REVOIR LES DÉPENSES PUBLIQUES
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Le 10 avril, le gouvernement a fait évoluer sa prévision du déficit de 4,4% du PIB à à 5,1 % espérés. Selon les prévisions de Bercy, ce déficit doit revenir à 2,9 % en 2027. Il avait déjà sévèrement dérapé à 5,5% au lieu des 4,9% prévus en 2023, en raison principalement de recettes moindres que celles attendues. Au quatrième trimestre 2023, la dette de la France atteignait 3.200 milliards d’euros. Depuis 2017, elle s’est alourdie de près de 1.000 milliards d’euros. Face au mur de la dette, le gouvernement cherche à faire des économies. Après l’annonce de 10 milliards d'euros d’économies en 2024, le ministère des Finances a fixé un objectif de 20 milliards supplémentaires à trouver en 2025 sur l’ensemble des trois postes (Etat, Sécurité sociale, collectivités locales). La Cour des comptes évoque, elle, 30 milliards d'ici à 2027.
Ce chantier des économies à réaliser en 2025 est déjà ouvert. Des audits de la dépense ont été pour partie rendus au gouvernement, qui décidera des suites à leur donner d’ici à l’été. Quelques pistes sont déjà dans le débat public, comme notamment la réforme de l’assurance-chômage, les crédits d’impôts, les dispositifs de sortie de crise, les politiques de l’emploi et de la formation professionnelle, la revalorisation automatique des prestations sociales indexées sur les prix, à commencer par les retraites… La piste des affections de longue durée a été écartée.
L’économiste Jean Pisani-Ferry estime que, si le péril financier n’a rien d’immédiat, il doit conduire à un réexamen collectif du budget et de son financement, sans exclure ni emprunt, ni impôt, ni réductions. Selon lui, en valeur 2025, ce sont 150 milliards qu’il faut trouver dans les années à venir afin d’assainir les finances publiques et financer les priorités nouvelles. Priorités précisées par l’économiste Olivier Blanchard qui distingue trois composantes dans le déficit : celle liée aux dépenses traditionnelles (allocations-chômage, retraites, paiements des fonctionnaires…), celle liée à la défense contre la Russie et à la lutte contre le réchauffement climatique et, enfin, celles liées au soutien de l’activité en cas de ralentissement. Pour lui, le plan doit clairement être de diminuer les premières, d’augmenter les dépenses liées à la défense et au climat, qui sont vitales à court et long terme, et de soutenir l’économie si nécessaire.
Le président de la République, jugeant le débat anxiogène souhaite que l'accent soit mis sur les recettes supplémentaires à engranger plutôt que sur les coupes. Il a rejeté l'idée de présenter des mesures d'économies dans le cadre d'un projet de loi de finances rectificatif qui aurait nécessité un examen parlementaire. Des mesures seront présentées en conseil des ministres le 17 avril, et débattues au Parlement les 29 et 30 avril. Le verdict des agences de notation, qui doivent actualiser la note de crédit française, tombera dans quelques semaines. L’agence Moody’s a d’ores et déjà estimé « improbable » que le gouvernement atteigne son objectif de déficit de 4,4% du PIB en 2024 et de moins de 3% en 2027.
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis :
Le calendrier qui vient d’être donné est très serré, alors qu’en réalité, on n’a absolument pas affaire à un problème de court terme. On ne peut pas espérer des résultats notables sur ce problème de la dépense publique sans s’inscrire dans un minimum de durée. Les choix à faire concernent de grandes orientations, et ils devraient faire l’objet de vastes négociations sur plusieurs années. Un plan, et même l’interview de Jean Pisani-Ferry dit qu’il faudrait enjamber l’échéance de 2027, ce qui pose évidemment une question politique.
La publication des chiffres du déficit a pris tout le monde un peu par surprise. Il faut dire qu’on sort d’une conjoncture très difficile, entre le ralentissement de l’activité dû à la crise sanitaire, suivi d’un pic inflationniste engendré par l’augmentation du prix de l’énergie. Alors que nous sortons de cette période exceptionnelle, il faut désormais revenir à une gestion plus saine. La difficulté en France n’est pas d’avoir des politiques contracycliques : il est normal de soutenir l’activité quand il y a un creux. Tout le problème est d’effectuer le mouvement inverse quand on revient à un cadre plus stable. Or c’est ce que nous ne faisons jamais, et c’est pourquoi la dépense publique augmente sans cesse. Les plans de revue des dépenses publiques n’ont d’ailleurs pas manqué de le constater. Il y a avait par exemple eu un grands examen des dépenses publiques sous Nicolas Sarkozy, or il n’ a pas été suivi d’effet : on constate que les courbes sont régulières.
