LA FRANCE EST-ELLE PRÊTE POUR LA GUERRE ?
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Si l’armée française était, demain, déployée dans un « engagement majeur » de « haute intensité », comme en Ukraine, elle pourrait tenir un front de 80 kilomètres. Pas plus ! Le front ukrainien s’étend, lui, sur près de 1 000 kilomètres… Armée bonzaï, voire échantillonnaire, l’armée française dispose de presque tous les matériels - elle manque toutefois de drones et surtout de munitions – et ne compte pas suffisamment d’hommes. Nous sommes passés de 160.000 hommes en 1991, avant la fin de la conscription en 1996, à 15.000 en 2013. Désormais, on ne donne plus de chiffres d’effectifs. L’armée française ne fait donc pas masse. Parmi les réponses à cette situation, certains préconisent le retour au service militaire, d'autres un modèle de volontaires, d’une réserve à l’instar des Etats-Unis.
Révélé à l’occasion de la guerre d’Ukraine, notre manque criant de munitions se résume à deux chiffres : pour la seule armée française, « les contrats actuels permettent de financer 6.000 coups par an, voire 9.000 coups au maximum ». C’est ce que les Ukrainiens tirent chaque jour… Toutefois, à l’abri de sa géographie, de sa dissuasion nucléaire et de ses alliés, la France peut faire l’impasse sur la perspective d’une guerre « à l’ukrainienne ».
Il est impossible de prévoir quelle forme prendrait une future guerre. Aucune guerre ne ressemble à une autre. Il est donc impossible d’être prêt pour la guerre. Nous n’aurions pas de meilleur choix que de nous y adapter le plus vite et le mieux possible. Sur le plan militaire, cela suppose que les armées deviennent des « organisations apprenantes de combat ». Ce n’est pas gagné d’avance, à cause de leur structure très hiérarchisée et du poids des traditions en leur sein. L’impulsion doit donc venir du politique et de la société civile.
Pour la France d’aujourd’hui, qu’est-ce que la guerre ?
Kontildondit ?
Jean-Dominique Merchet :
Vous avez bien fait de rappeler que la guerre change en permanence d’aspect. Elle est toujours un affrontement violent pour des buts politiques, mais aucune guerre ne ressemble à une autre. Au moment où nous parlons, nous avons deux guerres sous les yeux, en Ukraine et à Gaza, et nous voyons bien qu’elles sont très différentes. C’est pour cela qu’à moins d’avoir envie d’en déclencher une, comme la Russie qui voulait annexer l’Ukraine, il est si difficile de s’y préparer. Comment être prêts pour des évènements dont on ignore a priori la nature et la forme ?
D’où la nécessité d’avoir les systèmes les plus dynamiques, les plus souples et les plus adaptatifs possible. La guerre en Ukraine focalise beaucoup notre attention, et c’est compréhensible puisqu’elle est sur le sol européen et qu’il s’agit d’un bouleversement stratégique et géopolitique majeur, mais pour autant elle ne saurait constituer l’exemple de guerre-type. C’est pourquoi je ne puis vous donner aujourd’hui de définition satisfaisante, complète, de ce qu’est une guerre.
Dans le livre que je viens de publier, j’ai refusé de faire des scénarios de politique-fiction, parce que c’est séduisant et stimulant intellectuellement, mais la seule chose dont on peut être sûrs, c’est qu’ils ne se produiront pas.
Philippe Meyer :
Dans votre livre, vous pointez cependant des choses auxquelles on ne pense pas spontanément, par exemple à propos des missions de la Marine. Les sous-marins actuels peuvent descendre à environ 500 mètres de profondeur, ce qui est très peu par rapport à la vulnérabilité de nos câbles de communication (absolument cruciaux d’un point de vue stratégique) et qui supposent d’être capables de descendre à 6000 mètres …
Jean-Dominique Merchet :
Il y a effectivement quelques points techniques de ce type. En réalité, un sous-marin nucléaire n’a pas besoin de descendre plus profondément que 500 mètres. Ce dont il a surtout besoin, c’est d’une très grande discrétion acoustique : il ne doit pas faire de bruit. Et c’est déjà le cas, au point qu’il y a quelques années, un sous-marin français et un britannique se sont heurtés, incapables de se détecter l’un l’autre avant qu’il ne soit trop tard … Descendre plus profond, à proximité des câbles transocéaniques nécessite une tout autre technologie, des robots dont nous sommes pour le moment dépourvus. Nous investissons dans ce domaine, mais il est vrai que les coûts sont de plus en plus élevés.
