Après la conférence de presse de Macron, quoi de neuf ? / Élections à Taïwan / n°333 / 21 janvier 2024

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APRÈS LA CONFÉRENCE DE PRESSE DE MACRON, QUOI DE NEUF ?

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Mardi soir, le président de la République a fixé le cap, pour « rendre la France plus forte et plus juste » et tracé trois lignes directrices : « Audace, action et efficacité ». Le chef de l’État s'est concentré sur les réformes de l'Éducation nationale : l'uniforme sera testé dès l'an prochain, dans une centaine d'établissements volontaires en primaire, au collège et au lycée, mais pas en maternelle. Les établissements devront organiser des cérémonies de remise des diplômes, notamment du brevet des collèges. La Marseillaise sera enseignée aux enfants en primaire. C’était déjà une obligation depuis 2005, mais tombée en désuétude. Les heures d’instruction civique seront doublées.
Ce « réarmement civique » se couple à un « réarmement démographique », visant à pallier la chute de la natalité. Le congé parental sera transformé en un « congé de naissance », mieux rémunéré, ouvert aux deux parents et limité à six mois. Parmi les mesures annoncées, une commission d'experts doit notamment déterminer d'ici au mois de mars « le bon usage des écrans pour nos enfants dans les familles à la maison », comme à l'école. L'ordre qui doit rendre « la France plus forte », s'applique notamment à la lutte contre l'islamisme et au trafic de drogue, qui vise désormais les petites villes et les villages. Pour y remédier, le rythme des opérations dites « place nette » frappant les narcotrafiquants sera accéléré : « dix opérations de ce type seront conduites chaque semaine ». Dans la fonction publique, la rémunération au mérite sera renforcée. Pour les classes moyennes, une baisse de 2 milliards d'euros d'impôts, longtemps évoquée est désormais actée pour 2025. Emmanuel Macron a annoncé, pour continuer de lever les blocages et les freins à l'innovation, une loi Macron 2 pour la croissance, pour « lutter contre les rentes », et pour la simplification. Il souhaite lancer un acte II de la réforme du marché du travail lancé en 2017 pour atteindre le plein-emploi en 2027. A la clé, des mesures logement et transports. Enfin, pour lutter contre les déserts médicaux, qui sont l'une des premières préoccupations des Français, le chef de l'État a demandé la régularisation des médecins étrangers. Selon lui, contraindre les médecins à s’installer dans les régions en manque n'est pas la bonne solution. Il privilégie une réorganisation du système de santé. Sur les médicaments, la franchise va doubler.

Kontildondit ?

Richard Werly :
Je commencerai par une anecdote. J’étais présent à cette conférence de presse, qui regroupait 300 à 350 journalistes, majoritairement français. Tous les auditeurs ne sont peut-être pas familiers de cet exercice, qui a pourtant scandé l’Histoire de la Vème République, avec des grands moments … J’ai été surpris du fait qu’il ne s’agissait pas seulement d’une conférence de presse, mais aussi d’une sorte de rappel à l’ordre (ou à l’agenda) du gouvernement et des conseillers, puisque tout le monde est présent, aux pieds du président (littéralement, car l’estrade présidentielle est en surplomb). Vous avez donc là l’ensemble du gouvernement et des conseillers élyséens, ce qui signifie qu’en France, le sommet de l‘État s’arrête quand le président parle. Je sais bien que cela n’a rien de nouveau, mais pour un observateur étranger, c’est toujours aussi surprenant …
Ensuite, le déroulement de l’évènement était assez amusant. Le président de l’association de la presse présidentielle, journaliste de France Info, a tenu à dire quelques mots, pour préciser que les questions n’avaient pas été soumises à Emmanuel Macron. Je le crois volontiers, mais en revanche elles avaient été soumises au staff du président, car on a clairement vu un premier moment (devenu un tunnel) de questions très précises sur la Santé, le remboursement des médicaments … Des points de détail, dont on n’attendait pas qu’ils soient listés par le chef de l’Etat.
Il y a eu du neuf dans les annonces, le président a fait son discours de politique générale, et la déclaration de Gabriel Attal devant le Parlement ne sera plus qu’une sorte de suivi. Mais sur le fond, rien de nouveau, Emmanuel Macron croit toujours à trois choses. Premièrement, au coup de communication, que le président considère comme une arme politique. Deuxièmement, il croit qu’il a les réponses à tout. Il a une fois encore donné le signe qu’il était plongé dans tous les dossiers, jusqu’à en connaître les moindres détails. Enfin, il revient toujours à l’audace : il se présente comme celui qui ne veut rien lâcher. Et c’est à mon avis ce troisième élément qui était le plus important. Il s’agissait en fait de faire passer à tous ses adversaires politiques le message suivant : « je serai là jusqu’au bout, il faudra me passer sur le corps ». On a vu un Emmanuel Macron obsédé à l’idée de devenir un lame duck (canard boiteux. Expression utilisée par les Américains pour désigner un président paralysé politiquement, qui ne peut plus présider). Pour éviter cela, il court de plus en plus vite. Reste à voir si ces annonces seront suivies d’effet.