D’autre part, une dépense publique s’examine au regard des ressources. Et sur ce plan, on a des faiblesses sur la longue durée. Par exemple, le taux d’emploi en France est insuffisant par rapport aux autres pays européens. En niveau d’emploi, nous étions à égalité avec l’Allemagne au début des années 1980, à environ 60%. Aujourd’hui, le niveau d’activité allemand est d’environ 78%, et de 68% seulement en France. Ces dix points d’écart, ce sont des cotisations, des impôts, de la consommation qui nous manquent fortement. Si nous n’avions pas ce déficit d’emploi, nous aurions 3 ou 4 points de déficit public en moins. Un autre point de conjoncture intéressant est la crise de l’immobilier : le fait que les ventes aient baissé (22% de transactions en moins) signifie 5 milliards de moins engrangés par l’Etat.
C’est du côté de la dépense publique qu’il est le plus difficile de prendre des décisions collectives, parce que tout semble prioritaire : on ne va pas rogner sur l’hôpital public ou l’école. La sécurtié intérieure est une priorité, la Défense en est redevenue une, la justice a été négligée trop longtemps, etc. Et bien évidemment, il faut financer la transition écologique, récemment évaluée à 66 milliards par an d’investissements.
Comment construire un accord collectif sur les priorités du pays ? Sur quoi veut-on dépenser ? Considère-t-on que l’Etat doit se désengager de certaines missions ? Si oui, lesquelles, comment doit-il le faire, et à quel rythme ? Et puis, il y a l’énorme sujet de notre organisation territoriale. L’Etat a beaucoup déconcentré, mais il n’a fait que transférer les dépenses au niveau local, sans que la dépense globale ne baisse (elle augmente même plutôt). Si on organise les départs en retraite et les remplacements (ou non-remplacements), on peut espérer des gains, mais cela doit s’envisager sur plusieurs années, avec de la concertation et des négociations. Rien de tout cela ne peut se régler sur une année budgétaire.
Richard Werly :
J’aimerais revenir un peu sur les chiffres. Bruno Lemaire est désormais ministre des Finances depuis sept ans, et il donne l’impression de découvrir avec surprise l’ampleur du déficit français. Il proclame donc la nécessité de réduire les dépenses publiques de 20 milliards. Sauf que si la France veut revenir dans les clous budgétaire du traité de Maastricht (savoir si ces contraintes sont justifiées ou non est un autre problème, mais le fait est qu’elles existent), c’est à dire les 3% de déficit public, ce n’est pas 20 milliards d’économies qu’il faut faire, mais 190. C’est ce chiffe là qui compte vraiment. Or la France ne peut pas faire de telles économies. Dès lors, deux questions se posent, qu’il va falloir affronter.
D’abord, l’Etat français est-il structurellement trop dépensier ? Personnellement, je pense que la réponse est oui. Marc-Olivier a raison de rappeler qu’il y a des secteurs sur lesquels on ne peut pas rogner, mais dans ce cas, comment faire ? On est condamné à accepter que l’Etat dépense trop. Mais ce faisant, on accepte de dépendre de plus en plus des marchés financiers, car plus on emprunte, plus on est à leur merci. Est-ce une si bonne nouvelle pour la France, qui entend mener une politique étrangère souveraine et être leader en Europe ? Je n’en ai pas l’impression. Il va donc falloir reconnaître que l’argent est souvent mal dépensé, y compris dans des secteurs comme la Santé ou l’Education. Les fameuses strates administratives qui se sont intercalées dans beaucoup de secteurs coûtent de plus en plus cher, tandis que l’efficacité du service public sur le terrain ne cesse de décroître.
Deuxième interrogation : l’irresponsabilité du personnel politique en la matière. J’entendais récemment les Républicains entonner le refrain « il faut absolument réduire la dette ». Bruno Le Maire lui-même, quand il était candidat en 2016 à l’investiture des Républicains (il avait été battu par François Fillon) proposait de réduire le déficit par ordonnance. Cette irresponsabilité généralisée de la classe politique française pose tout de même une vraie question : comment espérer retrouver un cercle vertueux de dépenses publiques avec un personnel politique qui cède à chaque fois que le pays entre en mouvement ?
