L’UNION EUROPÉENNE SORT-ELLE INDEMNE DE L’ÉPREUVE ?
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Un Parlement européen solidement ancré à droite, avec, à l’extrême-droite, des rangs plus nourris que dans la précédente législature, même s’ils sont pour l’instant répartis en groupes hétéroclites : tel est le tableau présenté par les élections qui se sont déroulées du 6 au 9 juin dans les vingt-sept pays de l’Union européenne. Le Parti populaire européen, qui rassemble les élus conservateurs et de centre droit, reste le groupe le plus puissant, tandis que les sociaux-démocrates perdent du terrain et que les partis verts et libéraux accusent un net recul, au profit de la droite radicale. Un examen géographique offre cependant une autre grille de lecture. La montée de l’extrême-droite est spectaculaire en Europe de l’Ouest. Elle s’installe comme force politique dans les trois plus grands pays, tous trois membres fondateurs de l’Union : la France est le cas le plus frappant, avec des scores cumulés qui frisent 40 % des voix pour le Rassemblement National et les autres formations de droite radicale. Mais en Italie aussi, le parti Fratelli d’Italia est arrivé en tête, confortant la présidente du conseil, Giorgia Meloni. Beaucoup plus radicale, l’AfD fait une percée en Allemagne, en particulier dans les Länder de l’Est (40 % des voix en Saxe), même si elle n’arrive que derrière la CDU-CSU au niveau fédéral. En Autriche, le FPÖ est en tête. En Belgique, les nationalistes ont infligé une lourde défaite au gouvernement ; seul contraste, le parti d’extrême droite de Geert Wilders a été battu par la gauche aux Pays-Bas. En revanche, les partis d’extrême droite et leur version illibérale d’Europe centrale postcommuniste ont reculé en Scandinavie : en Suède, au Danemark et en Finlande et dans une zone géographique qui apparaissait comme leur berceau : en Pologne, en Slovaquie ou en Hongrie.
Si mathématiquement, la droite radicale ne dispose pas d'une minorité de blocage dans la nouvelle assemblée, elle est en mesure de faire peser ses idées sur le climat, les migrations, l'élargissement de l'UE, le budget et l'État de droit. Les contre-performances des écologistes dans les grands pays de l'UE qui envoient le plus grand nombre d'électeurs à Strasbourg - le groupe passerait de 71 à 53 voix - pèseront sur le « pacte vert » et la décarbonation de l'UE.
Les prochaines étapes seront du 16 au 19 juillet : l'élection du président du Parlement européen ; à partir de septembre : l'élection de la présidence de la Commission européenne ; en octobre-novembre : l'élection des commissaires européens ; le 1er décembre : élection du président du Conseil européen.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Quand il s’agit d’examiner l’Union européenne, on peut choisir de voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Il en va de même avec ces élections. Si l’on est pessimiste, la poussée du populisme et des mouvements d’extrême-droite est inquiétante, puisqu’ils arrivent en tête de 5 pays importants : la France, l’Italie, l’Autriche, la Hongrie et la Belgique. Et si l’on cumule le nombre des votes populistes d’extrême-droite (même quand les partis ne sont pas d’accord), on dépasse les 25% des voix du Parlement européen. Si ces partis étaient unis, cela en ferait théoriquement le deuxième groupe après le PPE. On peut donc choisir d’interpréter ce résultat électoral comme une vague brune au sein de l’UE.
Si l’on est optimiste ou réaliste en revanche, on peut au contraire estimer que ces mouvements ont échoué à renverser le fonctionnement normal du Parlement européen. Ils n’ont gagné en tout que 13 sièges, et surtout, ils ne sont pas en mesure de remettre en cause la majorité traditionnelle des trois partis (PPE, socialistes et Renew), qui traditionnellement font le travail au Parlement. A eux trois, ces partis ont encore 45 sièges de plus que la majorité absolue. Donc finalement, cette vague brune n’aura pas suffi à faire changer le fonctionnement du Parlement européen.
