DETTE : COMMENT FAIRE DES ÉCONOMIES ?
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Depuis plusieurs mois plus aucun expert ne croyait à l'hypothèse de croissance de la France, fixée à 1,4 % pour 2024. La Commission européenne et la Banque de France n'attendent que 0,9 %, l'OCDE 0,6 %. Finalement, le ministre de l'Économie, Bruno Le Maire a annoncé dimanche qu'il l'abaissait à 1 %, avec à la clef, des recettes fiscales en moins pour l'État et l'obligation d'annoncer un plan d'économies en urgence de 10 milliards d'euros pour tenir l'objectif d'un déficit public ramené de 4,9 % à 4,4 % du PIB. Des économies visant à maîtriser la trajectoire de notre dette, qui atteint désormais 3.088 milliards d'euros et 111,9 % du PIB. Les 10 milliards d’euros seront économisés « exclusivement sur le budget de l’État », a précisé Bruno Le Maire, qui dit emprunter là « la voie du courage » plutôt que celle de la « facilité » consistant à augmenter les impôts. Des économies d’autant plus urgentes selon Bercy que les dépenses se sont multipliées depuis janvier, comme les 400 millions d’euros dégagés pour les agriculteurs, les primes pouvant aller jusqu’à 1.900 euros pour les policiers et gendarmes à l’occasion des Jeux olympiques, ou les 3 milliards d’euros promis à l’Ukraine.
Les collectivités locales et la sphère sociale (retraites, chômage, assurance maladie, prestations sociales, etc.) sont à ce stade épargnées. Toutefois un nouveau tour de vis sur l’assurance chômage interviendra dès cette année, et un doublement des franchises médicales sera instauré. La moitié des 10 milliards d’euros annoncés proviendront d’annulations de crédits dans les budgets des ministères sur la gestion de leur immobilier, leurs recrutements, leurs dépenses énergétiques ou leurs achats. Sept cents millions d’euros seront gagnés sur les dépenses de personnel et 750 millions sur les achats. Les 5 autres milliards seront prélevés sur différentes politiques publiques, à commencer par le budget des opérateurs de l’État, ces agences spécialisées dont les crédits seront réduits d’un milliard d’euros. Bruno Le Maire a notamment cité France compétences (chargée de la formation professionnelle et de l’apprentissage), le Centre national d’études spatiales, l’agence nationale de la cohésion des territoires, ou encore Business France, qui aide les entreprises françaises à s’internationaliser. Un milliard d’euros seront retranchés du budget de l’aide à la rénovation énergétique MaPrimeRénov’, qui sera ramenée de 5 à 4 milliards d’euros cette année, tout en continuant à augmenter par rapport à l’année précédente. Enfin, 800 millions d’euros seront ponctionnés dans les crédits de l’aide publique au développement, avec notamment une contribution réduite à l’ONU. Si l’économie se dégradait davantage, un budget rectificatif pourrait s’imposer, a prévenu le ministre. Mais le contexte politique rend l’exercice très périlleux en l’absence de majorité absolue à l’Assemblée nationale. Le prochain projet de loi de finances attendu à l'automne doit dégager 12 milliards d'euros supplémentaires. Des revues de dépenses sont engagées et seront l'occasion de regarder du côté de la Sécurité sociale, en particulier les affections longue durée telles que le diabète ou les cancers, actuellement prises en charge à 100 % par l'assurance maladie.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Quelque chose est en train de changer dans les finances publiques. Pour la France, le mur de la dette, c’est maintenant. Cela fait cinquante ans qu’elle accumule des déficits, on n’a jamais connu cela depuis l’Ancien régime, c’est le seul pays développé dans cette situation. Le dernier budget excédentaire était en 1974.
La dette française a pu passer d’une dette de 20% de son PIB en 1981 à 85% en 2010. Aujourd’hui, elle est à 112% et on a apparemment pu lever de l’argent en toute impunité. Mais les raisons pour lesquelles on a pu le faire sont aujourd’hui caduques. La première de ces raisons, c’est qu’il y a eu ce long cycle de la baisse de l’inflation et des taux d’intérêt, avec des taux qui ont même été négatifs. Plus on s’endettait, moins on payait de service de la dette. C’est à présent terminé. Deuxième raison : il y a eu une protection de la zone euro. Mais aujourd’hui, celle-ci va mal : l’Allemagne est en récession, donc l’espèce de garantie implicite donnée à la dette française ne tient plus. Troisième raison : la tolérance des Français à l’impôt est absolument stupéfiante. Contrairement à ce qu’on entend, la fraude fiscale en France est limitée, et on augmenté les impôts jusqu’à 48% de prélèvements obligatoires, soit 7 points au-dessus de la moyenne européenne.
