EN FRANCE, LA FIN DU PRÉSIDENTIALISME ?
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Le Président de la République en dissolvant l’Assemblée nationale le 9 juin souhaitait « clarifier » la situation politique, or la dissolution a donné une assemblée sans majorité et divisée en trois blocs.
Le Nouveau Front populaire a obtenu 182 sièges avec une majorité d’Insoumis (74), 59 Socialistes, 28 candidats d’EELV, 9 Communistes et 12 divers gauche. Le groupe du centre en totalise 168 avec 102 députés sous l’étiquette Renaissance, 33 MoDem, 25 Horizons et 8 divers droite. Le parti de Jordan Bardella remporte 143 sièges avec 126 RN et 17 LR-RN, alors que les sondages d’entre-deux-tours lui prédisaient une large victoire allant de la majorité relative à la majorité absolue (289 sièges). Bien que les espoirs du parti d’extrême droite se soient envolés à l’annonce desdits résultats, celui-ci réalise son meilleur score à des élections depuis sa création en 1972. En 2022, le RN comptait 89 sièges à l’Assemblée. Reste la droite avec 60 sièges dont 45 Républicains.
Les députés sortants reconduits représentent 73 %, soit trois fois plus qu'en 2017. C’est un record depuis 1958. En tout, 155 circonscriptions ont changé de couleur politique. La participation enregistrée à ces élections est aussi haute au premier qu’au second tour : respectivement 66,6% et 66,7% des électeurs se sont rendus aux urnes. Si cela reste inférieur au second tour d’une élection présidentielle, cela représente 20 points de plus qu’aux législatives de 2022. La première séance de la 17e législature de la Ve République ouvrira le 18 juillet, soit « le deuxième jeudi qui suit son élection », comme le veut la Constitution. La nouvelle Assemblée nationale élira alors son président à bulletin secret. Dans la foulée, les déclarations politiques des groupes et leur composition seront remises au secrétariat général. Le lendemain, ce sera au tour du bureau de l'Assemblée d'être désigné : les postes seront répartis et les candidatures aux huit commissions permanentes, déposées.
La coalition présidentielle a perdu bon nombre de députés, et ses principaux leaders se sont éloignés du président. La nouvelle composition parlementaire impose au pouvoir exécutif de collaborer avec une Assemblée fragmentée. Dans une lettre adressée aux Français, publiée par plusieurs journaux régionaux ce mercredi, Emmanuel Macron a appellé les forces politiques républicaines à « un dialogue sincère et loyal pour bâtir une majorité solide, nécessairement plurielle, pour le pays ». « Ce que les Français ont choisi par les urnes – le front républicain, les forces politiques doivent le concrétiser par leurs actes » précise-t-il. « C’est à la lumière de ces principes que je déciderai de la nomination du Premier ministre » indique le président. « D’ici là, le Gouvernement actuel continuera d’exercer ses responsabilités puis sera en charge des affaires courantes » (...) « Vous avez appelé à l’invention d’une nouvelle culture politique française. En votre nom, j’en serai le garant », conclut Emmanuel Macron. Jamais, sous la Ve République, l’Assemblée nationale n’a été à la fois aussi divisée et aussi puissante.
Kontildondit ?
Richard Werly :
Un journaliste étranger comme moi s’étonne très souvent de certaines réalités françaises, et a de la peine à les comprendre. D’abord, qu’entend-on exactement par « présidentialisme » ? Les Français ont-ils par ce scrutin voté contre l’existence d’un président de la République puissant, tel que le décrit la Constitution de la Vème République ? Personnellement, je ne vois nulle part dans ce vote une censure ou une défiance à l’égard de l’institution présidentielle telle qu’elle est définie constitutionnellement. Loin d’une rébellion contre la fonction, je crois même déceler une certaine confiance dans la capacité du président à comprendre les nouvelles réalités politiques et à pouvoir y répondre.
