L’UKRAINE À LA PEINE
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
La Russie a lancé le 10 mai une offensive surprise contre Kharkiv, deuxième ville du pays, emportant de l'aveu de l'état-major ukrainien des « succès tactiques ». L’Ukraine a été prise de court, ses forces étant affaiblies par le manque d'armements et d'hommes, du fait notamment de la lenteur de l'aide européenne et de l'arrêt quasi-total pendant des mois de celle venant des États-Unis.
En visite à Kyiv, le 15 mai, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken a, pour la première fois, laissé entendre que les forces ukrainiennes pourraient frapper le territoire russe avec des armes fournies par les Etats-Unis. Depuis le début du conflit, les alliés de l’Ukraine étaient inflexibles : interdiction d’utiliser leurs missiles, drones ou obus pour bombarder des cibles situées hors du territoire souverain du pays. Seul le sol ukrainien – comprendre la Crimée et la partie du Donbass occupées par les Russes – pouvait être visé. Imposée par peur d’une escalade avec Moscou, cette restriction était respectée par Kyiv, qui dépendait trop des livraisons occidentales pour enfreindre la règle fixée par ses alliés. L’offensive lancée le 10 mai par Moscou dans la région de Kharkiv a changé la donne. Antony Blinken a également annoncé une aide militaire de 2 milliards de dollars pour renforcer les capacités de défense de l'Ukraine. Elle provient de l'enveloppe de 60 Mds de dollars en faveur de l'Ukraine, récemment approuvée par le Congrès américain après des mois de blocage. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a rappelé que la défense aérienne constituait « le plus gros problème » de l'Ukraine, et son « plus grand déficit ». Selon lui, l'Ukraine aurait besoin de deux systèmes Patriot supplémentaires pour défendre Kharkiv. Les États-Unis ne sont pas les seuls à se mobiliser en faveur de l’Ukraine : le 13 mai, le chancelier allemand Olaf Scholz et ses homologues des pays nordiques ont appelé à renforcer d'urgence l'aide à l'Ukraine, alors que la France a annoncé la livraison à venir d'un nouveau lot de missiles Aster sol-air à Kyiv. Mardi, l’Union européenne a validé l'utilisation des revenus issus des avoirs russes gelés, soit 3Mds€ cette année dont 90% devraient aller aux forces armées ukrainiennes. Réunis depuis jeudi à Stresa en Italie, les ministres des finances du G7 discutent d'un plan américain visant à accorder à l'Ukraine jusqu'à 50 Mds de dollars de prêt garanti par les futurs bénéfices générés par les actifs russes immobilisés.
Selon le commandant suprême des forces alliées en Europe, le général américain Christopher Cavoli, la Russie n'aurait pas les forces suffisantes pour aboutir à une percée majeure dans son offensive en cours en Ukraine. Dimanche, l'état-major ukrainien affirmait que les attaques russes dans la région de Kharkiv avaient été « légèrement ralenties ». Toutefois l'Organisation mondiale de la santé a indiqué mardi que plus de 14.000 personnes ont été déplacées en raison des combats.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
La guerre d’Ukraine est la matrice du XXIème siècle, comme la première guerre mondiale fut celle du XXème, et comme la Révolution française et les guerres de l’empire avaient été celle du XIXème. Parce que la configuration est celle d’une confrontation entre les grands empires autoritaires et les démocraties, et parce que pour l’Europe c’est le retour de la guerre et d’une menace existentielle de la Russie. On prévoyait que l’année 2024 serait celle de tous les dangers pour l’Ukraine, et c’est effectivement le cas. Le pays fait face à plus de 500 000 soldats russes au Donbass, et le front s’est récemment élargi avec l’attaque sur Kharkiv. L’armée ukrainienne est quant à elle épuisée (ce sont les mêmes hommes qui se battent depuis plus de deux ans) et subit une pénurie de munitions et d’équipements.
