Thématique : le procès Pétain, avec Julian Jackson / n°335 / 4 février 2024

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LE PROCÈS PÉTAIN

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Julian Jackson vous êtes historien, spécialiste du XXe siècle de l’histoire de France. Après un ouvrage sur l’occupation et une biographie de Charles de Gaulle que nous avions saluée ici même, vous publiez France on Trial : The Case of Marshal Pétain, publié au Seuil fin janvier dans une traduction titrée Le Procès Pétain et sous-titrée Vichy face à ses juges.
« On peut revisiter le procès de Pétain sans vouloir le refaire », écrivez-vous dans votre introduction. « L’exercice permet d’observer les Français de 1945 en train de débattre à chaud de leur histoire. » Comme le suggère le sous-titre de votre livre, ce n’est pas seulement le Maréchal qui est jugé. « Nous serions des hypocrites, écrit Mauriac, si, avant de mêler nos voix à toutes celles qui l’accusent, chacun de nous ne se demandait : qu’ai-je dit, qu’ai-je écrit ou pensé au moment de Munich ? De quel cœur ai-je accueilli l’armistice ? [...] Ne reculons pas devant cette pensée qu’une part de nous‐même fut peut‐être complice, à certaines heures, du vieillard foudroyé. » C’est, au fond, ce qui rend ce procès unique : les Français jugeaient le héros de la Grande Guerre qu’ils avaient presque accueilli avec soulagement (le « lâche soulagement » qu’éprouvait Blum au moment de Munich ?) : « Si un référendum s’était tenu en juin 1940 pour confirmer l’arrivée de Pétain à la présidence du Conseil, je pense que 95 % des Français auraient voté en sa faveur », écrivez-vous.
Lorsqu’elle se réunit dans une certaine précipitation la Haute Cour de justice, composée de trois magistrats professionnels et de 24 jurés (12 résistants et 12 parlementaires), se réunit pour juger de la conduite du chef de Vichy, elle peine à déterminer de quoi Pétain doit répondre.
Pour de Gaulle, le crime était l’armistice ; Raymond Aron ne condamnait Pétain qu’à partir de novembre 1942, lorsqu’il était resté en France alors que les Allemands bafouaient l’armistice et franchissaient la ligne de démarcation ; Simone Weil, quant à elle, considérait l’armistice comme un acte de lâcheté collective qui ne pouvait être imputé à Pétain seul. Les débats qui se déroulent pendant les trois semaines du procès ne règlent pas cette question. 
Vous décrivez toutes les étapes du procès, de l'interrogation du prisonnier jusqu'au délibéré qui condamne Pétain à mort, à l'indignité nationale, et à la confiscation de ses biens, condamnation tempérée par une demande de non-exécution pour « tenir compte du grand âge de l'accusé ». Le général de Gaulle, exaucera ce vœu. La Haute cour savait qu’il ne pouvait en aller autrement.
Au lendemain du procès, Mauriac écrit : « Un procès comme celui‐là n’est jamais clos et ne finira jamais d’être plaidé. » Dans la troisième partie de votre livre intitulée « ce passé qui ne passe vraiment pas », vous montrez qu’il avait raison, et vous concluez : « Si le dossier Pétain est clos, le pétainisme n’est pas mort. » Il me semble que c’est en constatant cette permanence du pétainisme, sa présence dans le débat public en 2022 plus de soixante dix-ans après la mort du Maréchal et plus de quatre-vingts ans après son accession au pouvoir que vous avez en quelque sorte remonté le courant à la recherche des raisons et du contenu de cette permanence jusqu’à en arriver à ce procès ni fait ni à faire. Est-ce bien votre démarche ?

Kontildondit ?

Julian Jackson :
Quand j’ai entamé ce travail, j’avais davantage le passé en tête que le présent. Ce qui m’intéressait, c’était de prendre ce procès au sérieux, car il me semble que dans les représentations, on avait tendance à le considérer comme un procès, non pas « stalinien », mais tout de même assez joué d’avance. Or il me semblait qu’il y avait eu un vrai débat. Déjà sur ce qu’était le crime de Pétain. On lui reprochait plusieurs choses, comme d’avoir comploté contre la République (ce qui est absurde), d’avoir serré la main d’Hitler, d’avoir collaboré, ou d’avoir, avec Laval, tué la République les 9 et 10 juillet 1940 … Les accusations étaient nombreuses, et il me semblait intéressant de décrypter tout cela. Comme tous les historiens d’aujourd’hui, je m’intéresse à la mémoire, et j’entendais donc aussi analyser les conséquences de ce procès, ses retombées. J’avais de longue date prévu de séjourner à l’Île-d’Yeu pour l’anniversaire de la mort de Pétain (c’est là qu’il est enterré), parce que c’était un véritable lieu de pèlerinage dans les années 1950 et 1960 pour les fidèles de Vichy et du maréchal.
Et puis l’actualité a en quelque sorte rattrapé ce travail. On se souvient des propos d’Eric Zemmour, des petites escarmouches entre Emmanuel Macron et Elisabeth Borne … Il était clair qu’on parlait encore de Pétain.

