LE MODÈLE SCOLAIRE DANS TOUS SES ÉTATS
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
En décembre 2023, Gabriel Attal, ministre de l'Éducation, défendait son « choc des savoirs » comme réponse aux mauvais résultats du classement Pisa, qui évalue les élèves des pays de l'OCDE. Outre le renforcement du redoublement ou le brevet comme examen d'entrée au lycée, voire le port de l'uniforme, il avait promis des groupes à effectifs réduits en français et en mathématiques pour les élèves de sixième et de cinquième et la répartition des élèves en trois sections en fonction de leur niveau, et ce, durant toute l'année scolaire. L'actuelle ministre de l'Éducation, Nicole Belloubet préfère l’appellation de « groupes de besoins » et insiste davantage sur les « compétences » à acquérir que sur le « niveau » des élèves. Le ministère assure que 2.330 postes seront débloqués, dont 830 créations, pour la mise en place de cette réforme.
Classes toujours plus surchargées, école inclusive sans moyens, manque de formation et de soutien, rémunérations à la traîne : l'enquête dénommé « J'alerte », menée depuis décembre 2023 auprès des professeurs du premier degré par le syndicat FSU-SNUipp montre une institution « au bord de l'effondrement ». Plus de 4.200 personnes ont répondu. « L'inclusion sans moyens » est dénoncée par près des trois quarts (71 %) des répondants. Les rémunérations et le temps de travail qui déborde préoccupent un sur deux, tandis que 46 % pointent la surcharge constante des classes. Les autres enseignements de l'enquête portent notamment sur la formation, jugée insuffisante et « subie plutôt que choisie ».
Le 2 avril, après six mois de travail, Paul Vannier, député La France insoumise, et Christopher Weissberg, député Renaissance, ont présenté leur rapport d’information sur le financement de l’enseignement privé sous contrat devant la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale. Leurs conclusions dressent un constat sévère concernant un système peu transparent, mal contrôlé, et dans lequel les « contreparties exigées des établissements privés sont loin d’être à la hauteur des financements qu’ils perçoivent au titre de leur association au service public de l’éducation ». Quarante ans après l’abandon du projet de création d’un grand service public et laïc d’enseignement par le ministre de l’éducation Alain Savary, en 1984, les deux rapporteurs estiment que le cycle de l’évitement du débat par crainte de raviver une « guerre scolaire » touche à sa fin. Les députés déplorent l’opacité des fonds publics alloués chaque année par l’État et les collectivités territoriales aux 7.500 établissements privés sous contrat, à 96% catholiques. Aucune administration n’a été en mesure de fournir un montant consolidé de cette dépense de plus de 10 milliards d’euros et, selon les corapporteurs, « sous-estimée ». Le rapport remet en cause le modèle français tel qu’il s’est construit depuis la loi Debré de 1959, caractérisé par un financement public important (75 % des ressources du privé sous contrat) associé à de faibles contreparties.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
L’éducation est la clef de puissance et de la richesse des nations au XXIème siècle. Nous sommes dans une économie de connaissance, l’éducation est aussi la clef de la cohésion sociale, et de la défense de la démocratie. Comme la santé, c’était l’un des traditionnels points forts de notre pays, et aujourd’hui, ce système est en voie d’effondrement, on le constate grâce à trois points. D’abord, le recul du niveau de connaissances. On sait que notre pays est désormais en queue de peloton dans le classement PISA. La dernière en date nous donne des résultats catastrophiques pour les élèves de 4ème : 53% ne maîtrisent pas les règles élémentaires du français, et 55% des mathématiques. En zone d’éducation prioritaire, on monte à 79% et 84%. Seuls les établissements privés ont de meilleurs performances. Deuxième dérive, qui s’est tragiquement illustrée dans l’actualité récente : la montée de la violence. Elle n’est absolument plus régulée. Deux professeurs ont été assassinées, et beaucoup sont menacés. Mais cette violence touche aussi les enfants : développement du harcèlement, assassinat du jeune Shamseddine à Viry-Châtillon, agression de la jeune Samara à Montpellier … Derrière ces atroces faits divers, une réelle faillite intellectuelle et morale : l’école a aujourd’hui renoncé à défendre les valeurs de la République. On a à la fois une poussée islamiste et une rupture avec le savoir. On a renoncé à la fonction première : éduquer, et transmettre des connaissances.