De son côté, la Russie est dans une phase plutôt favorable à Vladimir Poutine. Le pays avait très mal commencé le conflit, mais la réélection du président (bien que biaisée) lui donne incontestablement un regain de légitimité. Poutine a eu la « divine surprise » de la guerre de Gaza, qui a à la fois affaibli l’Occident face au Sud et mobilisé les Etats-Unis sur un autre front. Enfin, il vient de réaffirmer son alliance stratégique avec la Chine, au lendemain de la rencontre du président Xi avec le président Macron. La Chine soutient de plus en plus la Russie, non seulement économiquement, mais aussi militairement. Le décalage est donc énorme, et la balance a failli pencher complètement du côté russe, avec l’abstention américaine, et la désorganisation européenne.
Sur le front de Kharkiv, la Russie gagne du terrain, mais on ne voit pas de réelle percée russe, il est probable que Moscou n’en ait pas les moyens, les pertes russes sont réellement effroyables. Deux questions majeures se posent aujourd’hui : quid de l’aide américaine si Donald Trump est élu en novembre prochain ? C’est le pari stratégique de Vladimir Poutine. Et surtout : comment peut-on aider militairement l’Ukraine de façon à obtenir le rapport de forces qui permettra une sortie politique ? On ne fait pas la guerre pour faire la guerre, mais pour trouver une paix. On ne veut évidemment pas de la paix russe, qui serait terrible pour l’Europe, mais il faut arriver à trouver une balance favorable. Côté américain, l’administration Biden accélère les livraisons d’armes. L’arrivée de chasseurs F-16 sera également importante pour soulager les défenseurs ukrainiens.
Et du côté de l’Europe ? Après le chaos provoqué par la proposition complètement déraisonnable du président français d’envoyer des troupes au sol, les divisions entre Européens se sont creusées, ainsi qu’avec les Etats-Unis. D’autre part, l’Europe est toujours incapable de fournir aux Ukrainiens des armes efficaces et des munitions.
Si cette guerre est fondamentale, c’est parce qu’elle a un énorme effet sur la libération de la violence dans le monde, elle participe à un processus d’ensauvagement globalisé. On le voit au Moyen-Orient, ou autour de Taïwan. Cela pose aux démocraties deux questions : l’une est stratégique, l’autre a trait à une prise de conscience. Comment endiguer l’avancée de ces empires autoritaires sans tomber dans l’escalade ? Comment reconstruire une alliance des démocraties avec trois piliers (américain, européen et asiatique) ? Le vrai problème reste celui dénonce par Soljenitsyne dans Le déclin du courage : nous n’avons pas de vraie conscience en Europe de la gravité de la situation et du risque que fait peser Vladimir Poutine. En juin 1939, Raymond Aron disait : « je crois à la victoire finale des démocraties, mais à une condition, c’est qu’elles le veuillent ». Pour le moment, en Europe, cette volonté fait défaut.
Lionel Zinsou :
Pour une fois, je partage tout ce qu’a dit Nicolas, à une exception près : « l’ensauvagement du monde ». Nous célébrons ces jours-ci plusieurs cinquantenaires : la mort de Pompidou, l’élection de Giscard d’Estaing, et on reconsidère cette période en se demandant si elle n’était pas irénique. Et puis on s’aperçoit que les horreurs perpétrées par le Hamas le 7 octobre dernier ont coïncidé avec l’anniversaire du début de guerre du Kippour de 1973. A cette époque, l’Inde et le Pakistan étaient pour la troisième fois en guerre, un conflit qui allait faire près de trois millions de morts et aboutir à la création du Bangladesh … Ce début des années 1970 est aussi la fin de la guerre du Biafra (qui fit également trois millions de morts). Au Vietnam, ce sont aussi les pires moments des bombardements sur Hai Phòng et Hanoï. En réalité il y a cinquante ans, en termes de nombre de victimes et d’intensité des conflits, la situation mondiale était au moins aussi grave qu’aujourd’hui. Mais tout se passe comme si, à partir de la chute du mur de Berlin, il y avait eu un incroyable affaiblissement de la perception des menace, et de la nécessité de se protéger, au lieu de s’émerveiller continuellement sur les « dividendes de la paix ». Même en termes financiers, c’était la fin du système de l’étalon-or, les changes flottants étaient partout, l’Europe était affaiblie par des dévaluations qui divisaient profondément les pays … Aujourd’hui, on a donc plutôt des facteurs d’unité et de stabilité. La période est incontestablement anxiogène, mais factuellement, elle n’est pas beaucoup plus grave que d’autres.