La dette est devenue insoutenable. On le voit dans les chiffres à court terme : les dépenses continuent d’augmenter, tandis que les recettes rentrent plus difficilement. Et le déficit explose : 173 milliards en 2023, très près du record des 180 milliards de 2020. Au-delà de ces données de court terme, nous avons un déficit structurel de 4,5% du PIB que nous ne parvenons pas à faire baisser, et derrière cela, une économie qui ne fonctionne plus. Depuis 2019, la croissance n’est que de 0,4%, les gains de productivité ont baissé de 5%, le chômage remonte à 8% du PIB. Et en face de ce déficit public, on a 100 milliards de déficit commercial.
Les annonces du gouvernement sont totalement à côté de la plaque. D’abord parce que c’est le ministre des Finances qui annonce un coup de rabot, ce qui montre bien que le sommet de l‘État (président de la République et Premier ministre) continue de dépenser, il n’y a pas de prise de conscience ni de discours politique de remise en ordre des finances publiques. Ensuite, la prévision de croissance, abaissée de 1,4% à 1%, reste en réalité trop optimiste, on aura au maximum 0,7% en 2024. Et le coup de rabot lui-même est absurde. On a choisi ce chiffre de 10 milliards parce qu’on peut le décider par décret (au-delà de 12 milliards, on doit faire une loi de finances rectificative, et le gouvernement n’a pas les moyens politiques de la faire voter). Et comme d’habitude, les coupes portent sur l’investissement : la transition écologique, la réindustrialisation, l’espace et l’éducation. Par ailleurs on ne fait rien sur les transferts sociaux qui représentent 34% du PIB. C’est passer à côté du problème.
Dans ve pays, on ne peut pas augmenter les impôts sans augmenter les dépenses fiscales. En revanche, on peut pousser dans les dépenses improductives, réorienter une partie des transferts sociaux dans l’investissement, céder des actifs publics, et surtout travailler sur le fond : la croissance. Avec l’éducation pour améliorer la productivité du travail, avec la mobilisation du capital vers les entreprises, avec une économie décarbonée et bon marché (le nucléaire), et avec l’innovation. Mendès-France disait que « les comptes en désordre sont la marque des nations qui s’abandonnent ». Et la France est une nation qui a été abandonnée par ses dirigeants depuis des décennies.
Nicole Gnesotto :
J’ai plusieurs interrogations face à cette urgence de la dette.
D’abord, quand on regarde le calendrier, on peut tout de même se demander : « pourquoi maintenant ? » Fin décembre 2023, le gouvernement a fait adopter au Parlement un budget pour l’année 2024. Et dans ce budget, basé sur une prévision de croissance de 1,4%, il y avait 7 milliards pour l’économie, l’augmentation du salaire des enseignants, etc. Que s’est-il passé dans le monde pour que, moins de deux mois après, le gouvernement dise « finalement, ce ne sera que 1% et pas 1,4%, donc on réduit la voilure » ? Je trouve qu’il y a là quelque chose de totalement incompréhensible pour le citoyen lambda. Soit le budget était mal fait, soit il y a un élément international (sur le plan monétaire, ou du côté des agences de notation) qui nous échappe. Personnellement, je n’arrive pas à croire qu’un dimanche, Bruno Le Maire découvre que son budget était faux …
Ensuite, y a-t-il vraiment une telle urgence ? Je suis d’accord avec Nicolas sur l’ampleur effrayante de la dette, et consciente de toutes les conséquences que cela peut avoir sur les agences de notation. Mais il est faux de dire que les Français sont les plus mauvais élèves de la zone euro. La dette française représente 112% du PIB, mais l’Italie et l’Espagne sont presque à 140%, la Grèce à 130% … La question de l’urgence me paraît d’autant moins fondamentale que la présidente de la Banque centrale européenne (Christine Lagarde) et le gouverneur de la Banque de France (François Villeroy de Galhau) ont annoncé une baisse des taux d’intérêt pour 2024.