Béatrice Giblin :
Je suis de l’avis de Richard, cette conférence de presse est un peu la montagne qui accouche d’une souris. On fait du neuf avec du vieux. On fait de l’Education la priorité numéro un, et quelles sont les propositions ? Tenter l’uniforme dans une centaine d’écoles. Cela paraît un peu dérisoire ... On va « réarmer » civiquement les élèves en doublant les heures d’instruction civique (dont on sait que cela ne sert à rien). Quant à l’’apprentissage de la Marseillaise en primaire, je ne suis pas certaine que cela suffise à en faire des citoyens éclairés de la République. Le Times a qualifié tout cela de vision old school de l’éducation. Si on fait de l‘Education l’élément fort d’une politique (ce avec quoi je suis d’accord), je pense qu’il y avait d’autres choses à faire … Par exemple, on parle de beaucoup de réindustrialisation : il faut simplifier les normes, etc. Par conséquent il serait logique de préparer la jeunesse à ces industries de demain. Or pas un mot du lycée professionnel, qui est pourtant l’un des plus gros problèmes en France. C’est tout de même plus important de s’occuper de cela que de savoir si on va chanter la Marseillaise en primaire … J’ai trouvé que traiter l’Education de cette façon était presque infamant.
Pas un mot non plus sur les institutions. Il s’agit pourtant d’un thème qui a fréquemment été évoqué. Il y a eu les conventions citoyennes, le Conseil National de la Refondation (tombé dans les limbes), on a essayé les rencontres de Saint-Denis (où plus personne ne va) … et à présent, plus un mot sur ce sujet.
Les « fonctionnaires au mérite » sont évidement un thème qui va séduire la droite, mais pour mettre cela en place, il va falloir négocier avec les syndicats, et cela ne sera pas simple. Le congé de naissance est a priori la seule chose un peu nouvelle, et plutôt équilibrée dans le rapport père-mère. On ne sait pas qui va payer, cependant. Enfin, on parle sans cesse des classes moyennes, mais celles qui préoccupent le président, ce sont les classes moyennes « du bas », c’est-à-dire celles qui ne peuvent pas boucler les fins de mois, pas celles qui peuvent envoyer leurs enfants au lycée Stanislas …
Compte tenu du contexte géopolitique, il y a quelque chose de réellement décevant dans ces annonces. On attend tout de même autre chose du président de la 7ème puissance économique mondiale, membre du conseil de sécurité de l‘ONU. « Réarmer la nation », c’est peut-être aussi parler des situations géopolitiques internationales, des menaces qui pèsent sur l’Etat et la nation. Pour dégager une vison politique de tout cela, il faut s’accrocher …