Michel Winock :
Votre livre est aussi éclairant qu’inquiétant. Vous rappelez par exemple que depuis Waterloo en 1815, la France a connu bien plus de défaites que de victoires. Et ces déconvenues ont souvent été imputables au commandement. Que l’on songe à Bazaine qui se rend en 1870, ou à Gamelin en 1940, les politiques étaient désignés comme les coupables, mais en fait, la plupart du temps il s’agissait de défauts stratégiques et tactiques des états-majors.
Or dans votre livre, vous faites allusion à nos chefs militaires d’aujourd’hui, et signalez que dans l’ensemble, ils ne sont pas spécialement partisans de la cause ukrainienne. Vous ajoutez que c‘est en partie pour des raisons idéologiques. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
Jean-Dominique Merchet :
Volontiers. Rappelons d’abord que l’armée obéit au pouvoir politique, et heureusement. Mais force est de constater que dans la haute société militaire, il n’y a pas une sympathie spontanée pour la cause ukrainienne, mais une plutôt une forme de compréhension des intérêts russes. On retrouve là quelque chose qui était déjà frappant au moment des guerres de l’ex-Yougoslavie, au moment où l’armée française était engagée, en Bosnie puis au Kosovo. Clairement, le corps des officiers était plutôt pro-serbe. D’abord contre les musulmans bosniaques, puis contre les musulmans kosovars. Cela n’a pas empêché l’armée française de faire la guerre aux Serbes, tout comme cela ne l’empêche pas de former aujourd’hui des soldats ukrainiens. Mais c’est vrai qu’il y a un sentiment chez les officiers que la guerre d’Ukraine n’est pas notre guerre et que nous ne sommes pas directement impliqués. L’armée française est surfocalisée sur l’Afrique, probablement parce que nous avons pris une sévère « déculottée » au Sahel, sans en tirer la moindre leçon ou bilan critique. C’est toujours la faute des autres … Pour dire les choses un peu brutalement, il y a des courants de droite conservatrice assez puissants au sein de la haute hiérarchie militaire.
Nicole Gnesotto :
Bravo pour votre ouvrage, car il est remarquablement clair, pédagogique et bien informé. Pour qui veut comprendre la politique de défense française, c’est vraiment une référence. Et par ailleurs, il pose les bonnes questions sur l’avenir de la capacité militaire française.
Je trouve qu’il y a, depuis la guerre en Ukraine, une contradiction dans notre discours, et j’aimerais avoir votre avis. D’un côté, les plus hautes instances de notre défense nous disent qu’il faut mettre l’accent sur les combats de haute intensité, sur la défense territoriale, que nous sommes incapables de tenir un front de plus de 80 kilomètres, ou que nos stocks de munitions ne tiendraient que deux mois. Et de l’autre, on nous rappelle que la France est une puissance nucléaire, que c’est un Etat doté, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, et que la doctrine de dissuasion française, c’est d’empêcher toute guerre. Mais si on maintient la crédibilité de notre dissuasion nucléaire, ce n’est pas la peine de payer pour une séquence conventionnelle énorme, parce que la dissuasion nucléaire nous l’économise … On a donc l’impression que cette doctrine de dissuasion est en train d’évoluer subrepticement : le nucléaire ne dissuaderait plus que les armes nucléaires, et parallèlement, il nous faudrait envisager la nécessité de mener des batailles conventionnelles de haute intensité.
Jean-Dominique Merchet :
Je comprends votre raisonnement, mais pendant la guerre froide, l’alliance atlantique avait des forces conventionnelles extrêmement nombreuses pour faire face au Pacte de Varsovie. L’un n’exclut pas l’autre, et on ne peut pas être dans une logique du « tout ou rien », ou se contenter de mettre tous ses œufs dans le seul panier de la dissuasion nucléaire. Si nous étions dans une vision neutraliste d’une France seule, en dehors de toute alliance, peut-être. Mais nous faisons partie de sytème d’alliances, et nous sommes membres fondateurs de l’Union européenne. Nous sommes donc obligés d’imaginer des scénarios dans lesquels on n’en viendrait pas tout de suite à un affrontement nucléaire. La nouveauté est que pour la première fois en Europe, nous voyons une puissance nucléaire, la Russie, qui décide de dépecer son voisin, à l’abri de sa dissuasion nucléaire. L’URSS ne se comportait pas comme cela, c’était une puissance de statu quo en Europe, depuis Prague et Berlin : la doctrine voulait que chacun reste chez soi, et fasse ce qu’il veut de son côté du rideau de fer. Dans ce cas, la situation nucléaire fonctionnait parfaitement, et il fallait l’appuyer sur des forces classiques. Aujourd’hui, nous sommes sortis de cette configuration, avec une puissance explicitement révisionniste, qui décide de bouleverser l’ordre européen, à l’abri de sa dissuasion nucléaire.