Contrairement à ce que l’on entend beaucoup, le problème n’est pas le manque de moyens. Aujourd’hui, on consacre 110 milliards d’euros à l’éducation, c’est davantage que la plupart des pays comparables. On sait où est le problème : un centralisme délirant, un déclassement des professeurs (28% de chute des rémunérations depuis les années 1980), une bureaucratie étouffante, 250 000 postes de gens qui font autre chose qu’enseigner, et une fonte de l’enseignement des savoirs fondamentaux, au profit d’une myriade d’occupations annexes ou sociétales. Aujourd’hui, nous avons un système dirigé par la lâcheté et le mensonge. Le mensonge parce que les diplômes ont perdu toute valeur (on l’a vu récemment avec le brevet, où les notes sont réévaluées heure par heure), une réforme calamiteuse du lycée, qui a mené à ce qu’aujourd’hui, 30% de garçons et 60% de filles en moins qui font des mathématiques en seconde. Face à cela, on fait diversion. Les dernières en date, c’est l’uniforme, ou la relance de la guerre entre enseignement public et privé.
Il faut changer le modèle, on ne peut plus le « rafistoler » par des coups de communication, ou des réformes qui ne font qu’accélérer ce qui ne fonctionne pas, et arrêter ce qui marche encore. Il faut absolument décentraliser ce système. On sait que si le privé réussit mieux, c’est notamment parce qu’il a une plus grande autonomie (et aussi parce que les familles sont plus engagées). Il faut faire de gros efforts sur le primaire et le collège, réhabiliter le métier de professeur, à la fois matériellement et symboliquement, et puis il faut évidemment assurer la paix civile dans les établissements. Il va soi que si les élèves et/ou les enseignants ont peur, on n’arrivera jamais à rien.
La Santé et l’Education sont les biens premiers. Si on n’arrive pas à les assurer, ce n’est pas seulement l’économie qui coule, mais toute la démocratie. Aujourd’hui, nous n’avons ni vision, ni stratégie, ni cohérence. Nous sommes aujourd’hui accueillis par l’Ecole alsacienne, je rappellerai qu’elle a été créée en 1874, et qu’à l’époque, on sortait de la grande défaite face à la Prusse, de la guerre civile de la Commune, et il s’agissait, modestement, de changer de modèle. Ses fondateurs avaient compris qu’il n’y a pas d’investissement plus rentable que l’éducation, et que celle-ci n’est pas l’affaire de l‘État, mais des citoyens.
Lucile Schmid :
En préparant notre conversation, je me suis posée trois questions. Dans la crise de l’éducation, qu’est-ce qui relève des moyens matériels, et qu’est-ce qui n’en relève pas ? Nicolas Baverez nous dit qu’il n’y a pas de problèmes de moyens, je crains que si, même si c’est plus complexe que : « on ne met pas assez d’argent ». Le problème, c’est l’hétérogénéité des moyens.
Comment peut-on faire dialoguer le « haut » et le « bas » ? Le « bas » (ce n’est pas péjoratif), c’est ce qui se passe dans les établissements, dans la communauté scolaire, entre les professeurs, les chefs d’établissements, les familles des élèves, etc. On voit bien que cette notion de « communauté scolaire » est de plus en plus oubliée dans des réformes qui se succèdent à un rythme de plus en plus effréné. Le président de la République vient de faire des annonces sur la modification de la formation des enseignants, et il semble que les syndicats l’ont appris par voie de presse … On arrive à un moment où le fossé entre le « haut » et le « bas » prend des proportions absurdes.
A quoi pourrait bien ressembler une réforme efficace de l’Education nationale ?
