REMANIEMENT MINISTÉRIEL
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Attendue depuis plus de trois semaines, l’achèvement de la composition du gouvernement de Gabriel Attal a été retardé par le refus de François Bayrou d'entrer dans l'équipe. Le dirigeant centriste a invoqué mercredi un désaccord de fond avec les deux têtes de l'exécutif, alors que son nom circulait notamment pour le portefeuille de l'Éducation nationale depuis sa relaxe dans l'affaire des assistants parlementaires du MoDem. La liste rendue publique jeudi soir par un simple communiqué de l'Élysée, comprend en plus des 15 ministres de départ, 2 ministres de plein exercice, 13 ministres délégués et 5 secrétaires d'État.
Le chef de l’État souhaitait une équipe resserrée de 30 ministres, au lieu des 41 de l'équipe Borne. Au terme du plus long remaniement de l'histoire de la Ve République, le gouvernement est composé de 35 ministres et secrétaires d'État. Promue il y a moins d'un mois à la tête d'un ministère cumulant Éducation, Sports et JO dans le gouvernement de Gabriel Attal, Amélie Oudéa-Castéra paye des polémiques à répétition en perdant le ministère de l'Éducation nationale, mais conserve celui des Sports et des Jeux olympiques et paralympiques. « Emmené » par Gabriel Attal à Matignon, le dossier éducation sera désormais partagé avec l’ancienne garde des Sceaux Nicole Belloubet. En dépit de la crise ouverte par François Bayrou, le Modem conserve quatre postes. Le parti d'Edouard Philippe passe de 3 à 2 portefeuilles. La plupart des entrants sont des revenants. A Bercy, Olivia Grégoire (Entreprises, Tourisme et Consommation), Thomas Cazenave (Comptes publics) et Roland Lescure (Industrie, et désormais Energie) restent auprès de Bruno Le Maire. Quelques périmètres sont fusionnés pour réduire la taille du gouvernement.
Aucun ministre du gouvernement Attal 1 ne vivait plus au sud qu'Angers, ville de Christophe Béchu (Transition écologique). Une Nantaise, une Bourguignonne, une Savoyarde une Héraultaise, Une Marseillaise, font leur entrée. La parité, en revanche, est respectée, même si on peut observer que 8 ministres de plein exercice sur 13 sont des hommes, tandis que 4 secrétaires d'État sur 5 sont des femmes.
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Dans une interview donnée ce matin, Gabriel Attal nous promet un gouvernement « sans temps mort » et une « accélération ». Trouver un rythme à l’action gouvernementale est aujourd’hui un point important pour la Macronie. Nous sortons d’un interminable temps mort de constitution de gouvernement, et il s’agit désormais pour Gabriel Attal de le rattraper.
Le calendrier est le suivant : on traitera les urgences au printemps, les questions sociales à l’été, et les questions relatives au travail à l’automne. En posant ces enjeux, il nous dit au fond qu’il va falloir trouver une nouvelle manière de gouverner. On le sait, la majorité présidentielle à l’Assemblée n’est que relative, et le gouvernement cherche une façon d’imprimer sa marque. D’abord pour les élections européennes, car les résultats que peut espérer le RN si l’on en croit les sondages sont très inquiétants pour la majorité présidentielle, et ensuite pour trouver une façon d’avoir des alliés au sein de cette Assemblée très divisée, sorte de marmite en perpétuelle ébullition.
Quand Gabriel Attal nous explique comment il va mener son action, il me semble qu’il doit d’abord trouver une forme d’autonomie par rapport au président de la République, ce qui ne sera pas évident. On sait qu’il n’a pas composé lui-même son gouvernement, on n’a pas le sentiment que ce gouvernement « Attal 2 » soit un gouvernement de surprise : la seule était la volte-face de François Bayrou, venant certainement d’une sorte de rancœur envers ce jeune Premier ministre. Les mots de Bayrou ont révélé quelque chose de fort sur le décalage actuel entre le « pays réel » (la grogne des agriculteurs), et une Macronie enfermée dans un parisianisme qu’a dénoncé le président du MoDem.