Michel Winock :
Je voudrais vous poser une question personnelle. Vous avez consacré la plus grande partie de votre œuvre à l’Histoire de la France contemporaine. Philippe a rappelé les trois grands livres qui nous intéressent aujourd’hui : sur l’occupation, sur De Gaulle et sur le procès Pétain. Vous embrassez donc notre histoire politique, des années 1930 à 1945. D’où vient cet intérêt pour notre Histoire ? Est-il dû à des hasards, à des convictions ? Car les historiens britanniques qui se consacrent à l’Histoire de la France sont au fond assez peu nombreux.

Julian Jackson :
C’est une question difficile car je suis si lié à cette Histoire désormais, que je peine à en distinguer les raisons. Ce que je puis vous dire, c’est qu’il y a un attachement personnel à la France : un pays qui a produit Marcel Proust, le roquefort ou Louis de Funès est forcément un pays que j’aime. J’ai donc a priori un grand intérêt pour la culture française. Quant à son Histoire, une anecdote. Juste avant de faire mes études à Cambridge, j’ai passé quelques semaines à Aix-en-Provence pour améliorer mon français, et j’y ai rencontré une fille de mon âge, avec qui je m’entendais bien. Un jour, elle m’a invité à déjeuner dans sa famille, tout se passait très bien, et je ne sais comment, au cours du repas j’ai mentionné le nom du général de Gaulle (nous étions en 1973, il était donc déjà mort depuis un moment), et l’ambiance a changé instantanément. Il se trouve que c’était une famille Pied-noir (comme il y en avait beaucoup dans cette région). Personnellement j’ignorais tout de cette histoire, et ne comprenais absolument pas ce que j’avais bien pu dire de si choquant.
Pour un britannique, un pays où les haines peuvent demeurer et s’exprimer de façon aussi manifeste a quelque chose de fascinant. N’oublions pas que nous avons tué notre roi avant vous, sommes devenus une République avant vous, etc. Mais tout de même ! Un pays où l’Histoire compte à ce point n’a pu que m’attirer. Je ne dirai pas que c’est toute l’explication, mais cela a indéniablement déclenché quelque chose.

Nicolas Baverez :
On peut se dire à vous lire que tout votre travail tourne autour de cette débâcle de la France. Je pense moi aussi que juin 1940 reste le pivot et la tragédie de la France au XXème siècle. Et finalement, autour de ce moment clef, deux personnages émergent. D’un côté Pétain, le grand héros de la première guerre mondiale, qui va se révéler un naufrageur politique. De l’autre, le général de Gaulle, qui se rêvait en chef militaire et en sauveur (mais qui fut prisonnier pendant la Grande Guerre), qui se révèlera le grand leader politique, et qui sauvera l’honneur de la France dans ce moment tragique. Ce nouveau livre est en quelque sorte la continuité d’une même histoire, vue sous des angles différents.

Julian Jackson :
Oui, c’est la crise centrale de la France, depuis la Révolution française. Nous autres Britanniques n’avons pas de traumatisme comparable à celui d’être vaincu et occupé. Il y a cette très belle scène dans le Chagrin et la Pitié (documentaire de Marcel Ophüls, 1969), où on interroge Anthony Eden (ancien Premier ministre britannique et ministre des Affaires étrangères) à propos de la France pendant la seconde guerre et il répond, avec beaucoup de dignité qu’un Britannique ne devrait pas juger le comportement d’un pays qui a été occupé, car ils n’a pas eu cette expérience.
Mon premier livre portait sur la crise économique des années 1930, le deuxième sur le Front populaire, puis un autre (qui n’a pas été traduit en français) sur la défaite de 1940, dans lequel je voulais réhabiliter un peu la IIIème République … Oui, je trouve que c’est le drame central de la France contemporaine, et qu’on ne saurait y échapper. Je n’avais pas envisagé les livres sur l’occupation, de Gaulle et le procès Pétain comme une trilogie, mais puisque vous m’y faites penser, j’ajouterai un quatrième élément : la défaite de 1940. Il y a certainement une continuité et une unité à tout cela, en effet. J’ai aussi fait un petit livre sur la Grande illusion, l’un de mes films préférés, qui est aussi un film sur la guerre : même s’il est sorti avant, tout y est déjà.