Lionel Zinsou :
Il est amusant que le Times (quotidien britannique) raille la vision « conservatrice » de l’éducation, alors que presque tous les écoliers du Royaume-Uni portent un uniforme et que la journée commence par des prières, puisqu’il n’y a pas de séparation de l‘Église et de l‘Etat …
Je trouve Béatrice et Richard un peu sévères. D’autant que le président a annoncé une réforme très importante du lycée professionnel, en plein milieu de la conférence … De même, à propos des institutions, le président a parlé des conventions citoyennes, du CNR, du référendum, des rencontres de Saint-Denis … Si l’on n’a pas pu avancer sur le référendum, c’est parce qu’il n’y a pas eu de consensus, il y avait donc une part institutionnelle significative dans cette conférence de presse.
Politiquement d’abord, il y a eu des propos importants. L’électorat vieillit, et la base du macronisme est quasiment au-delà de l’âge actif, en tous cas au-delà de 55 ans. Et en 2027, ce sera encore pire. Dans ces conditions, il n’est pas inintéressant de perpétuer ces rituels de la République monarchique qui ont tant frappé Richard. Le général de Gaulle parlait aux Français sur l’unique chaîne de télévision, ici Emmanuel Macron les a toutes prises, on était donc en quelque sorte revenu à l’ORTF … Le propriétaire du rituel de la grande conférence de presse, c’est désormais Emmanuel Macron, et cela constitue un contraste saisissant avec le laconisme du président des Etats-Unis ou du Premier ministre britannique.
Emmanuel Macron est intervenu sur chacun des domaines où Marine Le Pen marque des points dans les sondages. Pour ce qui est de la stature de chef d’Etat, elle est préférée à Emmanuel Macron. Tous les rituels dont nous avons parlé visaient à contrebalancer cela. Elle est également jugée meilleure aussi sur le côté « proche des Français ». Quand vous parlez aux Français du dédoublement des classes, ou de l‘uniforme (ou plutôt de la « tenue unique ») vous êtes très concret, et proche du quotidien des gens. Les sujets de natalité, de fertilité ont été évoqués le jour même ou l’Insee sortait le chiffre de 1,7 enfants par femme. Tous ce sujets vous ont paru la répétition du même sans rien de nouveau, or ils avaient un but précis : contrer Marine Le Pen. Le président s’en est pris très violemment au Rassemblement National, ce qui aurait logiquement dû faire plaisir à la gauche. Emmanuel Macron a trois ans et demi pour donner à son successeur une chance contre Mme Le Pen.

Richard Werly :
Lionel et moi sommes donc bien d’accord : la communication est l’essentiel. Emmanuel Macron a sans aucun doute disséqué les enquêtes d’opinion à propos de Marine Le Pen, et répondu item par item. Pour autant, était-ce là ce qu’on attendait d’une conférence présidentielle destinée à relancer le second mandat ? Est-ce qu’un cap a été donné ? Est-ce que l’inventaire de la droguerie présidentielle suffit pour cela ? On peut toujours énoncer une liste, mais la réaliser est une autre affaire. Quelles garanties le président a-t-il données qui convainquent les électeurs que cette liste de mesures sera réalisée ?
Au moment où il parlait de la Santé, le président a eu une phrase amusante. Il a dit être issu d’une famille de médecins, dont il est la seule exception. Ce n’est à mon avis pas tout à fait vrai. Il est en quelque sorte le médecin de la France, ou plutôt un radiologue, qui examine les clichés, établit des diagnostics, et envoie le patient à des spécialistes. Il ne donne pas vraiment les médicaments, il ne fait qu’indiquer les problèmes. Et pour ce qui est d’accompagner la convalescence du patient, il n’est vraiment pas bon.
Ce sur quoi je suis le plus critique, ce n’est pas son énoncé, qui est plutôt juste, c’est sur le fait qu’il ne parvient jamais à convaincre qu’il pourra faire ce qu’il dit. Son premier quinquennat et le début du second comportent des réussites, plusieurs réformes ont été accomplies, mais ils ont aussi montré que le président n’arrive à ses fins que dans la division de l‘opinion. Ils me semble que ses prédécesseurs sur cette estrade, avec leur style et leurs références poétiques, avaient avant tout la préoccupation de rassembler. Je ne suis pas sûr que ce soit son cas.

Philippe Meyer :
Il y avait quelque chose dans le déroulement de cette conférence de presse et dans la manière dont les questions ont été posées qui est terriblement révélateur du fonctionnement de cette société de cour. Dans ces conférences de presse présidentielles, rituel essentiel de la Vème République, il y avait autrefois bien davantage de libertés. On pourrait citer la question posée au général de Gaulle sur l’affaire Ben Barka, ou la question sur l’affaire Gabrielle Russier, à laquelle Georges Pompidou avait dû répondre, en laissant d’ailleurs des moments de silence dont on se dit qu’ils ne pourraient plus exister aujourd’hui. Je suis d’accord avec Richard sur le caractère minuscule des questions posées, ainsi que sur l’absence complète de question libre. C’est sans doute l’effet de la présidence de la République et de l’organisation du cabinet de M. Macron, mais aussi celui d’une profession qui avale des couleuvres dont le diamètre s’approche de plus en plus de celui d’un boa …