Gabriel Attal a insisté sur la question de l‘Éducation nationale, non du point de vue du contenu, mais de la méthode. Et l’Education est le sujet qui a permis à M. Attal de devenir Premier ministre, qui lui a donné cet élan politique. Il y a encore cinq ans, M. Attal était un tout jeune ministre, son ascension politique a été très rapide, mais cet enjeu de rythme personnel ne doit pas lui faire perdre de vue le rythme collectif, et surtout le contenu à trouver pour son gouvernement.
Enfin, il reste un point essentiel, à propos duquel le Premier ministre ne s’exprime pas : les élections européennes. La majorité présidentielle se cherche toujours une tête de liste. Que va-t-il se passer pour ce gouvernement qui a déjà fixé un calendrier qui enjambe ces élections ? Comment Gabriel Attal pourra-t-il continuer à gouverner si le Rassemblement National fait le score qui lui prédisent les sondages ? Les oppositions, à gauche comme à droite, ne cesseront de vouloir sa peau.
David Djaïz :
S’agissant du remaniement, je ne suis pas sûr qu’il y ait un grand intérêt à commenter les péripéties qui ont conduit à ce personnel supplémentaire plus d’un mois après la formation initiale. En revanche, je trouve comme Lucile que l’entretien que Gabriel Attal a accordé au Parisien est éclairant à plus d’un titre.
D’abord, on y voit toute son habileté de communiquant : les formules sont claires et frappantes. Il parle d’un « printemps des urgences », d’un « été du social » et d’un « « automne du travail ». Vivaldi peut aller se rhabiller … Il y a cependant des mesures assez concrètes, et je crois que c’est parce qu’au sommet du pouvoir, le diagnostic que l’on pose sur la coupure entre les Français et la politique est qu’elle résulte d’un enfermement des hommes politiques dans une novlangue technocratique, un peu abstraite et aride, qui ne rend pas compte des réalités quotidiennes. Message reçu par le Premier ministre, qui nous promet la semaine en quatre jours, plutôt que de quatre jours, un plan contre les écrans … Mais aussi des choses très attendues, comme la généralisation d’un service d’accès aux soins dans les territoires qui manquent de médecins.
Ce qui me frappe le plus, c’est que rien de tout cela ne semble s’inscrire dans un dessein politique général. On en revient toujours au péché originel du second quinquennat d’Emmanuel Macron : en 2022, il n’y a pas eu de campagne à propos d’un projet de société, pas véritablement de programme. M. Macron a choisi de se représenter devant les Français en tant que dépositaire de la charge, garant d’une continuité (en pleine guerre d’Ukraine), et au fond la compétence a quasiment suffi à autoriser sa réélection. Tout ce qui a suivi n’est à mon avis qu’une série de conséquences de cette erreur originelle. Dès l’été 2022, il s’est retrouvé en majorité relative (ou peut-être en minorité absolue ?). Et les mœurs politiques de la Vème République étant ce qu’elles sont, il n’y a pas eu moyen de faire des coalitions. Cette incapacité à gouverner de manière plus contractuelle va poser un sérieux problème dans l’avenir, parce que nous n’avons plus aujourd’hui de formation politique représentant 40% à 45% des suffrages, et pouvant prétendre incarner seule une majorité de Français. Nous devons faire évoluer significativement nos habitudes politiques.
S’agissant du coup de sang de François Bayrou, je ne partage pas la sévérité de Jean-Louis Bourlanges dans le communiqué qu’il a publié il y a quelques jours. Parce que derrière la péripétie, je crois déceler chez M. Bayrou un reproche ou une amertume plus profonds, qui touche au sens politique de toute sa démarche. François Bayrou a participé de manière essentielle à amener M. Macron et le macronisme au pouvoir en 2017. Puisque nous sommes désormais plus proches de la fin du macronisme que du début, on peut dire qu’au fond, ce mouvement est davantage une aventure politique dans laquelle une camarilla de femmes et d’hommes de bonne volonté ont souhaité prendre en charge les problèmes du pays qu’une véritable tradition politique, issue de la convergence patiente entre social-démocratie et la démocratie chrétienne, autour du centre. Une tradition qui aurait signifié un certain personnel politique, un ancrage territorial, et une succession. Pour M. Bayrou, c’est à mon avis cela qui ne passe pas.