Pour tenter de répondre à ces trois questions, je me suis rappelée de mon expérience personnelle du « bas ». J’ai été conseillère générale d’Ile-de-France, le temps d’un mandat, et à ce titre j’ai siégé aux conseils d’administration de trois établissements. Et j’ai vu des situations extrêmement différentes de l’un à l’autre. J’étais à la fois dans une cité scolaire extrêmement favorisée (le lycée Michelet à Vanves), dans un lycée général classique, à Montrouge, et dans un lycée professionnel, à Montrouge lui aussi. Les conseils d’administration étaient les moments les plus passionnants de ce mandat, parce que les communautés scolaires discutaient entre elles. Mais ce qui m’avait le plus frappée, c’est l’hétérogénéité des moyens. Dans une cité scolaire ou un département riche, quand les collectivités ont décidé de mettre les moyens, on ne manquait de rien. Tandis que dans le lycée professionnel, à quelques encablures de là, on manquait de tout. Les moyens sont donc peut-être colossaux à l’échelle nationale, mais cela ne signifie pas pour autant que certains établissements ne sont pas dans une situation très précaire. C’est ce qui crée un sentiment d’inégalités profondes. Dans les communautés scolaires, les débats étaient passionnants ; très vifs, peut-être pas « politiques », mais incontestablement sociaux, sur le projet d’établissement. Les « effets d’établissement » jouaient à plein, les équipes administratives travaillaient avec les professeurs, les parents d’élèves et bien sûr les élèves eux-mêmes. Tout cela est fâcheusement absent du débat aujourd’hui, alors que c’est un point essentiel.
Un mot à propos du rapport Vanier-Weissberg. Certains y voient une charge contre les établissements privés. Depuis 1984, on vit avec la crainte que les braises de cette guerre scolaire ne se ravivent, et aussi avec des fantasmes. Compte tenu de l’ampleur des moyens accordés aux établissements privés, il est salutaire de vouloir connaître des faits, pour sortir du fantasme. Par exemple, on apprend qu’on ne sait pas exactement quelle quantité d’argent public il y a dans le secteur de l’enseignement privé, ce serait « entre 10 et 12 milliards d’euros ». La différence est tout de même de taille. On peut trouver la question des contreparties symbolique ou théorique, mais on peut aussi la juger nécessaire. Ne serait-ce que pour dissiper un peu le sentiment que les établissements publics sont moins bien traités que les privés. Evacuons les fantasmes de guerre scolaire et regardons les réalités en face. Que les deux rapporteurs soient nés après 1984 ne me paraît pas anodin.
Jean Pisani-Ferry, qu’on ne saurait soupçonner d’être un ardent gauchiste, vient de dire que l’efficience de la dépense publique en France est faible. Pour l’améliorer, il est nécessaire de mieux l’évaluer, dans l’éducation comme ailleurs. Les fantasmes ne font que contribuer à un climat délétère.
Richard Werly :
Pour commencer, un petit détour par la Suisse, pour tenter d’éclairer la situation française un peu différemment. En Suisse, le système scolaire fonctionne plutôt bien, notamment parce qu’il est très décentralisé (il est géré au niveau des cantons), il n’y pas de guerre scolaire, l’apprentissage se passe plutôt bien (en tous cas la France s’en inspire), et des enseignants très bien payés.
Je ne suis pas assez expert pour juger si la répartition des moyens publics est bonne en France, mais ce qui ne fait aucun doute, c’est que les enseignants français sont trop peu payés. On leur confie la jeunesse d’un pays, son avenir, et la compensation n’est absolument pas à la hauteur de la tâche. En Suisse, pour vous donner une idée, un enseignant, quel que soit le canton, démarre sa carrière à environ 3500€. Et contrairement à ce qu’on croit, la différence de niveau de vie n’est pas si grande, c’est par exemple comparable avec le fait de vivre à Paris. J’avais déjà écrit un article à ce sujet il y a quelques années : il faudrait à mon avis augmenter le salaire des enseignants d’au moins 1000€ par mois, et de toute urgence. La tâche est tellement difficile qu’il faut donner envie de l’accomplir.
Quand les Français auront-ils à nouveau confiance dans leur Etat, et notamment dans leur école ? Si l’on estime (comme Nicolas) que la situation est à ce point désespérée et que le pays va à ce point à vau-l’eau, alors autant baisser les bras … L’école ne serait plus que le reflet d’une crise généralisée. Je suis très perplexe face au déclinisme français, un mal extrêmement répandu. Arrêtons de penser que toute l’école française n’est qu’un vaste chantier comparable aux rues de Paris. Il se trouve que j’ai fait récemment des interventions devant quatre lycées (tous publics), avec quelques confrères correspondants étrangers. Et à chaque fois, ce sont des expériences rassérénantes, enthousiasmantes. Les élèves et les enseignants sont formidables. Quand ce pays reprendra-t-il confiance en lui-même ? C’est évidemment cela le préalable au moindre accomplissement.