Nicolas Baverez :
Il y a en fait deux livres en un. L’un est sur le procès Pétain, avec la reconstitution de l’époque et des acteurs, et l’autre est un livre sur la mémoire. À propos du procès, j’aurai deux questions.
D’autres procès comparables se tiennent à la même époque : il y a Nuremberg, le procès Quisling en Norvège … en quoi celui de Pétain se distingue-t-il ?
Le sous-titre de l’édition française de votre livre (« Vichy face à ses juges ») est un peu trompeur. Vous nous montrez justement en quoi le procès de Pétain n’a pas été le procès de Vichy, parce que des pans entiers ont été absents des débats, à commencer évidemment par la Shoah et la politique antisémite du gouvernement de Vichy.

Julian Jackson :
Sur la première question, je pense que la réponse est simple. La différence entre le procès de Nuremberg, ou le procès de Tokyo, et le procès Pétain, c’est que ce sont les Français qui jugent Pétain. Pas les Alliés, ou les vainqueurs en général, mais les compatriotes. Dans le cas de Quisling, ce sont les Norvégiens qui l’ont jugé, mais honnêtement Quisling ne comptait pas beaucoup, ce n’était pas un si grand évènement, Quisling était un fanatique sans réel appui populaire. Pétain, au contraire, c’était la France. Il se voyait comme la France, et pendant quatre ans, les Français voyaient Pétain comme la France. En jugeant Pétain, les Français jugeaient la France, ou la France de Pétain.
Ce qui m’amène à votre seconde question. Les sous-titres sont toujours un peu arbitraires. Le premier que m’avaient proposé les éditions du Seuil était « la collaboration face à ses juges ». J’ai répondu que pour moi, Vichy englobait la collaboration mais aussi d’autres choses, cela m’a donc paru préférable. Mais sur le fond, vous avez raison : beaucoup de choses n’ont pas été abordées pendant le procès. Comme le rappelait Philippe Meyer, pour de Gaulle, le péché originel et capital de Vichy, c’était l’armistice. Il ne s’agissait pas de dire que le reste ne comptait pas, mais cela découlait en quelque sorte de ce moment fatidique.
La question du sort des Juifs a été escamotée, mais ce n’est pas la seule. J’ai trouvé dans les archives américaines et britanniques que le ministre de la Justice (Pierre-Henri Teitgen en 1945) a vu les ambassadeurs britanniques et américains séparément. Trois semaines avant le début du procès, il leur dit que le procureur Mornet va concentrer ses efforts sur la période qui suit novembre 1942, c’est-à-dire le moment où Pétain est vraiment indéfendable. Mais bizarrement, ce n’est pas ce qu’a fait Mornet. Pourquoi ? Je n’ai pas d’explication. Quand Mornet commence à bâtir son réquisitoire, il y a beaucoup de livres écrits par des Français exilés, qui sont restés « bloqués » en 1940, car il n’étaient pas en France. Il existe donc toute une littérature du complot, sur les liens de Pétain avec la Cagoule … (mouvement terroriste d’extrême-droite opérant en France dans les années 1930)

Philippe Meyer :
Pour nos auditeurs qui ne vous auraient pas encore lu : le procureur Mornet consacre beaucoup d’énergie pendant toute une partie du procès, à dire que quatre ans ou cinq ans avant la guerre, Pétain était dans la mouvance du mouvement terroriste de la Cagoule, qui conspirait contre la République. Et au bout d’une semaine, il demande à ce qu’on passe à autre chose parce qu’il n’y a pas de preuves ...

Michel Winock :
Pouvez-vous nous parler de la personne Pétain en 1945. Qui est-il ? Comment se voit-il ? Comment les Français le voient-ils ? Et y a-t-il déjà un mythe Pétain en 1940 ?