Béatrice Giblin :
Est-ce que des réponses précises sur chacun des points où Mme Le Pen séduit l’opinion suffiront à contrecarrer la dynamique dont elle jouit en ce moment ? J’en doute. Les élections européennes du mois de juin sont dans tous les esprits, et on peut raisonnablement craindre que les listes du Rassemblement National ne fassent des scores supérieurs à celles d’Emmanuel Macron, avec jusqu’à dix points d’écart. Évidemment, il va y avoir une campagne électorale, et tout cela peut encore bouger, mais en tant que citoyenne, j’attendais de mon président de la République un peu plus de hauteur, de vision … Je n’ai rien trouvé de tout cela, et c’est encore plus préoccupant étant donné le contexte international. Je n’ai pas été « réarmée ».

Lionel Zinsou :
J’aimerais réhabiliter les radiologues ! D’autant qu’existe désormais la radiologie interventionnelle : avec des robots chirurgicaux très peu intrusifs, on peut désormais agir en temps réel sur le patient (pose d’implants, réduction de fractures, etc.) sous imagerie médicale … C’est tout de même un progrès ! Si le président est un radiologue, tant mieux, c’est tout à son mérite, et puis c’est un radiologue qui intervient beaucoup. Vous déplorez qu’il n’ait pas donné de gages d’action, mais j’en ai personnellement entendus. Il a parlé de la façon dont le pays avait été protégé pendant la crise Covid (de façon à peu près unique au monde, ne l’oublions pas). A part les Etats-Unis et la France, quel autre pays a, en 2020, vu son pouvoir d’achat progresser tandis que la récession était la plus forte jamais mesurée (plus de 8%) ? Aucun. Le président a également parlé de plein emploi, d’évolutions sociétales … Libre à vous de ne voir que le « rien » dans l’action, mais personnellement, j’ai entendu tout cela.
Peut-on encore faire du lyrisme dans ce genre d’exercice ? J’ai personnellement regretté qu’il n’ait pas, comme Georges Pompidou à propos de Gabrielle Russier, cité du Paul Eluard. Le président aurait pu ainsi rendre un hommage plus émouvant au travail des enseignants, par exemple. Je rappelle que Gabrielle Russier était une enseignante qui s’est suicidée à cause de quelque chose qui doit résonner d’une façon particulière pour M. Macron : elle avait eu une liaison avec l’un de ses élèves, mineur. A la suite de cette question, il y avait eu dans la conférence de presse de M. Pompidou un moment de suspens d’une intensité extraordinaire. Ici, rien de tout cela en effet. Le président Macron est en quelque sorte major de l’ENA à vie : c’est le grand oral permanent. Rappelez-vous les grands débats qui ont suivi le mouvement des Gilets Jaunes : Emmanuel Macron entrait dans des salles où il y avait 600 élus locaux, dont l’enthousiasme à son égard était comparable à celui de Béatrice et Richard, et il en sortait en standing ovation après six heures de réponses aux questions. Je vois Richard froncer les sourcils, mais je m’étonne que ce citoyen de la Confédération Helvétique n’ait pas été séduit par ce moment de théâtre français, avec une salle pleine, dans un décor monarchique extraordinaire … En tant que Béninois, j’ai personnellement été très sensible à l’exotisme de tout cela.

Richard Werly :
Mais dans votre métaphore, qui est le robot chirurgical ?

Philippe Meyer :
Je ne pense pas qu’il suffit qu’un théâtre soit plein pour qu’un spectacle soit bon, tout comme il ne suffit pas que l’interprète soit doué pour que le texte de la pièce convainque. Emmanuel Macron n’a pas cité Eluard, mais à propos de sa conférence de presse, il aurait pu citer le Cyrano d’Edmond Rostand : « Non ! Non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! » …