Enfin, et c’est un point où je ne suis pas d’accord avec Nicolas, pourquoi la seule façon de s’en sortir serait-elle de baisser les dépenses ? Personnellement, je récuse l’idée selon laquelle les dépenses sociales sont improductives, mais pourquoi l’idée d’augmenter les recettes de l’Etat est-elle à ce point écartée ? Pourquoi l’idée d’augmenter l’impôt est-elle perçue comme une hérésie ? Je rappelle qu’en 2021, tous les pays de l’OCDE (France comprise) ont adopté une mesure selon laquelle les grandes sociétés multinationales verraient leurs bénéfices taxés à 15%. L’OCDE a chiffré à 200 milliards de dollars par an les bénéfices mondiaux de cette mesure. Comme la France représente 4% de PIB mondial, elle pourrait ainsi récupérer 8 milliard par an. Et cette décision est devenue obligatoire dans l’UE au 1er janvier 2024. Par conséquent je ne comprends pas pourquoi on nous dit qu’on ne peut pas augmenter les impôts, puisqu’on a l’obligation de le faire sur les grandes entreprises.
Matthias Fekl :
Nicolas a mentionné l’Ancien régime, et il me semble qu’on y est, tant sur la méthode que sur le fond. Sur le fond, on a le sentiment depuis plusieurs années, d’un système institutionnel qui n’embraye plus, d’un tel empilement des niveaux d’intervention dans l’économie qu’on n’y comprend plus rien : on injecte un euro quelque part, et on ne sait plus où il sort, ni quels effets il a produits (quand il en a produits). Avec la multiplication, au sein même de l’Etat, des opérateurs et des intervenants, et avec la décentralisation mal aboutie, on a là un vrai sujet de préoccupation.
Et il y en a un autre sur la méthode. Il y a effectivement un budget adopté il y a moins de deux mois, et encore plus récemment un discours de politique générale. Certes, ce dernier n’a pas été suivi d’un vote de l’Assemblée, mais c’est tout de même censé représenter quelque chose. Et quelques jours après, dans le secret des bureaux, on a une régulation, mais qui n’est pas seulement un ajustement technocratique, elle remet en question un certain nombre de priorités qui avaient pourtant été affichées au plus haut niveau politique, et devant la représentation nationale : transition écologique, réindustrialisation, éducation … Tout cela crée un problème de lisibilité, et donc de légitimité démocratique.
Par ailleurs, il y a concernant la dette un point insupportable pour beaucoup de nos concitoyens : la juxtaposition d’un niveau d’impôts objectivement très élevé et d’une qualité de service public parfois très dégradée. En réalité, nous sommes tous prêts à payer beaucoup d’impôts (même si on râle au moment de le faire) si on se dit que cet argent sert à financer un service public de qualité. Et malgré les efforts des agents, il y a de toute évidence quelque chose qui ne fonctionne plus.
Enfin, il y a la question des ressources, qui induit celle de la justice fiscale. On voit ailleurs dans le monde (et notamment aux Etats-Unis) un mouvement de milliardaires réclamant d’être taxés davantage, trouvant indécente la quantité d’argent qu’ils gagnent, sur laquelle quasiment plus rien n’est redistribué. En Europe, c’est beaucoup plus timide (il y a eu quelques tentatives en Autriche). Mais dans une société aussi tendue et à fleur de peau que la nôtre, si l’on veut éviter que les choses n’explosent, il y a tout de même intérêt à se préoccuper de justice fiscale, à la fois sur le plan symbolique et sur le plan concret.
Isabelle de Gaulmyn :
Je pense qu’il y a une question de courage politique derrière ces volte-face budgétaires. Tout le monde savait que les prévisions de croissance étaient exagérément optimistes. Le problème est donc : que dit-on aux Français ? Comment leur communique-t-on des vérités inconfortables ? Si la situation budgétaire s’est tant aggravée, c’est d’abord parce que l’Allemagne va très mal. Nous ne sommes pas les seuls à avoir une croissance en berne, bien au contraire.
Et puis il y a une question de courage par rapport aux dépenses. Car l’endettement n’est pas mauvais en soi, la vraie question est : quel endettement ? Qui se souvient de l’argent qu’on a donné après les Gilets Jaunes ? Qui se souvent à quoi ça a servi ? Depuis quelques années, on est dans une logique du chèque, assez démagogique. On pare au plus pressé … Si la dette finance l’éducation, la transition écologique, pourquoi pas, mais ce n’est pas ce qu’on en fait. On le voit bien avec les agriculteurs en ce moment. On sait bien qu’il y a de réels problèmes, mais on sait aussi qu’on ne les règlera pas en donnant des chèques un peu en l’air, sous prétexte qu’il y a un syndicat (la FNSEA) avec le quel on co-gère l’agriculture. Ce défaut de courage politique a conduit à ce que l’Etat soit devenu une espèce d’assureur de toute la France : dès qu’il y a un problème, on sort le chéquier, sans qu’on sache vraiment où cela va.