Il y a un réel problème de crédibilité. Ce dérapage structurel des finances publiques ne peut pas être sans conséquences. Par exemple, je participe souvent à des débats ou des émissions avec d’autres correspondants étrangers, et je puis vous dire que les Italiens disent aujourd’hui à la France : « cela suffit. Nous avons fait des réformes structurelles très dures. Quand allez-vous en faire autant ? »
Nicole Gnesotto :
Quand on compare notre pays au reste de l’Europe, on voit qu’en 2022, la France est première pour les dépenses publiques (58% du PIB), première pour les dépenses sociales (32% du PIB), première pour le taux de prélèvement obligatoire (46% du PIB) et première … pour le mécontentement citoyen. Il y a tout de même quelque chose qui ne va pas dans cette équation française. Quand le gouvernement dit qu’il faut réduire les dépenses publiques, on peut se dire qu’il a raison, puisque de toute évidence, il y a à la fois un problème de montant, mais aussi d’efficacité.
J’ai pourtant trois interrogations. D’abord, je suis étonnée par une tendance : quand il s’agit de réduire les dépenses publiques, on commence par les dépenses sociales. En 2017, alors que M. Macron venait d’être élu, un débat faisait rage dans les dîners en ville : ce nouveau venu était-il de droite ou de gauche ?Désormais, la réponse est évidente : il n’est pas de gauche, il est même très à droite : réduire la dépense publique en essayant deux fois de réduire l’indemnisation chômage me laisse passablement perplexe.
Ensuite, la façon dont les choses sont présentées interroge elle aussi : toucher au statut des fonctionnaires, à l’indemnisation chômage, à des toutes petites choses, à des « bouts de chandelles » (MaPrimRénov’) dans un climat aussi anxiogène sur le plan international, c’est vraiment faire au Rassemblement National un cadeau politique aussi énorme qu’incompréhensible.
Enfin, pourquoi ce tabou absolu de la non-augmentation des ressources fiscales ? Je pense que ce mantra « on n’augmentera pas les impôts en France » répété à la moindre occasion est sa marque politique, ce qui le distingue de François Hollande. Mais il y a pourtant un problème de l’imposition en France. Premièrement, une étude économique tout à fait sérieuse, menée par Gabriel Zucman, montre qu’il existe une vraie injustice fiscale dans ce pays. L’impôt est progressif en fonction des revenus, jusqu’à 0,01% de la population : plus vous êtes riche, plus vous payez. Mais sur les très riches, l’étude montre que cela se retourne complètement : les 0,02% les plus riches, c’est-à-dire 75 foyers fiscaux seulement (mais 75 foyers fiscaux énormes), ne payent plus que 26% de leurs revenus, et surtout, ils placent leurs revenus personnels dans des holdings, qui sont imposés comme des sociétés. L’étude montre donc que les plus riches ne sont imposés qu’à 2% de leurs revenus. Il ne s’agit pas là d’idéologie, mais de simple respect de la loi et de justice fiscale. Pourquoi ce gouvernement ne fait-il pas en sorte que les très riches respectent la loi sur la progressivité de l’impôt ? C’est d’autant plus incompréhensible que tous ces milliardaires envoient depuis deux ans à Davos une lettre, adressée à tous les chefs d’Etats et de gouvernements, dont j’ai ici un extrait (je ne sais pas qui précisément en sont les auteurs, cependant) : « Payer plus d’impôt ne modifiera pas fondamentalement notre niveau de vie, ne privera pas nos enfants et ne nuira pas à la croissance économique de nos nations. Mais l’inégalité a atteint un point de bascule, et son coût pour notre stabilité économique, sociétale et écologique est si grave. Il s’accroît chaque jour. Nous devons agir maintenant ». Dire que ces ultra-riches vont partir à l’étranger si on les taxe est donc vraiment une hypocrisie totale. D’abord ces gens sont patriotes, ils donnent de grosses sommes pour Notre-Dame ou les Jeux Olympiques … Il faut faire confiance à nos ultra-riches, et arrêter d’utiliser toujours la même recette, celle qui consiste à compter sur les pauvres chômeurs pour résoudre le problème des dépenses publiques.