Je crois que la liberté dans l’enseignement est essentielle. Il faut pouvoir choisir, pour le pluralisme et la diversité. Quant au contrôle, je crois que des mécanismes existent, qu’ils ont été mis en place, et qu’on en en verra bientôt les premiers résultats. Certes, tout le monde sait que la dépense publique en France est mal gérée. Mais qu’on attende au moins d’avoir les pièces avant de commencer le procès …
Enfin, ne mêlons pas ce qui se passe à l’extérieur de l’école (agressions, montée de la violence) avec ce qui se passe dans l’école. Ce n’est pas parce que ce qui se passe dans certains quartiers est très préoccupant que l’école est directement mise en cause.
Jean-Louis Bourlanges :
L’ampleur des problèmes auxquels nous sommes confrontés me frappe beaucoup, et ils ne concernent pas seulement l’éducation. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec Richard qui distingue la violence à l’école de celle en dehors de l‘école. Pour moi, il y a un continuum des problèmes sociaux. Mais à mon avis, ils ne relèvent pas du « y a qu’à / faut qu’on ». Je ne crois pas qu’il suffise de « changer le modèle » pour résoudre les problèmes éducatifs. Bien sûr qu’il y a des défauts dans modèle et qu’il faut les corriger, mais ce genre des choses se fait dans un temps long. Le type d’effort à fournir est précisément celui dont les Français n’aiment pas entendre parler : un travail de fond, patient, dénué de toute portée médiatique exploitable par les politiciens. Un travail dont les fruits seront longs à mûrir.
Le problème de la violence est absolument crucial, et les professeurs sont en première ligne. Il est ridicule de dire qu’on va mettre un policier derrière chaque enseignant, cela n’existera pas. Les enseignants sont très exposés, mal payés, mal reconnus, mal formés. Malgré les 8% de chômage, c’est une profession qui n’attire pas, beaucoup d’enseignants n’ont pas souhaité faire ce métier. Par ailleurs, on a une montée très nette des familles monoparentales, et notamment de femme seules issues de l’immigration, parlant mal le français, et pas en mesure d’aider leurs enfants sur le plan scolaire.
Il faut effectivement arrêter de stigmatiser les uns et les autres, et commencer par écouter. Mais il y a tout de même un problème de fond, avec deux types de modèles. Le problème principal, c’est la panne de l’ascenseur social. Considère-t-on que c’est parce qu’il y a un défaut de mixité scolaire ? Dans ce cas, cela appelle une solution centralisatrice, et même autoritaire. Et au nom de cette centralisation, on met en cause la voie autonome, celle de l’école privée. Car le modèle de l’école privée est celui de l’autonomie : financière et organisationnelle.
Dans ma circonscription (qui n’est pas la plus à plaindre), je discutai hier avec des syndicalistes et des parents d’élèves, hostiles à la réforme proposée par M. Attal. J’étais frappé par la variété très grande des situations. Le collège où j’étais fonctionne plutôt bien, il s’adresse à des populations plutôt bien intégrées, il y a des problèmes de décrochage mais ils sont limités, c’est-à-dire qu’on peut les traiter individuellement. Dans un établissement pareil, on voit très clairement que les groupes de niveau ne sont pas adaptés. Les élèves n’ont pas envie d’être classés (qu’ils soient « bien » ou « mal classés », ils trouvent cela stigmatisant). En revanche ils ont envie de former des groupes selon leurs intérêts (« métiers du livre » par exemple). Si on les classe par niveau, on ne peut plus faire ce genre de choses. Alors que dans d’autres établissements, la situation est très différente : certains savent lire et d’autres pas, comment leur faire le même cours ? Dans ces cas là, le groupe de niveau est utile. C’est donc l’autonomie qui est nécessaire, or elle est contestée. Faut-il s’en prendre au modèle de l’école privée, qui est celui de l’autonomie, ou au contraire s’en inspirer ? Veut-on réduire la différence entre public et privé ? Considère-t-on que cela règlera les problèmes d’éducation ? Ne vaudrait-il pas mieux faire respirer le système public à la lumière de ce qu’il y a de bon dans le système privé ? Une fois de plus, on est dans la tentation bien française de détruire ce qui fonctionne, au nom de ce qui ne fonctionne pas très bien.
