Enjeux des élections britanniques / Au Daghestan, Poutine face au terrorisme islamiste / n°356 / 30 juin 2024

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ENJEUX DES ÉLECTIONS BRITANNIQUES

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Les Britanniques se rendront aux urnes le 4 juillet pour des élections législatives anticipées, qui pourraient voir les travaillistes revenir à Downing Street après 14 années de Premiers ministres conservateurs. Rishi Sunak, l'actuel chef du gouvernent tory qui a réussi à ramener de la stabilité après les années Boris Johnson, met en avant le recul de l'inflation à 2,3% sur un an en avril, après un pic à 11% en 2022. Mais l'activité du secteur privé a ralenti en juin et la dette publique s'est encore creusée en mai : elle flirte depuis plusieurs mois avec les 100% du PIB (99,8% en mai). Parmi ses priorités listées en début de mandat, Rishi Sunak n'est pas parvenu à réduire les listes d'attente dans le service de santé public NHS, ou à mettre fin aux traversées de migrants entre la France et l'Angleterre : l'immigration nette s'est élevée à 685 000 personnes supplémentaires en 2023, soit le deuxième niveau le plus élevé après le record de l'année précédente (764 000 personnes). Sunak veut en envoyer des milliers au Rwanda.
Selon une étude YouGov publiée début juin, le Parti travailliste pourrait remporter le 4 juillet la plus grande victoire de son histoire, bien plus large que celle de Tony Blair en 1997. Les socio-démocrates sont crédités d'environ 20 points d'avance. Depuis son arrivée à la tête des travaillistes en 2020, Keir Starmer, 61 ans, a recentré le parti après les années Jeremy Corbyn, beaucoup plus à gauche, et s'est montré ferme face à l'antisémitisme. Avec un slogan tenant en un mot : « Change », « changement » – et une priorité – le retour à la stabilité politique et économique – Keir Starmer déclare vouloir se débarrasser des éléments les plus choquants de l’héritage du gouvernement conservateur, comme la politique d’expulsion des demandeurs d’asile vers le Rwanda. Toutefois, il assure qu’il fera baisser les chiffres de l'immigration, mordant ainsi sur le cheval de bataille des tories. Sur le plan économique, il promet de ne pas augmenter la TVA ou l’impôt sur le revenu, insistant sur la nécessaire discipline budgétaire et limitant ses promesses d’investissement dans les services publics à celles qui peuvent être financées sans augmenter la dette publique.
Le triomphe à venir du Labour, observe The Guardian, s'explique au moins en partie par la percée de Reform UK, le parti anti-immigration de Nigel Farage, donné devant les conservateurs dans certains sondages (20 % contre 19 %). Concrètement, le mode de scrutin uninominal à un tour, qui couronne la personne arrivée en tête dans chaque circonscription, punit sévèrement la dispersion des voix. La présence de deux forces politiques concurrentes à droite laisse donc le champ libre aux candidats travaillistes dans des centaines de circonscriptions.
La confiance des Britanniques dans leurs politiques est historiquement basse, selon une étude du National Centre for Social Research parue le 12 juin. Selon ce sondage, 45 % des personnes interrogées ne font « presque jamais » confiance aux gouvernements pour mettre l’intérêt supérieur du pays avant leurs calculs partisans.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Depuis Montesquieu, le Royaume-Uni est un inépuisable sujet d’analyse pour tous les politologues. Très proche de la France géographiquement et démographiquement, l’exotisme nous paraît pourtant maximal, avec des institutions, des mœurs et des sociétés obéissant à des lois totalement différentes. Ce qui s’y produit en ce moment ne fait pas exception : la social-démocratie fait un retour en force, au moment même où le continent fait une embardée à droite, voire à l’extrême-droite. La dissolution est logique dans le système britannique, parce que Rishi Sunak est dans une situation complètement bloquée. Il pris acte de son incapacité à gouverner, de la division de son parti, et de la fin de ce cycle de gouvernement conservateur, entamé il y a quatorze ans.
De fait, la situation électorale paraît aujourd’hui assez claire : un triomphe pour ce « Nouveau » parti travailliste de Keir Starmer, clairement revenu à la social-démocratie après le radicalisme de Jeremy Corbyn. Un triomphe qui devrait aussi gagner l’Ecosse, où l’on s’attend à un recul des indépendantistes. A l’inverse, les Tories sont dans une situation très difficile, et de surcroît Nigel Farage fait une percée, revenant à la charge sur le Brexit et la lutte contre l’immigration. Il n’aura sans doute pas beaucoup d’élus, mais il est en position de beaucoup nuire aux Conservateurs.
Comment s’explique cette situation ? Il faut bien comprendre que le R-U a eu son moment populiste en 2016 avec le vote du Brexit, et a en quelque sorte inauguré cette vague avant les Etats-Unis de Donald Trump. Depuis, ce populisme a fait long feu : le bilan économique du Brexit est catastrophique, avec 5 points de croissance perdus, des exportations qui se sont effondrées et des investissements étrangers en berne. La position du Royaume-Uni comme tête de pont sur l’Europe a disparu, les services publics se sont énormément dégradés, avec le départ de beaucoup de gens compétents. Et malgré tout cela, l’immigration a plutôt augmenté, et elle est désormais d’origine plutôt non-européenne.
Face à ce désastre, les Conservateurs se sont maintenus au pouvoir, malgré des pathologies politiques. David Cameron, c’était l’austérité plus les référendums catastrophiques, Theresa May ne parvenait pas à faire le Brexit, Boris Johnson l’a fait mais s’est révélé être un dirigeant catastrophique, multipliant les scandales et gérant la crise de la Covid en dépit du bon sens (l’épidémie a fait 220 000 morts au R-U). Liz Truss, bien que menant un gouvernement conservateur, a réussi à créer une panique financière en 2022. Rishi Sunak a quant à lui hérité de tout cela, et n’a pas de vrai projet.
Et maintenant ? Après sa victoire quasi certaine, ce nouveau Labour annonce un retour à la social-démocratie classique, avec de la stabilité, mais aussi de la décence, une politique macro-économique plutôt raisonnable et orthodoxe, davantage d’intervention dans la politique industrielle, et une volonté de rendre du pouvoir d’achat au consommateur. Mais le vrai cœur de la campagne, ce sont les services publics, avec la Santé au premier plan. Il y a aujourd’hui au R-U une liste d’attente de près de 8 millions de patients, c’est un problème absolument majeur, avec le logement.
Quelles leçons nous enseigne la situation britannique ? Le retour d’un clivage droite-gauche classique est sans doute la meilleure manière de contrer le populisme. Ce dernier semble avoir disparu du Labour mais a aussitôt réapparu à droite avec Nigel Farage. Enfin, sur le plan économique et social R-U est un pays à reconstruire, et c’est un point commun avec la france.