Nous sommes à environ 175 jours de l’élection présidentielle américaine. C’est « l’éléphant dans la pièce ». Comme l’a dit Nicolas, cette élection jette un doute sur le futur de l’aide à l’Ukraine, mais aussi sur la crédibilité de l’OTAN, alors qu’’on avait l’impression que l’alliance atlantique s’était réveillée de la « mort cérébrale » diagnostiquée par le président Macron. Mais si Trump revient, le traumatisme risque d’être très fort. D’autant que les deux chambres du Congrès risquent de passer à majorité républicaine. Il ne reste donc plus beaucoup de temps pour mobiliser des ressources pour l’Ukraine et résister à une « paix russe ».
D’autre part, passer en « économie de guerre » est manifestement très difficile. Non seulement nous ne parvenons pas à défendre l’Ukraine, mais à en croire notre livre blanc de Défense, nous ne pourrions pas vraiment défendre l’Europe si la menace était encore plus directe (si elle s’étendait par exemple à la Pologne). Il est donc très important que Kharkiv mobilise les consciences, et que nous réalisions que nous sommes incapables de nous mettre en économie de guerre. Quel que soit l’accord qui mettrait fin à la guerre d’Ukraine, il faudrait continuer à réarmer … On s’est beaucoup moqué de l’utilisation de ce terme « réarmer » qu’affectionne le président Macron, mais il est tout de même l’une des leçons majeures à tirer de la situation ukrainienne.
Lucile Schmid :
La question des prochaines échéances européennes est elle aussi tout à fait fondamentale. Nous sommes à la veille d’un sommet franco-allemand central, où le président français et le chancelier allemand vont beaucoup parler de l’Ukraine, et à quelques semaines d’un Conseil européen important, avant la présidence hongroise de l‘UE, dont on sait qu’elle sera un défi sur la question ukrainienne. La question qui est posée à l’UE est celle de la forme concrète que prendra l’aide à l’Ukraine, alors même que la cyclothymie de la vie politique américaine nous interdit de compter sur une garantie de sécurité américaine stable.
Comment l’Europe peut-elle fournir davantage d’armes à l’Ukraine ? C’est un sujet qui interroge la façon même de faire l’Union. La possibilité d’avoir un grand emprunt européen de 100 milliards d’euros a été discutée, avec l’éventualité d’acheter des armes aux USA et à la Corée du Sud. C’est la vision allemande. Côté français, on défend plutôt l’idée de construire nous-mêmes une filière industrielle européenne de défense. Lionel a eu raison de rappeler le rôle critique de l‘OTAN : si l’alliance atlantique est dans une situation incertaine et vient à faire défaut, comment l’Europe pourra-t-elle y suppléer ?
Vladimir Poutine a été largement conforté ces dernières semaines. Par les urnes d’abord, même si on sait ce que vaut sa réélection. Par la récente offensive russe à Kharkiv, ensuite. Mais aussi par la Chine, ou M. Poutine est allé chercher une sorte de confirmation du soutien du président Xi. La Chine lui est nécessaire pour faire valoir l’importance de sa positon géopolitique. Le lien entre la Chine et la Russie est de plus en plus central et consubstantiel pour la Russie. A la suite de cette rencontre la Chine a dit qu’il fallait une sortie politique à cette crise, plutôt que militaire, ce que Vladimir Poutine a « appuyé » (de façon assez hypocrite, évidemment).
Le président russe ne se sent donc pas absolument sûr de lui sur le plan militaire, c’est pourquoi il va chercher en Chine un appui géopolitique. On le voit aussi au fait qu’il vient de mener une grande purge dans son état-major. Les observateurs de la vie politique russe le disent bien : dès que quelque chose renforce politiquement l’armée russe (comme vient de la faire la récente offensive à Kharkiv), Poutine s’inquiète pour sa place et « décapite » cette armée, en invoquant des affaires de corruption. On sait bien que le niveau de corruption est très élevé en Russie (et Poutine lui-même y participe très largement), et aujourd’hui on observe des tiraillements entre l’armée et le président russe, qui craint sans doute de voir le phénomène des milices Wagner se reproduire. Je ne sais pas si le président russe est réellement dans une position si favorable. Il est en tous cas certain que la dépendance de la Russie vis-à-vis de la Chine a été nettement renforcée ces dernières semaines.