Je suis frappée par cette extraordinaire stabilité du Parlement par rapport au désarroi et au chaos le la plupart des Etats qui envoient des députés à ce Parlement. Nous reviendrons sur la France plus loin, mais en Allemagne, la coalition au pouvoir a subi un revers majeur, la CDU-CSU fait plus de 30% des voix, le SPD n’obtient que 14 députés et les Verts n’en ont eu que douze. Au passage, je signale que l’affaiblissement du couple franco-allemand va poser de sérieux problèmes au Conseil européen. La Belgique est elle aussi dans un état de désarroi spectaculaire, avec la démission du Premier ministre. Autrement dit, les pays fondateurs de l’UE traversent une vraie crise démocratique. Les institutions européennes ne sont pas menacées, mais la politique européenne est appelée à changer fortement.
Le vrai danger n’est pas tant la progression des partis populistes et extrémistes que la normalisation de la moitié d’entre eux. Et notamment le groupe ECR (European Conservatives and Reformists Group), comprenant le parti de Mme Meloni. Ce groupe est indéniablement populiste et d’extrême-droite, mais comme il est pro-Ukraine, pro-Otan et pro-marché, il est en train d’être complètement banalisé, voire accueilli au sein des institutions et des dirigeants européens. Cette « melonimania » en cours à Bruxelles me paraît plus inquiétante que les succès électoraux des autres formations d’extrême-droite. Notre tolérance face à l’extrême-droite vient encore d’augmenter. Il suffit aujourd’hui d’être pro-Ukraine et pro-marché pour avoir les coudées franches en politique intérieure.
Lionel Zinsou :
Comme Nicole, je crois que des effets de vase communicants ont en réalité circonscrit les progrès de l’extrême-droite. L’Italie est impressionnante à cet égard : la victoire de Fratelli d’Italia (Meloni) s’est faite au détriment de la ligue (Salvini a perdu les deux tiers de ses voix). Des choses de ce type font qu’au total, en résultat net, l’extrême-droite ne gagne pas tant de sièges, contrairement à ce que laissaient croire les projections d’avant le scrutin. En ce sens, c’est un non-événement.
Il y a cependant quelques éléments qui doivent interpeller, et notamment la troublante normalisation de l‘extrême-droite. Mme Meloni est dans une situation étonnante : elle abjure une bonne partie des principes de sa campagne. Elle a ainsi régularisé près de 500 000 migrants en Italie. Certes, elle l’a fait sous la pression de la réalité, des faits, et du patronat. La pénurie de main d’œuvre est telle qu’il faut bien recruter quelque part … C’est un peu le problème auquel serait confronté M. Bardella s’il devenait Premier ministre dans un mois : serait-il forcé de régulariser des migrants ? Il y a des données du marché du travail et de la démographie que la plus rigide des idéologies ne peut changer … Ainsi, plusieurs commentateurs expliquent qu’en réalité, Mme Meloni ne fait pas autre chose que la politique de Mario Draghi. Au fond, elle a abjuré la détestation de l’Europe, engrangé les subventions massives (plus de 200 milliards d’euros), et fait demi-tour à propos de l’Ukraine.
Ce qui est à craindre, c’est que cette extrême-droite « bon teint », qui se dilue au contact du pouvoir ne soit ce qui nous attend en France. En ce sens, avoir choisi M. Bardella est un joli coup : il est si lisse et il parle si peu d’un programme, qu’on peut lui prêter de n’avoir au fond aucune conviction ou pratique d’extrême-droite : il est aussi malléable que nécessaire. Je pense que si la tête de liste avait été Mme Le Pen, le succès aurait été moindre, car elle est plus connue, et donc moins mystérieuse. Tandis que M. Bardella incarne un certain vide, qu’on peut remplir par à peu près n’importe quoi, y compris une politique raisonnable. C’est ce qui fait que sa candidature a attiré certains centristes, voyant la possibilité qu’il ne soit qu’un « Meloni français ».
Un mot sur les écologistes. Ces élections nous ont montré à quel point le narratif actuel sur la transition juste est inefficace, et dépassé. L’écologie punitive n’attire pas les électeurs.