Julian Jackson :
Je pense que oui. Ce qui est à mon avis fascinant dans ce procès, c’est la présence de ce vieil homme, ce héros qui est silencieux la plupart du temps car son avocat, Jacques Isorni, a eu la bonne idée de le faire taire. Car si Pétain n’était pas « gâteux » (comme on l’a beaucoup entendu), il avait tout de même 89 ans, et confondait les dates. Isorni avait donc bien compris que le silence bénéficierait à son client, et lui confèrerait de la dignité.
Toutes la question est donc : que pouvait-il bien se passer dans sa tête ? Il intervient à quelques reprises, mais la plupart du temps, il feint d’être sourd. L’est-il vraiment ? Je pense que cette surdité est sélective, car on peut prouver qu’à quelques occasions, il entend bien ce qui se dit. Malgré tout, il faut se rappeler la façon dont la cour était organisée. Pétain était sur son fauteuil, et les témoins, qui font face aux juges, sont devant lui, et lui tournent le dos. Il est donc possible que tout n’ait pas toujours été audible.
Le personnage de de Gaulle est inépuisable, chaque fois qu’on pense en avoir fait le tour, il parvient toujours à vous surprendre. Il y a tellement de niveaux, il est si complexe … Pétain au contraire ne me semble pas très intéressant. Il a sans doute été un grand chef militaire, mais au contraire de de Gaulle ce n’était pas un intellectuel, ses idées sur la politique étaient assez banales … Je pense qu’il a été prisonnier de cette image du sauveur. Dès les années 1930, on parle de « l’homme providentiel », avec le pamphlet « c’est Pétain qu’il nous faut » de Gustave Hervé, etc. On sait que Laval voyait en lui la personne idéale pour mettre dans un portrait au dessus des cheminées …
Pour moi, c’est quelqu’un qui n’a pas beaucoup d’idées, et celles qu’on lui connaît sont plutôt banales. Il est une espèce de feuille blanche, sur laquelle tout le monde se plaît à écrire. Il est cependant là pour une raison, au niveau symbolique, et pas seulement comme chef d’Etat. On a parlé de « pétainisme » ; j’ignore si cet « isme » existe vraiment, mais il signifie que qu’il y a davantage que l’homme, qui est un peu banal et même assez médiocre. Cet homme, que n’intéressent que la guerre et le sexe, devient très important pour ce qu’il symbolise.

Michel Winock :
Il y a tout de même la légende, ou en tous cas une vérité très discutable, selon laquelle il est « le vainqueur de Verdun ». Dans la construction de sa légende, la première guerre mondiale tient une place très importante, à laquelle de Gaulle lui-même a d’ailleurs rendu hommage. Si je ne me trompe, de Gaulle disait d’ailleurs que Pétain était « mort en 1925 » …

Julian Jackson :
Oui. Notons tout de même que 1925, c’est le moment où de Gaulle entre dans son cabinet …! Je pense que de Gaulle voulait dire par là qu’après 1925, le cerveau de Pétain était un peu figé, fermé aux idées nouvelles. De Gaulle n’aimait pas l’adulation, ce n’était pas son genre, et celle qui entourait le maréchal devait le heurter un peu. Il restait cependant un fond de respect à l’égard de Pétain. En 1951, il apprend la mort de Pétain. Pompidou lui dit : « Pétain est mort », et de Gaulle le reprend : « le maréchal est mort ».

Michel Winock :
Faites-vous la distinction, que proposait Jean-Pierre Azéma, entre le « maréchalisme » et le « pétainisme » ?

Julian Jackson :
Oui. Je pense même qu’elle est très importante, tout comme les travaux de Pierre Laborie, qui ont montré la complexité de l’opinion publique sous Vichy. On peut avoir plusieurs idées dans la tête au même moment. Et je pense que jusqu’à la fin, il reste un fond de « foi en Pétain » dans beaucoup de cœurs, en France. On pense à la visite célèbre à Paris en avril 1944, et on se demande comment des milliers de Parisiens ont pu l’applaudir mais je comprends tout à fait. Non pas qu’il y ait eu autant de fanatiques de la révolution nationale, mais simplement, les gens ont plusieurs idées à la fois. Oui, la distinction entre l’idéologie de Vichy et la personne de Pétain reste très importante.
Je reviens un instant sur Verdun, que vous faites bien de signaler. Là encore, les Britanniques n’ont pas d’équivalent. Quand nous pensons à la première guerre mondiale, on pense à un gâchis. Pour nous, il n’y a rien à sauver de la Grande Guerre. La bataille de la Somme a été une atrocité inouïe, et il n’y a aucun lieu d’être fier à son propos. Verdun est beaucoup plus compliqué. C’était l’enfer, mais c’était également héroïque : les Poilus, les paysans qui défendaient le territoire national … Tout cela fait partie du mythe de Pétain. Et Pétain pensait à la vie des soldats, il n’était pas comme Nivelle. L’histoire est bien connue : quand Pétain est envoyé comme ambassadeur en Espagne après la victoire de Franco, tout le monde le connaît. Dans l’entre-deux-guerres, tout le monde le voit comme un « chef militaire républicain ». Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Pétain n’est ni Foch ni Weygand. Il n’est pas un idéologue. Il était peut-être républicain, sans doute autoritaire, mais pas très catholique, pas monarchiste … Le mythe de Pétain est composé de beaucoup de choses, qui resurgissent en 1940. Et n’oublions pas combien à cette date, la population française se sent abandonnée par les élites : les Préfets, les maires, les mensonges des communiqués officiels … Et voilà que le sauveur, le « grand-père de la nation » dit qu’on ne va plus mentir …

Michel Winock :
N’y a-t-il pas là aussi une tradition bien française de l’appel au sauveur ? Le fameux « recours à l’homme providentiel ». Vous avez cité Gustave Hervé, typique de cette tendance. Il publie son pamphlet en 1936, et le fait est que pendant toutes les années 1930, on attend le sauveur. Il y a un mépris de la IIIème République en tant que régime parlementaire, qui s’exprime en creux dans cette ferveur pour Pétain.