ÉLECTIONS À TAÏWAN

Introduction

Philippe Meyer :
Le 13 janvier, William Lai Ching-te du Parti démocrate progressiste (DPP) d'inspiration indépendantiste a été élu à la présidence de Taïwan avec 40,1 % des voix. Il s'agit de la troisième victoire consécutive du DPP à la présidentielle, du jamais vu dans la jeune démocratie taïwanaise. Lai Ching-te a profité d'une forte participation de plus de 70 % et de la division de l'opposition, marquée par l'émergence d'un troisième parti populiste, le Parti du Peuple de Taïwan, qui a récolté 26 % des voix en misant sur les enjeux économiques. Le nouveau président perd toutefois sa majorité parlementaire en n’obtenant que 51 sièges à la chambre basse, contre 52 pour le Kuomintang favorable à un rapprochement avec la Chine et 8 sièges pour le Parti du Peuple de Taïwan. Cela risque de compliquer le vote de certaines lois sur la défense, le budget et les échanges avec le continent chinois. Selon le suivi de l’Université Chengchi, si plus de 90 % des habitants de l’île sont des descendants de Chinois, plus de 62 % s’identifient uniquement comme taïwanais, contre 17 % en 1992 ; et 30,5 % se voient comme taïwanais et chinois, contre 46 % il y a trois décennies.
Lai Ching-te ne prendra ses fonctions qu’en mai, mais Pékin a répété, dès l'annonce des résultats que sa détermination à réaliser la réunification restait intacte. Les États-Unis ont félicité Lai pour sa victoire, mais en pesant leurs mots à l'heure d'une timide relance diplomatique avec la Chine, depuis le sommet de San Francisco, entre Joe Biden et Xi Jinping en novembre. « Nous ne soutenons pas l'indépendance », a déclaré le président américain tandis qu’une délégation de hauts diplomates américains s’est rendue dimanche à Taipei pour réaffirmer l'appui à l'île. Ces précautions n'ont pas suffi à rassurer Pékin, qui a « déploré fortement » ces félicitations, car elles envoient un « message erroné » aux forces « séparatistes ». Le statut de Taïwan est le sujet le plus explosif dans les relations entre la Chine et les États-Unis. Si Washington reconnaît Pékin au détriment de Taipei depuis 1979, le Congrès américain impose parallèlement de fournir des armes à Taïwan, dans le but affiché de dissuader la Chine de toute volonté expansionniste. Le Quai d’Orsay, comme l’UE, ont félicité « les électeurs » et « les élus », sans spécifier le nom du vainqueur du scrutin.  Au lendemain du scrutin, Taïwan a perdu un de ses rares alliés diplomatiques avec l'annonce par Nauru, un micro-Etat du Pacifique, de la rupture des liens avec Taipei. Taïwan n'est désormais plus reconnu officiellement que par 12 pays dans le monde.
Promettant d'être « du côté de la démocratie », le président élu prévoit de « poursuivre les échanges et la coopération avec la Chine », premier partenaire commercial de Taïwan, territoire de 23 millions d'habitants situé à 180 km des côtes chinoises. Un conflit dans le détroit les séparant serait désastreux pour l'économie mondiale : plus de 50 % des conteneurs transportés dans le monde y transitent et l'île produit 70 % des semi-conducteurs de la planète.

Kontildondit ?