Lucile Schmid :
Il est clair qu’avec la massification de l’enseignement (qui est récente, ne l’oublions pas), la question de la méritocratie s’est heurtée au réel, c’est à dire aux moyens, et au capital social. Par conséquent, tout ce qu’on imagine autour de l‘indice de position sociale peut paraître très artificiel, mais on ne peut pas pour autant s’exonérer de toute réflexion sur la façon dont notre enseignement permet ou non de lutter contre les inégalités sociales. Qu’on le veuille ou non, la question des contreparties n’est pas seulement symbolique. Il importe de réfléchir à cela, tout comme il est important de savoir si on accorde 10 milliards ou 12 à l’enseignement privé. Il est intéressant que le débat actuel se concentre sur l’Etat alors qu’on sait qu’il s’agit d’un enjeu essentiel pour les élus de collectivités locales.
Nicolas Baverez :
D’abord, je crois que ce qu’a dit Richard est inexact. On ne peut pas dire que la violence est extérieure au système éducatif, c’est désormais documenté, même s’il peut y avoir des faits divers qui se déroulent en dehors des établissements.
Ensuite, à propos de l’enseignement privé : 2 millions d’élèves sur 12 millions, et 10 milliards de fonds publics, sur 64 dans l’ensemble primaire-secondaire. Donc en réalité, il n’y a pas de sur-financement du privé, dont les performances sont 15% à 20% supérieures.
Enfin, il y a bien deux modèles. Et le modèle décentralisé est celui qui fonctionne partout dans le monde. Les situations d’un établissement à l’autre sont très différentes. Quoi qu’on pense des groupes de niveau, nous sommes tous d’accord sur le fait qu’il serait plus intelligent de les faire établissement par établissement.
LA TURQUIE APRÈS LES ÉLECTIONS PERDUES PAR ERDOGAN
Introduction
Philippe Meyer :
En Turquie, moins d’un an après sa défaite à la présidentielle de 2023, le parti kémaliste d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP) a remporté les plus grandes villes du pays lors des municipales du 31 mars. A Istanbul, le maire Ekrem Imamoglu, a été réélu avec 51,14 % des voix. A 52 ans, il fait désormais figure de solide présidentiable en 2028, mais demeure dans le viseur du pouvoir qui l'a fait condamner fin 2022 à deux ans et sept mois de prison pour « insulte » aux membres du Haut comité électoral turc. L'édile a fait appel mais cette peine continue de planer sur son avenir politique. Elle l'avait écarté de la course à la présidence en mai 2023. Ces élections municipales constituent le plus gros revers subi par Recep Tayyip Erdogan, 74 ans, et son parti l’AKPi (i pour islamiste) depuis son arrivée au pouvoir en 2002. À l’échelle nationale, l’AKPi est tombée à 35,2 % des voix contre 37,7 % pour le CHP, perdant ainsi son statut de premier parti du pays. Autre percée notable : celle d’un autre parti islamiste Yeniden Refah, qui présentait pour la première fois des candidats. Avec près de 9 % des voix et une soixantaine de municipalités, la nouvelle mouvance a attiré les déçus de l’AKP, qui lui reprochent de s’être écarté de l’islam et de maintenir des liens économiques avec Israël. De son côté, le parti pro-kurde DEM se maintient à Diyarbakir et dans le Sud-Est à majorité kurde.
Si la personnalisation à outrance du pouvoir et sa posture sur la scène internationale ont fonctionné en faveur d’Erdogan lors de la présidentielle de 2023, elle a montré ses limites aux municipales où les enjeux locaux - services, transports, parcs - priment. La très mauvaise situation économique du pays et l’inflation, qui a atteint 80% fin 2022 et se maintenait encore à 67% en février expliquent en bonne partie le verdict des électeurs. L’état des finances publiques et la corruption locale ne permettant plus à l’AKP de distribuer autant ses largesses à ses électeurs, formés par les classes moyennes conservatrices, qui se sont largement détournées de ce scrutin. A cela est venue s’ajouter l’inévitable usure d’un pouvoir omniprésent depuis 22 ans. Ces facteurs ont sans doute incité les électeurs mécontents de l’AKP à rester chez eux, comme le laisse deviner la baisse de la participation : passé de 87% l'an dernier à 76% cette année.