Isabelle de Gaulmyn :
Ce que je trouve intéressant avec la crise que vit actuellement le R-U, c’est d’abord que le Brexit n’est quasiment pas évoqué dans la campagne. Il semble que le pays en a pris acte, et que personne ne souhaite revenir dessus. Ensuite, il y a beaucoup de points communs avec ce que vivent la plupart des « vieux » pays d’Europe : le problème de la Santé outre-Manche est un peu comparable avec celui de l’Education nationale en France, ou les transports en Allemagne : le lien de ce service est très fort avec la population. Depuis quelques temps, beaucoup de Britanniques font des demandes de visas médicaux pour se faire soigner en France. La dégradation du système de santé publique britannique avait cependant débuté bien avant le Brexit. La démocratie sociale européenne a largement été bâtie sur la qualité des services publics, en cela le R-U n’est guère différent du continent.
Autre phénomène intéressant : le ressentiment depuis la crise financière 2008. Des territoires entiers se sont détachés de la prospérité, très touchés par la Covid et par l’inflation, qui a augmenté les inégalités. Là encore, comme dans beaucoup d’autres territoires européens, des pans entiers de la population se sentent mis à l’écart, et cette négligence nourrit le ressentiment.
A propos de l’immigration illégale, il est vrai que Rishi Sunak n’a pas réussi à la stopper, mais le fait que son adversaire en fasse lui aussi un des ses principaux chantiers est révélateur. Certes, il n’est pas question de d’envoyer les immigrants au Rwanda, mais cela dénote que ce sujet est au cœur des préoccupations britanniques.
Enfin, l’antisémitisme, qui vient polluer la campagne électorale. Le Labour de Jeremy Corbyn était accusé d’antisémitisme, et les polarisations sont là aussi très vives, avec les tensions actuelles entre Israël et Gaza. Autant de constantes communes avec la France, l’Allemagne, ou les Pays-Bas.
Est-il permis d’espérer une sortie de crise ? Comme le rappelait Nicolas, le moment populiste semble appartenir au passé. Et la démocratie britannique a tenu, malgré les fortes tensions et les changements de gouvernements très fréquents. Mais le parti Travailliste s’apprête à récupérer un pays très endetté, dont les services publics ne fonctionnent pas. Or pour les remettre à niveau, l’investissement nécessaire est colossal. Les difficultés seront nombreuses, et il se peut qu’elles profitent au développement de l’extrême-droite. En tous cas, observer les problèmes du R-U nous apprend qu’ils ne sont guère différents de ceux de la vieille Europe : conserver un système de protection sociale dans une économie mondialisée, avec de nombreux problèmes financiers et industriels.