Je pense que la dissuasion nucléaire reste plus nécessaire que jamais. Mais il faut croire en nos capacités de dissuasion, et nous semblons avoir un peu perdu cette croyance. Dès que Poutine monte à bort d’un bombardier stratégique, tout le monde panique et pense que c’est la guerre. Sauf que nous aussi avons des moyens nucléaires, et sommes capables d’infliger d’énormes dégâts à la Russie.
Faut-il avoir des moyens conventionnels importants ? Oui, dans la mesure où il y a énormément de scénarios qui ne justifieraient pas l’usage de l’arme atomique, dans lesquels la dissuasion échoue « un peu ». Si demain il y a une déstabilisation de l’Estonie et de la Lettonie, avec ces minorités russes qui formeraient par exemple des milices, que fait-on ? Est-on capables d’y aller avec des moyens classiques ? Ou la seule option consiste-t-elle à dire aux Russes : « soit vous arrêtez, soit c’est la bombe atomique » ? La deuxième option n’est pas très crédible … Il y a de multiples situations où la dissuasion ne fonctionne pas.
En même temps, je pense que les Occidentaux ont échoué à dissuader la Russie d’attaquer l’Ukraine. Une semaine avant l’invasion, alors que les Américains savaient pertinemment que les Russes allaient rentrer en Ukraine, si nous avions envoyé à Kyiv un régiment de l’U.S. Army, un régiment britannique, et un régiment français de l’Infanterie de marine, il est probable que les Russes n’auraient pas attaqué. Une armée classique sert aussi à cela, elle a un rôle à jouer dans un cadre dissuasif.
Richard Werly :
L’arme nucléaire est une spécificité française en Europe, nous sommes les seuls à l’avoir avec le Royaume-Uni. Vous décrivez très bien l’incroyable narratif de puissance qu’il y a eu derrière la quête de l’arme nucléaire. Et à ce titre, je trouve que l’adjectif « doté », que l’on emploie en permanence, en dit très long : le nucléaire est le socle de la puissance française. Pour prolonger votre livre, trois questions me sont venues.
D’abord, on apprend que le Royaume-Uni n’est plus capable de tirer des missiles de manière performante (il y a eu récemment plusieurs incidents). Est-ce vrai ? Et est-ce que ce genre de problème pourrait arriver à la France ?
Ensuite, la France a-t-elle une doctrine en matière d’utilisation de la fameuse arme nucléaire tactique, c’est-à-dire de plus petite taille, permettant de toucher seulement une ville ou un champ de bataille. On en parle beaucoup sur le théâtre ukrainien.
Enfin, à propos du partage de l’arme nucléaire. Comment se fait-il ? A quelles conditions ? Confie-t-on une double clef à Berlin ?
Jean-Dominique Merchet :
Les Britanniques ont de vrais problèmes techniques, mais ce n’est pas nouveau. Ils ont récemment raté deux tirs de missiles depuis leurs sous-marins, et c’est effectivement grave. Cela nous est arrivé à nous aussi il y a une dizaine d’années. Je rassure cependant nos auditeurs, quand ces tirs sont effectués, ils ne contiennent pas d’arme nucléaire, mais des maquettes qui font le même poids. D’autre part, les Britanniques ne sont pas parvenus à faire leur dernière génération de sous-marins nucléaires sans l’aide des Américains, leurs missiles (Trident) sont américains, bref le niveau technologique britannique est réellement inférieur au niveau français. Notre dissuasion nucléaire, qu’il s’agisse de sa dimension industrielle ou militaire, est supérieure à la leur.