Au soir des résultats, Recep Tayyip Erdogan a concédé qu’ils constituaient un « tournant » pour son camp et promis de « respecter la décision de la Nation ». Bien qu’affecté par ces élections, il garde la main sur les principaux leviers du pays en vertu d’une Constitution taillée sur mesure et d’un pouvoir qui s’est renforcé depuis le putsch raté, sur fond de purges et de contrôle renforcé des médias. Alors que les Turcs sont allés presque chaque année aux urnes ces derniers temps, aucune élection n’est prévue désormais avant les présidentielles de 2028. Erdogan devrait d’ici là donner la priorité à l’amélioration de la situation économique. Son idée de réforme constitutionnelle, qui aurait pu lui ouvrir la voie à un troisième mandat, semble pour l’heure reportée.
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Il y a moins d’un an, nous discutions dans cette émission à propos d’une éventuelle réélection de M. Erdogan. Depuis, il a été réélu, avec des scores qui ont surpris par rapport aux sondages (52% au second tour). Ces élections municipales sont donc un séisme pour l’AKP, qui ne faisait qu’arriver en tête depuis plus de 20 ans. Pour le parti kémaliste d’opposition en revanche, il s’agit d’un retour en grâce, qu’il n’avait pas connu depuis 1977. Pourquoi avions-nous tant glosé sur le fait qu’Erdogan ne serait pas réélu, et pourquoi sommes-nous si surpris qu’il soit battu à ces municipales ?
Ces résultats nous montrent tout simplement que la Turquie est une démocratie. 85 millions d’habitants, 64 millions d’électeurs, nous nous sommes habitués à considérer qu’il n’y avait guère de différences entre démocratures et dictatures, ce résultat nous prouve qu’il en reste quelques-unes. La Turquie est sans doute une démocrature, mais pas encore une dictature : Erdogan a reconnu sa défaite, il parle de « tournant », déclare qu’il va arrêter sa carrière politique … Seul l’avenir nous dira s’il faut prendre ces déclarations au sérieux, il n’en reste pas moins qu’elles sont ce qu’on peut attendre d’une démocratie.
Et puis, il y a eu des « effets retard » qui ont favorisé la défaite de M. Erdogan dans cette élection. Rappelons qu’en 2023, le tremblement de terre avait conduit à la mort de 50 000 personnes, et que cela avait mis en cause la corruption : beaucoup de bâtiments ne respectaient pas les normes anti-sismiques. Or le principal candidat de l’AKP dans ces municipales à Istanbul était justement issu de cette affaire immobilière (il avait été ministre de l’urbanisme).
Par ailleurs, la situation économique ne s’est pas améliorée depuis 2023. L’inflation tournait autour de 70% en février dernier, (80% sur toute l’année 2023). Il y a donc eu une conjonction de facteurs, qui ont rendu ces élections à la fois locales et nationales. Et sur le plan local, la corruption est très répandue, et l’AKP a peiné à présenter des candidats désirables.
Enfin, la Turquie est désormais un pays profondément métropolitain. Istanbul, c’est aujourd’hui 16 millions d’habitants et 11 millions d’électeurs, un tiers de la richesse du pays. Les inégalités territoriales sont fortes, d’une région à une autre les différences peuvent être très grandes, mais on est dans la situation d’une démocratie moderne, où la métropolisation a permis une alternative à Erdogan. Le vote des jeunes et des femmes a été déterminant. Rappelons qu’on vote beaucoup en Turquie. En 2023, le taux de participation était de 87%, en 2024, c’est encore 77%. Les jeunes primo-votants représentent environ 10% de l’électorat, et ils ont assez massivement voté en faveur du parti d’opposition.