Alors, il faut préciser la question : qu’est-ce que le présidentialisme selon Emmanuel Macron ? Assiste-t-on à a fin de ce présidentialisme là ? Il est certain que la réponse n’est pas la même. En l’occurrence, oui, ce vote a exprimé une demande des Français à en finir avec cela, mais le principal intéressé n’est pas d’accord. En finir avec un président qui n’en fait qu’à sa tête, qui n’a pas su ou voulu tirer les conséquences des élections législatives de 2022 : davantage de parlementarisme, d’ouverture, une coalition … Il n’y a pas répondu, il s’est contenté de convoquer les partis politiques lors du « dialogue de Saint-Denis », mais personne n’a imaginé une seconde que c’était de nature à susciter un parlementarisme. Il y a donc un rejet de la fonction présidentielle telle qu’elle est exercée par M. Macron, c’est-à-dire les décisions abruptes, inopinées, difficiles à expliquer, et surprenant tout le monde. Cette élection législative ne met pas fin à la volonté d’un président fort en France, capable d’incarner la continuité de l’Etat, elle ne signifie pas une volonté des Français d’en revenir à la IVème République. Elle exprime en revanche une lassitude face à un président qu’on ne comprend plus, qui se mêle de tout, et dont la cohérence est devenue totalement illisible pour un grand nombre de Français.
Akram Belkaïd :
Je commencerai par un petit pas de côté. Ce qui m’a frappé pendant cette campagne, sur le terrain, dans les discussions populaires, c’est la perception que beaucoup de gens qui s’abstiennent de voter ont du système politique français, avec cette conviction que le plus important, c’est l’élection présidentielle, que seul le président compte, et que le Parlement est quelque chose dont on ne comprend pas bien l’utilité, une organisation politique inutilement compliquée. Cela pose la question de la politisation des Français, de leur habitude au fait politique. On les sollicite régulièrement pour des élections dont ils ne saisissent pas toujours tous les enjeux, ce qui provoque un désintérêt. Ils ne lient pas le fait de voter au fait que leurs problèmes se résolvent ou non. Pour eux, la fonction présidentielle demeure le pivot de tout ce qui fait le pays.
Cette façon de voir les choses pose évidemment un problème aux partis politiques, quant il s’agit de faire comprendre à quel point cette élection anticipée est importante. Les appels au barrage, la mobilisation, l’abstention remarquablement moindre que d’habitude, tout cela a joué, on s’est rappelé que parmi les candidats du RN, certains avaient publiés des horreurs sur les réseaux sociaux (alors que l’atmosphère générale consistait largement à donner un quitus honorable et républicain à ce parti). Pour moi c’est ce double mouvement qui s’est joué : d’un côté, saisir ce que sont les institutions de ce pays, et de l’autre, cette obsession de l’élection présidentielle. C’est d’ailleurs visible quand on lit la presse : sitôt les résultats de dimanche évoqués, c’est immanquablement la date de 2027 qui revient dans tous les papiers … Quelles que soient les péripéties politiques par lesquelles nous allons passer dans les mois à venir, tout le monde n’aura que ce rendez-vous de l’édictions présidentielle en tête.
Nicole Gnesotto :
Je rassure Richard, il n’y a pas que les Suisses à vivre des moments de grand désarroi face à ce qui se passe en France … Mais je commencerai par un élément de prudence : chaque fois qu’il se produit un évènement politique d’envergure dans ce pays, on clame que c’est « la révolution » et que « tout a changé ». Ainsi en 2017, tous les commentateurs annonçaient la fin du bipartisme avec l’élection de M. Macron sur le « en même temps ». Or en 2024, l’opposition droite-gauche revient plus fort que jamais, même si elle est composée davantage aux extrêmes ; on est donc de nouveau dans le clivage dont on nous avait annoncé la fin. En 2018, suite aux Gilets Jaunes, M. Macron lui-même avait, avec tous les commentateurs, déclaré que c’était la fin du pouvoir exercé verticalement, du « jupitérisme », et qu’on allait désormais voir une autre façon de gouverner. Or le 9 juin dernier, nous avons eu la décision individuelle par excellence d’un président plus solitaire que jamais, de dissoudre l’Assemblée. Attention donc avec les expression de « fin de ceci » et « début de cela » …