D’autre part, il n’y a pas d’arme nucléaire tactique dans la doctrine française depuis une trentaine d’années. A l’époque de la guerre froide, on voulait dire par « arme nucléaire tactique » une arme employée dans le cadre d’une bataille. Sous François Mitterrand, on a commencé à appeler cela « arme pré-stratégique », et depuis Jacques Chirac, l’idée derrière l’usage de l’arme nucléaire a évolué. Pendant longtemps, on considérait qu’elle servait à détruire des centres urbains. Ce n’est plus la doctrine française, qui considère désormais des frappes beaucoup plus ciblées. Certes, les dégâts sont toujours énormes, puisqu’une petite arme nucléaire française, c’est 300 kilotonnes, c’est-à-dire environ 20 fois Hiroshima … Mais l’objectif consiste à détruire des sites particuliers. Nous n’avons pas en France d’arme nucléaire tactique, et c’est un choix politique : nous n’utiliserions pas le nucléaire dans le cadre d’une bataille.
Enfin, à propos du partage nucléaire, je fais effectivement une proposition dans mon livre, et elle a suscité beaucoup de débats. Je pense qu’être dotés est une situation qui nous isole en Europe, puisque nous sommes le seul pays de l’UE à avoir le droit de posséder des armes nucléaires. Aucun de nos partenaires n’a ce droit, à cause du traité de non-prolifération de 1968. Or la France, mais aussi les Etats européens et l’alliance atlantique considèrent que le nucléaire est le cœur de leur défense. Tous les Etats non dotés sont obligés de s’en remettre aux armes nucléaires d’un autre, à savoir les Américains. C’est pour cela qu’ils sont aussi attachés à l’OTAN : parce que leur dissuasion nucléaire est aux mains des Américains, pour des raisons de droit international.
Personnellement, je pense que la France doit faire bouger ce cadre. Nous avons investi des centaines, voire des milliers de milliards d’euros depuis les années 1960, pour nous doter d’une dissuasion nucléaire crédible. Dans le cadre européen, je pense qu’il nous faut rentabiliser politiquement cet investissement. Pour aller plus loin, nous devons nous diriger vers des solutions de partage. Certaines existent déjà : les Américains, tout en gardant la clef, mettent des armes nucléaires en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, avec des avions de ces pays. Il nous faut réfléchir à des solutions de ce genre. Par exemple, pourquoi ne pas mettre en Pologne des armes nucléaires françaises, dont le contrôle serait en quelque sorte « mixte » (par exemple, les Polonais auraient les avions pour les tirer, et nous aurions la clef) ? Il nous faut réfléchir à des choses de ce genre, et pas à un plan visant à remplacer les Etats-Unis. Il ne s’agirait pas d’une assurance-vie, plutôt d’une assurance complémentaire …
L’EUROPE EST-ELLE PRÊTE POUR LA GUERRE ?
Introduction
Philippe Meyer :
La Russie consacrera cette année, croit-on, 6% de son PIB à la défense, tandis que l'Union européenne dépense en moyenne moins que l'objectif fixé par l'OTAN, soit 2% du PIB. Depuis des décennies, l'Europe n'investit pas suffisamment dans sa sécurité et sa défense. Rompant avec la croyance née à la fin de la Guerre froide dans les fameux « dividendes de la paix », confrontée au plus grand défi en matière de sécurité depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Europe sait qu’elle doit intensifier l’effort commencé avec la guerre d’Ukraine. L’industrie européenne de la défense a augmenté ses capacités de production de 50%, et elle doublera sa production de munitions pour atteindre plus de 2 millions d'obus par an d'ici la fin de l'année prochaine.
Lors de la réunion à Bruxelles le 21 mars, des chefs d’États et de gouvernements européens, à l’exception de la Hongrie et de la Slovaquie, tous les pays membres partageaient une obsession : accroître au plus vite l’aide militaire à Kyiv. L’Union européenne vit un moment de bascule, qui l’amène à envisager des initiatives encore inimaginables il y a peu. Même si les Vingt-Sept sont encore loin d’un accord sur le sujet, ils n’excluent plus de s’endetter ensemble pour financer leur industrie de défense et livrer des armes à l’Ukraine, comme ils l’ont fait pour contenir les ravages économiques de la pandémie liée au Covid-19. Les Vingt-Sept ont eu un premier échange sur la stratégie de renforcement des industries européennes de défense, présentée début mars par la Commission. Ils ont enfin demandé à la Banque européenne d’investissement, qui, aujourd’hui, ne peut financer que des équipements à double usage, militaire et civil, d’« adapter sa politique de prêts à l’industrie de la défense ». Les Vingt-Sept demandent donc à la Commission d’explorer « toutes les options » et de leur remettre un rapport sur le sujet en juin. L’exécutif communautaire a les mains libres pour étudier la possibilité d’un nouvel emprunt des Vingt-Sept. « Les États membres ont dépensé 100 milliards de plus pour leur défense », depuis le début de la guerre, rappelle la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.