Manque de courage pour s’attaquer aux inégalités de notre société, aussi. A la fois du côté des grandes entreprises multinationales, mais aussi d’équilibre entre les vieux et les jeunes dans notre pays. Les « vieux » (dont je fais partie) ont tout de même profité d’une croissance économique importante, d’un endettement à bon marché, ils se sont enrichi au niveau du patrimoine, tandis qu’il y a des jeunes qui n’ont pas les moyens de se loger décemment ou de se nourrir correctement. C’est bien joli de ne pas augmenter l’impôt, mais il faudrait tout de même à un moment se demander pourquoi tant de retraités sont aussi riches dans ce pays, et pourquoi on ne pourrait pas faire un transfert entre jeunes et vieux ? S’il y a davantage d’impôts à payer, je pense que les plus vieux doivent en payer plus.
Nicolas Baverez :
J’aimerais répondre à certains points. D’abord, si le problème se pose aujourd’hui, c’est parce que les agences de notation réévaluent les pays tous les six mois, il y a donc des échéances de très court terme. La prochaine est en avril-mai, et clairement, la France est désormais sous pression de la part des marchés. Je rappelle que quand on dit qu’un pays peut « sauter », cela n‘a rien de virtuel. C’est déjà arrivé dans la zone euro (pour un grand pays comme l’Italie en 2011, ce fut particulièrement douloureux). Je rappelle aussi que le Royaume-Uni (qui n’est pas dans la zone euro) est sous surveillance permanente des marchés.
Mais de manière plus fondamentale, avec la hausse des taux d’intérêt, le service de la dette va passer de 40 milliards en 2021 à 84 milliards en 2027. C’est plus que l’impôt sur le revenu, ce sera le premier budget du pays. Un pays « saute » quand les taux d’intérêt deviennent supérieurs à la croissance nominale. En 2024, cette croissance nominale est de 2,5% d’inflation, plus 0,7% de croissance, soit 3,2%. Or les taux d’intérêt sont à 3,5%. Et la décision de la BCE n’a rien à voir, car elle gère les taux courts, or la dette publique, ce sont des taux longs, c’est à dire : le marché, l’équilibre entre l’offre et la demande. Aujourd’hui, on a une pénurie d’épargne, en face des besoins. Tout le monde doit financer le vieillissement, la réindustrialisation, la transition climatique, la révolution numérique et le réarmement. Donc quoi que fasse la BCE, les taux longs resteront élevés.
Il est faux de se rassurer en se comparant à nos voisins. L’Italie a baissé son taux d’endettement de 14 points en deux ans, parce qu’elle a profité de l’inflation pour se désendetter. Nous n’en avons pas fait autant. Notre dette continue de croître avec l’inflation, ce qui est invraisemblable. La zone euro est à une moyenne de 90% d’endettement par rapport au PIB, or la France est à 112%. Il y a un énorme problème, et nous sommes l’un des Etats les plus malades.
Sur les entreprises, enfin. En France, les entreprises payent 18% du PIB de charges, de prélèvements et impositions diverses. C’est 9% en Allemagne. C’est autour de 11% dans la zone euro. L’idée selon laquelle les entreprises ne paient pas d’impôts est fausse. Si on regarde les plus grandes, celles du CAC40, elles se portent effectivement très bien : elles versent à leurs actionnaires des dividendes élevés. Mais le CAC40 ne fait que 22% de son activité sur le territoire français. Ses profits viennent de l’étranger. La part d’imposition payée en France est très largement supérieure aux profits générés en France. Cette idée selon laquelle il y a un « trésor caché » est illusoire. La France a toutes les catégories d’impôts, et est au maximum dans chacune. Les entreprises comme les ménages paient très lourdement.
Nicole Gnesotto :
Ce n’est pas l’idée d’un trésor caché, c’est l’idée qu’il faut répartir équitablement l’effort. S’il s’agit de baisser les dépenses sociales, c’est-à-dire de faire payer les pauvres, au moment où l’on voit par exemple qu’EDF a eu 10 milliards de bénéfices et Total 20 milliards, on va avoir des problèmes. Il y a un moment où la technicité de la science économique rend aveugle à la réalité politique de ce pays.