Nicolas Baverez :
La question de l’économie de guerre est effectivement cruciale. L’économie russe a clairement basculé en économie de guerre : la Défense représente entre 6% et 8% du PIB, et les dépenses militaires plus de 30% du budget de l‘État. En nommant un technocrate spécialiste d’économie à la tête du ministère de la Défense, il est probable que le pouvoir russe veuille inscrire dans un temps long et structurel cette économie de guerre.
La vassalisation face à la Chine ne fait aucun doute, c’est le prix à payer pour le soutien de Pékin. Les pseudo « plans de paix » ne sont que le narratif russe, expliquant que les provinces ukrainiennes lui appartiennent désormais.
A propos du réarmement français, il y a beaucoup d’ambiguïté, car en réalité, on ne le fait pas du tout. L’effort de Défense français représente cette année 1,9% du PIB, même l’Allemagne fait mieux avec 2%. Nous ne remplissons toujours pas la norme OTAN aujourd’hui. Enfin, l’incertitude que pose l’élection présidentielle américaine concerne toute l’Europe. Les autres pays y réagissent en disant qu’il faut s’engager davantage avec les Etats-Unis : leur acheter davantage de matériel, et se rapprocher du pays, idéologiquement et politiquement. L’Europe ne produit aujourd’hui que 20% des armements qu’elle utilise. Cela montre l’ampleur du problème.
Lionel Zinsou :
L’emprunt de 100 milliards, sur lequel on n’arrive pas à se mettre d’accord ne représente en réalité pas beaucoup d’argent. Le PIB de l’UE est de 18 000 Mds de dollars par an. Donc avec un emprunt pluriannuel de 100 Mds, on n’est qu’à environ 0,9% du PIB. Ce n’est pas encore de la conscience traduite en actes quant aux besoins de réarmement. Certes, c’est 10 fois le PIB de la Russie, mais pour le moment, Moscou construit sa croissance sur cette économie de guerre. Pour le moment, l’UE est au bord de la récession, tandis que la croissance russe s’accélère. Cela montre que parmi les armes qu’il faut ranger dans la catégorie « obsolètes », il y a les sanctions. Elles sont indispensables, mais elles ne donnent pas d’avantage militaire. Et pour l’instant, il n’y a pas encore de conscience financière du problème dans l’UE. Des gens qui ont un « pacte moral avec la Russie » (pour reprendre l’expression de Gabriel Attal), comme certaines forces politiques d’extrême-droite, ne reculent guère. Cela ne va pas faciliter la mobilisation pour le réarmement.
Lucile Schmid :
Pour préciser les ordres de grandeur, il faut aussi comparer ces 100 Mds européens aux récents 60 Mds votés par le Congrès américain.
NOUVELLE-CALÉDONIE : LA TOURMENTE
Introduction
Philippe Meyer :
Pillages, incendies, échanges de tirs... La Nouvelle-Calédonie est secouée depuis le 13 mai par des émeutes qui ont déjà fait six victimes et de considérables dégâts qui pèsent sur la vie quotidienne des populations. Elles vont avoir de lourdes conséquences pour l'économie locale déjà traversée par une grave crise du nickel, qui représente plus de 25% des emplois du « Caillou », et près de 20% de son PIB et qui a connu en 2023 une baisse de prix de 45%. Afin de rétablir l’ordre, le président de la République a annoncé l'état d'urgence, entré en vigueur le 15 mai à Nouméa. Il consiste en un couvre-feu nocturne, l'interdiction des rassemblements, du transport d'armes et de la vente d'alcool ainsi que l'interdiction de l’application TikTok.