Julian Jackson :
Absolument. Il y a eu plusieurs « mini-sauveurs » pendant l’entre-deux-guerres. On peut citer Poincaré, qui a son propre mythe, ou Doumergue. Si l’on s’accrochait tant à cette idée du sauveur, c’est en effet révélateur d’un mépris envers la IIIème République. Et de Gaulle avait lui aussi cette façon de penser, décelable dans certaines de ses déclarations (« les politiciens poli-petits-chiens »), tout ce mépris est prégnant. Pétain fait en cela partie d’une tradition française.

Nicolas Baverez :
Il y a un paradoxe entre l’importance symbolique historique de ce procès, et puis son caractère bâclé. On a vu que les accusations sont assez floues, et les preuves généralement manquantes. Quant à la défense, elle est hétérogène. L’homme qui s’impose dans ce procès est finalement Jacques Isorni, l’avocat de Pétain, qui invente la « défense de rupture », que Jacques Vergès reprendra par la suite. D’abord avec la délégitimation de l’accusation. Et de ce côté, il faut bien reconnaître que le procureur Mornet est une assez bonne cible …

Philippe Meyer :
Précisons qu’André Mornet, procureur général des procès de Pétain et Laval, a servi au plus haut niveau de la magistrature dans le régime de Vichy, entre 1940 et 1943. Il n’avait pas prêté serment à Pétain, car il était à la retraite, mais devient, à sa demande, le vice-président de la commission des dénaturalisations, c’est-à-dire celle qui a permis la persécution des Juifs.

Nicolas Baverez :
Et puis il y a la théorie de Pétain « bouclier » ou « héros sacrificiel ». Là où cette défense s’est avérée assez efficace, c’est que Laval, qui revient d’Espagne au milieu du procès, est finalement auditionné. Il est le personnage qui permet la bascule, et qui montre encore une fois la complexité de l’opinion publique française : on a d’un côté Laval le collaborateur, repoussoir absolu, et de l’autre Pétain, qui conservera jusqu’au bout une certaine ambiguïté, avec cette distinction entre maréchalisme et pétainisme.

Julian Jackson :
Vous avez raison. Au fond, je ne sais pas si un tel procès aurait pu fonctionner dans un pays qui sortait d’une espèce de guerre civile. C’est d’ailleurs pour cela que de Gaulle n’en voulait pas. Ou plutôt, il comprenait la nécessité d’un procès, mais l’aurait préféré par contumace, car il comprenait très bien que la présence de Pétain allait cristalliser tout ce dont nous venons de parler.
Il y a beaucoup à dire sur ce procès, mais il est certain que la première semaine est un vrai gâchis. J’aimerais revenir sur cette idée du discrédit des dirigeants de la IIIème République. Pendant la première semaine, les témoins sont tous des gens d’envergure : Paul Reynaud, Edouard Daladier, Albert Lebrun, Jules Jeanneney, Edouard Herriot … Des hommes vraiment très importants. Mais le problème, c’est qu’ils sont là pour se justifier.
J’ai travaillé pendant trois ans sur une biographie de Paul Reynaud que je n’ai jamais terminée. Pour moi c’est un cas un peu tragique. Homme extrêmement intelligent, dont les jugements étaient forts, mais qui n’a pas été à la hauteur en 1940, pour diverses raisons. Paul Reynaud a démissionné, et sa démission a donné la possibilité à Pétain de devenir président du Conseil. Donc au procès, il se justifie. Et Daladier en fait autant … Ils sont tous enfermés dans cette ancienne histoire, et de plus ils ne sont pas forcément d’accord les uns avec les autres. Par exemple Louis Marin, qui est un peu oublié aujourd’hui, homme politique de droite, récuse dans son témoignage les justifications de Reynaud, qui avait déclaré qu’il avait démissionné à cause d’une majorité en faveur de l’armistice, mais en réalité il n’y avait pas eu de vote, et selon les calculs de Marin, il n’y aurait pas eu la dite majorité … Bref tout cela ne s’accordait pas très bien, et bénéficiait plutôt à la défense de Pétain. Enfin, n’oublions pas que les résistants méprisaient tous ces gens.
Le cas de Léon Blum est différent. Il est l’autre homme à émerger de ce procès. Et même Isorni, qui avait reconnu que Blum avait témoigné avec « dignité et art » ne pouvait pas s’empêcher d’ajouter une petite pique antisémite, en ajoutant que « tous les israélites l’avaient applaudi comme le messie » … Mais ce qui est très fort dans le témoignage de Blum, c’est qu’il n’essaie pas de se justifier. Il analyse.
Il y a trois avocats de la défense, et l’un d’entre eux, Fernand Payen, veut absolument faire dire aux témoins que Pétain a trahi. Sans succès d’ailleurs, il est remarquable de constater que ni Reynaud ni Daladier ne parviennent à qualifier Pétain de traître. Mais avec Blum, il y a un moment dans ce procès que je trouve remarquablement fort. Blum se tient à quelques mètres devant Pétain, comme tous les témoins, Payen lui demande si à son avis Pétain a trahi. Blum se retourne, s’avance vers Pétain, les deux hommes se toisent. Pétain ne dit rien, il rougit quelques fois, s’agite … Et Blum dit que oui, Pétain a trahi, il analyse ce qu’il entend par ce mot de trahison, mais ajoute qu’ « il y a un mystère » à propos de Pétain, qu’il ne comprend pas.
Si ce procès donne l’impression d’avoir été bâclé, c’est pour plusieurs raisons. La première semaine, à cause du discrédit des témoins dans l’opinion publique, et de leur mauvaise « prestation ». La deuxième semaine, Laval fait forte impression. La troisième semaine, on commence à bâtir la défense, qui va continuer jusqu’à nos jours, selon laquelle Pétain jouait double jeu, qu’il y avait un accord avec les Britanniques, des messages secrets, etc. Indubitablement, ce procès n’a pas été une grande réussite, mais personnellement, je ne le dirais pas « bâclé ».