Nicolas Baverez :
EDF est un très bon exemple. On veut une énergie décarbonée, abondante et à bon marché, pour pouvoir réindustrialiser. EDF a 60 milliards d’investissements à financer sur le grand carénage de ses centrales actuelles. Les 5 ou 6 EPR coûteront au moins 60 milliards d’euros. Alors l’Etat peut tout à fait accaparer les profits d’EDF, mais cela signifie simplement qu’il n’y aura pas d’argent pour investir dans l’énergie décarbonée …
À QUOI RESSEMBLE LA RUSSIE DE POUTINE ?
Introduction
Philippe Meyer :
En dépit des sanctions occidentales, l’économie russe connait une croissance 2,6% meilleure que celle de la zone euro, selon les estimations du Fonds monétaire international publiées fin janvier. L'activité économique du pays est désormais largement tirée par un secteur, devenu prioritaire : la Défense. Moscou a acté une envolée de près de 70% des dépenses militaires en 2024, soit 6% du PIB. Moscou parie aussi sur ses revenus pétroliers et les échanges commerciaux avec son voisin chinois, pour soutenir son économie. Toutefois, la Russie doit faire face à une inflation de 7,4% et un taux de chômage à 3%, qui traduit des pénuries de main d'œuvre persistantes. À long terme, l'exode à l'étranger de 800.000 à un million de Russes, selon les estimations, à la suite du lancement de l'offensive en Ukraine et après la mobilisation partielle de septembre 2022, va continuer à peser sur de nombreux secteurs (banques, énergie, télécommunications...), amputés des travailleurs qualifiés dont ils ont besoin.
Récemment, la Douma s'était alarmée du fait qu'en 2046, la Russie aura perdu 7,5% de ses habitants, selon les prévisions officielles. Elle a aussi rappelé que le taux de natalité était évalué à 1,42 enfant par femme fin 2022. Ce chiffre était de 1,5 en 2020, la moyenne dans l'Union européenne. Selon l’agence statistique Rosstat, la Russie comptait, au 1er janvier dernier, 146.447.424 habitants (Crimée annexée comprise). Soit moins qu’en 1999. Des jeunes parmi les mieux formés, et donc armés pour travailler à l’étranger, ont quitté le pays pour ne pas être mobilisés. Selon le renseignement américain 120.000 soldats russes auraient été tués depuis le début de la guerre en Ukraine pour un total hors de combat d'environ 320.000 blessés. Soit deux fois plus que les pertes ukrainiennes, mais avec une population quatre fois plus élevée.
La conquête le 16 février dernier par les soldats russes de la ville d’Avdiïvka, dans la région de Donetsk et le retrait des forces ukrainiennes, constitue une victoire symbolique pour Moscou. Avdiivka est la première conquête substantielle russe depuis la prise de Bakhmout, en mai 2023. À l'approche de l'élection présidentielle en Russie, Moscou n'a pas manqué d'exprimer son autosatisfaction : Vladimir Poutine a salué une « importante victoire ». Elle aurait coûté 47.178 hommes à l'armée russe d'après l'état-major ukrainien. Avdiivka tombée, la Russie devrait mettre à l'épreuve la seconde ligne de fortifications établie par l'armée ukrainienne ces derniers mois.
En politique intérieure, la mort en détention de l’opposant Alexeï Navalny, annoncée le 16 février, signale selon Renaud Girard dans le Figaro : « un retour de la Russie aux pratiques staliniennes. Sous Brejnev, on enfermait les dissidents, mais on ne les tuait pas », remarque-t-il. Le scrutin présidentiel des 15-17 mars prochains, où même le plus modéré des opposants, Boris Nadejdine, n'a pas été autorisé à se présenter, ne devrait pas représenter une compétition politique significative.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
On attribue à Churchill cette citation : « l’URSS est un rébus entouré de mystère au sein d’une énigme ». Cette phrase a été vraie pendant très longtemps, mais ce n’est plus le cas. La nature de la Russie d’aujourd’hui est très claire : il s’agit d’une dictature pure et simple, fondée sur le contrôle, la répression, l’assassinat, le culte du chef et une corruption absolument prégnante.
Pour ce qui est du contrôle de la population, un élément nouveau est apparu en décembre : tous les Russes, qu’ils habitent en Russie ou à l’étranger, doivent apporter leur passeport à l’autorité locale. Ce n’est pas encore l’interdiction de sortir, mais on s’en approche très clairement.