Akram Belkaïd :
Il semble que nous soyons dans un cycle. En 1997, Tony Blair avait fait campagne sur les services publics, promettant à ses concitoyens que le système de Santé et les transports seraient réhabilités. On voit où l’on en est aujourd’hui … A bien des égards, le R-U est devenu un pays très archaïque. Les Français qui râlent à propos de l’état de nos services d’urgence tomberaient sans doute de haut en visitant un hôpital de la banlieue de Londres, c’est absolument sidérant.
On a donc des Conservateurs qui multiplient les bêtises, des populistes qui amènent le Brexit, et soudain, on semble reprendre espoir avec un parti travailliste rénové qui promet monts et merveilles. Mais l’extrême-droite est aux aguets, car elle sait que le Labour sera sans doute incapable de tenir ses promesses. La présence des services publics est certes importante dans les discours de campagne, mais les travaillistes promettent également d’être le parti des entreprises, de la mesure, de la prudence budgétaire … et tout cela est inconciliable. Comme le dit Isabelle, les investissements nécessaires sont gigantesques, et comment les financer ? Surtout sans l’aide de l’Europe … Mais cette contradiction semble être ignorée, et tout se passe comme si on remettait les compteurs à zéro, et qu’on repartait pour un nouveau cycle.
Sans être un partisan du Brexit, je nuancerai cependant son bilan. Il y a évidemment beaucoup d’inconvénients, mais pour ce qui est des opportunités d’accès à l’emploi pour les catégories de population les moins favorisées, cela a permis de faire certaines choses. La question de l’investissement local a aussi repris du poil de la bête. Toutes sortes d’initiatives locales, que compliquaient les règlementations européennes, ont ainsi pu être lancées, notamment au niveau des TPE et des PME. C’est peut-être aussi pour cela que le Labour se fait très discret à propos du Brexit. Lors d’un débat sur la BBC, le journaliste qui interrogeait le représentant du Labour revenait systématiquement sur le Brexit, et le politicien refusait de répondre, il esquivait constamment. C’est intéressant, car le Brexit aurait très bien pu constituer un cheval de bataille majeur pour la campagne travailliste, tout comme l’affaire du Rwanda. Mais pour cela, il faudrait qu’il y ait un consensus pour dire que c’était une erreur. Or il semble que le verdict n’ait pas encore été prononcé.

Nicolas Baverez :
Il est vrai que le Brexit est le grand absent de la campagne, sauf évidemment chez Farage, qui réclame de son côté un « vrai » Brexit. Comme le bilan du Brexit est très majoritairement négatif, cet argument permet de tenir sa ligne ; pour lui, si le Brexit n’est pas bon, c’est parce qu’il n’a pas été fait correctement …
La stratégie du Labour passe cependant par certaines renégociations avec l’UE. Et même si la société britannique est traversée par les mêmes forces que les autres pays du continent, il y aura cependant une vraie divergence entre les futures orientations européennes et le R-U. Ainsi, on pensait par exemple qu’il y aurait des coopérations bilatérales entre la France et le R-U en matière de Défense, or cela paraît aujourd’hui très compliqué. Et il en ira de même sur beaucoup de sujets, au niveau de l’UE.
Sur la politique étrangère, il n’y aura pas de différence entre Conservateurs et Travaillistes à propos de l’Ukraine et de la Russie, en revanche sur le Moyen-Orient, il pourrait y avoir un engagement plus marqué des Britanniques en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza, et de la solution à deux Etats. Mais le problème majeur demeure : compte tenu des difficultés du royaume, est-ce que cette équipe socio-démocrate sera capable d’impulser un nouvel élan et de sortir des trois problèmes majeurs que connaissent les « vieux » pays de l’UE ? D’abord, comment créer une croissance soutenable d’un point de vue financier, social et climatique ? Ensuite, comment réparer les services publics ? Et enfin, comment trouve-t-on un mode de régulation civilisé de l’immigration, à la fois humain et strict ? Ces trois problèmes se poseront aux Britanniques tout autant qu’aux Européens. Avec comme difficulté supplémentaire et imprévue la nécessité d’un réarmement face à la menace russe.

