la Mer Rouge. Leurs actions armées ont entraîné des ripostes américaines et britanniques. Il y a donc un risque certain et immédiat d’escalade, par ricochet. Nous avons affaire à un acteur armé qui ne lâche pas prise facilement : les Houthis ont tout de même tenu tête à une coalition de l’Arabie Saoudite et des Emirats qui les ont bombardés, il y a donc vraiment de quoi s’inquiéter. Rappelons que les Houthis ont déjà réussi par le passé à frapper des installations pétrolières saoudiennes, ce qui a eu des conséquences sur le cours du brut, et toute l’économie mondiale.
Personnellement, cela fait très longtemps que je ne crois plus à la possibilité d’une solution à deux Etats. J’ai essayé d’y croire mais j’ai renoncé trois ou quatre ans après la conclusion des accords d’Oslo. On a alors bien vu qu’il y avait les discours d’un côté, et que de l’autre, la colonisation se faisait à marche forcée, y compris pendant les gouvernements israéliens dits « de gauche ».
Ces deux peuples sont condamnés à s’entendre d’une manière ou d’une autre. C’est évidemment complètement impossible aujourd’hui. L’opinion publique israélienne s’est arrêtée le 7 octobre, elle est paradoxalement très peu informée de ce qui se passe à Gaza. Certains s’en désintéressent tout simplement, et il y a par ailleurs une montée du ressentiment palestinien. En Cisjordanie, la situation n’est absolument pas calme : il y a des agressions de colons quasi quotidiennes, et on est à plus de 350 morts en douze mois.
Tous les éléments de tension perdurent, et la perspective d’une aggravation se dessine, à défaut de solution politique : comme il n’existe aucune alternative, on ne fait que s’enfoncer dans ce qui est déjà commencé. L’autorité palestinienne n’est aujourd’hui rien d’autre qu’un supplétif sécuritaire d’Israël en Cisjordanie. Elle n’a plus la possibilité d’affirmer le moindre pouvoir politique. On est dans une situation de vide, très inquiétante. Les Etats-Unis ont fini par comprendre : c’est l’une des premières guerres au Proche-Orient où les Américains n’ont pas défini de ligne rouge pour les Israéliens. Rappelons qu’en 1982, les Américains ont laissé faire l’invasion du Liban, mais à un moment ils ont défendu Yasser Arafat et l’ont laissé partir vers la Tunisie en sécurité. Aujourd’hui, on ne sait pas quels sont les buts de guerre d’Israël, ils changent tous les jours. Tel ministre explique qu’il faut que les colons reviennent, tel document fuité fait état d’un projet de déplacement des populations palestiniennes dans le Sinaï, Benjamin Netanyahou, inquiet de l’accusation de génocide de l’Afrique du Sud, essaie de sauver les meubles en déclarant (en anglais, car quand il s’exprime en hébreu il dit parfois autre chose) qu’il n’était pas question de recoloniser Gaza …. Le flou est total, et cela va servir les intérêts des plus bellicistes.
Michaela Wiegel :
S’il fallait encore une preuve de l’impuissance de l’Europe, il ne faudrait pas chercher plus loin que ce conflit … Son extension est en effet déjà là, avec les menaces sur les voies navigables en Mer Rouge, qui ont déjà des conséquences sur l’approvisionnement, et qui risquent de s’intensifier, car la phase dans laquelle nous sommes est celle de l’escalade. Comme le remarquait Akram, les Houthis yéménites n’ont jamais plié face aux bombardments, on a donc là typiquement un conflit mené par des acteurs tiers. L’Iran joue un jeu trouble : même si on n’a pas l’impression que les mollahs cherchent à étendre le conflit, on ne peut pas dire qu’ils fassent des efforts pour l’apaiser. On est typiquement dans une situation où chacun essaie de contrôler ses partenaires, sans y parvenir vraiment.
L’impuissance européenne est encore plus frappante si l’on songe aux guerres précédentes dans la région, où la France jouait encore un rôle. Aujourd’hui, dans la division européenne, on ne parvient à aucun consensus, et on se contente de dire que cette diversité de point de vue fait le « charme » de l’UE. Cela va de l’Espagne, qui n’hésite pas à critiquer ouvertement M. Netanyahou, au gouvernement allemand, qui évite soigneusement toute parole qui pourrait déplaire au Premier ministre israélien, et fait par ricochet des remontrances à l’Afrique du Sud, qui essaie (sans succès) de judiciariser le conflit au niveau mondial. Ce qui me frappe le plus, c’est l’incapacité à montrer que l’Europe est un acteur de poids dans le monde d’aujourd’hui, et ce à la veille d’élections européennes. Impuissance de la diplomatie européenne, et aucune capacité d’influence sur la diplomatie américaine ...