La Nouvelle-Calédonie est devenue un Territoire d'outre-mer en 1946 et les Kanak ont obtenu la nationalité française, puis le droit de vote. Les violences qui ont opposé indépendantistes kanaks et loyalistes caldoches dans les années 1980, ont trouvé un apaisement en 1988 à travers les accords de Matignon négociés par Michel Rocard, accords qui organisaient un rééquilibrage économique et un partage du pouvoir politique. En 1998 l’accord de Nouméa a doté l'archipel d'un statut unique dans la République française reposant sur une autonomie progressive et sur trois référendums. Le premier, en 2018, voit le non à l'indépendance l'emporter à 56,7%, ce que confirme le deuxième, en 2020 (53,26% de non). En 2021 le non l'emporte à 96,5%, mais les indépendantistes contestent la validité du scrutin, marqué par une forte abstention (56,1 %) en pleine épidémie de Covid-19. Jusqu’à présent seuls les électeurs inscrits sur listes avant 1998 et leurs descendants étaient reconnus par le code électoral de Nouvelle-Calédonie pour les élections régionales. En votant un projet d’élargissement du corps électoral aux résidents depuis au moins dix ans, l’Assemblée nationale et le Sénat ont ouvert la voie à une réforme constitutionnelle qui devrait être approuvée par le Congrès. Les indépendantistes la rejettent, estimant qu'elle lèse le poids électoral du peuple autochtone Kanak. Quelque 271.400 habitants, selon le dernier recensement de 2019, vivent dans l'archipel. Parmi eux, 29% de la population est issue de la communauté européenne, dont les Caldoches, descendants des colons blancs. Les Kanak, premiers habitants du pays, sont progressivement devenus minoritaires sur l’archipel avec 41% de la population aujourd’hui, tandis que l’on compte 30 % d’habitants originaires d’îles du Pacifique ou répondant à la catégorie « autres ».
Jeudi à Nouméa, le chef de l’État, à défaut de retirer le projet de réforme du corps électoral, s’est engagé à ne pas le « passer en force ». En cas d’accord politique global, il souhaite que le projet soit soumis au vote des Néocalédoniens. Conditionnant la fin de l’état d’urgence à la levée des barrages, il a aussi annoncé la mise en place d’une « mission de médiation et de travail » pour remettre tous les acteurs politiques autour de la table, avec la promesse d’un État « impartial ».
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Peut-être faut-il commencer par rappeler que la Nouvelle-Calédonie est une île grande comme deux fois la Corse, dans l’hémisphère sud, à 17 000 kilomètres du territoire métropolitain, avec lequel il y a 9 heures de décalage horaire. Et c’est pourtant encore une île qui est « dans » la France. Cela donne une idée de la difficulté qu’ont les Français métropolitains à appréhender la situation, si lointaine qu’elle est souvent mal connue, mais qui nous concerne pourtant tous au premier chef.
La situation actuelle est indubitablement très tendue. Existe-t-il des perspectives pour dénouer cette conflictualité ? Il est important de ne pas « choisir son camp » avoir d’avoir tous les éléments de l’équation. Avant la colonisation française du XIXème siècle, l’île est habitée par des Mélanésiens, le peuple kanak. L’arrivée des Français entraînera des épidémies dévastatrices, décimant la population locale. Et la Nouvelle-Calédonie deviendra une colonie de peuplement et une colonie pénitentiaire, avec un bagne (où sera envoyée Louise Michel après la Commune, ou des Kabyles algériens révoltés). L’idée que le peuple kanak a des droits est très tardive, (comme dans toutes les colonies) mais surtout, c’est un territoire où la proportion entre population autochtone et nouveaux venus a été déséquilibrée dès les débuts. Car de nouveaux arrivants sont venus très régulièrement, tout au long du XXème siècle : Wallisiens et Futuniens (plus nombreux en Nouvelle-Calédonie qu’à Wallis-et-Futuna), Vietnamiens, Antillais … L’île est donc profondément pluriculturelle, avec un peuple originel, qui a fait valoir ses droits auprès des Nations-Unies.
En Nouvelle-Calédonie, les statistiques ethniques sont permises, on connaît donc précisément la proportion des uns et des autres, et cela donne une idée de la complexité de la situation. Y a-t-il une méthodologie politique permettant à cette complexité d’exister sans violence ? Le souvenir de ce qu’avait fait Michel Rocard dans les années 1980 (à la suite du tragique épisode de la grotte d’Ouvéa où 19 Kanaks avaient été tués par des gendarmes après une violente prise d’otages) avait beaucoup marqué. Au point d’être reprise par le gouvernement Jospin ensuite. Cette méthode consiste à mettre autour de la table l’ensemble des parties prenantes, et à y associer des corps intermédiaires, comme les Églises, avec l’idée que c’est en élargissant le cercle des concernés qu’on peut trouver du consensus et apaiser les esprits.