Philippe Meyer :
Et du côté de la droite, si les Tories font un score comparable au Reform UK de Nigel Farage, n’est-il pas envisageable pour la première fois que ce parti historique disparaisse au profit ce qui est le plus à sa droite ? Aux prochaines élections, on pourrait donc envisager que le Labour n’ait pour seul adversaire qu’une droite plus extrême, et ne parte avec le handicap d’avoir déçu certains électeurs en ne pouvant tenir toutes ses promesses.

Isabelle de Gaulmyn :
Il n’y a pas si longtemps, on envisageait aussi la fin du parti Travailliste lui-même. Il y a donc peut-être plus de durabilité qu’un ne le croit. D’autre part, il y a une sorte de pragmatisme britannique à propos du Brexit : on ne revient pas dessus, même si on va négocier de nouvelles choses avec l’UE. Pour une touche finale un peu optimiste, ne négligeons pas les effets bénéfiques d’une stabilité politique dans le paysage européen. Le R-U nous donne à voir une vraie alternance, un système démocratique qui a tenu. J’aimerais y voir l’exemple d’une vraie réponse démocratique face à une crise qui touche tous les pays européens.

Akram Belkaïd :
On pourrait effectivement faire beaucoup de parallèles entre les principaux partis des grands pays démocratiques : leurs évolutions, les défis qui les attendent, etc. La question de Philippe à propos des Conservateurs britanniques me fait ainsi penser au parti Républicain étasunien : voilà des gens qui sont désormais incapables de survivre sans s’appuyer sur la radicalité des pro-Trump. Le vieux parti Républicain est en train de disparaître, la métamorphose est presque complète. Ce genre de parallèle peut se retrouver un peu partout. Peut-être que les Tories regagneront des points en passant quelques temps dans l’opposition, à la faveur des erreurs du gouvernement travailliste (qui existeront nécessairement), mais avec la « concurrence » de Farage, il est certain qu’ils seront tentés de se radicaliser.
A gauche, il y a des facteurs de division, à commencer par la guerre à Gaza, point extrêmement délicat. La guerre entre Israël et les Palestiniens (car l’expression « guerre entre Israël et le Hamas » ne me paraît plus du tout pertinente) divise le parti Travailliste. Il y a une partie de cette gauche dont les propos sont effectivement antisémites et inadmissibles, et même si c’est très marginal, cela permet aux contempteurs du Labour de disqualifier l’ensemble du mouvement. Il n’en demeure pas moins qu’à l’intérieur du parti, les dirigeants peuvent difficilement ignorer une position de plus en plus engagée de leurs militants en faveur des Palestiniens. On dit qu’aux Etats-Unis, Joe Biden est peut-être l’un des derniers présidents Démocrates à avoir été élu sans faire preuve d’une grande sympathie à l’égard des Palestiniens. Et étant donnée la mobilisation de la jeunesse américaine, le prochain candidat Démocrate va devoir changer de positionnement. Il en va de même au R-U : tout cette jeunesse qui arrive, ce nouveau militantisme, est une réalité qui obligera à revoir les positions traditionnelles. Et c’est valable pour tous les mouvements socio-démocrates dans le monde.