La censure des médias : il suffit de lire les rapports de Reporters Sans Frontières pour voir à quel point elle est totale. Tous les médias indépendants sont interdits, sauf ceux qui font du pur divertissement. RSF compte 29 journalistes en prison, et des centaines qui sont partis en exil. Le pouvoir russe vient d’inventer un nouveau délit : la « fausse information sur l’armée », passible de 15 ans de prison …
La répression : l’assassinat absolument gratuit de Navalny, qui était encore sous le coup de son empoisonnement, dans sa prison polaire, incapable de nuire en quoi que ce soit à la dictature Poutine. Selon certains commentateurs, Poutine a simplement voulu montrer qu’il possédait désormais le droit de vie et de mort ...
L’interdiction de la liberté politique n’est pas nouvelle, mais s’agissant des élections présidentielles de mars, un nouveau cap a été franchi. Le fait que le seul candidat libéral, qui pouvait dans le meilleur des cas espérer 10% des voix, ne puisse même pas se présenter, sous un prétexte absurde (les formulaires auraient été mal remplis), montre à quel point Vladimir Poutine veut être élu avec 99% des voix, comme les pires dictateurs.
Enfin, Navalny avait été connu grâce à ses enquêtes sur la corruption, il avait décrit Russie Unie comme un parti « d’escrocs et de voleurs », et on se souvient tous de ce reportage hallucinant montrant le bunker de Poutine, où la moindre brosse à dents valait une fortune, où l’indécence le disputait au vulgaire …
Bref, la Russie d’aujourd’hui est une dictature au sens le plus chimiquement pur du terme. La vraie question, est : quelle en est la solidité ? Trois points peuvent nous donner les linéaments d’une réponse : la crise démographique, la crise stratégique (je ne crois pas une seconde que l’armée russe, incapable de conquérir le Donbass, pourrait attaquer la Pologne ou les Etats baltes) et enfin la crise économique, car les chiffres enviables de croissance que vous avez donnés sont en trompe-l’œil : la Russie est en train de devenir une colonie chinoise.
Isabelle de Gaulmyn :
Jusqu’à quel point un système pareil peut-il tenir ? C’est effectivement toute la question. Pour le moment, factuellement, certaines choses en Russie forcent le respect : la capacité de résilience tout d’abord est extrêmement impressionnante. En sanctionnant les entreprises occidentales travaillant avec la Russie, on pensait assécher le pays. Et Alexeï Navalny, en dénonçant la corruption, pensait favoriser l’émergence d’une opposition interne. Et puis non ; rien de tout cela ne s’est produit. Les deux dernières nouvelles (victoire russe à Avdiivka, et mort d’Alexeï Navalny) montrent qu’en fait ça tient.
C’est ce qui me surprend le plus. Quel pourrait bien être le point de rupture d’un système pareil ? Cela rappelle la situation de 1917. Tout le monde disait que le système tenait, et puis tout s’est écroulé d’un coup. Quel pourrait être l’élément décisif ici ? Si cela tient, c’est parce que Vladimir Poutine est arrivé à mettre de son côté des forces traditionnelles, et notamment la religion. Mais la vraie faiblesse du régime est moins l’envie de démocratie que le refus d’aller se battre en Ukraine. S’il y a un point de bascule, il est peut-être là. On sait qu’il y a un mouvement d’opposition de la part des mères des soldats, le gouvernement russe se garde bien de parler du nombre de morts, et on se dit qu’un jour les Russes n’en pourront plus et refuseront d’y aller.
Mais il est vrai que dans la sphère politique et démocratique, je ne vois aucun élément qui soit de nature à provoquer du renouveau, tant l’étau du pouvoir est serré. Et puis, la Russie démocratique a existé si peu de temps, qu’on se dit qu’Alexeï Navalny était une sorte d’épiphénomène, dans une mentalité générale habituée à la dictature ...
Matthias Fekl :
D’abord je vous conseille la lecture de l’excellent Dans la tête de Vladimir Poutine, de notre ami Michel Eltchaninoff. En une centaine de pages, il présente très clairement les inspirations philosophiques, historiques et bureaucratiques de Vladimir Poutine, et c’est vraiment très éclairant.
La brutalité interne du régime n’est plus à démontrer, de nouvelles preuves nous en arrivent tous les jours. Il y a cependant quelques éléments qui peuvent donner un peu d’espoir ; le nombre de Russes qui sont partis en exil, tout d’abord. Il y a désormais une diaspora russe, dont l’existence ne tient qu’au refus de combattre dans cette guerre injuste. Il y a peut-être là le ferment pour que quelque chose change un jour … Il y a le soutien admirable exprimé à Navalny, de la part de citoyens courageux qui osent aller déposer des fleurs à sa mémoire. Cela nous prove que, si brutale soit la répression, il reste des expressions d’un refus citoyen en Russie. Certes, ces expressions sont pacifiques et elle ne vont pas changer le régime, mais elles prouvent une certaine forme de fragilité du pouvoir.