Michel Eltchaninoff :
Le paradoxe relevé par Nicole (un Parlement européen dont la composition ne change pas tant que cela, tandis que les Etats sont en plein désarroi) est très inquiétant. Comme si l’Europe des nations voulue par l’extrême-droite commençait à faire chanceler le projet européen. D’abord, avec les montées de l’extrême-droite un peu partout en Europe. Et notamment en Allemagne. Penser que l’AfD, qui s’est signalée par de nombreuses outrances ces dernières années, puisse arriver devant le SPD est un signe très inquiétant pour l’avenir. Sans parler de l‘Autriche, de l’Italie, des Pays-Bas … De même qu’en France, où le bloc central est de plus en plus menacé par les populistes, le bloc central du Parlement européen est de plus en plus attaqué et vulnérable.
La grande victime de ces élections, c’est l’écologie. Elle est par définition un grand projet transnational, qui a besoin de l‘Europe pour se réaliser. Et comme les candidats écologistes ont baissé presque partout, l’Europe ne sera sans doute pas ce grand continent de lutte contre le réchauffement climatique. Cette lutte nécessite de l’anticipation et du consensus, on peut donc craindre qu’elle ne soit perdue.
Le salut peut-il venir de l‘Est ? On a été surpris qu’en Slovaquie, le parti populiste de Robert Fico n’ait pas gagné. Et en Pologne, c’est le parti de Donald Tusk qui est arrivé en tête. Il n’y a peut-être rien d’étonnant à ce que les pays les plus proches de la guerre en Ukraine semblent faire les choix les plus modérés, peut-être plus conscients de la menace russe. Mais la victoire ne Pologne est très fragile : d’abord parce que beaucoup d’agriculteurs sont irrités de la concurrence qu’ils jugent déloyale des produits ukrainiens. Mais aussi et surtout parce que la Biélorussie est en train de provoquer une nouvelle crise des migrants, en envoyant des migrants vers l’UE (à commencer par la Pologne). La guerre hybride russe et biélorusse s’intensifie à l’Est, et menace l’Europe.
La résilience du Parlement européen n’est pas encore acquise, car les grandes manœuvres ne sont pas terminées. Quel groupe parlementaire l’AfD va-t-elle rejoindre ? Est-ce que Giorgia Meloni soutiendra Ursula von der Leyen ? Que feront les non-inscrits ? Je crains que malgré l’apparence de stabilité, ces élections n’aient été dommageables. En attendant, la Russie observe, savoure, et avance en Ukraine.
Jean-Louis Bourlanges :
La grande stabilité du Parlement européen est en effet une source de déception pour les partis populistes. Sa composition reste assez profondément identique, les ruptures essentielles se produisent largement en France : l’effondrement des écologistes et du groupe central Renaissance. Le recul des mouvements écologistes ne touche pas que la France, mais comme Lionel, je pense qu’il est largement dû au narratif : dire à des gens (dont les revenus sont modestes) que leur vieille voiture doit être changée et que leur appartement est invendable a des conséquences très directes en termes de bulletins de vote : une désaffection des couches populaires pour les partis écologistes.
L’Europe s’en sort, mais elle modifie profondément son équilibre thématique, avec trois vaincus. D’abord,l’écologie. Ensuite, même si Mme Meloni est admise à cause de ses positions sur la question ukrainienne ou sur le marché, en réalité, ce sont ses thèmes de l’Europe des Etats et de la méfiance à l’égard de la Commission qui sont introduits. Et nous n’avons pas combattu cette poussée. J’ai personnellement regretté qu’on ne défende pas en France un discours simple, pour expliquer comment l’Europe fonctionne, et en quoi elle est beaucoup plis démocratique qu’on ne le dit. Enfin, le dernier thème qui va pâtir de cet accueil de Mme Meloni, ce sont les droits des personnes LGBT, ainsi que toutes les questions relatives à la Défense et à l‘autonomie stratégique. .
Et puis d’autres thèmes réapparaissent : les migrations, avec l’idée qu’il faut être plus sévère et agir de façon plus concertée. L’idée est qu’il s’agit d’un problème européen, qui doit être géré de façon européenne.