Michel Winock :
Dans la stratégie de la défense, il y a deux idées, qui sont aussi des mythes, au fond. Premièrement, la séparation entre Pétain et Laval. Ce dernier devient le bouc émissaire. A ce sujet, j’ai un souvenir personnel. J’avais huit ans en 1945, et je me souviens être dans une foule. A un moment donné, on entend crier : « à bas Pétain ! ». Et immédiatement, ce cri a été recouvert par « à mort Laval ! » Comme si dans l’opinion, on distinguait déjà le « méchant » du « gentil », du « père qui avait fait ce qu’il avait pu » … Cette idée que tout le mal vient de Laval est très frappante. Laval, au cours de son procès, a une défense remarquablement intelligente : au lieu de se distinguer de Pétain, il fait en sorte de s’en approcher le plus possible, il se montre comme l’expression même de la politique de Pétain.
Deuxième idée, qui va durer presque jusqu’à aujourd’hui : celle du « bouclier » : de Gaulle était l’épée, Pétain le bouclier.

Julian Jackson :
En effet. L’arrivée de Laval était tout à fait inattendue, car il était en Espagne. La première semaine, on avait donc tout loisir d’en dire tout le mal qu’on voulait, on pensait qu’il serait absent tout le long du procès. Et puis le gouvernement espagnol l’expulse, et soudain, la deuxième semaine du procès, deux jours lui sont consacrés. Dans la version française du livre, ce moment est titré « Laval vedette ». En anglais, j’avais écrit « the Pierre Laval show ». Albert Camus, qui écrit à l’époque de remarquables articles pour Combat, assiste à la première apparition de Laval, qui constitue un véritable évènement.

Michel Winock :
Un article de Georges Bernanos est très intéressant à ce titre. Il compare Pierre Laval à Maxime Weygand, avec un mépris profond pour ce général, tandis qu’au contraire, Laval est « unique ». Un salaud peut-être, mais une personnalité extraordinaire.

Julian Jackson :
La réussite de la défense de Laval est d’avoir montré que tout ce qui a été fait l’a été par les deux : Pétain et lui. On n’est pas obligé de le croire, mais c’était la stratégie : « s’il s’en sort, moi aussi, et si je sombre, je l’entraînerai dans ma chute ».
Son apparition a également un côté très pathétique. L’homme est amaigri, son visage est ravagé ... Laval n’est pas un homme de l’écrit, il est très instinctif, pour déployer ses talents, il a besoin de « sentir » l’atmosphère d’une salle. Quand il fait son apparition à la cour, il ne sait pas où il débarque, il essaie donc de ressentir l’ambiance. Il y a une pause pendant son long témoignage, pendant laquelle il attend qu’on lui apporte un verre d’eau. Parmi les journalistes, il y a Madeleine Jacob, journaliste de gauche, et chroniqueuse judiciaire très connue. Laval la reconnaît, et ils se mettent à bavarder : « vous travaillez pour quel journal, maintenant ? - Franc-tireur. Ah ! Je ne connais pas … ». Il prend conscience que tous ces gens qu’il connaissait sont à présent dans un nouveau monde, il est désemparé.
Et puis, pendant la troisième semaine, l’idée du « bouclier » apparaît. Elle est inventée par Henri Massis, un idéologue de l’Action française, mais reprise avec beaucoup de finesse par Isorni. Il y a aussi l’idée de sacrifice, selon laquelle Pétain aurait sacrifié son honneur pour épargner les Français, l’un des témoins parle de la « couronne d’épines » qu’il porte. On en fait une figure christique, et cette défense va durer bien au-delà du procès, jusqu’à nos jours … Je ne pense pas qu’il se trouve encore qui que ce soit pour défendre la thèse du double jeu, et des messages secrets. Tout cela ne tient plus, n’en déplaise à M. Zemmour.