Philippe Meyer :
Vivaldi a composé quatre saisons, tandis que le Premier ministre n’en a que trois. Il lui manque un hiver. Sera-t-il shakespearien, l’hiver du « mécontentement » (winter of (…) discontempt ») ?
Béatrice Giblin :
L’idée de gouverner à partir d’une majorité relative a fait long feu : on s’est aperçu que cela ne fonctionne pas en France. Le premier quinquennat d’Emmanuel Macron était très différent : il disposait d’une majorité très confortable, et d’un élan politique apporté par une campagne très favorable à l’Europe, ce qui était assez audacieux à l’époque, car ce n’était pas la position qui était le plus dans l’air du temps.
Comment gouverner dans une situation pareille ? On fait de coups de barre à droite, bien plus souvent qu’à gauche, il faut bien le reconnaître. La seule mesure de gauche de ce gouvernement Attal 2 est la solidarité à la source. Si on y parvient, ce serait un changement très important, car un quart des gens ayant droit à des aides sociales ne les réclament pas. Et au passage, rappelons que c’est un thème dont la gauche elle-même n’a jamais parlé …
Quant à l’affaire Bayrou, je pense qu’il ne faut pas minimiser le rôle que jouent les ego. Soulagé d’être relaxé, et ayant été privé pendant sept ans de l’exercice du pouvoir, M. Bayrou a sans doute estimé qu’on lui devait quelque chose. Il est allé trop loin, dans l’expression de sa colère, et dans un ressentiment à l’égard de M. Attal, car M. Bayrou se serait sans doute vu lui-même Premier ministre. Se faire ainsi damer le pion par un jeunot ne lui a sans doute pas plu.
Philippe Meyer :
A propos de la relaxe de François Bayrou, je constate qu’un certain nombre de journaux insistent sur le fait qu’elle a été prononcée « au bénéfice du doute », en modifiant la typographie (avec l’usage de l’italique, par exemple). Ils font cela pour maintenir un soupçon : avoir le « bénéfice du doute » n’équivaudrait pas à l’innocence, il resterait quelque chose de louche caché là-dessous …
On n’est pas relaxé « au bénéfice du doute ». De même qu’on n’est pas « enceinte au bénéfice du doute », ou « puceau au bénéfice du doute », on l’est ou on n’est pas. S’il y a un bénéfice du doute, c’est parce que dans le droit, le doute bénéficie à l’accusé. Et pourvu que ça dure ! Ces insinuations ne sont pas seulement de mauvaise foi et partisanes, elles sont aussi dangereuses. Car le jour où celle ou celui qui les profère se retrouvera devant un tribunal, je ne suis pas certain qu’elle ou il souhaite la fin de ce bénéfice …
Jean-Louis Bourlanges :
Tout à fait d’accord avec vous, Philippe. Non seulement cette expression contient les insinuations que vous venez d’expliquer, mais en plus elle est fausse. La phrase exacte est : « sans preuve ». On ne trouve nulle part dans les publications judiciaires ou les déclarations orales du président du tribunal cette expression « au bénéfice du doute ». Car « sans preuve » n’est pas du tout la même chose. Car nous avons là affaire à des magistrats qui ont essayé de trouver des preuves pendant sept ans et n’y sont pas parvenus. S’il y a un doute à avoir, c’est plutôt sur leur impartialité … Il n’y a pas de preuve contre François Bayrou, et c’est tout, il n’est pas question de « doute ».