Je suis très sceptique sur l’émergence d’un nouveau système de gouvernance, plus parlementaire qu’auparavant. D’abord parce que ce n’est pas la culture française, et qu’on voit mal les Français en adopter une autre aussi rapidement, fût-ce pour deux ans seulement. Notre culture, c’est la grève sur le plan social (et pas la concertation avec le patronat), et l’opposition sur le plan politique (et pas la coalition ou le compromis). Et quand on entend LFI dire qu’ils veulent bien d’une coalition mais qu’il faut appliquer tout le programme du Nouveau Front populaire, LR qui annonce avoir un projet de gouvernement mais qu’il n’y aura de compromis avec personne, il est permis d’être sceptique quant à l’avènement d’un nouveau parlementarisme … Deuxièmement, comme nous l’a expliqué Akram, tous (et les chefs de partis en tête) ont les yeux rivés sur l’élection présidentielle de 2027. Cette dernière demeure l’alpha et l’oméga de la vie politique française, et si tout le monde répète ad nauseam qu’il ne fera aucun compromis, c’est pour ne pas perdre d’électeurs pour cette échéance-là, considérée comme la seule qui importe vraiment. Troisièmement, le président de la République, qui est très affaibli politiquement, va profiter de l’exceptionnalité présidentielle que lui confère notre Constitution en insistant sur les questions qui relèvent de son domaine : la Défense et la diplomatie. Il faut dire que le contexte géopolitique s’y prête particulièrement : sommet de l’OTAN cette semaine, conférence de la communauté politique européenne la semaine prochaine … Il est probable qu’il va s’accrocher à ce qui reste de présidentialisme, avec par exemple de grandes initiatives diplomatiques.
Jean-Louis Bourlanges :
La tradition que française que vient de décrire Nicole est celle de la Vème République, mais il y en a d’autres, plus anciennes. La République française s’est enracinée sous la IIIème République dans une tradition de négociations permanentes et d’alliances, guidées par le pragmatisme : Gambetta, Ferry, Grévy, Valdeck-Rousseau … Quant à la IVème République, malgré sa très grande faiblesse institutionnelle, elle n’en affiche pas moins un bilan impressionnant sur le plan européen, économique ou sur la sécurité internationale.
Mais ce qui me frappe, c’est l’ambiguïté fondamentale de la Vème République. J’ai rencontré la femme qui allait devenir mon épouse quand j’étais étudiant à Sciences Po, et nous avons commencé par des désaccords sur le plan constitutionnel. Je suivais le cours de François Goguel, pour qui la Vème République, c’était le président, parce que c’est lui qui a les pouvoirs centraux et qu’il est élu au suffrage universel. De son côté, ma future femme lisait Jean Gicquel, plus traditionnel, selon qui la Vème République est fondée sur la confusion absolue entre une fonction traditionnelle arbitrale du président, au-dessus des pouvoirs, et n’exerçant pas le pouvoir gouvernemental, et ce qu’il est devenu avec le général de Gaulle. Et quand on voit la Constitution de 1958, elle est parlementaire. Son auteur, Michel Debré, dit au Conseil d’Etat : le seul pouvoir du président de la République, en cas de désaccord entre le gouvernement et le Parlement (exprimé par une motion de censure), c’est d’arbitrer. De dire : « si je suis d’accord avec l’Assembée, je change le gouvernement, si je suis d’accord avec le gouvernement, je dissous l’Assemblée ». Évidemment, cela ne s’est pas du tout passé comme cela, et 1962 a rétabli le président de la République au centre de cette monarchie élective.
On a donc ce caillou dans la chaussure depuis le début de la Vème République. Ensuite, il y a trois moments dans l’historie de l’équilibre entre le pouvoir présidentiel et le pouvoir parlementaire. D’abord, une phase de convergence : la majorité législative correspond à la majorité présidentielle et le Parlement soutient l’action du président. Puis on a la phase opposée : une majorité présidentielle d’un côté, une majorité parlementaire de l’autre. Ce sont les cohabitations, un système de partage du pouvoir inventé pour l’occasion : le gouvernement s’occupe de politique intérieure et le président garde la main sur la politique extérieure. Ce qui s’est passé ces dernières semaines, c’est que nous sommes arrivés à une troisième phase, bien plus compliquée, où le président n’a pas une majorité hostile face à lui, mais seulement une majorité relative, ne permettant pas d’avancer sur le plan législatif, mais ne le délégitimant pas complètement non plus. Cette situation avait été côtoyée par François Mitterrand à sa réélection ; il avait à l’époque une majorité trop courte, et en avait déduit (avec beaucoup d’intelligence et de sang-froid) qu’il pouvait nommer quelqu’un comme Michel Rocard (pour qui il n’avait ni amitié ni estime), se disant qu’il allait fabriquer une majorité d’idées.