François Bujon de l’Estang :
Je suis en total désaccord avec Nicole. Ce n’est malheureusement pas parce que je fais partie de ces ultra-riches, mais parce que leur taxation n’est absolument pas à la mesure du déficit ou du problème de la dépense. Comme l’a rappelé Richard, notre pays est structurellement trop dépensier et oublieux de la règle budgétaire la plus élémentaire : les recettes doivent être égales ou supérieures aux dépenses. L’Etat français ignore cette règle fondamentale depuis Louis XIV. Je m’étonne donc qu’on s’étonne de l’ampleur du déficit.
En réalité, depuis l’arrivée de M. Macron à l’Elysée, l’ampleur du problème des finances publiques est évidente. Et il ne date pas de M. Macron, tout le monde se souvient qu’en 2007, le Premier ministre François Fillon déclarait qu’il prenait les commandes « d’un pays en faillite ». Ce qui était vrai à l’époque n’a fait que s’aggraver. La dette s’élevait alors à 1200 milliards d’euros. En 2017, on était à 2200 milliards d’euros. Dès lors, comment peut-on s’étonner aujourd’hui ?
Et le problème est effectivement bien plus structurel que conjoncturel. Certes, on peut arguer que le gouvernement n’a eu affaire qu’à une suite de crises, depuis les Gilets Jaunes jusqu’aux agriculteurs, en passant par une pandémie mondiale, ce qui l’a obligé à mener une politique du chèque. La France fait désormais face à un très gros problème, et sa crédibilité européenne s’en ressent beaucoup. Elle ne peut pas tenir les engagements du président de la République, qui comptait revenir à 3% de déficit. Il a reconnu il y a quelques jours que cet objectif n’était pas atteignable, tout en réitérant sa volonté de ne pas augmenter les prélèvements. On peut le déplorer, mais c’est compréhensible dans la mesure où ce sont les plus élevés de la zone euro. Et si l’on n’augmente pas les recettes, il n’y a qu’une solution : baisser les dépenses.
Le débat auquel nous assistons en ce moment est assez simple : on déroule la liste de ce sur quoi on peut économiser, et on argumente pour ou contre. Il y a aussi une espèce de concours Lépine des propositions : on propose l’instauration d’une « règle d’or budgétaire », d’un « bouclier fiscal », on veut « lutter contre la fraude sociale », on remet sur la table l’idée d’une retraite par capitalisation (l’un des nombreux tabous qui contribuent à notre déficit structurel) … Je suis étonné que personne dans la classe politique ne se préoccupe véritablement de l’aspect structurel du problème. On ne fait que lister les pansements à mettre sur la jambe de bois, et personne ne se penche sur les problèmes fondamentaux, comme le mille-feuille administratif …
Richard Werly :
On sait que l’inefficacité de la dépense publique génère du mécontentement social. Les Français sont en colère quand ils constatent que leurs services publics ne fonctionnent pas, alors qu’on leur dit qu’on y consacre toujours plus d’argent. Mais regardons d’autres réalités. Un Etat qui n’a plus les moyens devient de plus en plus dépendant au quotidien. Ne soyons donc pas surpris si l’argent des Émirats est présent partout dès qu’il s’agit d’organiser des évènements ou de prendre des initiatives : on va vers cet argent parce qu’on en a besoin. Ne soyons pas surpris non plus de l’importance que prend l’argent de la drogue dans l’économie française. Quand on n’a plus les moyens de faire les choses, on va chercher l’argent ailleurs. Traditionnellement, il faut à la France un Etat central fort. Mais un Etat central fort et surendetté, cela n’existe pas.
ISRAËL-IRAN, LA PROCHAINE GUERRE ?
Introduction
Philippe Meyer :
Le 1er avril, des frappes attribuées à l’aviation israélienne ont entièrement rasé le consulat iranien à Damas, la capitale syrienne. Elles ont tué 13 personnes, dont plusieurs Gardiens de la révolution et deux commandants de la force Al-Qodsn. Parli eux, le plus haut gradé des gardiens de la révolution Mohammad Reza Zahedi, un général expérimenté de 65 ans en charge des opérations en Syrie et au Liban voisin. Une frappe prenant pour cible une enceinte diplomatique, ou même un bâtiment semi-officiel contigu, représente une escalade qui pourrait avoir des conséquences importantes. Ce faisant, « Israël a franchi une ligne », estime Ali Vaez, analyste de l'International Crisis Group. Le président iranien, Ebrahim Raïssi, a affirmé que ces frappes « ne resteraient pas sans réponse ». L’Iran se trouve désormais face à un dilemme. Une riposte pourrait provoquer un conflit ouvert avec Israël et un embrasement régional. Un scénario que Téhéran cherche à éviter depuis le début de la guerre dans la bande de Gaza, le 7 octobre 2023, laissant ses alliés au sein de « l’axe de la résistance » – le Hezbollah libanais, les milices irakiennes et les houthistes yéménites – attaquer seuls l’Etat hébreu en soutien du Hamas. Mais ne pas répondre pourrait ternir la réputation du régime au sein de cet axe et réduire à néant son pouvoir de dissuasion face à Israël.