AU DAGHESTAN, POUTINE FACE AU TERRORISME ISLAMISTE

Introduction

Philippe Meyer :
Au Daghestan, république russe du Caucase, le 23 juin, au moins 20 personnes ont été tuées et 26 autres blessées, dont des policiers et des civils, dans des attaques coordonnées menées contre des édifices religieux, à Makhatchkala et Derbent. Trois mois après l’attaque sanglante contre le Crocus City Hall – 145 morts dans une salle de concert moscovite le 22 mars –, plusieurs églises et synagogues ont cette fois été visées. La branche russe de l'Etat Islamique au Khorassan a publié un communiqué affirmant que l'attentat avait été perpétré par des membres de l'Etat islamique dans le Caucase. Le Daghestan qui compte environ 3 millions d’habitants, à majorité musulmane, a été le théâtre ces derniers mois de campagnes antijuives. Le 29 octobre, une foule avait pris d'assaut l'aéroport de Makhatchkala en réponse à des appels antisémites sur les réseaux sociaux encourageant la population à bloquer un avion de passagers en provenance d'Israël. Plus de 20 personnes avaient été blessées. Même si le phénomène n’est guère mis en avant par les autorités russes, le pays est régulièrement la cible du terrorisme islamiste. À chaque fois, on a soupçonné l’État islamique au Caucase, la filiale russe de la nébuleuse. Dans le nord Caucase, des rebelles islamistes armés affrontent régulièrement la police. Si entre 2010 et 2014, les groupes salafistes et wahhabites ont été pourchassés notamment au Daghestan, le pouvoir, pour acheter la paix sociale, a laissé se développer dans la société des tendances fondamentalistes et rigoristes.
Dans les milieux politiques et religieux de Russie, dont la grande crainte, conjoncturelle, mais aussi séculaire, dans ce pays multiethnique et pluriconfessionnel, est celle des conflits intercommunautaires, les tensions dans le Caucase du Nord sont un sujet particulièrement sensible. Le Kremlin ne cesse de vanter la solidité de son modèle multiethnique. La Russie compte entre 15 et 20 millions de musulmans sur une population de 140 millions. Tout en s’affichant régulièrement au côté du patriarche orthodoxe, Vladimir Poutine s’adresse régulièrement à eux. Il souligne qu’ils sont une composante de la nation, tandis que les terroristes islamistes sont toujours présentés comme des « étrangers ». Quatre religions sont considérées en Russie comme « traditionnelles » : la loi sur la liberté de conscience de 1997 reconnaît en effet « le rôle spécial de l'orthodoxie dans l'histoire de la Russie » mais affirme sans plus de précisions qu'elle respecte « le christianisme, l'islam, le bouddhisme, le judaïsme et d'autres religions qui constituent une partie intégrante des peuples de la Russie ». Les religions « traditionnelles » ont des avantages (en matière d'enseignement religieux à l'école ou encore de soutien juridique et financier), tandis que les autres demeurent suspectes (surtout si elles ont des relations déclarées avec l'étranger). Le Patriarcat de Moscou a toujours veillé à mener un dialogue avec les principales composantes religieuses du pays, et notamment avec l'islam. La ligne officielle consiste à dire qu’en Russie, il n'y a aucun problème entre les différentes religions, que tous s'entendent bien.

Kontildondit ?

Isabelle de Gaulmyn :
Parler du Daghestan oblige beaucoup d’entre nous à regarder une carte, car nous sommes loins d’avoir sa localisation précise en tête. On sait généralement que c’est dans le Caucase, et guère plus. En regardant la carte, on s’aperçoit que la Turquie et l’Iran sont tout près (même s’ils ne sont pas frontaliers). D’autre part, la Russie étant en guerre contre l’Ukraine, et donc très agressive vis-à-vis de l’Europe, il faut s’intéresser à ce qui se passe dans la région.
Il est certain que Vladimir Poutine fait tout ce qu’il peut pour qu’on ne parle pas des difficultés de la Russie face aux islamistes radicaux, d’autant plus fortes que certains combattants sont désormais revenus de Syrie ou d’Irak. Il n’y a pas si longtemps, beaucoup de ces radicalisés allaient combattre dans ces régions, mais désormais ils n’y vont plus, et restent sur le territoire de la fédération de Russie. Cela fait quelques années que des alertes sont régulièrement émises à propos de la montée de la radicalisation islamiste dans le Caucase. L’attentat du Crocus City Hall en mars dernier a tout de même fait 145 morts, et on n’en a quasiment pas entendu parler, ce qui donne une idée de l’ampleur de l’étouffement médiatique.
En théorie, la Russie fonctionne avec un système de laïcité (dans lequel l’orthodoxie est cependant favorisée), qui cherche à embarquer les musulmans dans une alliance civilisationnelle pour défendre un conservatisme sociétal, et contre l’Occident (que la Russie a d’ailleurs immédiatement blâmé pour ces attentats). Mais cette stratégie montre des failles, de plus en plus visibles. D’abord la démographie ; la population des Républiques du Caucase augmente beaucoup plus vite que la population orthodoxe russe. Et puis il y a un problème de ségrégation. A Moscou, par exemple, il y a beaucoup de musulmans venus du Caucase, et ils sont très mal considérés par la population ; et depuis l’attentat de mars, les tensions entre les communautés sont très fortes. Le problème est donc plus ethnique que religieux, sachant que dans l’espace russe, la religion est une manière d’exprimer une culture.
Combien de temps Poutine réussira-t-il à maintenir la paix civile dans la fédération de Russie ? C’est d’autant plus difficile que les hommes disponibles sont mobilisés sur le front ukrainien. Rappelons qu’entre le XIIIème et le XVème siècle, il y a eu une domination tatare, et ce n’est pas rien. Cet espace géographique a donc été confronté de longue date avec cet islam là. Enfin, il y a toujours une certaine tension à propos de la manière même de considérer la Russie : soit elle est envisagée comme un empire qui parvient à faire fonctionner un conglomérat autour d’un noyau orthodoxe, soit au contraire comme un noyau orthodoxe menacé par ces républiques orientales. C’est cette tension qui est encore à l’œuvre aujourd’hui.