Il faut cependant rappeler que les choses ne sont pas organisée en Turquie de façon à ce que l’opposition kémaliste récupère le pouvoir présidentiel après ces élections. Ekrem Imamoglu est indéniablement le principal opposant à M. Erdogan, il a une stature présidentielle, mais pour le moment, on voit mal le genre de programme qu’il pourra porter. En Turquie, tout le monde est nationaliste, mais avec des différences qu’il ne faut pas négliger. On peut être laïc ou islamiste, pro ou anti-kurde … Sur ces différents points, la Turquie demeure très conservatrice, et d’autre part, elle subit depuis des années un islamisme rampant. On ne craint pas une révolution islamiste à l’iranienne, mais la laïcité inscrite dans la constitution subit de plus en plus d’assauts. La Turquie va-t-elle continuer de s’islamiser lentement mais sûrement, ou redeviendra-t-elle plus laïque ? C’est l’une des questions qui se posent pour 2028.
Richard Werly :
Que signifient ces élections municipales turques pour l’Europe ? D’abord, il faut impérativement que dans les années à venir, les Européens réapprennent à parler à la Turquie. Il y a indéniablement eu une forme de diabolisation ces dernières années, un véritable « problème Erdogan » (que le président turc a largement contribué à créer lui-même, il ne s’agit pas de dire le contraire). Les relations avec la Turquie sont difficiles, avec en arrière-plan le problème de l’islamisme. Il est urgent de rétablir le dialogue, de profiter de la diversité de la société turque, et des aspirations de sa jeunesse, pour ré-arrimer ce pays dans un pourtour européen « positif » (au sens où il serait possible d’y valoriser les acquis européens). Ces résultats électoraux nous montrent qu’une partie de la Turquie y est prête, et demande cette main tendue. Il y a là une occasion qu’il ne faut pas manquer.
D’autant plus qu’on sait à quel point la Turquie joue un rôle crucial dans le grand défi du moment, la guerre en Ukraine. On sait que tout en étant membre de l’OTAN, elle n’applique pas les sanctions européennes contre la Russie, et reste donc un couloir commercial important pour la Russie de M. Poutine. La Turquie jouera un rôle pivot pour l’influence européenne dans le monde, il faut absolument saisir cette occasion.
Il y a deux Turquies. L’une est métropolitaine, avec de fortes densités de population, et portée vers la contestation du modèle Erdogan. L’autre est rurale, c’est la Turquie des villes moyennes, qui demeure assez largement acquise au président. Au passage, je nuancerai le soulagement démocratique de Lucile : il est tout à fait possible que les résultats de la présidentielle de 2023 aient été truqués ; la Turquie devrait plutôt être qualifiée de démocratie « autoritaro-dérobée » … Mais le problème, ce sont ces deux Turquies. Comment parler aux deux à la fois ? Et la réponse est toujours : Erdogan.
Pour moi, ces élections ont été une chance pour le président turc : elles lui permettent de sortir par le haut. Il aura laissé un système électoral qui fonctionne, avec une grande présomption démocratique, une liberté de choix. Une sortie réussie peut être très prometteuse pour l’avenir de la Turquie.
Nicolas Baverez :
Si la Turquie est un pays clef pour l’Europe, ce n’est pas seulement pour les raisons stratégiques qu’a rappelées Richard, mais aussi parce que ce pays est le symbole des démocratures. En l’occurrence, il s’agit d’une démocrature islamiste. Erdogan a réussi à détruire l’héritage d’un siècle de la République qu’a fondée Mustafa Kemal. Nous sommes en effet à un tournant, nous verrons si la mise à mal de cette République est définitive ou non.
Une fenêtre s’est ouverte, il s’agit d’une défaite historique pour M. Erdogan. L’opposition a gagné toutes les grandes villes, cela correspond à 64% de la population et 80% de l‘économie. Les femmes ont été déterminantes : non seulement elles ont beaucoup voté, mais elles ont aussi beaucoup été élues, y compris dans des villes réputées conservatrices. Et tout cela a été obtenu en dépit d’un contrôle présidentiel total sur les médias, l’université , l’école, la magistrature, et tout l’appareil d’Etat.