Je crois qu’au lendemain des législatives de 2022, Emmanuel Macron aurait dû tirer toutes les conséquences de la situation et faire en sorte que le foyer générateur de toute la politique intérieure française revienne à Matignon, à qui il incombait de fabriquer une majorité parlementaire. Mais cela aurait impliqué que le président se mette en retrait, et manifestement, il s’y est refusé.
Vers quoi s’oriente-t-on aujourd’hui ? Je ne crois pas que le président puisse s’effacer complètement. D’abord parce qu’il est légitime institutionnellement : il a des pouvoirs importants. Et deuxièmement, il est nécessaire, parce que la crise est au Parlement, et pas à la présidence. Le président est malmené, mais au niveau des institutions, il est toujours valide, tandis que l’Assemblée est divisée en trois, et qu’elle ne produit pas de majorité évidente. C’est là que la crise de culture qu’évoquait Nicole joue à plein. Le président dit dans sa lettre : « mettez-vous d’accord », et c’est vrai qu’on n’en a pas l’habitude.
Il faut combiner un Premier ministre qui soit l’artisan du rapprochement entre des opposés, tout en gardant le pouvoir présidentiel. L’obstacle majeur, c’est que le président est politiquement très affaibli, et qu’on ne voit pas de quel équilibre politique il est porteur. Tout cela concourt à créer une situation extrêmement dangereuse.
Richard Werly :
Les difficultés et les crises du Parlement sont une chose, le présidentialisme à la Macron en est une autre. Le président a deux problèmes majeurs pour redonner confiance en sa personne (car encore une fois, l’institution elle-même ne me paraît pas remise en question).
D’abord, beaucoup de partenaires politiques ne lui font pas confiance, voire le soupçonnent de vouloir faire des « coups ». Il reste perçu comme quelqu’un de toujours à l’affût, toujours cherchant à tirer son épingle d’un jeu redoutablement compliqué. Dans la période actuelle, il devrait donner des gages de respect, or on a l’impression qu’il ne respecte pas toutes les forces politiques de la même manière. Pendant la campagne, il a ainsi accusé LFI d’instiller la guerre civile, de faire de « l’immigrationnisme », etc.
Ensuite, il a une difficulté institutionnelle : il ne peut pas se représenter. Autrement dit, il n’a pas le levier qu’ont eu d’autres présidents avant lui. Tout le monde sait que son mandat se termine dans moins de trois ans, et plus les jours avancent, plus les uns et les autres n’auront en tête que l’élection présidentielle. Si vous voulez obtenir des résultats de la part d’une formation politique, le rapport de forces est indispensable. Et par cette position anticipée de « hors jeu », il sort de ce rapport de forces. Aujourd’hui, le présidentialisme d’Emmanuel Macron est boîteux.
Akram Belkaïd :
Je dirai même qu’au delà de la volonté de « faire des coups », on voit chez M. Macron une volonté constante de transgression. Et dans tous les domaines. Je me souviens de sa déclaration surprise à Alger, où il avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ». Souvenez-vous de ce que cela avait provoqué, cela tranchait radicalement avec le discours politique français habituel. Tout se passe comme si la volonté de secouer les choses l’emportait toujours, sans se soucier du résultat ou des conséquences possibles. La décision de dissoudre n’est que le dernier épisode en date de cette manie.
Sa lettre adressée aux partis politiques est intéressante à plus d’un titre. Il y décide qu’il n’y a pas eu de vainqueur, et enjoint les uns et les autres à s’entendre. Certes, il n’y a pas eu de majorité absolue, mais l’arithmétique reste l’arithmétique, et le moins qu’il pouvait faire était d’en prendre acte. Mais comme le disait Richard, on sent bien qu’il est hors de question pour lui d’avoir un Premier ministre, ou même simplement des ministres issus de LFI. Là, on sort clairement de la fonction arbitrale, et ce n’est pas de bon augure pour la suite. Ce n’est pas au président de la République de décider quel genre d’alliance ou de coalition doit se former.