D’autre part, je trouve étonnant que le Parquet fasse appel. Parce qu’habituellement, c’est une procédure destinée à protéger le justiciable, pas à s’acharner sur lui. Quelle est la justification de cet appel, sinon de manifester un scepticisme - voire une hostilité - à l’égard de l’autorité judiciaire ? Un jugement a été rendu, et où est l’erreur ou l’abus de pouvoir qu’on entend corriger en appel ? Cela ne fait que montrer que dans cette affaire, le Parquet est enragé, non seulement parce qu’il n’a pas trouvé de preuves, mais aussi parce qu’à trois reprises (les affaires Dussopt, Dupond-Moretti et Bayrou), il lui a été signifié que la présomption d’innocence était quelque chose qui comptait. Bayrou a payé professionnellement pendant sept ans, il a été écarté pour une faute qu’il n’a pas commise. C’est cela qui est impardonnable.
Mais revenons-en à l’actualité politique. Je reconnais volontiers avoir eu un coup de sang à props de la critique qu’a formulée François Bayrou. Et je l’ai eu pour trois raisons.
D’abord parce que cette critique était indistinctement personnelle et collective. Il a dit : « pour des raisons personnelles, je n’accepte pas d’entrer dans ce gouvernement, car il méconnaît les orientations fondamentales de notre famille politique ». Quand on dit cela, on met en cause l’ensemble du MoDem. Or évidemment, nous n’avions ni délibéré ni même discuté … De plus, il s’est empressé d’ajouter : « mais enfin ça ne regarde que moi, les autres, allez au gouvernement si vous voulez ». Et je trouve que c’est une forme d’assez grand mépris pour ses collègues. Il dit en substance : « moi j’ai des scrupules, vous ça n’a aucune importance ». Je m’estime comptable de mes choix, que ce soit quand j’approuve ou quand je critique le gouvernement (ce qui m’arrive souvent). Je pense que sa décision aurait dû être strictement personnelle.
Deuxième raison de mon irritation : quoi qu’on en dise, il s’agit d’une démarche anti-Attal. On n’a pas tellement de bonnes bouteilles à la cave. Et avec Gabriel Attal, il semble qu’on en a trouvé une. Je connais bien Gabriel Attal, il est mon voisin de circonscription ; je reconnais volontiers que je n’aurais jamais imaginé il y a cinq ans qu’il puisse devenir Premier ministre aussi rapidement, mais il m’a toujours paru être un parlementaire intelligent, sympathique, attentif aux problèmes … Il est nommé ministre de l’Education nationale, et tout de suite il étonne et il séduit. On le nomme alors Premier ministre, et à peine arrivé, il doit faire face à une crise agricole d’ampleur. Il ne l’a évidemment pas résolue (ce serait impossible en si peu de temps) mais il l’a habilement déminée, avec une vraie ouverture d’esprit.
En face de cela que voit-on ? Une espèce d’alliance objective entre le président de la République et le président du MoDem pour dire : « on va lui rogner les ailes ». A peine nommé, M. Macron fait un deuxième coup qui a en quelque sorte annihilé l’esprit du premier, en nommant Mme Dati au gouvernement. On pouvait s’attendre à ce qu’après sa nomination, le nouveau Premier ministre fasse une grande émission, au cours de laquelle il aurait l’occasion d’expliquer des orientations et ses idées. Et non, c’est le président qui parle. Il explique notamment que tout ce qui concerne la politique étrangère reste le domaine réservé du président, comme le veut la doctrine Chaban-Delmas de 1959. Ce qui est absurde, dans la mesure où de plus en plus d’orientations intérieures dépendent de l‘Europe, c’est-à-dire de l’extérieur. Et on donne à M. Attal un gouvernement absurde à bien des égards. Notamment sur l’Education nationale, où il y a de quoi être perplexe : on a eu un ministre de l’Education républicain pendant les premières années du premier quinquennat, Jean-Michel Blanquer. Puis M. Ndiaye (dont on peinait à comprendre l’orientation). Ensuite, ç’a été le tour de M. Attal qui a très clairement fait les choses. Et voici que l’on met Mme Belloubet, qui tout au long se sa carrière n’a cessé de prouver qu’elle était opposée aux choix de M. Attal … Comment y comprendre quelque chose ?