Depuis le début de la guerre civile en Syrie en 2011, Israël a mené des centaines de frappes dans ce pays contre des positions du pouvoir syrien, des groupes pro-iraniens – comme le Hezbollah libanais – et des cibles militaires iraniennes, tout en prenant soin de ne pas tuer de ressortissants de la République islamique, afin d’éviter une confrontation plus large.
Les États-Unis ont tenu à faire savoir à Téhéran qu’ils « n’étaient pas impliqués » dans le raid de Damas. La Russie et la Chine ont toutes deux dénoncé vigoureusement cette frappe, qualifiée d’ « inacceptable » par Moscou, qui soutient le régime de Bachar el-Assad à Damas. De son côté, l’Union européenne s’est contentée d’appeler à « la retenue ».
Afin de ne pas être surprise par des représailles, l'armée israélienne a annoncé avoir renforcé les unités de défense aérienne, mobilisé des renforts de réservistes, suspendu des permissions dans toutes les unités combattantes, et brouillé des signaux GPS afin de perturber d'éventuels vols de missiles iraniens, ou du Hezbollah. L'Iran dispose de missiles d'une portée de 2.000 km susceptibles d’atteindre des cibles stratégiques comme le ministère de la Défense à Tel-Aviv, le quartier des ministères à Jérusalem, mais aussi des raffineries, des centrales électriques, des hôpitaux …
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Le moment est certainement très grave, mais plutôt que de faire des pronostics « guerre ou pas guerre » (alors que la guerre est déjà là), je voudrais éclairer la situation par quelques rappels historiques. Premièrement, Israël et l’Iran ont été de grands partenaires dans la région. Ce sont les deux peuples les plus minoritaires du monde arabe, et ils ont eu une très grande coopération stratégique pendant les années 1970. Cela s’arrête à cause de deux évènements. Le premier est la révolution de 1979 en Iran, à partir de laquelle le régime des mollahs prend pour objectif la disparition de l’Etat d’Israël. A l’époque, l’ayatollah Khomeini déclare être antisioniste, sans rien avoir contre le peuple juif. Deuxième évènement : l’attaque des Etats-Unis contre l’Irak en 2003. C’est en ayant détruit l’Irak qu’on a renforcé l’Iran.
Ces deux évènements ont créé une puissance iranienne hostile à l’Etat hébreu, et une guerre indirecte entre les deux pays. Pendant cette période, la stratégie d’Israël était claire : faire en sorte que l’Iran n’accède pas à l’arme nucléaire, et encercler l’Iran au moyen d’accords avec les Etats arabes de la région : les fameux accords d’Abraham. Côté iranien, la stratégie était claire également : faire la guerre par des intermédiaires : le Hezbollah, les Houthis, les Chiites syriens et irakiens … Et les actions terroristes. Et rien de tout cela n’a été remis en cause par les attentats du 7 octobre. Ce qui a changé, c’est l’attaque israélienne récente contre le consulat iranien à Damas. D’abord, il s’agit d’un territoire iranien, et ensuite il y a parmi les victimes des Pasdaran haut placés.