Philippe Meyer :
Mais si l’on cherche (ce qui est un peu mon obsession, je le reconnais) à savoir pourquoi le pétainisme parvient à durer 70 ans après la mort du maréchal, quelle explication peut-on donner ?

Julian Jackson :
Je vous retourne la question ! Pensez-vous que le mot pétainisme soit approprié ? Qu’il ait une définition précise ? J’ai beaucoup hésité à l’utiliser, car à vrai dire je le trouve un peu facile …

Michel Winock :
D’une certaine façon, je le trouve approprié, oui. J’ai eu l’occasion d’étudier les textes, les idées politiques qui s’y rapportent, et je dirais qu’’il s’agit d’un courant qui est antérieur à Pétain lui-même, et que les idées et les actes du maréchal en ont été l’expression : antiparlementarisme, anti-maçonnisme, antisémitisme … Toute une série d’idées qui datent pour la plupart de la fin du XIXème siècle. Pour résumer, on pourrait qualifier le pétainisme de « nationalisme fermé ».

Nicolas Baverez :
Cette question nous ramène à la seconde partie de votre livre, sur la mémoire. Personnellement, je définirais le pétainisme comme un défaitisme, un esprit de renoncement. C’est le moment où une nation renonce à la maîtrise de son destin et s’abandonne à la fatalité.

Julian Jackson :
J’entends ce que vous dites, mais je trouve qu’il y a un danger, car c’est parler un peu comme Jean-Pierre Chevènement, par exemple …

Nicolas Baverez :
C’est ce que j’allais vous dire : je pense que le pétainisme aujourd’hui est différent de l’extrême-droite d’aujourd’hui. Les frontières idéologiques ont bougé. Le pétainisme d’aujourd’hui ne permet ni de définir, ni évidemment de lutter contre l’extrême-droite.

Julian Jackson :
C’est intéressant : une espèce de « nationalisme de renonciation » … C’est incontestablement un repli, mais il me semble qu’il faut y ajouter une idéologie d’exclusion : on cherche l’ennemi à l’intérieur.

Michel Winock :
Et il y a une autre idée forte du pétainisme : celle de « la France seule ». On la retrouve dans certains courants de l’extrême-droite d’aujourd’hui.

Philippe Meyer :
Ce que j’ai trouvé particulièrement intéressant dans votre livre, c’est qu’il attribue une responsabilité à ce procès dans cette persistance du pétainisme. Ce procès est une farce judiciaire. Le procureur général a été très engagé dans la collaboration, avec les idées et les actes antisémites que l’on sait ; le président a prêté serment au maréchal Pétain, le trio d’avocat se tire dans les pattes en permanence. Et si Isorni en sort « vainqueur », c’est au fond car c’est le plus « voyou » : il est le plus jeune, le plus audacieux, et c’est lui qui tient les propos les plus originaux. Quant aux témoins, on a le sentiment qu’ils sont là pour parler d’eux-mêmes. Le cas de Paul Reynaud est hallucinant : on a l’impression qu’il revient tous les jours, sautant sur la moindre occasion de dire « moi je n’avais rien à voir avec tout cela, et croyez bien que si on m’avait écouté … » Il y a le grotesque épisode où l’on accuse Pétain d’avoir comploté dès les années 1930 … Et pour couronner le tout, l’incapacité du président Mongibeaux à tenir ses jurés. Il suffit que l’un d’eux soit un peu partisan et agressif pour qu’on le laisse parler à son aise … Bref cela ne ressemble en rien à l’idée qu’on peut se faire d’un travail de justice. Je sais bien qu’il n’y a pas de procès idéal, mais enfin il en existe où l’on arrive, même lentement et avec peine, à s’approcher de la vérité. Ici, rien de tout cela. Et par conséquent, après un tel procès, on peut faire de Pétain absolument ce qu’on veut : un traître, un martyre, un saint … Ce procès a non seulement été inutile, mais il a aussi été nuisible. C’est en partie à cause de lui que quelqu’un comme Eric Zemmour continue à ressasser la théorie du bouclier …

Julian Jackson :
Je vous trouve trop dur, au sens où il fallait faire quelque chose. Un procès était inévitable. Celui-ci était loin d’être exemplaire, mais je me demande ce qu’aurait été un procès de Pétain « réussi » ...?