La troisième raison de mon agacement, c’est que la critique qu’il a adressée au gouvernement n’était pas la bonne. Il s’en est pris aux réformes de l’Education nationale de Gabriel Attal, en disant - très justement- qu’elles étaient difficiles à mettre en œuvre, mais - injustement - qu’il ne fallait pas les engager. Ensuite, il a évoqué le sempiternel problème des rapports entre Paris et la province, entre l’Etat et les collectivités, qui se pose en France depuis Hugues Capet … J’appartiens à un mouvement dont je ne vois pas qu’il ait produit des idées géniales à ce sujet : nous ne sous sommes pas opposés à la suppression de l’ENA ou à celle des grands corps, qui ne sont pourtant pas les véritables responsables des maux français. De même, nous n’avons eu aucune idée claire sur la décentralisation ou sur la fiscalité locale, nous n’avons jamais protesté contre la suppression de la taxe d’habitation (péché originel du macronisme en matière de collectivités locales), bref je trouve que cela ne manquait pas de toupet de sa part de faire la leçon à propos du fossé Paris / province …
Disons ce qu’on veut faire, au lieu de ne faire que pointer les problèmes, et là on pourra parler clairement. D’une façon générale, je crois que mon mouvement, le MoDem, devrait formuler des critiques précises, et non se contenter de dénonciations générales et vagues. Et si on a trop de critiques précises, on ne participe pas. C’est pourquoi j’ai déclaré préférer le soutien sans participation à la participation sans soutien.
SI LES ÉTATS-UNIS LÂCHENT L’UKRAINE, QUE FERA L’EUROPE ?
Introduction
Philippe Meyer :
Depuis le début de l'invasion russe il y a près de deux ans, les États-Unis ont alloué plus de 75 milliards de dollars à l'Ukraine, dont 44 milliards d'aide militaire, selon le Kiel Institute. Mais, il y a plusieurs mois, l'administration Biden a prévenu qu'elle n'était plus en mesure de continuer à soutenir militairement l'Ukraine sans l'aval du Congrès, et donc, sans compromis bipartisan. Le 12 décembre, à la Maison-Blanche, aux côtés de son homologue ukrainien, le président américain qui déclarait que l’appui des États-Unis à l’Ukraine se poursuivrait « aussi longtemps que nécessaire » (« as long as it takes »), a nuancé son propos en déclarant que l’aide militaire à Kyiv continuera « aussi longtemps que possible » (« as long as we can »). Certains élus Républicains ont cherché à utiliser cette question pour atteindre un autre objectif : des mesures plus strictes en matière d'immigration et d'asile. Volodymyr Zelensky s’est vainement rendu à deux reprises à Washington pour tenter de convaincre le Congrès de ne pas abandonner l'Ukraine, en dépit des avancées jugées trop modestes de sa contre-offensive : le 6 décembre, les élus Républicains ont bloqué une enveloppe de 106 milliards de dollars comprenant des fonds pour l'Ukraine mais aussi pour Israël, Joe Biden ayant décidé de lier les deux dans un plaidoyer pour la défense de la « démocratie » et de la « sécurité nationale » des États-Unis. Sur les quelque 118 milliards de dollars prévus par ce texte, plus de la moitié est destinée à l'Ukraine, dont 48 milliards de soutien militaire. Mercredi, les sénateurs ont rejeté un texte visant à débloquer de nouveaux fonds pour ces deux pays en guerre, tout en réformant le système migratoire des Etats-Unis. Jeudi, le Sénat a finalement accepté d'examiner un texte sans le volet migratoire. Il pourrait se prononcer prochainement lors d'un vote final puis l'envoyer à la Chambre des représentants, où les Républicains sont majoritaires.