Nicole Gnesotto :
Je reviens sur la « deuxième tradition française », de concertations et d’alliances, rappelée par Jean-Louis : c’est vrai, sauf qu’aujourd’hui nous avons des « élites » politiques qui n’ont plus aucune référence (voire aucune culture) historique. Pour eux, ce que vous avez évoqué n’existe tout simplement pas …
Ensuite, je ne suis pas d’accord avec Akram, dans la mesure où le président de la République me paraît avoir son mot à dire sur les valeurs de la République. Je ne le défends pas souvent, et pas volontiers, mais quand il dit dans sa lettre que personne n’a gagné, c’est vrai en termes institutionnels : personne n’a de majorité absolue. Et quand on regarde le score de LFI, ces 74 députés, c’est moins que Renaissance, moins que le RN, et c’est même moins que LFI sous la législature précédente ! Donc en termes arithmétiques, LFI n’a aucune légitimité à revendiquer le poste de Premier ministre.
Akram Belkaïd :
Mais je parlais du Nouveau Front populaire …
Nicole Gnesotto :
D’accord, mais LFI, au sein du NFP, revendique le poste de Premier ministre sous prétexte qu’il est le premier parti de la gauche. Mais il n’est pas le parti qui fait le meilleur score au Parlement … c’est pourquoi je comprends l’argument de M. Macron.
Et sur les valeurs, je ne crois pas non plus qu’il sorte de son rôle quand il dit qu’il ne prendra pas pour Premier ministre quelqu’un qui ne respectera pas les valeurs de la République : sur l’antisémitisme, par exemple.
Jean-Louis Bourlanges :
Akram a eu raison de pointer la contradiction entre le goût de la « disruption » d’Emmanuel Macron, et la fonction présidentielle, qui consiste à arbitrer et apaiser. Il y a indéniablement là un vrai problème d’adéquation psychologique à la nature du mandat. En revanche, je ne suis pas du tout d’accord sur la majorité. Il n’y a que trois groupes. Le premier en termes de voix, et de très loin, c’est le RN. Si nous étions à la proportionnelle, il n’aurait pas 143 députés mais 200. Ce qui compte au Parlement, ce sont les groupes parlementaires. Et dans le Nouveau Front populaire, il y aura un groupe LFI, un groupe communiste, un groupe Verts et un groupe socialiste. Aucun de ces groupes ne peut raisonnablement prétendre à une majorité, et de plus ils ne sont pas d’accord entre eux. Quant aux députés LR, une grande partie d’entre eux a été élue avec le concours de la majorité sortante, qui n’a pas présenté de candidats contre eux.
On est bel et bien dans une situation de fragmentation. C’est pour cela que la dissolution m’a surpris : quand la chambre est constituée de façon aussi tripartisane, il était évident que la dissolution ne serait qu’une promesse de non-majorité, et donc de difficultés accrues.
Je trouve que le président est fondé à prendre (un peu, pas trop) son temps. L’Assemblée n’est pas encore constituée. Le 18 juillet, on élira sa présidente ou son président, le 19, le bureau et les vice-présidents, le 20 les présidents de commissions. A ce moment-là, on y verra plus clair.
Aujourd’hui, les forces qui ont gagné, ce prétendu « front républicain », ne sont même pas d’accord pour se mettre ensemble autour d’une table. C’est prometteur … Le président a un rôle à jouer : le Premier ministre qu’il doit nommer devra être un catalyseur. Nous verrons s’il y parvient, mais il est dans son rôle. Pour moi, c’est Jean-Luc Mélenchon qui a abusé : avec le talent et l’aplomb qu’on lui connaît, il a clamé que c’est LFI qui avait gagné, et « tout le programme, rien que le programme … ». De qui se moque-t-on ? Quoi peut penser que ce programme correspond à ce que veut la majorité du peuple français ?
Akram Belkaïd :
Sur Mélenchon, avec lequel j’ai de nombreux désaccords (notamment à propos de la Syrie), j’aimerais tout de même rappeler que sa prise de position au soir du premier tour a tout de même été très importante dans la création d’un barrage face à l’extrême-droite. Et je rappelle aussi que, comme à chaque fois, les électeurs de gauche ont joué le jeu. L’inverse n’est malheureusement pas aussi vraie, puisque les statistiques montrent qu’entre 30% et 40% seulement des électeurs de droite ont accepté de faire barrage au RN.