Sur le plan géographique, on nous présente une Europe périphérique, cette « nouvelle Europe », qui se manifeste avec force en faveur du projet européen, tandis que la « vieille Europe » (France, Allemagne, Italie) est gagnée par le populisme. En réalité, cette présentation est un peu factice. Il est vrai que le repli du nationalisme est impressionnant dans les pays scandinaves, mais à l’Ouest, rien ne change vraiment. Ainsi, l’Italie n’a vu qu’un transfert de voix de Salvini vers Meloni, mais rien de véritablement nouveau (si ce n’est un gain sur la question ukrainienne). En Espagne, les partis au pouvoir ont plutôt marqué des points. En Allemagne, la CDU progresse, même si dans l’ancienne Allemagne de l’Est, la percée de l’AfD, un parti qui se réclame presque ouvertement du nazisme, est très inquiétante. Il n’y a qu’en France où le choc est fondamental. On y retrouve cette tendance fondamentale des Français à construire l’Europe et à la détruire. On la construit en 1946 avec la CECA, on la détruit en 1954 avec la CED, on la construit avec le plan Fouché, on la détruit avec la chaise vide … Ces élections ne sont que la dernière étape en date de ce va-et-vient permanent. C’est une perte énorme de leadership, de respect général pour le pays. Sur la scène européenne, le président de la République et sa dissolution de l’Assemblée sont comparés à David Cameron et à son référendum sur le Brexit.
L’ASCENSION DU RN EST-ELLE RÉSISTIBLE ?
Introduction
Philippe Meyer :
Dimanche 9 juin, en France, la liste du Rassemblement National aux élections européennes (RN) a obtenu 31,7% des voix. Le RN engrange deux fois plus de voix (14,6%) que la majorité présidentielle. Jordan Bardella donne à son parti son meilleur score à des élections européennes, supérieur de 8 points à celui de 2019. Cette victoire constitue une étape supplémentaire vers la conquête de l'Elysée en 2027, espèrent les stratèges du parti que de nouvelles élections législatives pourraient à nouveau conforter dans les urnes. Depuis plusieurs mois, les dirigeants du RN assuraient se préparer à cette éventualité, auditionnant des candidats dans le cadre d'un « Plan Matignon » destiné à être activé en cas de dissolution. « Le vote Bardella est devenu multi-classes, multi-territoires, multi-générations », indique Vincent Tiberj, sociologue et professeur à Sciences Po Bordeaux. Renforçant ses bases, les votes des ouvriers et des employés, le parti lepéniste est « en progression chez les cadres, les retraités, les catholiques et les électeurs de droite classique », soit « des catégories qui refusaient, moralement, et en termes de compétences, de voter pour ce parti ». Autres progressions notables, selon une analyse de l’institut Ipsos : la liste Bardella gagne neuf points chez les moins de 25 ans, passant de 15 % en 2019 à 26 % des voix en 2024, et dix points dans l’électorat féminin (de 20 % des voix en 2019 à 30 % aujourd’hui). Les scores inhabituellement élevés du RN dans certaines régions, comme la Bretagne, illustrent ces différentes percées. Après s’être implanté, dans les années 2000, dans des territoires historiques de la gauche, au Nord, à l’Est et dans le Sud, le RN écrase désormais l’autre grande famille politique dans des zones fortes que sont le Sud-Est, le Grand-Est ou la Bourgogne.
De ce score, le président de la République a déduit la nécessité de dissoudre l'Assemblée nationale. À gauche comme à droite, petites négociations et grandes manœuvres sont lancées pour définir, en urgence, une stratégie de campagne pour les législatives qui se tiendront les 30 juin et 7 juillet. La gauche propose un Front populaire dont la constitution et le programme ont jusqu’à présent laissé sur la touche Raphaël Glucksmann bien que sa liste ait fait presque fait jeu égal avec celle de Renaissance. LFI, malgré un score plus faible de moitié, ne semble en pâtir ni dans la distribution des candidatures, ni dans l’élaboration du programme.
Le patron de Les Républicains, Éric Ciotti a provoqué une tempête chez les siens en appelant, mardi, à rejoindre Marine Le Pen. La tête de liste LR, François-Xavier Bellamy, après s’être dressé contre Ciotti a déclaré qu’entre le RN et LFI, il choisirait le RN.
Kontildondit ?