Lionel Zinsou :
Toute la presse mondiale est véhémente à propos du succès du parti indépendantiste lors des élections taïwanaises, et pourtant je ne suis pas sûr que ce qui vient de se passer soit de l’ordre du séisme. Ce parti a même un peu régressé par rapport aux deux scrutins précédents (puisque c’est la troisième fois qu’il arrive au pouvoir) : deux millions et demi de voix en moins, alors que la participation était élevée. Par ailleurs, il a perdu la majorité parlementaire qu’il détenait jusque là. Autrement dit, pas de quoi mettre en œuvre la préparation de la moindre vélléité d’indépendance.
Taïwan est un pays qui accepte d’être une province de la Chine. Jusque dans les années 1980, l’île se considérait comme la République de Chine légitime, puisque c’est là que s’était réfugié Chiang Kaï-chek après la victoire des communistes en 1949. A l’époque, l’idée était à la reconquête de la Chine continentale. Aujourd’hui, à Taïwan, le président (dont l’élection est à un seul tour) a 40% des voix. Cela signifie donc que 60% des votants ne se reconnaissent pas comme indépendantistes. Cette victoire électorale a été décrite en Europe comme la révélation d’une majorité qui réclamait son indépendance, mais ce n’est pas le cas.
Il ne s’est donc rien passé de majeur dans ces élections, mais ce qui est intéressant, c’est l’écho extraordinaire qu’elles ont eues. Philippe a été un peu généreux dans son introduction, car les diplomates envoyés par les Etats-Unis ne sont pas en fonction : ce sont d’anciens diplomates. De même, ce n’est pas William Lai Ching-te qui a reçu les félicitations du département d’Etat, mais « les électeurs et les élus », sans que personne ne soit nommé ; c’est une distinction qui a son importance. Il y a de multiples raisons à cela, mais la première d’entre elles est que les Etats-Unis sont contre l’indépendance de Taïwan.
Et en même temps, du point de vue démocratique, Taïwan est exemplaire, elle est régulièrement placée par Reporters sans Frontières en tête des démocraties d’Asie, notamment en ce qui concerne les libertés publiques, la liberté de la presse, la liberté des mœurs, la liberté économique, le respect des droits humains et des droits du travail … C’est réellement impressionnant, et ce focus médiatique a au moins l’avantage de tous nous refamiliariser avec Taïwan. Je recommande à tous nos auditeurs d’aller à Taïwan, ne serait-ce que pour les musées d’art chinois, les plus beaux du monde (car le Kuomintang, le parti de Chiang Kaï-chek, avait pris la précaution de quitter Pékin en emportant les trésors des musées …).
En dehors de tout cela, c’est également une puissance économique incroyable. Cette population, née d’une petite cohorte de gens qui venaient d’être battus, a aujourd’hui un revenu par tête comparable aux plus riches pays d’Europe, un peu plus de trois fois celui de la République Populaire de Chine. Taïwan a d’ailleurs été un investisseur déterminant pour la révolution industrielle chinoise. Ce qui protège l’île, c’est notamment qu’elle produit les microprocesseurs dont absolument personne ne peut se passer, et surtout pas la Chine. Ce savoir-faire technologique est le résultat d’une politique d’éducation très impressionnante. Les efforts dédiés à l’enseignement et à la recherche paient : Taïwan en est la preuve, tout comme Singapour ou la Corée du Sud. Tout le monde est impressionné par les performances économiques de la Chine, mais celles de Taïwan sont trois fois plus impressionnantes, avec seulement 22 millions d’habitants (contre 1,3 milliards en Chine continentale). Taïwan nous rappelle que la démocratie est possible sur tous les continents, qu’elle peut être exemplaire, et que des caps politiques peuvent créer des réussites économiques. La démocratie est même plus efficace que le totalitarisme ou le despotisme pour ce qui est des performances économiques.

Béatrice Giblin :
Je nuancerai un peu les propos de Lionel quant au fait que le Parti démocrate progressiste soit indépendantiste. Le président Lai Ching-te a fait des déclarations indépendantistes, ce qu’il s’était bien gardé de faire pendant sa campagne électorale. Le DPP est suffisamment conscient des risques pour ne pas agiter le chiffon rouge de l’indépendantisme, et il n’aurait probablement pas remporté ces élections s’il l’avait fait. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un camouflet pour le président Xi Jinping. La Chine a tenté l’intimidation, y compris par des manœuvres militaires à proximité. Et pourtant, pour la troisième fois, ce parti opposé au régime chinois (et non pas hostile à la Chine, la distinction est importante) est réélu. Certes, il n’obtient que 40% des suffrages et perd 2,5 millions d’électeurs. Mais c’est la troisième fois qu’il est au pouvoir, alors que comme dans toute démocratie, il y a une forme d’usure chez les électeurs, qui peuvent être mécontents de toutes sortes de choses. C’est en cela que ce résultat électoral est significatif.
La démocratie taïwanaise est exemplaire (seulement depuis les années 1990 toutefois), mais c’est cette exemplarité même qui est insupportable pour Xi Jinping. Le fait que la démocratie soit possible partout, et ait le toupet de réussir, constitue une vexation pour Pékin.
Pour autant, une reconquête militaire de Taïwan serait loin d’être facile. L’île fait tout de même 160 kilomètres de long, avec des falaises ou des montagnes pouvant culminer à 3000 mètres, et une population prête à se défendre. Il y a là un autre élément essentiel : la construction d’une conscience nationale taïwanaise. Comme le rappelait Philippe, une majorité de la population se considère comme uniquement taïwanaise, et pas (ou plus) chinoise. Bien qu’il y ait une langue et une culture communes, il y a désormais bel et bien une culture et une nation taïwanaise. Et ce qui vient d’arriver à Hong-Kong doit sérieusement les faire réfléchir sur les risques.