Philippe Meyer :
Il y a en tous cas certaines conditions à la réussite d’un procès d’assises. Et la première d’entre elles est qu’il y ait un président, car son rôle est tout à fait crucial.

Julian Jackson :
Bien sûr, mais ce procès là n’avait rien d’un procès d’assises normal, ce n’était pas non plus un procès politique, c’est en quelque sorte l’histoire de la France qui était jugée. Nous n’avons par exemple pas eu le temps d’évoquer la question des Juifs, dont beaucoup de lecteurs s’étonnent qu’elle tienne une si petite place dans le procès. Personnellement je n’en suis pas surpris, mais je comprends que cela choque : n’oublions pas qu’il y avait des milliers et des milliers de documents à examiner, comment pouvait-on espérer trouver la vérité en trois semaines ?
Quelle que soit votre idée d’un procès réussi, pensez-vous que ç’aurait été possible dans le cas de Philippe Pétain ? N’oublions pas qu’il y a à peu près autant de définitions d’un procès réussi que de gens à qui on pose la question …
Je pense que ce procès a en réalité conforté chacun dans les idées qu’il avait déjà avant le procès. Les pétainisme y ont trouvé de nouveaux arguments. Isorni a eu le talent d’avoir construit une argumentation cohérente, c’est pourquoi elle a été reprise inlassablement pendant des décennies.

Michel Winock :
Je suis de votre avis : ce procès était tout aussi inévitable que voué à l’échec. Il ne pouvait pas être normal : quel était le personnel judiciaire qui n’avait pas prêté serment à Pétain ?

Philippe Meyer :
Mais il y avait justement quelqu’un, dont je me suis toujours demandé pourquoi on n‘était pas allé le chercher : Paul Didier, le seul magistrat à avoir refusé de prêter serment de fidélité à la personne du maréchal Pétain.

Julian Jackson :
C’est vrai. Il faut aussi rappeler que la France libre, à Londres, n’a pas reproché aux magistrats du procès leur serment à Pétain.

Michel Winock :
C’est l’Histoire qui jugera. Nous étions là dans l’immédiateté, et la « réussite » d’un tel procès aurait demandé du temps. Ne serait-ce que pour avoir la documentation et les archives suffisantes. Combien de choses a-t-on apprise sur Pétain et Vichy après 1945 ? Les historiens qui ont travaillé sur la question ont mis des années. Il y a eu un déclic important avec les travaux de Robert Paxton, mais ils datent des années 1970 … Ce n’est que là qu’on a commencé à avoir une idée un peu précise de ce qu’avait été dans les faits la collaboration entre le régime de Vichy et l’Allemagne nazie. Alors en 1945, on était loin d’avoir assez d’éléments pour juger correctement tout cela, mais l’opinion avait besoin d’un procès. Peut-être pour se décharger de sa propre culpabilité. De ce point de vue, la phrase de Mauriac est tout à fait remarquable. Quand il dit que juger Pétain, c’est au fond nous juger un peu nous-mêmes, il fait montre d’une remarquable lucidité.

Julian Jackson :
Je suis tout à fait d’accord. Ce procès se voulait cathartique. Cela n’a pas tout à fait fonctionné, mais c’était l’idée. Vous avez également raison à propos de la documentation : il en arrivait tous les jours. Par exemple, les papiers du médecin de Pétain, qui était aussi une sorte d’éminence grise, arrivent au tout dernier moment. On aurait pu passer des mois ne serait-ce que pour déchiffrer ce qui s’était passé dans le seul mois de novembre 1942 ... Ne soyons pas trop sévères avec ce procès.

Nicolas Baverez :
Rappelons qu’il en existe de pires encore que celui de Pétain. Celui de Laval, notamment, qui est une véritable parodie de justice : le grotesque y dispute à l’ignoble. Dans le procès Pétain, il y a eu un minimum de tenue. On peine à se représenter les circonstances et le contexte, mais on sortait d’une guerre mondiale qui avait aussi été à bien des égards une guerre civile, on ne pouvait donc pas s’attendre à ce que la justice obéisse parfaitement aux règles du procès équitable, telles qu’on se les représente après 75 ans de paix.
Quand Pompidou annonce à de Gaulle la mort du maréchal, il lui dit aussi que l’affaire est désormais terminée. Et de Gaulle de répondre : « c’est un grand drame historique, et les drames historiques ne sont jamais terminés ».

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