La Première ministre estonienne, Kaja Kallas, a lancé l’idée d’un fonds pour la défense de 100 milliards d’euros, financé par une dette commune. L’initiative a fait des émules, notamment à Paris et à Varsovie. Dans une lettre commune envoyée au Vice-président de la Commission européenne, Josep Borrell, le 20 mars, le ministre français des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, avec ses homologues letton, lituanien, estonien, portugais et roumain, argumentent : « Face à la pandémie de Covid-19, nous avons agi avec solidarité et mis en place des instruments sans précédent. Face à l’agression de la Russie, nous entrons également dans l’histoire. » L’Allemagne n’est pas à ce stade sur cette ligne.
Kontildondit ?
Jean-Dominique Merchet :
L’Europe est-elle au niveau ? On ne peut nier qu’elle dépense beaucoup d’argent pour sa défense, mais elle le dépense très mal. Nous avons 27 armées en Europe. Pour résumer les choses rapidement, au sein de l’alliance atlantique, l’Europe représente environ 30% des dépenses militaires et les USA environ 70%. Mais les Etats-Unis ont une dimension mondiale.
Les dépenses européennes sont peu rationnelles : nous entretenons des systèmes concurrents, des armées multiples, des écoles militaires multiples, des états-majors multiples … Si on acceptait de rationaliser tout cela, on arriverait sans doute à faire des économies substantielles, sans devoir fortement augmenter le budget de la défense. Je ne pense pas qu’on puisse augmenter de manière considérable le budget français, qui a déjà presque doublé ces dix dernières années, pour ne pas changer l’équation stratégique. Maintenir le modèle de notre armée « bonsaï » (on a de tout, mais en toutes petites quantités) coûte de plus en plus cher, à cause des nouvelles technologies, des nouveaux endroits où il faut aller (fonds sous-marins, espace …). Je ne pense pas qu’un pays dont la dette se chiffre en milliers de milliards d’euros puisse se permettre d’augmenter considérablement son budget de défense. Il faut donc essayer de raisonner à volume constant, en augmentant parcimonieusement ; mais surtout, il faut que tous les pays européens contribuent, or certains sont vraiment en dessous : l‘Italie, l’Espagne ne jouent pas le jeu. Il est par exemple anormal que l’Espagne soit à 1% de son PIB, quand la Pologne est à plus de 3% … Soit on est solidaires, soit on ne l’est pas.
Michel Winock :
Malgré ses faiblesses et ses retards, la France est devenue la troisième exportatrice mondiale d’armes. C’est évidemment très bon pour la balance commerciale, et très bon pour notre industrie d’armement (qui a besoin d’exporter pour se financer, et rester à la pointe) mais vous dites qu’en exportant beaucoup, et surtout en exportant au-delà de l‘Europe, la France peut devenir tributaire de ses clients. Pouvez-vous expliciter un peu cette idée ?
Jean-Dominique Merchet :
Entretenir notre industrie d’armement exige que nous exportions. Or nous devons entretenir notre industrie d’armement, sinon nous serons obligés d’acheter aux Américains. Si nous avons un excellent avion de combat comme le Rafale, c’est parce que nous sommes capables de l’exporter. Si nous ne l’exportions pas, soit il coûterait deux fois plus cher, soit nous aurions aujourd’hui des F-16 et des F-35 américains. Garder une industrie nationale d’armement est un choix politique, et à mon avis c’est le bon.