A Bruxelles, en revanche, le 1er février, les Européens sont parvenus à contourner l'opposition de Viktor Orbán pour voter un soutien de 50 milliards d'euros à Kyiv. Un nouveau paquet de sanctions contre Moscou est également en préparation. Les États membres ont validé le plan de la Commission pour identifier et mettre sous séquestre les revenus des actifs de la Banque centrale russe immobilisés en Europe (environ 200 milliards d'euros). A terme, les revenus de ces actifs devraient être taxés et les fonds récoltés transférés à Kyiv. Des transferts estimés entre 3 et 5 milliards d'euros par an. L'accord est selon le New York Times « particulièrement important, tant pour l'Ukraine que pour l'Union européenne ». L'enveloppe d'aide - 33 milliards de prêts et 17 milliards de dons sur quatre ans - contribuera à maintenir l'économie ukrainienne à flot pour les quatre prochaines années. Le montant total de l’aide des Européens à l’Ukraine dépasse désormais celui de l’aide américaine. L’annonce de ce soutien européen a été immédiatement saluée par Kyiv, comme une « victoire commune » sur la Russie.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Cet inventaire des aides nous montre à quel point l’Europe soutient l’Ukraine, et combien la positions des Etats-Unis est fragilisée par une situation interne et des élections présidentielles qui s’annoncent difficiles pour les Démocrates. Il est évident que c’est un moment absolument crucial pour les démocraties occidentales. L’Ukraine fait les frais d’une tension très forte entre Trump et Biden. En atteste par exemple la récente interview que Tucker Carlson, ex-journaliste star de Fox News, vient de faire de Vladimir Poutine, pendant plus de deux heures, en plaçant le président russe en majesté. Il s’y est dit des choses importantes : Trump se verrait bien en allié de Poutine. L’ancien président fait les déclarations les plus extravagantes en meeting : il règlerait le conflit israélo-palestinien « en deux jours » et celui de l’Ukraine en « une journée ». Effectivement, si les plan consiste à tout céder à M. Poutine, cela ne devrait pas être très long … Quant au conflit israélo-palestinien, je lui souhaite bien du courage …
Si Trump est élu, ce sera une menace très importante pour l’OTAN, mais aussi pour l’Europe. On peut s’attendre à un découplage complet : une position isolationniste des USA qui mettra l’Europe face à ses responsabilités. Si c’est Biden, les choses iront mieux, mais il ne faut pas pour autant se faire trop d’illusions sur le plan militaire. L’armée américaine doit faire face à plusieurs fronts, au Moyen-Orient (Iran et Israël), en Europe (Ukraine) et en Asie (Taïwan). L’armée américaine a beau avoir - et de loin - le plus gros budget du monde (près de 850 milliards de dollars), elle se retrouve face à de vrais problème. De recrutement, d’abord, car le chômage est si bas que l’armée ne tente personne, et puis des coûts très lourds. Envoyer une seule salve de missiles sur les Houthis se chiffre en centaines de millions de dollars …
Il faut donc que l’Europe ouvre les yeux. Elle a manifestement commencé à le faire, comme en attestent les augmentations des différents budgets de défense. Certains pays sont largement au dessus des 2% de leur PIB, mais ce sont souvent de « petits » Etats, comme les Etats baltes, ce qui fait que les sommes ne sont finalement pas si grandes. Cependant on sait que la Pologne fait un gros effort (plus de 3%), et que la France sera bientôt à 2%. La prise de conscience est là, mais si l’ensemble des budgets de défense des 27 se monte à environ 240 milliards, il se trouve que cela ne s’inscrit pas du tout dans une politique commune. Il s’agit d’industries de défense qui sont plutôt en rivalité les unes avec les autres, et dont certaines doivent être relancées. En mars dernier, on a promis un million d’obus à l’Ukraine, et nous ne sommes pas capables de les fournir.
Pendant la crise du Covid, l’UE s’est montrée capable de réagir rapidement. Peut-être en fera-t—elle autant avec la Défense ? L’Union européenne n’avance jamais aussi vite que quand elle est menacée.
David Djaïz :
Quand j’habitais aux Etats-Unis, j’avais un psychanalyste, qui n’était pas très bon (il ne m’a jamais dit grand chose d’intéressant sur moi), mais qui m’a en revanche fait un jour une excellente analyse de la politique étrangère américaine. Il m’a dit que les Américains ne sont du tout les cyniques animés par un double standard que l’on se plaît à décrire. Ils sont au contraire d’une naïveté déconcertante, et ils sont tout d’un bloc. Comme des narcissiques, ils alternent entre une phase de projection, pendant laquelle ils sont très confiants, enthousiastes, et prêts à intervenir partout à l’étranger, et puis ils se rendent compte que les plans ne se déroulent pas comme prévu, et cela les plonge dans une seconde phase, de déception, voire de dépression narcissique, pendant laquelle ils s’isolent.