Mais tout cela pâlit au regard des points très inquiétants. D’abord, la Russie conserve une richesse énorme, notamment pétrolière, lui permettant de continuer à alimenter son effort de guerre. Et puis le pays dispose également d’une population bien supérieure à celle de l’Ukraine, pour appeler un chat un chat, de bien davantage de « chair à canons » …
Quel est l’impact d’un système pareil sur nous ? Je crois qu’il existe un risque que nous ressemblions un jour à la Russie. Car Vladimir Poutine rêve d’exporter son modèle politique, il y a un projet impérialiste aussi clair que violent. On le voit dans les menaces d’agression (contre la Pologne ou l’Estonie), dans les campagnes de désinformation massives, dans la corruption (qu’elle soit financière ou morale) de personnalités dans notre pays, des agents objectifs du poutinisme, en particulier au sein de l’extrême-droite. C’est vrai en Europe comme aux Etats-Unis avec Donald Trump.
Prenons garde à ne pas considérer le mal qui ronge la Russie comme un problème exclusivement russe, il nous touche aussi. Par exemple au travers de la crise qui secoue le monde agricole français aujourd’hui, des voix commencent à s’élever dont on a lieu de s’inquiéter. Je ne veux pas minimiser la souffrance de ces agriculteurs, qui est réelle, mais prenons garde : si on y greffe un discours du type : « tout ça, c’est la faute de notre soutien à l’Ukraine », il y a un danger réel et urgent sur nos démocraties.
Nicolas Baverez :
Vladimir Poutine prépare sont élection présidentielle avec l’assassinat de Navalny, et l’escalade de la violence sur le front ukrainien. Nous en sommes à deux ans d’une guerre dont la sauvagerie est inouïe.
Alexeï Navalny a payé de sa vie le fait d’appeler le régime russe par son nom. On nous a d’abord dit qu’il s’agissait d’une « démocratie illibérale », puis certains l’ont qualifiée de « démocrature », or le doute n’est plus permis : c’est bel et bien une dictature. Implacable, fondée sur le mensonge, la peur, et la violence, qu’elle soit interne ou externe. On a remis le goulag en marche. Ce n’est pas encore la terreur version Staline, mais il est vrai que c’est déjà pire que sous Brejnev. Soljenitsyne a été expulsé, tandis que Navalny a été exécuté, après Boris Nemtsov, après Anna Politkovskaïa …
La violence extérieure ne laisse aucun doute elle non plus. Il y a indéniablement un projet impérialiste, il est clair que Poutine ne s’arrêterait pas à l‘Ukraine s’il devait gagner cette guerre. Les moyens mis en place sont gigantesques, il a mobilisé 600 000 hommes, en a déjà perdu 315 000 en deux ans (contre 15 000 en dix ans de guerre en Afghanistan) et 2900 chars. Il est passé en économie de guerre, le budget de la Défense est désormais de 6% du PIB, bref il entend bien continuer. C’est très important pour l’Europe, car de fait, aujourd’hui la Russie est devenue une menace existentielle. Pour l’instant, on en est à la guerre hybride : déstabilisation, désinformation, mais on peut tout à fait passer rapidement à autre chose, surtout si Donald Trump venait à être élu.
Combien de temps la société russe peut-elle rester dans cette apathie ? Le message d’Alexeï Navalny « ne vous laissez pas faire ! » ne semble pour le moment pas être entendu. Je ne pense pas qu’on soit près d’un point de bascule, comme à la fin de la guerre d’Afghanistan, ou comme en 1917. Mais il est vrai que les pertes démographiques sont colossales. Après plus d’un million de morts de surmortalité Covid, voici qu’il y a un million d’exilés, en plus des pertes du front.
L’économie russe survit, mais ce n’est plus qu’un émirat pétrolier et un énorme arsenal. Stratégiquement, cette guerre est une impasse. Quand la société russe se réveillera-t-elle ? L’émotion suscitée par l’assassinat de Navalny provoquera-t-elle un sursaut ? Pour ce qui est de l’Occident, il faut absolument réagir. Comment ? D’abord en multipliant les sanctions, et en renforçant leur efficacité. En aidant l’Ukraine, ensuite, qui vit une année terrible. Il y a une pénurie d’hommes, mais surtout de matériel et de munitions, et sur ce point il est tout à fait possible de faire quelque chose. De ce point de vue, la lenteur et le retard des USA et de l’Europe sont coupables. Enfin, il faut tenir compte de ce qu’est aujourd’hui la menace russe. Il faut réarmer massivement en Europe, sur le plan nucléaire, mais surtout sur le plan conventionnel.