Mais il est vrai que cette exportation a des effets pervers. Au-delà de la question morale (car nous vendons à des pays qui sont pas spécialement humanistes ou fréquentables), les pays qui sont nos clients attendent un certain nombre de choses, certains engagements stratégiques à leurs côtés. Par exemple : l’Inde. C’est un grand partenaire stratégique de la France, un « gros client » de nos armements. Pour des raisons géopolitiques, il est essentiel que l’Inde soit du côté occidental plutôt que du côté russe et surtout du côté chinois, et en même temps, on sent bien que nos gouvernements sont assez complaisants avec les évolutions assez dure du régime indien, ce nationalisme religieux que développe le gouvernement de Narendra Modi. Mais qu’à cela ne tienne, quand le président français rencontre M. Modi, les deux hommes s’embrassent affectueusement … Même chose pour un certain nombre de pays arabes, comme l’Egypte, dont le régime n’est pas vraiment un modèle de vertu démocratique … Mais c’est un bon client, et le client est roi … Donc quand le client veut ou surtout ne veut pas quelque chose, on respecte ses desiderata, et cela complique certainement la portée de notre diplomatie.
Michel Winock :
Cela a-t-il des effets concrets à l’ONU ?
Jean-Dominique Merchet :
A l’ONU je ne sais pas, mais par exemple nous avons des accords de défense très forts, et sans doute très contraignants (« sans doute » parce que ces accords ne sont pas publics), avec les Émirats arabes unis. Nous y avons un base militaire, ils nous achètent du matériel … Nous assurons, avec d’autre, la protection de ce riche Etat, et de fait, nous assurons une forme de protectorat militaire, de manière peu transparente, parce que le client exige qu’il en soit ainsi.
Nicole Gnesotto :
Vous avez toujours été un sceptique de la défense européenne. Nous avons eu plusieurs débats à ce propos, et en 2009, vous aviez publié un livre intitulé « la grande illusion ». Aujourd’hui le monde change, à l’Est il y a la menace russe, à l’Ouest on craint un désengagement américain, et le thème de la défense européenne est devenu à la mode. Tout le monde s’y met, y compris les plus atlantistes de nos partenaires (Suédois, Finlandais, Néerlandais, etc.).
Êtes-vous revenu de votre scepticisme, ou votre analyse d’une défense européenne est-elle aussi négative qu’en 2009 ?
Et à propos d’une dissuasion nucléaire élargie à l’Europe, tous les présidents français depuis François Mitterrand ont proposé à nos partenaires européens d’en « discuter » (même si ce qu’on mettait derrière ce terme n’a jamais été très clair). Et nos partenaires ne répondaient même pas, ils ne prenaient même pas la peine de dire « non ». Autrement dit, votre idée d’une extension ou d’un partage de la dissuasion nucléaire française ne me semble pas possible, parce que nos partenaires ne veulent surtout pas affaiblir la dissuasion américaine dont ils profitent encore. Par conséquent, quel est l’intérêt de la France de proposer l’extension de sa garantie à des pays qui n’en veulent pas ?
Jean-Dominique Merchet :
Nos voisins européens ont toujours soupçonné la France (et parfois à raison) de vouloir se substituer aux Etats-Unis, de se placer en protectrice de l‘Europe. C’est cela qui est impossible à entendre pour les Européens. Il faut absolument sortir de cette logique : aucune « défense européenne » ne remplacera l’alliance atlantique. Puisque la défense est nucléaire, et que la dissuasion française ne remplacera jamais l’américaine, j’avance l’idée de fournir à nos partenaires un complément à ce que leur apportent les Américains. Une espèce de « mutuelle » en plus de la « sécurité sociale » … Et quelque chose de ce genre ne pourrait se faire que dans le cadre de l’alliance atlantique, avec un retour de la France dans les organismes concernés, notamment le Comité des plans nucléaires, où se discutent les stratégies de défense nucléaire de l’OTAN. Il faut donner des gages à nos alliés, dont ce retour de la France dans ces instances nucléaires. Faire comprendre à nos alliés que nous ne voulons surtout pas prendre la place des Américains, qu’il nous faut au contraire agir en coopération avec eux, en toute transparence. Il faut essayer de faire de la politique et de la diplomatie avec cela, d’engager un processus, plutôt que de proposer un plan auquel il faut répondre « oui » ou « non ».
Nos partenaires européens sont tétanisés à l’idée d’un abandon des Etats-Unis si Donald Trump revenait au pouvoir, mais de toutes façons, si ce n’est pas en novembre 2024, ce sera plus tard. Les Américains ne se préoccuperont plus que de la Chine dans la génération qui vient, l’Europe sera le cadet de leurs soucis. Il faut qu’elle se prenne davantage en charge.