Philippe Meyer :
Le rappel historique de Béatrice est bienvenu : Taïwan a été un régime extrêmement autoritaire, devenu démocratique sans qu’il y ait de transition violente.

Richard Werly :
A une époque où les bonnes nouvelles géopolitiques sont si rares, je trouve qu’il y a de quoi se réjouir de ce qui vient de se passer à Taïwan. D’abord parce que démocratie y fonctionne, même si ce mode de scrutin à un seul tour est un peu particulier. La démocratie est non seulement installée et acceptée sur l’île, mais elle constitue un atout.
Et même la réaction chinoise est une bonne nouvelle, car on pouvait craindre une hausse de ton brutale de la part de Pékin, voire d’autres manœuvres militaires. Or cela n’a pas été le cas. On sait que Xi Jinping a d’autres difficultés (notamment économiques), et il attend sans doute de savoir à quoi ressemblera la prochaine administration américaine, autrement dit un moment plus opportun. Rappelons que l’administration Biden s’est montrée très ferme à propos de Taïwan.
Et puis il y a l’exemple que Taïwan donne au reste de l’Asie. Le continent est déjà démocratique au nord-est (Corée du Sud, Japon) mais au sud-est. Il y aura cette année un scrutin important en Indonésie, dont il faut rappeler que c’est le pays musulman le plus peuplé du monde, avec 230 millions d’habitants. C’est une puissance régionale incontournable, pour qui l’exemple taïwanais, qui concilie démocratie, conscience nationale et réussite économique, sera intéressant.
Enfin, au-delà d’une conscience nationale, il y a un vrai débat politique qui s’installe à Taïwan. Les universités taïwanaises investissent dans la connaissance et la recherche, il y a là un pôle d’excellence géopolitique qui se forme et c’est tout à fait intéressant.
Une ombre au tableau cependant : la société taïwanaise est travaillée par un certain nombre de courants, manipulés par Pékin. Je ne sais pas si Xi a tenté d’interférer dans les élections, en tous cas cela n’a pas empêché la victoire du DPP, mais on peut se demander si la Chine ne va pas renforcer ses manipulations. Peut-être que Pékin va changer de stratégie, et privilégier la déstabilisation plutôt que la confrontation.

Lionel Zinsou :
L’Europe aurait-elle un rôle à jouer en cas de tensions géopolitiques en Mer de Chine ? La moitié du trafic de containers de la planète passe par là, en cas de problèmes, il y aurait immédiatement une flambée d’inflation, des pénuries sur des produits indispensables, etc. En termes de retombées, ce serait « l’Ukraine au carré ». A la fin du XIXème siècle, pendant la guerre entre la France et la Chine, la France avait fait le blocus de Taïwan, en termes d’influence, il est clair qu’on est aujourd’hui très loin de ce genre de possibilité. S’il devait y avoir un conflit, je crains que les pays de l’OTAN n’aient beaucoup de mal à trouver une position commune.
Hong-Kong est dans tous les esprits. « Une seule Chine, mais deux systèmes » est une affirmation fausse : tous les droits ont été bafoués très vite. Enfin, la démographie est très inquiétante : en Chine, il n’y a qu’un enfant par femme, le pays va perdre 600 millions d’habitants dans les 30 prochaines années. Je n’arrive personnellement pas à comprendre pourquoi ces pays déploient tant d’efforts sur la scène géopolitique, plutôt qu’à se « réarmer » au point de vue de la natalité.

Béatrice Giblin :
Gardons à l’esprit le détroit de Malacca (entre Singapour et l’Indonésie). Le détroit de Taïwan est vaste (160 kilomètres), celui de Malacca peut être bloqué si l’on coule un seul de ces super-transporteurs …

Les brèves

Du rimmel et des larmes

Richard Werly

"Je me suis intéressé au destin de Rachida Dati, dont la récente nomination comme ministre de la Culture a surpris presque tout le monde. Je me suis replongé dans son itinéraire, et parmi les différents livres écrits sur elle, j’ai trouvé cette pépite, dont le titre est magique. Il a été publié au début des années 2010, et il raconte l’incroyable destin de la ministre, qui a réussi, grâce à une ténacité à toute épreuve et à des talents naturels dont elle a su user et abuser, à parvenir aux sommets du pouvoir. Ce qui m’a le plus surpris, ce n’est pas tant la volonté farouche de Mme Dati, c’est la manière dont la bonne société (masculine) parisienne la voit débouler, et ne sait pas quoi faire, tout en étant terriblement tentée par ce profil de jeune femme issue de l’immigration. Je ne sais pas ce qu’est devenue cette déstabilisation du début des années 2000, mais cet itinéraire météorique méritait un rappel. "