J’aimerais aussi réagir sur la question des valeurs morales, car M. Macron n’a rien d’exemplaire. Ainsi, on se pose en défenseur des valeurs républicaines, et puis on apprend que certains composants de la majorité présidentielle dînent avec le RN, avec l’aval et la participation de l‘Elysée … Je pourrais aussi remonter aux déclarations sur Pétain, bref les contre-exemples ne manquent pas. Ce double standard m’inquiète : on n’est apparemment pas gêné de faire soi-même précisément ce qu’on reproche à ses adversaires. Tout cela participe grandement à la normalisation en cours du Rassemblement National.
Philippe Meyer :
Je ne suis pas sûr que la position de Mélenchon ait été si importante, je crois par exemple que celle de M. Ruffin a été plus déterminante. Je pense que M. Mélenchon est « monté dans le train » qu’a lancé François Ruffin, mais je doute que ce soit la position qu’il aurait choisie lui-même.
Richard Werly :
Aujourd’hui, Jean-Luc Mélenchon se retrouve paradoxalement l’un des arbitres de la situation. La gauche est suspendue à sa parole, on voit bien que le NFP est « coincé ». La question qui nous occupe aujourd’hui étant celle du présidentialisme, il était normal que nous nous intéressions à Emmanuel Macron, mais dans la situation actuelle, il y a plusieurs acteurs cruciaux. Et M. Mélenchon, dans un contexte pareil, a évidemment une responsabilité particulière (comme toutes les grandes figures de tous les partis). Et jusqu’à présent, il n’a pas montré de volonté d’aller dans le sens d’une coalition. Parce que cela supposerait de la part de LFI des compromis. A titre d’observateur, je le regrette. Car je pense que si Jean-Luc Mélenchon avait donné des signes de ce qu’il n’était pas là seulement pour défendre les intérêts de LFI, s’il avait clairement dit qu’il comprenait les réticences vis-à-vis de LFI et que l’important était de faire gagner le NFP, je pense que nus aurions eu la possibilité d’émergence d’un parlementarisme intelligent.
Le comportement d’Emmanuel Macron est inexcusable à bien des égards, mais celui de Jean-Luc Mélenchon fournit un solide alibi au président.
Jean-Louis Bourlanges :
Je n’ai évidemment aucune forme de complaisance à l’égard du RN, et l’idée de voter pour ce parti ne m’a même jamais effleuré. Mais je crois que la situation aujourd’hui n’est pas celle d’un « front républicain » global et qui serait d’accord face à un danger commun, le RN. Je pense qu’en termes de choix, ce que représente LFI est infiniment dangereux, et sur bien des points, convergent avec le RN. Les distinctions que fait Akram sont vraies, mais le contexte n’est plus celui d’une mobilisation contre un adversaire unique. Je suis de ceux qui considèrent que M. Mélenchon et LFI, à cause de ce qu’il écrit sur la République ou sur la façon d’arriver au pouvoir de M. Chavez, de ce qu’il pense de la laïcité, de ce qu’il pense des équilibres internationaux (et notamment de M. Poutine), de ce qu’il pense des Juifs, de ce qu’il pense du wokisme, constitue une menace d’égale gravité, et sans doute beaucoup mieux organisée que celle de MM. Le Pen et Bardella, dont on a pu constater les fragilités pendant cette campagne. C’est pourquoi le « ni … ni … » me paraît tout à fait justifié. Pour moi, la crise fondamentale d’aujourd’hui, c’est que le Parti socialiste s’est fait refiler le programme de LFI, dont il ne veut pas mais dont il ne peut plus se dédire. L’erreur de Macron a été de dissoudre (et donc d’aggraver le tripartisme), celle des socialistes et de Glucksmann est d’avoir consenti, en échange de circonscriptions, à un programme aberrant. Du côté de Laurent Wauquiez, c’est pareil : il prétend faire partie d’un groupe indépendant, alors que la majorité des élus de son groupe ont obtenu leur siège grâce au concours de la majorité présidentielle. C’est une pièce de Pirandello, où chacun cherche son rôle et son auteur …
Nicole Gnesotto :
Je suis très étonné de la place actuelle de Jean-Luc Mélenchon dans le débat, étant donné qu’il n’est pas élu et qu’il n’était candidat à rien. Or on accorde à sa parole une place énorme. Ce n’est pas seulement dû au talent ou à l’habileté. C’est aussi parce qu’il est le pendant à gauche de M. Macron, dans sa dimension « la disruption à tout prix » : il s’agit de faire de la provocation et de surprendre, en permanence.