Ce processus avait été relativement respecté jusqu’au troisième référendum de décembre 2021. Le point sur lequel MM. Rocard et Jospin avaient insisté était l’impartialité de l‘Etat, et c’est celui qui pose problème aujourd’hui. Maintenir cette impartialité, c’est dire que l’Etat français ne choisit pas entre loyalistes et indépendantistes. Et il y a deux moments où les gouvernements d’Emmanuel Macron a commis des accrocs. Le premier fut de nommer en 2022 Sonia Backès, leader du camp loyaliste, et dépourvue de toute nuance (avant d’être secrétaire d’Etat, elle avait fait plusieurs appels à la violence), quelqu’un dont les sympathies ne font aucun doute, et qui sont affirmées avec une certaine brutalité. En étant nommée Secrétaire d’Etat, Mme Backès a pu continuer à diriger la Province Sud de la Nouvelle-Calédonie, traditionnellement loyaliste, où se situe Nouméa. Les deux autres provinces étant dirigées par des indépendantistes.
En 2020, alors que la pandémie de Covid se répand sur toute la planète, la Nouvelle-Calédonie est miraculeusement épargnée. Mais cela ne dure qu’un temps, puisqu’elle est rattrapée en 2021. Le niveau de mortalité sera alors très important, et touche majoritairement les Kanaks, ainsi que les plus défavorisés (car les inégalités sont très importantes en Nouvelle-Calédonie). Avoir tenu ce le troisième référendum pendant cette période a donc constitué le deuxième accroc. C’est ce qui explique qu’il a été boycotté par les indépendantistes.
Il est essentiel de retrouver aujourd’hui cette impartialité de l’Etat, si l’on espère que le camp loyaliste et le camp indépendantiste acceptent de s’asseoir à la même table. Avec un élargissement de la discussion à des corps intermédiaires, pour espérer trouver un accord.
Lionel Zinsou :
Je connais moins précisément le « terrain » que Lucile (qui a passé son enfance en Nouvelle-Calédonie), en revanche j’ai plutôt des réactions d’observateur du « Sud global ». Ce qui me frappe dans les relations internationales, c’est que les pays voisins de la région intervenaient ouvertement sur ce dossier : l’Australie, la Nouvelle-Zélande et d’autres institutions du Pacifique Sud. Elle sont aujourd’hui plus modérées qu’elles ne l’étaient il y a dix ou vingt ans, mais il n’empêche que la France est regardée comme étant en position coloniale. Position complexe, certes, mais considérée comme profondément anormale par une grande partie du monde.
Il y a évidemment des appétits internationaux sur cette partie du Pacifique et des enjeux essentiels. Il est clair que la Chine est très présente, ainsi que la Russie (même si elle prend le masque de l’Azerbaïdjan). Rappelons que l’Azerbaïdjan a déjà émis des vœux en faveur de l’indépendance de la Corse, nul ne s’étonnera donc qu’il s’intéresse à la Nouvelle-Calédonie … Il est évident qu’il y aura des ingérences, car il y a des intérêts considérables. Le nickel est la ressource majeure de la Nouvelle-Calédonie, il représente 90% des exportations de l’archipel. Son cours est très bas en ce moment, ce qui rend la situation économique très difficile. L’île ne tient que grace aux subventions de l‘État français. Il n’en reste pas moins que le nickel est une matière première critique pour la transition énergétique (c’est un métal nécessaire dans la construction de batteries), et qu’il suscite beaucoup de convoitises (la Nouvelle-Calédonie représentant à elle seule 15% de la production mondiale), qui s’exprimeront dès que l’indépendance adviendra.
Pourtant, la revendication d’indépendance est très majoritaire dans le monde. Du point de vue du droit international, le droit à la décolonisation prévaut très largement, ainsi que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Et les « peuples premiers » de Nouvelle-Calédonie ont évidemment une préséance, reconnue par les instances juridiques françaises (Conseil constitutionnel, Conseil d’Etat …). C’est pourquoi on a gelé le corps électoral : si le vote était ouvert à tous les habitants de Nouvelle-Calédonie, les Kanaks seraient par trop défavorisés. C’est une contradiction évidente avec le droit français, puisque cela exclut par exemple du scrutin des gens qui sont parfois nés en Nouvelle-Calédonie … Mais aux yeux du reste du monde, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à la décolonisation est indiscutablement prioritaire.