Akram Belkaïd :
Rappelons que Vladimir Poutine a bâti son pouvoir sur une guerre - particulièrement sanglante - menée en Tchétchénie, contre des fondamentalistes qui avaient pris les armes. L’arrière-plan de tout ce paysage de radicalisation et d’attentats est aussi identitaire et séparatiste. Ces gens considèrent que la république dont ils sont issus n’a rien à faire avec la Russie, et c’est sur ce séparatisme politique que vient se greffer l’activisme religieux. Rappelons encore que Vladimir Poutine s’est également illustré par une intervention militaire - extrêmement dévastatrice elle aussi - en Syrie. Il a permis au régime de Bachar el-Assad de se maintenir, et ce faisant il a combattu un certain nombre de groupes islamistes radicaux, mais pas seulement. La populations civile en a aussi payé le prix. Toute cette histoire apporte un passif non négligeable dans ce à quoi nous assistons aujourd’hui : la Syrie revient régulièrement dans les propos des islamistes qui en veulent à Poutine.
Il faut aussi comprendre comment les Russes perçoivent les choses. Ils n’ont pas oublié que leur intervention de 1979 en Afghanistan a provoqué en retour une aide occidentale massive à des groupes armés (les fameux moudjahidines, bien sympathiques à l’époque, qui sont devenus les talibans d’aujourd’hui), dont les héritiers sont ceux qui commettent aujourd’hui ces attentats.
Pendant très longtemps, l’Occident a toléré que l’Arabie Saoudite diffuse dans toute la région (et spécialement au Caucase), grâce à des moyens financiers très importants, un islam wahhabite, très rigoureux, qui n’a absolument rien à voir avec la tradition locale de l’islam du Caucase, quiétiste, spirituelle, et s’inspirant du soufisme. C’est aussi cela qui se paie aujourd’hui : l’islam de cette région a profondément changé. Et c’est pourquoi Vladimir Poutine a beaucoup de mal a traiter ce problème. D’abord parce qu’il ne connaît que la force, mais aussi parce qu’il a affaire à des populations dont le référentiel religieux a été profondément bouleversé par des décennies d’influences extérieures.