Thérèse Delpech dans L'ensauvagement : essai sur le retour de la barbarie au xxie siècle , disait : « La Russie est entrée dans une phase d’autodestruction, qui tient à la médiocre qualité des élites, à la dépression profonde qui a suivi l’échec des années 1990, aux effroyables tragédies du siècle passé ». Ne désespérons pas des Russes, d’autres grandes figures comme Navalny peuvent émerger, mais mettons-nous en situation d’endiguer l’impérialisme de Vladimir Poutine.
Nicole Gnesotto :
Je ne partage pas cet appel à une militarisation de l’Occident contre la Russie, car c’est à mon avis exactement ce que veut Poutine. La seule « puissance » de la Russie aujourd’hui est militaire, elle tient au fait que le pays s’en sort moins mal que ce qu’on avait prédit. Donc plus on militarise notre attitude et notre réponse, plus on conforte le régime militaire de Poutine. Il faut évidemment être en mesure de se défendre, mais je pense que tout miser sur notre capacité de dissuasion nucléaire et conventionnelle, c’est faire le jeu du dictateur russe. Il ne faut pas réduire les relations internationales à un pur rapport de forces. Je crois que l’Occident a d’autres cartes en main. Par exemple, les sanctions. Il est absurde de s’acharner sur des sanctions économiques, dont on sait que la mondialisation permettra de les contourner. Ce ne sont pas les sanctions économiques qui peuvent fonctionner, ce sont des sanctions financières . Les oligarques russes possèdent des milliards de dollars d’actifs à l’étranger, pourquoi ne les utilise-t-on pas pour financer l’Ukraine ? Ensuite, un petit rappel à propos de l’URSS. On pensait qu’un tel régime ne tomberait jamais, pour des raisons politiques. Or il s’est effondré comme un château de cartes, pour des raisons économiques. Il faut retourner les tactiques de Poutine contre lui : développer nos ingérences dans la société russe. Mais n’avoir qu’une réponse militaire n’est pas suffisant.
Isabelle de Gaulmyn :
Le problème est que la réponse militaire ne se justifie que par le potentiel désengagement des Etats-Unis. L’Europe pourra-t-elle continuer à s’appuyer sur l’OTAN pour assurer sa défense ? Sur le plan intérieur, je suis très pessimiste : la mort de Navalny a déclenché quelques manifestations internes, mais très peu et très modestes, rien qui ressemble au début d’un basculement … L’apathie de la population russe est réellement désespérante. Et je trouve qu’il n’y a pas grand chose non plus du côté de l’Occident : si l’on songe à la façon dont on a soutenu tous les dissidents russes au moment du goulag, on ne constate rien de tel aujourd’hui, alors que la situation est très comparable. On a mis des grands panneaux pour les Iraniens (et c’est très bien), mais pour Navalny, à part quelques éditoriaux, on ne constate pas de réel soutien. C’est un point sur lequel nous sommes coupables.
Matthias Fekl :
Ce qui se joue en Ukraine se joue sur le plan militaire. Par conséquent il est absolument indispensable, avant même d’envisager un retour éventuel de Trump, que l’Europe pallie aux manquements américains, autant que faire se peut. Chaque retard dans les livraisons de matériels à l’Ukraine se paie très cher, car les Ukrainiens se battent aussi pour nos libertés. Il faut leur donner les moyens de se défendre, de se battre et de gagner. Quand on a un allié, on souhaite qu’il gagne.
Philippe Meyer :
Sur l’attitude de la société russe à l’égard de la sphère politique, je crois beaucoup à ce que disait Thérèse Delpech sur la dépression consécutive aux années 1990. Sur les manifestations qui ont suivi la mort (le très probable assassinat) de Navalny, il ne faut pas sous-estimer le fait que l’information a été très peu diffusée dans les médias russes, et par ailleurs, il faudrait affecter à chaque soutien une espèce de coefficient multiplicateur, compte tenu du risque qu’il y a à l’exprimer. Les gens sont photographiés, filmés, ils peuvent se retrouver en garde à vue (ou pire) au moindre prétexte … Gardons-nous d’oublier cela.