Deuxième contradiction : la décolonisation va se traduire par une dégradation économique incroyable. C’est une situation que l’on connaît aux Antilles, à Mayotte … Si vous regardez le PIB par tête et le comparez aux Etats les plus proches (comme le Vanuatu ou les îles Fidji), le différentiel est de 1 à 10. Par rapport à d’autres colonies françaises du XIXème siècle, les infrastructures sont très récentes en Nouvelle-Calédonie, les premiers Kanaks diplômés docteurs en médecine ne datent par exemple que des années 1960. Il arrive à l’Occident d’être lent, voire oublieux des valeurs qu’il clame … Mais le problème demeure : le PIB par tête de la Nouvelle-Calédonie est comparable à celui de la Nouvelle-Zélande (un des Etats qui arrive régulièrement en tête des classements des pays les plus heureux) et dix fois plus élevé que les pays qui ressemblent le plus à la Nouvelle-Calédonie. La décolonisation entraînerait un effondrement de la condition sociale et économique des peuples concernés.
Pour l’instant, il n’y a pas du tout dans l’esprit public français l’idée qu’on a tué (involontairement, mais tout de même) 80% de la population mélanésienne. D’une certaine manière, un chiffre pareil mérite réparation. On pourrait considérer une indépendance avec une certaine interdépendance, où la France ferait en sorte que le modèle économique kanak soit viable, car pour le moment l’industrie du nickel néocalédonienne est très peu compétitive. Ce pourrait être un élément de la solution : la décolonisation ne peut pas n’être qu’une énorme et brutale régression économique.
Nicolas Baverez :
On a affaire à une vraie guerre civile. Deux communautés se font face, toutes deux armées et organisées en milices, et elles s’affrontent, avec en toile de fond un Etat qui a perdu le contrôle de la situation sécuritaire. Le bilan est impressionnant : 7 morts, des centaines de blessés, et plus d’un milliard de dégâts matériels en seulement une semaine. L’économie calédonienne n’existe plus, et les services publics de base (santé, éducation) sont interrompus. On a même perdu le contrôle du port et de l’aéroport.
La situation est très grave, et elle a effectivement une importante dimension internationale. Des milliers de touristes australiens et néo-zélandais sont bloqués sur place, et il y a des ingérences étrangères. C’est le seul territoire de la région que la Chine ne contrôle pas du point de vue économique. Il est clair que s’il y a une indépendance, la Chine mettra la main sur la Nouvelle-Calédonie, et ce sera un pistolet pointé vers l’Australie et la Nouvelle-Zélande (ce qui explique la modération des propos de ces deux Etats, qui n’ont aucune envie de voir la Chine s’implanter en Nouvelle-Calédonie).
Dans la loi de programmation militaire, le président Macron avait imaginé une stratégie indo-pacifique, dans laquelle la Nouvelle-Calédonie jouait un rôle clef. Les ingérences étrangères sont connues, on sait que le FSB russe y participe. Par ailleurs, les armes lourdes dont les Kanaks sont équipés ne sont pas dans le commerce, et elles ne sont pas arrivées par hasard en Nouvelle-Calédonie … On peut même rappeler que l’Iran a envoyé une frégate l’an dernier dans les eaux néo-calédoniennes. Enfin, l’impératif de décolonisation apporte une pression de la part du « Sud global » qui complique encore les choses.
Comment en est-on arrivés là ? Tout ceci est l’entière responsabilité d’Emmanuel Macron. Il a déclaré que ce mouvement d’insurrection était totalement inédit, et que personne ne l’avait vu venir. Sauf que cela n’a rien d’inédit, il y a quarante ans, avant la grotte d’Ouvéa et les accords de Matignon, il y avait eu cinq ans pendant lesquels on ne contrôlait pas une grande partie du territoire. Et puis, tout le monde l’avait vu venir. Les avertissements ont été multiples, tous les connaisseurs de l’île ont fait valoir que le narratif du gouvernement, selon lequel tout allait bien se passer et qu’il n’y aurait aucune difficulté à passer en force sur le dégel du corps électoral, était totalement illusoire. Il y a donc eu une double erreur. Une erreur politique et une erreur opérationnelle, car si l’on entendait passer en force, il aurait au moins fallu prévoir des forces de sécurité … Car on sait que le déploiement de forces de sécurité en Nouvelle-Calédonie est long : il faut un préavis de 48 heures pour les hommes, et beaucoup plus pour les équipements. Cette suite de fautes a coûté cher, et la situation ne semble pas s’améliorer : il y a eu un nouveau mort depuis l’arrivée du président. La violence risque de s’installer de façon durable.