J’ai trouvé son explication très convaincante, et il me semble que les Etats-Unis sont au bord de cette seconde phase d’isolation. Et cela me paraît en réalité détaché de toutes les péripéties du duel Trump / Biden. Et cette tentation isolationniste est évidemment précipitée quand le pays traverse de grandes difficultés sociales ou démocratiques. On voit bien que le doute sur l’Ukraine ne se cantonne pas au camp républicain, ni aux rodomontades de Donald Trump. Évidemment, si Trump est élu, on peut s’attendre à une rupture de ce fragile équilibre du front ukrainien, en faveur des Russes. Et Vladimir Poutine l’a évidemment bien compris, qui s’est lancé dans une guerre d’usure, pour tenir le plus longtemps possible, jusqu’à une victoire de Donald Trump.
Comme Béatrice, je pense que l’Europe est loin de ne rien faire. A dire vrai, on aurait même pu s’attendre à pire … Quand les troupes russes sont entrées en Ukraine, on entendait en Allemagne et en Italie des discours pour le moins troublants. Désormais les pays européens, à l’exception de la Hongrie de Viktor Orbán, sont à peu près unanimes.
Si l’on regarde de près la situation du front ukrainien, on voit qu’il y a une immobilité. D’abord parce que l’armée ukrainienne est à la peine, elle est cruellement sous-équipée. Ce ne sont pas seulement les obus qui manquent, mais des systèmes de combat entiers : chars, avions … Et aujourd’hui, l’industrie européenne n’est pas en mesure de fournir une telle quantité d’équipements.
Ce qui m’inquiète le plus, ce n’est pas la compréhension de l’importance des enjeux par les Européens, mais plutôt la lassitude face à une guerre qui s’enlise. La guerre d’Ukraine ne sera pas terminée en 2024, ni même en 2025, elle risque de durer plusieurs années, la configuration est celle d’une guerre de tranchées. Et Vladimir poutine joue sur cette lassitude. Dans les chiffres, les pertes des deux côtés sont à peu près comparables, mais évidemment, c’est bien pire pour l’Ukraine, dans la mesure où cette guerre consomme les forces vives du pays.
Les élections européennes seront décisives. Si le centre de gravité du Parlement européen se déplace vers la droite et l’extrême-droite, comme on peut le redouter, deux sujets pourraient en faire les frais : le climat et l’Ukraine.
Lucile Schmid :
L’Union européenne est en train de pivoter par rapport à la guerre en Ukraine. Les Etats baltes, tous les voisins de l’Ukraine l’ont dit de longue date : les puissances européennes devraient comprendre qu’une victoire de l’Ukraine serait une victoire de l’Europe. Or, c’est quelque chose qui ne convainquait pas vraiment, et qui en train de changer, on le voit avec l’isolement de Viktor Orbán, qui a fait son possible, mais en vain, pour qu’on ne vote pas d’aide à l’Ukraine. Le but européen par rapport à cette guerre est désormais clair.
En revanche, aux Etats-Unis, c’est l’inverse. La nuance du président Biden est de taille : un soutien « aussi longtemps que possible » contre « aussi longtemps que nécessaire » auparavant. Car la doctrine américaine, consistant à être capable de mener des guerres sur deux fronts à la fois, est en train d’être bouleversée, à cause des interconnexions entre les adversaires des Etats-Unis. Il y a évidemment une interconnexion entre la Chine et la Russie, il y a l’Iran, il y a le jeu trouble de la Turquie … Les Etats-Unis ne peuvent pas être partout à la fois. Leur budget militaire est certes énorme, mais leurs dépenses aussi : ils sont confrontés à de nécessaires renouvellement technologiques de leurs armements, extrêmement coûteux. Se pose alors la question politique : au fond, que représente l’Ukraine en termes d’influence américaine dans le reste du monde ? En termes géographiques et stratégiques, cette question se pose évidemment très différemment pour l’Europe. On ne peut donc plus compter sur les Américains de la même manière, et ce, même si c’est Biden qui est réélu.