Pourquoi Israël a-t-il rompu le statu quo ? C’est encore très incertain, mais je me risquerai à deux explications. D’abord, pour montrer ses muscles. À un moment où l’opération à Gaza contre le Hamas n’est pas un franc succès, il s’agit de montrer que l’Etat hébreu est fort, et qu’il n’a pas peur d’attaquer un pays qu’il soupçonne d’aider activement son adversaire. La deuxième raison est plus cynique : je pense que Benyamin Netanyahou a personnellement intérêt à une escalade du conflit sur le plan politique. Le Premier ministre israélien n’est pas en train de gagner la guerre contre le Hamas, et les raids sur Gaza retournent l’opinion internationale contre Israël. Par conséquent en frappant l’Iran, il renverse la situation. Si l’Iran frappe Israël, cela obligerait la communauté internationale à réaffirmer son soutien à I’Etat hébreu. Cela ferait oublier la situation humanitaire dans la bande de Gaza, et ouvrirait une guerre perpétuelle qui permettrait à Netanyahou d’échapper à la justice de son pays (car il sait très bien que si la guerre s’arrête, il va en prison). Il se pourrait donc qu’on ait affaire à une stratégie criminelle et perverse de Netanyahou, pour forcer la main à la communauté internationale. Ce n’est qu’une hypothèse, mais si c’est la bonne, alors la situation est absolument tragique. Les Américains font tout ce qu’ils peuvent pour « désescalader » le conflit. L’Iran ne veut pas non plus d’un conflit, seul le gouvernement de Netanyahou y a un intérêt. Je m’étonne de l’absence de pression internationale pour arrêter Israël dans cette escalade.
Marc-Olivier Padis :
Je complèterai la réflexion de Nicole par trois questions. Depuis le début de l’opération israélienne à Gaza, la question qui était posée était celle d’une unification des fronts. On a dit que l’Iran organisait un « axe de la résistance » par des intermédiaires (des « proxys »), dont le Hamas fait partie, avec le Hezbollah libanais, avec les milices chiites en Irak et en Syrie, et avec les Houthis yéménites. Tout le monde se demandait si ces différents fronts allaient s’unir pour déborder l’Etat hébreu. Or le Hezbollah n’a pas déclenché d’opération de grande ampleur, alors que l’Iran l’alimente très largement. Israël bombarde régulièrement et très ouvertement en Syrie des cibles liées au Hezbollah. On peut donc se demander pourquoi le Hezbollah n’a pas déclenché une offensive d’ampleur. L’une des explications possibles, c’est que les américains veillent au grain : ils ont positionné un porte-avions au large du Liban, pour être en mesure d’intervenir très rapidement. Mais l’attaque d’Israël sur le consulat iranien relance cette question : y aura-t-il une unification des fronts contre l’Etat hébreu ?
La deuxième question concerne tous ces proxys. Quel est leur statut, et à quoi servent-ils exactement ? C’est un débat entre spécialistes de la Défense en Israël, qui se demandent à quoi ils ont exactement affaire. L’une des réponses est une doctrine de « défense avancée » pour l’Iran. La République islamique craint des opérations militaires sur son territoire, comme du temps de la guerre contre l’Irak. L’idée est donc d’entretenir des conflits très loin de ses frontières.
Troisième question : pourquoi l’escalade est-elle venue d’Israël ? Ma propre hypothèse est proche de l’analyse de Nicole, et elle concerne surtout les Etats-Unis. Nous sommes à un moment où Washington hausse le ton avec son allié israélien. Comment forcer les Etats-Unis à se réaligner complètement sur la politique israélienne ? En impliquant directement l’Iran dans le conflit. C’est un test très inquiétant de la capacité de dissuasion américaine. Les Etats-Unis suffiront-ils à tenir l’Iran à l’écart ? Cela fait beaucoup de questions ouvertes …
François Bujon de l’Estang :
Il y a beaucoup de sujets d’étonnements dans cette affaire. D’abord, dans ce conflit Iran/Israël, on peut s’étonner de la disproportion entre les deux Etats : l’Iran est un pays dix fois plus peuplé. Ensuite, il n’y a pas de racines historiques à ce conflit, il faut faire attention à ne pas tout mélanger. Si vous pensez au magnifique chœur du peuple captif à Babylone dans le Nabucco de Verdi, il faut rappeler que ce sont les Babyloniens qui sont les geôliers, tandis que les Hébreux sont libérés par l’attaque des Perses. En 1948, quand Israël a proclamé son indépendance, il y a deux pays musulmans non-arabes qui s’en sont très bien accommodés : la Turquie et l’Iran du Shah. Et dans l’Histoire plus récente, le grand adversaire de l‘Iran, c’est « l’Occident », dont Israël fait évidemment partie. Mais les ennemis récents, c’est avant tout l’Irak, avec une épouvantable guerre qui a fait un million de morts, et l’Arabie Saoudite, adversaire structurel de la République islamique (le « leader » du monde sunnite contre le « leader » chiite). On peut aussi s’étonner que ce soit le rapprochement d’Israël avec l’Arabie Saoudite, et la perspective d’une normalisation des relations entre les deux Etats, qui ait mis en mouvement la diplomatie iranienne, pour relancer le dialogue avec l’Arabie Saoudite. On est donc en plein paradoxe.