Richard Werly :
Toujours plus de guerre ? Je pense que la réponse est en Israël. Dans la situation où les Palestiniens se trouvent aujourd’hui, de souffrances cauchemardesques, sans aucune perspective d’avenir, on ne peut pas leur demander de réfléchir à une alternative. Tout ce qu’on est en droit d’attendre d’eux, c’est de résister, de fuir, de s’efforcer de survivre. Bref en réalité, la question de la guerre n’est posée qu’à un seul camp.
Israël se targue d’être une démocratie, et la décision de la Cour suprême qui a freiné les ambitions de M. Netanyahou est plutôt une bonne nouvelle. La question est donc ouvertement posée à Israël : « pouvez-vous accepter qu’une bande de territoire à côté de vous devienne littéralement un cimetière, que le mieux que puissent espérer deux millions de Palestiniens soit la survie, et que des scènes absolument atroces se passent sous vos yeux ? ». Seules des questions comme celles-là seront en mesure de produire un déclic, qu’il soit politique ou humain. Aujourd’hui, ce déclic ne peut malheureusement pas se faire, à cause d’un verrou : Benjamin Netanyahou. Avant le 7 octobre, nous prédisions tous que l’espérance de vie politique du Premier ministre israélien serait très courte. Mais depuis, je ne vous plus tellement de fragilité politique de M. Netanyahou. Le coup d’arrêt de la Cour suprême a certes été un revers, mais il ne l’empêche ni de gouverner, ni de rester au centre de l’équation.
Ce sont ces questions-là que l’Europe devrait poser. Je suis très dubitatif sur les capacités de la diplomatie européenne, étant donné la diversité des positions et des opinions au sein de l‘UE. On sait que l’Allemagne, ligotée par son passé sur le sujet, n’osera jamais critiquer l’Etat hébreu. En revanche, rien n’empêche les Européens d’exprimer une indignation morale envers Israël ou les communautés juives des différents pays : « pouvez-vous supporter cela ? Pouvez-vous imaginer que la paix sera possible un jour, si vous laissez faire des choses pareilles ? »
Mon seul espoir pour que cet engrenage tragique s’arrête, c’est que des mouvements se lèvent au sein de la société israélienne. De la même façon que des milliers de manifestants défilaient l’été dernier contre M. Netanyahou quand il a tenté de tordre le bras de la justice.
Akram Belkaïd :
La démarche que vient d’accomplir l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de Justice ne me paraît pas être un échec. Cette internationalisation est encore un signe de l’émergence d’un « Sud global », qui signifie à l’Occident que les choses sont en train de changer. Certes, cela ne veut pas dire que la procédure va réussir. Mais le fait que l’Afrique du Sud, qui avait déclaré son intention dès le début du mois de décembre, et avait fait face à de fortes pressions (notamment américaines) pour ne pas entamer cette procédure, soit tout de même allée au bout, est significatif. Cette démarche existe, et elle est soutenue par un grand nombre de pays : Brésil, Chili, Bolivie, Colombie, Indonésie, Malaisie … Des pays qui comptent sur le plan économique, qui ne sont plus des acteurs marginaux, qui vont faire le XXIème siècle.
Souvent, dans les médias occidentaux, ce qu’on appelle « la communauté internationale » se résume aux Etats-Unis, à l’Europe et parfois au Japon. On voit désormais qu’il existe un mouvement important, qui tout en condamnant les actes du Hamas, est horrifié par ce qui se passe à Gaza. Et l’image d’Israël est de plus en plus ternie dans ces parties du monde. Le traitement médiatique n’a par exemple rien à voir en Europe ou en Amérique du Sud. Il y a une prise de position de plus en plus claire, dont l’Europe semble ne même pas avoir conscience. Il ne sera pas surprenant que les camouflets continuent de la part de ce Sud global. Cela a déjà été le cas à propos de l’Ukraine, et cela se se produit encore à propos de la situation de la Palestine.