Michel Eltchaninoff :
Je crois que la montée du RN est très difficilement résistible, pour plusieurs raisons, dont deux sont des raisons de fond. Depuis une douzaine d’années, non seulement Marine Le Pen a dédiabolisé et normalisé habilement son parti, mais elle a également réussi à incarner le bon sens, la solidarité et la chaleur populaire. La méthode consiste à baigner dans une atmosphère de chaleur et de ferveur, proche du peuple. Pour mes travaux, j’ai suivi plusieurs meetings du FN puis du RN, et j’ai pu voir à quel point Mme Le Pen fait tout ce qu’elle peut pour faire l’apologie de cette chaleur populaire. Et elle a réussi à incarner cela, au moins pour ses électeurs. C’est quelque chose qui doit inquiéter ses adversaires, présentés comme des « élites déracinées ».
En plus de cette chaleur, M. Bardella apporte quelque chose de nouveau, qui manquait à Marine Le Pen : un engouement de la part de la jeunesse. Je me suis rendu au dernier meeting du RN à la Porte de Versailles une semaine avant les élections, et l’atmosphère était très différente de tous ceux auxquels j’avais pu assister auparavant. Il s’agissait d’une sorte de « boîte de nuit d’après-midi » : deux DJ sur scène, qui mixaient de la musique, et faisaient crier la foule « on est chez nous » sur l’air de Sweet dreams » d’Eurythmics. On était dans une salle remplie de jeunes, voire de très jeunes, qui acclamaient leur idole, et écoutaient très peu les discours (quasiment pas celui de Marine Le Pen). Ils se contentaient de hurler des « je t’aime, Jordan ! » et l’intéressé répondait : « moi aussi. Je vais venir vous protéger ! ». Grâce aux réseaux, à TikTok, et à une communication très habile, Jordan Bardella a apporté au RN beaucoup de jeunesse : un électeur sur quatre de moins de 25 ans a voté pour ce parti.
La seconde raison de fond est presque philosophique : celle des pulsions du vote RN. Souvent, un vote n’obéit pas qu’à des intérêts, mais aussi à des imaginaires et à des pulsions. Et le vote RN réussit à unir deux pulsions qui semblent contradictoires. La première est une pulsion d’aventure, d’inattendu, presque de chaos : la volonté de donner un coup de pied dans le fameux « système » accusé de tous les maux. La deuxième est une pulsion d’ordre et d’autorité. C’est-à-dire qu’on vote pour des gens dont le programme est de supprimer la délinquance, d’être extrêmement fermes sur l’immigration clandestine, bref qui vont incarner un ordre total et intransigeant. Le chaos d’un côté, l’ordre de l’autre. Ce qui fait l’alchimie d’une élection réussie, c’est précisément de parvenir à unir deux pulsions contradictoires, et c’est ce qu’est en train d’accomplir le RN.
Le Nouveau Front populaire a publié un programme, M. Glucksmann s’y est intégré en imposant certains thèmes (défense inconditionnelle de l’Ukraine, reconnaissance du caractère terroriste des attaques du Hamas). Cela suffira-t-il à endiguer la vague RN qui se profile, soit dans deux semaine, soit plus tard ? Je crains que non, car la force du RN est d’avoir imposé ses thèmes et son imaginaire depuis au moins douze ans. Le programme du Front populaire, très mitterrandien, arrive sans doute trop tard, et je ne pense pas qu’il aura la puissance symbolique nécessaire pour s’imposer face à ce que représente le RN.
Mais dans tous les cas de figure, que le RN arrive en tête ou non, que l’Assemblée soit dispersée entre plusieurs forces, nous aurons un peu perdu de vue un enjeu pourtant majeur : la paix en Europe, c’est-à-dire la guerre en Ukraine.
Lionel Zinsou :
Je ne suis absolument pas sensible au côté « jeune, convivial et festif » du Rassemblement national. Cette ambiance me fait davantage penser au film « Les damnés » de Luchino Visconti, ou aux fêtes un peu orgiaques des S.A. de 1932. Avec une double idéologie, qui n’a rien de nouveau : souverainiste et d’extrême-droite pour tout ce qui a trait aux questions d’identité, et de gauche (et même d’extrême-gauche) pour ce qui est du programme économique, dont tous les économistes nous disent qu’il n’a aucune chance de réussir, et ne ferait que créer des déséquilibres. Mais effectivement, ce sont des pulsions contradictoires, dont l’union provoque des succès électoraux indéniables.