L’année 2024 verra des élections importantes un peu partout dans le monde. Si l’on veut que les démocraties soient une force et non une faiblesse, il faut aborder ces questions dans les campagnes électorales, aussi bien aux USA qu’en Europe.
Jean-Louis Bourlanges :
La situation est objectivement très grave. Les Etats-Unis ont trois théâtres à gérer : le Moyen-Orient, l’Asie et l’Europe. C’est effectivement très lourd. D’autant que si l’on regarde le bilan de toutes les opérations militaires américaines, le dernier vrai succès remonte à la guerre de Corée. Depuis, ils ont échoué partout. En dépit d’un appareil militaire formidablement puissant, incroyablement moderne, les Américains se font battre par des loqueteux en Afghanistan, et se font tenir en échec par les Houthis, tout aussi loqueteux. Dans ces conditions, on comprend le phénomène psychologique que décrit le psychanalyste de David, la tentation du : « ça suffit comme ça, restons chez nous ».
Si M. Trump est élu, à quoi peut-on raisonnablement s’attendre ? S’agirait-il seulement d’un retrait ? Personnellement, je ne crois pas qu’il quittera l’OTAN, car c’est un trop bon outil de pression politique. Je ne crois même pas qu’il en dénoncera l’article 5 (qui oblige à aider un pays membre attaqué), il se contentera de faire savoir à M. Poutine que cet article ne l’engage pas réellement. Nous serons donc dans une situation d’incertitude très grande. La position de Biden est très logique, elle se comprend aisément : « nous dépensons énormément, et avons d’autres crises à gérer, il faut que vous vous y mettiez ». Mais l’idée de Trump est probablement différente. D’abord parce qu’il ressent l’Europe comme un concurrent, un adversaire. D’autre part, il a choisi de privilégier l’hostilité à la Chine. Il pourrait bien essayer de dissocier Vladimir Poutine de Xi Jinping, et ce faisant, il lui donnera des facilités : de débordement, de prise de contrôle. De l’autre côté, on aurait une Europe mal défendue.
Que peut-on faire ? Nous avons un premier problème : l’opinion n’est pas mobilisée. Certes, elle est pro-ukrainienne, mais elle vote tout de même assez massivement pour des partis comme le RN ou LFI, qui ne sont pas les plus farouches opposants à M. Poutine … C’est significatif d’une déconnexion entre la perception des réalités extérieures, et la façon dont les gens sont introvertis et centrés sur eux-mêmes. Deuxième élément très important : il y a juridiquement une espèce de déphasage entre le camp de la résistance à la Russie et l’UE. Il y a dans l’UE des gens qui paralysent assez largement tous les efforts d’aide à l’Ukraine, et il y a par ailleurs des alliés fidèles de l’Ukraine qui ne font pas partie de l’Europe, comme le Royaume-Uni. Enfin, il y a la situation en France. Quand vous regardez les sondages d’opinion à propos de la droite profonde (Le Pen, Dupont-Aignan, Zemmour), vous constatez une possibilité très réelle d’arrivée au pouvoir. Si cela se produit, c’est l’ensemble de la solidarité européenne qui sera brisée. Nous sommes dans une situation de marginalisation historique accélérée. Alors même que les efforts à faire ne sont pas si grands que cela : l’Ukraine a besoin qu’on l’aide, et pour gagner, il suffit qu’elle ne perde pas. Il faut lui éviter la tentation de l’offensive (qu’elle ne peut pas gagner), il faut lui donner les moyens de tenir, de protéger sa population et sa société, de répondre avec des munitions. C’est un travail qui demande un peu d’argent et de mobilisation ; c’est tout de même absolument lamentable que nous n’y arrivions pas mieux.