Comment expliquer un tel revirement ? D’abord, parce qu’Erdogan a cassé l’économie turque. Il l’a largement coupée de son débouché principal : l’Europe. Deuxièmement, la corruption de l‘AKP, tragiquement illustrée par le tremblement de terre, est devenue intolérable pour les électeurs. Enfin, on commence à percevoir un début de résistance de la société turque à l’islamisation de l‘Etat, et une certaine réserve face à « l’aventurisme » international du président turc.
Cette élection était la dernière chance pour les Turcs de faire passer un message : celui que l’islamisation du pays n’était pas forcément inéluctable ni irréversible. Nous avons assisté à une espèce de sursaut démocratique. C’est en effet très important pour l’Europe, qui doit se montrer impitoyable envers Erdogan, ses oligarques et son clan. Notamment face à ses opérations extérieures : le Caucase, le Haut-Karabakh, la Syrie, l’Afrique, la Méditerranée orientale … En revanche, il faut ouvrir le dialogue avec la société et l’économie turque.
Enfin, et c’est une bonne nouvelle : ces résultats électoraux nous montrent que les « hommes forts » et les démocratures ne vont pas si bien que cela. Xi Jinping a tué son économie et sa démographie, et Vladimir Poutine a complètement brisé la Russie, en la mettant dans une impasse stratégique complète. Quant au régime des mollahs iraniens, il a toutes les femmes du pays contre lui, or depuis Aristophane et sa Lysistrata, on sait que cela n’augure rien de bon …
Jean-Louis Bourlanges :
Ces élections ont en effet pris les obseravateurs étrangers par surprise. Depuis les élections présidentielles de 2023, on croyait l’affaire réglée. Erdogan était un ancien démocrate, qui dirigeait une démocrature, et l’infléchissait de plus en plus vers la dictature. Qu’il ait remporté les élections présidentielles malgré l’économie à genoux, la corruption prégnante et les responsabilités dans le désastre humain du séisme avait de quoi désespérer. Et puis n’oublions pas qu’il avait gagné ces présidentielles alors qu’il avait déjà perdu des élections municipales … Bref, on s’était dit que la Turquie avait définitivement basculé.
D’où la surprise. Comment interpréter ces résultats : s’agit-il d’un reflux fondamental de cette radicalisation anti-kémaliste à caractère religieux, qu’incarne l’AKP ? La victoire d’Erdogan aux présidentielles n’est-elle due qu’à un effet « commandant en chef » (les gens ayant voté pour la stabilité à un moment où les désastres s’accumulaient) ?
Le parti d’opposition est kémaliste, on le qualifie donc volontiers de « laïc », mais personnellement je n’y crois pas. Le kemalisme est un système de concordat, il s’agit d’un contrôle de la religion par l’Etat, et pas d’un développement du pluralisme religieux. Prenons garde à ne pas plaquer notre vision de la laïcité sur la Turquie. Les déclarations d’Atatürk à ce sujet sont sans équivoque, il ne cessait de répéter « nous sommes tous musulmans » …
Mais il n’en reste pas moins que l’Etat profond en Turquie échappait ces 20 dernières années complètement au kémalisme : l’armée, l’université, la justice … Ce que nous venons de voir ici est donc tout à fait nouveau. Je ne sais pas si Erdogan rebondira ou non, mais il est certain qu’il est très difficile, quand on s’est placé dans la posture du « grand chef charismatique », de subir une telle déconvenue … Mais connaissant la redoutable habileté politique d’Erdogan, ne concluons pas trop vite qu’il est fini.
La Turquie est désormais profondément divisée. A propos de la religion, ou entre l’Europe et le « Sud global » (Erdogan a pris très fortement position en faveur du Hamas depuis les évènements du 7 octobre dernier), entre l’occidentalisme incarné par l’OTAN et une complaisance évidente à l’égard de Vladimir Poutine. Et puis l’opposition entre les villes et les campagnes, entre Istanbul et l’Anatolie … Comment devons-nous réagir face à cela ? C’est très difficile à dire. Si les kémaliste confirment leur percée et finissent par reprendre le pouvoir, cela va rebattre les cartes, et reposer l’épineux problème de la candidature d’adhésion à l’UE. Nous ne parvenons pas à gérer cette question pour une raison simple : nous ne disons pas ce qu’est l’Europe et ce qu’elle n’est pas.