Le résultat de ces élections provoque une crise, comparable à celles que nous venons de traverser. Et pour les gens qui ont gouverné pendant ces crises d’une intensité exceptionnelle et qui ont essayé de protéger les gens, la situation est très défavorable. Car si vous voulez vraiment vous attaquer à la vie chère (et c’est le cas de l’Allemagne et de la France), il faut absolument ralentir l’économie, c’est-à-dire créer des contraintes et faire des économies budgétaires. C’est ce que nous sommes en train de faire (nous sommes revenus à 2% d’inflation). Mais le programme du RN est de lutter contre la vie chère en augmentant les salaires de 10% … Ramener l’âge de départ à la retraite à 60 ou 62 ans, c’est re-nourrir l’inflation. C’est très difficile d’expliquer à la population que la protection sociale dont elle a bénéficié pendant les crises doit se payer à un moment, et qu’il nous faut revenir à un certain nombre d’équilibres. Et le RN se fiche de ces explications comme d’une guigne.
La dissolution est décrite par tous les opposants à Renaissance (et par plusieurs membres de la majorité) comme un pari à la fois désespéré et complètement irresponsable. Mais les gens ont l’air de ne pas se souvenir qu’il y a quelques semaines, personne dans l’entourage du président ou du Premier ministre ne doutait qu’il allait y avoir un renversement du gouvernement. On débattait simplement pour savoir si cela aurait lieu avant le 9 juin, ou plus tard, près de l’ouverture des Jeux Olympiques. Et le président avait été très clair, il avait dit qu’il y aurait une dissolution. Le grand avantage de la situation d’aujourd’hui, c’est que si le gouvernement avait été renversé, il l’aurait été par l’ensemble des partis. Avec par exemple une motion de censure votée par tous, y compris le RN. Mais avec cette dissolution là, il y a la possibilité d’un arc républicain, parce que le gouvernement ne fait pas face à tous les partis à la fois. Je trouve pour ma part que ce Front populaire est une construction réussie ; même François Hollande ou Bernard Cazeneuve, tous les gens qui ne voulaient pas de la NUPES, semblent de cet avis. Et Raphaël Glucksmann garde son aura, même s’il paraît maltraité par LFI. Il se peut que ce Front populaire, réalisé dans l’urgence, ne soit pas du goût de tout le personnel politique de la gauche, mais il est incontestablement l’aspiration des électeurs de gauche, et en cela, il est une réussite. Cette dissolution sera peut-être un service rendu à la gauche.
Nicole Gnesotto :
Je discutais ce matin avec un collègue allemand, qui me disait regarder la situation française comme une « perfect storm ». Cette tempête politique est si récente et complexe qu’il est très difficile de l’analyser rationnellement, et de mettre de côté ses émotions. Mais si l’on veut résumer l’impact des élections européennes pour la France, il s’agit d’un double cauchemar. Cauchemar de la montée du RN, mais aussi cauchemar de la stratégie choisie par le président de la République. Car si j’ai bien compris l’analyse de Lionel, pour nous éviter un chaos majeur en 2027, on crée un chaos anticipé en 2024 … C’est peut-être un coup de génie stratégique et la preuve d’une grande rationalité, mais personnellement je n’en suis pas convaincue.
La montée du RN n’a rien de nouveau. Si l’on regarde les résultats des élections européennes, on voit qu’en 2009, le FN faisait 9%. Quinze ans plus tard, le nombre d’adhérents du parti a été multiplié par six. On ne peut donc pas dire que c’est une surprise. Il y a un mouvement lent et profond de la société française en faveur de ce que représente le Rassemblement National (même si dans le détail c’est assez confus). Rien de conjoncturel là-dedans.