J’en reviens à votre première question. J’ai effectivement écrit un livre intitulé Défense européenne, la grande illusion en 2009. C’était un pamphlet, le ton était très vif, mais je reste convaincu que l’Union européenne en tant qu’institution, ne sera jamais une puissance militaire, et que la défense de l’Europe ne peut pas reposer sur autre chose que sur l’alliance atlantique et sur l’OTAN. Il serait fou de nier que des évolutions ont eu lieu, notamment en matière industrielle depuis deux ans. Mais on n’est absolument pas au niveau de ce qu’est l’alliance atlantique.
Michel Winock :
Mais l’un n’empêche pas forcément l’autre : on peut imaginer une défense européenne à côté, ou avec l’alliance atlantique.
Jean-Dominique Merchet :
C’est toute la question. Les Français ont souvent été accusés de vouloir se mettre à la place de l’OTAN. C’est d’ailleurs le pari qu’avait fait Nicolas Sarkozy en revenant dans l’OTAN : on rassure les Européens, ce qui permettra d’avancer sur la défense européenne. Le pari a échoué, d’abord parce que la France ne s’est pas vraiment réinvestie dans l’OTAN, ensuite parce que le soupçon demeure. Alors même que le président Macron vient de déclarer, dans son récent discours à la Sorbonne, que la dissuasion nucléaire française participe à la défense de l’Europe, nos partenaires disent « Ah bon ? Alors quand donnerons-nous notre avis sur cette dissuasion française ? » On leur répond qu’on veut bien discuter, leur faire visiter une base de sous-marins, faire des exercices militaires en commun, comme des ravitaillements en vol … Mais nos partenaires savent qu’il ne s’agit pas de cela, mais bien d’accrocher des missiles nucléaires à des avions. Pour le moment, les propositions françaises n’ont jamais été au niveau permettant à nos alliés d’envisager sérieusement la question.
Richard Werly :
Votre livre s’intitule « sommes-nous prêts à la guerre ? ». Pour ma part, je me demande avant tout si nous sommes prêts à l’économie de guerre. Parce qu’Emmanuel Macron dans son discours du 25 avril, s’est prononcé pour une préférence européenne dans l’achat d’armes, mais encore faut-il les fabriquer. Qui va les produire ? Où ? Peut-on aujourd’hui mettre en place une économie de guerre européenne ? Quelle pourrait y être la place de la France ?
Et, une autre question, qui n’a absolument rien à voir : que pensent les Américains de l’armée française ?
Jean-Dominique Merchet :
Les Américains ont une certaine admiration pour l’armée française, dans la mesure où elle est capable de faire avec assez peu de moyens des choses qui leur en demanderaient beaucoup plus. Il y a une donc forme de respect. Ne nous leurrons pas : nous avons une des meilleures armées du monde, compétente et efficace. Elle a des énormes manques, elle ne peut pas faire la guerre longtemps et beaucoup, mais dans le cadre pour lequel on l’a conçue ces 30 dernières années (une force expéditionnaire) elle a une indéniable efficacité. Il y a donc un respect pour l’armée française, sans doute la plus professionnelle d’Europe aujourd’hui (bien au-delà des Britanniques qui ont beaucoup décliné).
S’agissant de l’économie de guerre, en théorie, nous devrions disposer d’une industrie capable de fabriquer tous les équipements que nous concevons. Sauf que nous sortons d’une génération (au moins 30 ans) de désindustrialisation et que nous en payons le prix dans l’armement, comme nous l’avons payé pendant la pandémie. En matière d’armement, nous avons de beaux restes, mais il y a quelques lacunes béantes. Par exemple, nous avons réalisé que nous n’étions plus capables de fournir de la poudre … Alors on reconstruit, mais tout cela prend du temps.
Quant à l’exigence d’être capables d’acheter européen, elle se heurte à une vraie difficulté politique avec nos alliés européens. Car ils considèrent que le fait d’acheter du matériel américain engage les Etats-Unis dans la défense de l’Europe. Étant donné que les sytème embarqués du chasseur F-35 intègrent véritablement chaque avion à tout le système de défense américain, il est difficile de les convaincre d’acheter plutôt des Rafale … Même si c’est un excellent avion, la France ne peut pas fournir les mêmes garanties de sécurité que les Etats-Unis.