Nicolas Baverez :
Dans le commando qui vient de frapper le Daghestan, on trouve deux fils d’un des dirigeants locaux. Une fois de plus, l’idée que les terroristes viendraient d’un sous-prolétariat instrumentalisé par des religieux est fausse, on a bel et bien toute une partie des élites de ces républiques qui sont prêtes à basculer dans le terrorisme, pour des raisons religieuses, mais aussi d’indépendance politique.
Cela nous rappelle que le pouvoir de Vladimir Poutine a toujours joué une partie dangereuse avec les islamistes. Car c’est désormais documenté : les premiers attentats de Moscou de 1999 étaient organisés par le FSB (pour blâmer les Tchétchènes). Ce n’était pas le cas de suivants, mais cela en dit long.
Le régime de Vladimir Poutine s’est construit sur la guerre, et il se maintient par la guerre, la force et la violence. Ce qui frappe, c’est le déni complet qui est à l’œuvre, puisque les proches de Poutine ont expliqué que ces attentats ont été inspirés (sinon réalisés) par l’Ukraine et l’Occident. Cela montre la fragilité du régime ; il y a entre 15 et 20 millions de musulmans parmi les citoyens russes, et le dynamisme démographique est clairement de leur côté. Par ailleurs, le conflit ukrainien provoque une hécatombe sur ce qui reste de la démographie de Russie centrale. Aujourd’hui, on voit très bien que la fédération est très fragilisée, et sur le plan géopolitique, elle est en voie de vassalisation par la Chine. Cela donne une idée de l’impasse stratégique dans laquelle se trouve le régime.
Mais les leçons de ces évènements au Daghestan ne concernent pas que la Russie. D’abord, la guerre d’Ukraine a complètement occulté le problème de l’islamisme. Ce qui se passe aujourd’hui au Sahel (où un véritable « Sahelistan » est en train de se mettre en place) est très impressionnant, et personne n’en parle. Il y a également un regain de l’Etat islamique au Moyen-Orient, et en Iran avec l’Etat islamique au Khorassan. La nébuleuse nous montre sa capacité à agir, sous la forme de commandos bien coordonnés, pas seulement de passages à l’acte individuels. Et ces menaces concernent aussi l’Europe : il y a des menaces très sérieuses en Allemagne, sur l’Euro de football, et en France sur les jeux Olympiques, avec soit des jeunes radicalisés d’origine caucasienne, soit l’éveil de cellules dormantes.
Le Daghestan paraît très loin, mais ce qui s’y passe peut avoir des conséquences et des ramifications qui nous concernent tous..

Isabelle de Gaulmyn :
Et cela fait des années que Moscou finance le Daghestan. Toutes ces républiques du Caucase sont soutenues par l‘État central car elles constituent un enjeu stratégique très important à cause la Mer Caspienne, et on voit aujourd’hui l’échec flagrant de cette politique.

Akram Belkaïd :
L’un des éléments qui nous peut nous donner une lueur d’optimisme est la présence de la Turquie dans cette région. Et depuis quelques mois, les Turcs ont compris l’urgence qu’il y a à stabiliser la région, parce que c’est leur arrière-cour et qu’il en va de leur sécurité. On voit donc des initiatives diplomatiques qui essaient de trouver des ententes autres que les habituelles alliances anti-occidentales. Cela n’a pas encore pris la forme d’une institution, mais les Turcs ne restent pas inactifs, et leur influence est manifeste au Caucase.

Les brèves

Contre la barbarie : 1925-1948

Nicolas Baverez

"Et puis je vous conseille cet autre livre, qui vient de ressortir. Klaus Mann, deuxième fils de Thomas Mann, est né en 1906. Parti aux Etats-Unis en 1933, il revient en Europe en 1945, sous l’uniforme américain. Ce livre rassemble certaines de ses chroniques, il y analyse l’arrivée au pouvoir d’Hitler, et insiste beaucoup sur le manque de lucidité des forces politiques et économiques conservatrices, qui ont voulu pactiser avec Hitler, pensant en faire leur instrument, le simple agent d’une révolution conservatrice. Évidemment, il en est allé tout autrement. Un témoignage très intéressant, qui résonne lui aussi avec l’actualité."

Six pieds sur terre

Isabelle de Gaulmyn

"Ce film de Karim Bensalah nous raconte l’histoire de Sofiane, jeune homme d’origine algérienne, qui vit en France, y fait beaucoup la fête, et reçoit soudain une Obligation de Quitter le Territoire Français, car il ne passe pas ses examens universitaires. Pour pouvoir rester en France, il va travailler dans une entreprise de pompes funèbres musulmane. Le film est très intéressant, et la façon dont l’islam s’occupe du corps des défunts est filmé de façon très belle. A travers ce soin aux défunts, le jeune homme va retrouver une forme d’ancrage dans la société, que sa double identité avait un peu dissipé. Un film qui donne à réfléchir sur la religion, l’identité, la culture, autant de sujets complexes auxquels est confrontée toute une jeunesse."

Rwama, vol. 1 : mon enfance en Algérie

Philippe Meyer

"A propos de bandes dessinées, suite à une brève précédente d’Akram, j’ai acheté ce roman graphique et je ne puis que seconder sa recommandation à nos auditeurs : avec un trait aussi clair que soigné, Salim Zerrouki nous éclaire de façon très simple sur l’histoire de l’Algérie depuis son indépendance, à travers l’enfance d’un gamin qui grandit dans un immeuble un peu particulier d’Alger, entre 1975 et 1992. C’est le premier volume d’une série, et j’ai personnellement hâte que suivant paraisse. "