Cela aboutit à ce conflit par proxy, ces marionnettes de l’Iran. Il y en a trois : les Houthis au Yémen, le Hezbollah au Liban, et les milices chiites en Irak. L’Iran a pris grand soin de ne pas tirer de missiles contre Israël, et quand Israël mène une opération très risquée, il ne le fait pas sur le territoire iranien. C’est la caractéristique de cette partie complexe que jouent les deux Etats : on se bat au moyen d’intermédiaires, et sur des territoires tiers.
Les évènements récents peuvent-ils rompre ce fragile équilibre ? Oui, mais ce n’est cependant pas sûr. Quand les Américains avaient décidé d’assassiner le général iranien Qassem Soleimani en Irak, l’opération avait largement débordé de ses paramètres, et cela valait bien ce que vient de faire Israël. Et pourtant, les Iraniens n’avaient pas directement répliqué, ils s’étaient contenté de faire tirer quelques missiles sur des bases américaines par l’intermédiaire des milices chiites d’Irak. Donc rien ne permet ici d’affirmer que l’Iran s’impliquera directement. La République des mollahs souffre des sanctions économiques, elle cherche à retourner dans le commerce international et n’a aucune envie de se lancer dans une guerre ouverte contre Israël et les Etats-Unis.
Le danger peut effectivement venir de Benyamin Netanyahou, pour qui l’escalade présente certains intérêts. Mais le pire n’est pas toujours sûr, il se pourrait tout à fait que le conflit continue sous la forme qu’on lui connaît, c’est-à-dire des opérations de l’ombre, comme par exemple des assassinats ciblés.
Richard Werly :
Il y a bien une guerre entre Israël et l’Iran, même si elle est particulière puisqu’elle ne se déroule pas sur le territoire des belligérants. Israël effectue des frappes ciblées pour éliminer des cibles iraniennes d’importance, et c’est ce qui s’est passé le 1er avril dernier. Parmi les sept officiers tués en Syrie, l’un était apparemment un commando opérationnel, et le seul membre iranien de l’état-major central du Hezbollah. La cible était bien identifiée, la frappe était calibrée (elle n’a détruit qu’une partie du bâtiment diplomatique, et apparemment pas l’ambassade elle-même).
Cette guerre existe donc bel et bien, elle est là pour durer, et les Américains y participent (l’assassinat de Qassem Soleimani était de leur fait). Rappelons que le 25 décembre dernier, une autre frappe avait éliminé un autre général iranien. Et c’est un type de guerre qu’Israël est tout à fait capable de mener, puisque l’Etat hébreu dispose des armes et des renseignements nécessaires. Depuis le début de l’opération à Gaza, les Israéliens ont récupérés un flot d’informations. Quelles sont le répercussions possibles ? Je vois pour ma part trois risques majeurs, dont le gouvernement israélien ne semble pas tenir compte.
Premièrement, et c’est habituel avec l’Iran : le terrorisme. Quand vous ne frappez pas directement et ouvertement, quelle arme vous reste-t-il ? Le terrorisme. Je crains qu’il ne faille se préparer à des frappes, et peut-être pas seulement sur le territoire israélien. On peut craindre des attentats dans les pays alliés d’Israël. L’Iran sait très bien faire cela, il en a les moyens, et Israël vient peut-être de lui en fournir la volonté. Israël a allumé une dangereuse mèche.
Deuxièmement, on voudrait rapprocher l’Iran de la Russie qu’on ne s’y serait pas pris autrement. L’alliance entre les deux Etats ne fera que se consolider après ce type d’attaque. Les avantages pour l’Iran sont évidents : progresser dans ses capacités nucléaires, mais aussi obtenir de la part des Russes du renseignement. Quant à la Russie, elle y gagne des drones iraniens, dont elle se sert en Ukraine.
Troisièmement, en faisant cela, le gouvernement israélien est en train de sacrifier les otages qui sont encore aux mains du Hamas. Car le Hamas est très largement dans les mains de l’Iran, et les premières représailles possibles sont donc sur les otages. Il est donc très étonnant d’entendre le gouvernement israélien dire que le Hamas refuse la trève qui lui est proposée. Netanyahou a donc fait le choix de la guerre. Une guerre ciblée, une guerre longue, une guerre qui débordera dans d’autres pays, et qui ne pourra que favoriser la position de Netanyahou.