Les raisons de cette montée du populisme nationaliste en France sont multiples et complexes, elles tiennent à la perte du pouvoir d’achat, à la peur de l’étranger, appuyée par une idéologie ad hoc (comme la théorie du grand remplacement). Mais peut-on répondre à ces angoisses de fond par des manœuvres de tactique politicienne ? Je crains que non. La seule réponse, ce sont des programmes politiques. Donc quand j’entends Gabriel Attal dire qu’il va vite faire passer par décret sa réforme de l’assurance-chômage, je me dis qu’on ne pourrait pas s’y prendre mieux si l’on souhaitait l’arrivée de M. Bardella au pouvoir …
Nous allons avoir trois fronts en France. Le Front populaire, le Front National, et le front républicain. La logique voudrait que le front républicain (alliance entre les électeurs de la majorité, les socialistes et les LR) fasse face aux deux autres fronts, mais ce qui a fonctionné en 2017 et en 2022 peut-il fonctionner une troisième fois ? Je ne le crois pas. D’abord parce que tous les sondages nous disent le contraire et placent le RN dans une situation très favorable. Ensuite parce que Mme Meloni joue en faveur de la montée en puissance de Jordan Bardella. Et enfin parce que le front républicain a le handicap majeur du « déjà vu » : aucun programme nouveau pour répondre aux angoisses profondes qui nourrissent l’électorat RN.
Jean-Louis Bourlanges :
Au-delà de la contre-performance de la majorité sortante, de la très mauvaise conduite de ces élections européennes par le président de la République, et de la décision très discutable de dissoudre l’Assemblée; je crois qu’il faut voir qu’il y a dans ce pays une vague populiste extrêmement profonde. Elle caractérise à la fois la droite, la gauche, ainsi que certains extrémistes comme les Gilets Jaunes (dont on ne savait pas trop s’ils étaient de droite ou de gauche). Cela trahit une désorientation très profonde de l’opinion publique, une montée du ressentiment envers toutes les formes d’élite, qu’elles soient économiques, politiques, institutionnelles. Partout, il y a une contestation d’une profondeur extrême. C’est à mon avis la première leçon de ces élections européennes en France : l’échec de tous les partis modérés. Bien sûr, la majorité sortante subit un échec cuisant, mais M. Bellamy, malgré une campagne que tous reconnaissent brillante et même courageuse, fait une contre-performance. Même M. Glucksmann n’a pas attaint l’objectif qu’il s’était fixé, et dans les dernières semaines, il avait même régressé. De son côté, Mme Aubry a fait une percée considérable. Les presque 10% d’électeurs de LFI sont un phénomène qu’il ne faut pas négliger, quand on voit les thèmes agités par M. Mélenchon pendant cette campagne. Il ne faut donc pas imputer la situation actuelle au seul Emmanuel Macron, mais à une crise profonde de l’opinion française.
Le principal atout du RN, c’est de surfer sur cette vague. Évidemment, il a un handicap : son programme. Totalement inapplicable, il ne pourra être qu’une machine à décevoir. C’est pourquoi le parti a choisi de commencer dès maintenant la régression, en utilisant de vieilles ficelles politiques (création de comités d’expertise). L’exemple de Mme Meloni est révélateur : elle a mené une campagne infiniment plus prudente, en ne s’engageant que sur les problèmes d’immigration (sur lesquels elle a d’ailleurs battu en retraite) et rien d’autre.
Autre gros avantage du RN : l’effondrement du centre. Au second tour, beaucoup de gens de la bourgeoisie vont sans doute préférer le programme de M. Bardella à celui du Front populaire. Ce sera la vérification par l’absurde de la thèse de M. Macron de 2017, selon laquelle seul un centre fort peut faire échec au RN. Comme le centre s’effondre, la digue disparaît.
L’autre hypothèse est celle du Front populaire. La vitesse à laquelle ce système absurde en termes d’options gouvernementales s’est formé (car Glucksmann et Mélenchon sont comme le jour et la nuit) est riche d’enseignements : c’est le mythe historique fondamental de l’union de la gauche, qui fonctionne à plein. Un sondage récent nous prédit 31% pour l’extrême-droite, 28% pour le Front populaire, et 18% pour la majorité. A quel moment le retour à la bipolarisation se fait-il au profit des partis extrêmes ? Le seul exemple que j’ai trouvé est la situation entre 1956 et 1958, où la droite française, dominée par les Pieds-noirs et l’armée, s’enferme dans le choix absurde de l’Algérie française. Un seul parti qui défend la solution du bon sens : le PCF. Sans le génie machiavélien du général de Gaulle, cette configuration aurait conduit à un affrontement entre l’armée et la classe ouvrière. Aujourd’hui, on attend un tel génie politique. Le problème est que ces derniers mois, Emmanuel Macron n’a pas donné l’exemple de telles capacités …