Nicole Gnesotto :
La guerre en Ukraine n’est-t-elle pas un « mauvais » modèle pour le futur de l’armée française ? Aujourd’hui, on fabrique de la poudre, des munitions, des canons, des obus, etc. Comme si être prêts pour l’avenir consistait à être capables de mener les guerres d’autrefois. Or on sait que les guerres du futur seront également très technologiques. La France est-elle capable de faire les deux ? Je n’ai pas de doutes sur le fait que l’Europe soit capable de fabriquer des obus, mais peut-elle en faire autant dans l’armement de pointe ? L’exemple ukrainien nous « retarde-t-il » d’une guerre ?
Jean-Dominique Merchet :
C’est une question que soulève aussi Louis Gautier, excellent spécialiste de défense. Il pense que ce n’est pas le bon modèle de guerre. Et il a raison. Mais comme je le disais plus haut, aucune guerre ne ressemble à une autre. Nous ne pouvons donc pas construire l’armée française de 2030 pour faire la guerre d’Ukraine de 2022.
En revanche, nous devons construire l’industrie capable de soutenir l’Ukraine dans les 2, 3 ou 4 années qui viennent, c’est une urgence absolue. Nous le faisons par solidarité envers un Etat agressé, mais aussi et surtout parce que c’est notre intérêt stratégique : il ne faut pas que l’Ukraine perde cette guerre. Aujourd’hui, nous avons besoin de davantage d’usines de poudre que de régiments d’infanterie. S’il faut faire un choix, c’est là qu’il faut mettre l’argent aujourd’hui. On a le temps pour les frégates ou l’infanterie. L’Ukraine, elle, n’a pas le temps.
Michel Winock :
En dernière page de votre livre, vous écrivez : « sommes-nous prêts collectivement à faire face aux exigences d’une guerre ? La réponse n’appartient qu’à moi et elle est positive. Je ne peux pas le démontrer, c’est en quelque sorte un acte de foi. J’ai confiance dans les ressources de mon pays et de ses habitants, et dans leur capacité à surmonter les épreuves ». Une guerre ne se gagne qu’avec le moral des troupes. J’aimerais revenir à la « drôle de guerre » de 1940, et à Jean-Paul Sartre, qui, dans ses carnets, raconte qu’il est mobilisé, avec des tas d’autres conscrits, et qu’il voit que tous ces hommes, malgré l’opinion générale pacifiste de l’époque, sont prêts à se battre. Or on ne se bat pas, on attend pendant des mois. Et naturellement, le moral des troupes se délite. Autrement dit, si les français peuvent surprendre par un élan de courage, on peut se demander si les pouvoirs publics n’ont pas une énorme responsabilité dans ce moral des troupes que vous supposez possible.
Philippe Meyer :
Pour compléter l’interrogation de Michel Winock, je me pose la même question à propos de nos états-majors. Depuis le général De Villiers (devenu consultant pour les Américains) jusqu’au scepticisme du chef d’état-major précédent, il me semble qu’ils jouent pour le moral un rôle aussi crucial que nos politiques.
Jean-Dominique Merchet :
Je suis d’accord, et j’ai davantage confiance dans les ressources peuple français qu’en celles de ses dirigeants, qu’ils soient politiques ou militaires. On a vu cet effondrement de 1940, alors même que les Français étaient prêts à se battre. L’armée française était simplement très mal commandée, et depuis fort longtemps. Je n’irai pas jusqu’à en dire autant de l’armée française d’aujourd’hui, mais je conserve un scepticisme de prudence. Comme vous l’avez dit, c’est un acte de foi, je ne fais pas partie des déclinistes qui pensent que tout est fichu et que notre pays part à vau-l’eau. En tant que pays et que nation, je crois que nous avons prouvé le contraire récemment, à deux reprises, après les attentats de 2015 et au moment de la pandémie. Par deux fois, nous avons accepté de restreindre assez drastiquement certaines libertés publiques, et d’obéir à des injonctions assez sévères. Pour moi, cela montre que nous sommes prêts à réagir à des situations de crise inattendues. C’est pourquoi fondamentalement, je garde confiance dans les ressources de notre pays. Et ce n’est pas une forme de populisme de ma part que de douter de nos dirigeants, simplement, ce sont de bons élèves, qui ont réussi les bons concours, qui ont fait les bons choix pour arriver à leurs places. C’est très bien, mais ce n’est forcément ce qui prépare le mieux à la victoire en cas de guerre.