Wax stories

Lionel Zinsou

"En faisant l’éloge de ce livre, je vais transgresser une règle éthique, puisque ma fille Marie-Cécile Zinsou en est responsable. Il s’agit d’un livre d’art, d’un « beau livre », qui est une encyclopédie du pagne Wax, en coton tissé, très coloré, qui fait tout le paysage de l’Afrique de l’Ouest, et de plus en plus celui de l’Afrique Centrale. Mais on le trouve aussi dans les communautés afro-américaines des magasins chic de la 5ème avenue, car ce vêtement est devenu « trendy ». Cela dit quelque chose de très intéressant à propos de la mondialisation de l’économie. Ce pagne est devenu complètement africain, alors qu’il avait été conçu par les Néerlandais pour l’Indonésie. S’il est devenu si complètement africain, c’est parce qu’il existe un langage codé pour chaque motif, chaque couleur. Si vous mettez par exemple telle couleur avec tel motif, vous dites « je sors avec mon mari, mais je n’ignore pas qu’il sort avec d’autres ». C’est arrivé à des femmes de politiciens haut placés qui ignoraient ces significations … Le livre est superbe, mais on peut en trouver gratuitement le contenu sur internet sur le site de la fondation Zinsou."

Le dernier des Juifs

Philippe Meyer

"En 2016 Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach relevaient dans leur livre L’An prochain à Jérusalem qu'en Seine-Saint-Denis, à Aulnay-sous-Bois, le nombre de familles de confession juive est passé de 600 à 100, au Blanc-Mesnil de 300 à 100, à Clichy-sous-Bois de 400 à 80, à La Courneuve de 300 à 80. C'est dans l'une de ces communes que vit Bellisha, avec sa mère Gisèle, qui ne parle que de déménager et qu’incarne Agnès Jaoui en évitant, ou plutôt en renouvelant les clichés de la yiddishe muter. Bellisha est le protagoniste du film de Noé Debré, Le Dernier des juifs, qui sera dans les salles mercredi. C’est un jeune homme cartilagineux qui vit en retrait. Il fait croire à sa mère - du moins le pense-t-il - qu’il effectue un stage en entreprise et qu’il fréquente une salle où il apprend l’auto-défense. En réalité, sa défense consiste à éviter tout ce qui pourrait le contraindre à faire des choix, à prendre des décisions. Il coule des heures agréables dans le lit d’une voisine musulmane et mariée, il s’occupe de sa mère malade et qui sort de moins en moins, sinon sur son balcon. Bellisha voit la situation : le dernier magasin cascher ferme, les derniers voisins juifs partent, mais, comme on dit, Bellisha n’imprime pas. Il amortit. C’est une trouvaille et une réussite de Noé Debré que de nous mettre devant les yeux une réalité que nous nous efforçons avec succès d’ignorer non pas à travers un militant ou un indigné, mais à travers un grand dadais si lunaire qu’il en est comique, excellement campé par Michael Zindel. Au fond, pourrions-nous nous dire, ces Juifs qui quittent le 9.3, ça n’est pas grave, ça n’est pas un exode, mais une simple évaporation…"

L’accélération de l’Histoire : les noeuds stratégiques d’un monde hors de contrôle

Béatrice Giblin

"Cet essai de Thomas Gomart vient de paraître. L’auteur est un très bon analyste des rapports de forces géostratégiques, et ici, cet historien s’intéresse à la géographie, c’est sans doute ce qui m’a attirée dans ce livre. L’objet de cet essai est d’aider les Européens à ouvrir les yeux sur ce qui risque de leur arriver s’ils ne commencent pas à se réarmer (au propre comme au figuré) à court terme. Il voit cela à travers trois détroits : Ormuz pour le pétrole, Bosphore pour les céréales, et Taïwan pour les microprocesseurs. Il nous enjoint à sortir de nos représentations un peu dépassées pour regarder en face le nouveau partage du pouvoir mondial. Il est grand temps de le prendre en compte. "