Pendant les années qui ont précédé les accords de Matignon, on avait plus de 5000 soldats, gendarmes et policiers déployés sur l’île, et on n’a jamais réussi à contrôler l’ensemble du territoire. Aujourd’hui, on déploie 3000 hommes (et on ne pourra pas faire plus à cause des Jeux Olympiques). La seule stratégie consiste donc à acheter du temps. Mais le Congrès de Nouvelle-Calédonie ne sera pas réuni, la reconstruction ne pourra pas commencer avant que l’ordre public ne soit rétabli, et on voit mal comment elle sera financée …
Lucile Schmid :
Aujourd’hui, ce sont les plus extrêmes des deux camps (loyalistes et indépendantistes) qui tiennent le haut du pavé. Les voix les plus modérées sont à peu près inaudibles. Dans le camp loyaliste, quelqu’un comme Sonia Backès s’exprime beaucoup, y compris à l’Assemblée nationale. Du côté indépendantiste, ces jeunes kanaks (par ailleurs victimes de discriminations depuis des années), ont complètement échappé aux chefs politiques du camp indépendantiste. Il s’agit donc de réintégrer dans le camp politique des personnes modérées, des deux côtés. Sonia Lagarde, la maire de Nouméa a appelé à repousser le calendrier, et elle a été écoutée par Emmanuel Macron, mais avant cela, elle était marginalisée dans son propre camp (Renaissance), qui la trouvait trop modérée …
D’un point de vue juridique, le gel du corps électoral aboutit aujourd’hui à exclure 25 000 personnes, dont certaines sont nées en Nouvelle-Calédonie, ou d’autres qui y résident depuis plus de dix ans. Par conséquent, si l’on persistait dans cette voie, il semble que le moindre recours au Conseil constitutionnel entraînerait l’annulation des élections … La dimension juridique n’a donc rien d’un détail, elle est essentielle. La responsabilité historique du XIXème siècle ne doit pas empêcher de considérer qu’aujourd’hui, il y a en Nouvelle-Calédonie des gens qui y résident depuis cinq ou six générations. Que je sache, ce ne sont pas aujourd’hui les Aborigènes qui dirigent l’Australie, ou les Maoris la Nouvelle-Zélande. Le fait d’avoir repoussé l’examen de ce que serait le régime politique d’autonomie et d’indépendance a conduit à un antagonisme qui n’existe pas en Nouvelle-Zélande …
Lionel Zinsou :
On ne peut pas espérer régler cette situation en n’envisageant que les enjeux locaux et nationaux, car il existe une forte pression internationale. Ce qui me frappe en Nouvelle-Calédonie, c’est que les discriminations y sont typiques de la colonisation. Et une colonisation tardive, dont le mode d’expression s’est prolongé bien plus tard que dans la plupart des autres pays décolonisés. Dans le jugement mondial c’est une élément ressenti très fortement, alors qu’il me paraît très faible dans la conscience française.
Nicolas Baverez :
L solution ne pourra être que politique. L’erreur a été de considérer que le processus de décolonisation était clos avec le troisième référendum. Un référendum organisé en période de pandémie, avec une abstention de 57% et qui donne lieu à un score de 97% pour le « non », a forcément une légitimité très fragile. C’est à partir de cela qu’il faut travailler et avancer.
Philippe Meyer :
Dans le camp du gouvernement, chaque fois que le nom de Michel Rocard est évoqué, on répond « oui, mais c’était il y a quarante ans … » Je suggère que chacun regarde comment était composée la mission que M. Rocard avait envoyée en Nouvelle-Calédonie, surtout si on a le souci d’un apaisement rapide, et le retour d’un dialogue entre les différentes communautés …