D’autre part, je ne crois pas que LFI ait piégé le PS par un programme. Le PS est coupable d’avoir abandonné toutes les luttes pour la justice sociale, au profit des luttes pour la justice des genres. C’est le PS qui s’est mis en situation d’otage du seul Parti de gauche à avoir un programme véritablement politique, à savoir LFI.
Ce qui est le plus détestable chez un homme aussi cultivé que M. Mélenchon, c’est l’opportunisme : je ne suis même pas sûre qu’il croit à ce qu’il dit, mais il n’a aucun scrupule à utiliser l’attaque du Hamas du 7 octobre comme un moyen de récupérer tout le vote des électeurs arabes pro-palestiniens.
Enfin, et à moins que je ne rêve, la France est majoritairement à droite. Dix millions de gens ont voté pour le RN, et le vote Macron, même s’il comporte des positions sociétales de gauche, est clairement de droite sur les questions économiques et sociales. Par conséquent, je ne vois pas quelle est la légitimité pour LFI de revendiquer un Premier ministre.
Philippe Meyer :
Ce n’est pas une question de « légitimité » politique. Ce qui explique la part donnée à la personne de M. Mélenchon, c’est ce qu’a expliqué la journaliste responsable de la matinale de France Inter : ce qui compte, c’est de créer à l’antenne des « moments ». Autrement dit, c’est le spectacle qui est recherché. Et il faut bien reconnaître que M. Mélenchon assure ce spectacle, davantage que M. Faure par exemple.
Akram Belkaïd :
Je tiens à rappeler quelques distinctions qui me paraissent cruciales. On peut être pro-palestinien, on peut défendre le droit des Palestiniens (dont 186 000 ont été tués ces derniers mois), on peut défendre le slogan : « pas de justice, pas de paix », et on peut être antisioniste, parce que le sionisme aujourd’hui, c’est l’annexion des territoires occupés et de Gaza, et ces positions ne font pas forcément de vous un antisémite. Or cet amalgame est en train de tranquillement s’installer dans le débat public. Et c’est une victoire de ceux des soutiens d’Israël qui depuis longtemps s’efforcent de déligitimer les soutiens des Palestiniens par la seule accusation d’antisémitisme. Je crois que les mois que nous venons de vivre ont décrédibilisé la notion même de lutte contre l’antisémitisme. Car l’antisémitisme a été instrumentalisé, c’est devenu un jouet politique, un terme qui revient à tout bout de champ dans la moindre discussion. Portez un keffieh aujourd’hui, et vous êtes illico traité d’antisémite. Dites que l’armée israélienne est en train de commettre des crimes de guerre à Gaza, vous êtes traité d’antisémite. Je crois que quand on tirera le bilan de cette période, on s’apercevra qu’on est allé très loin dans l’instrumentalisation de ce terme.
Il est évident qu’il y a de l’antisémitisme aujourd’hui en France, y compris dans les quartiers populaires, c’est un un antisémitisme culturel et historiquement ancien. Et il est évident que des forces politiques exploitent la question de Gaza à des fins électoralistes. Mais de grâce, faisons attention à l’usage de ce terme, à ce qu’il ne soit pas banalisé au point que demain, des gens se proclameront antisémites en toute décontraction, tant le terme aura été vidé de son sens.
Richard Werly :
A propos de la légitimité de M. Mélenchon, je pense qu’elle vient évidemment de son score à la présidentielle de 2022. Il avait fait 21,95% des voix et 7,7 millions d’électeurs. Il n’était devancé par Marine Le Pen que de 440 000 voix, et à cette époque, il était identifié par de très nombreux électeurs de gauche comme le meilleur candidat possible pour incarner la gauche dans le « combat » présidentiel. On peut lui reprocher de s’accrocher à ces faits qui ont deux ans, de ne pas tourner la page et de ne pas laisser naître d’autres espoirs présidentiels, mais on ne peut lui dénier cette légitimité là. Encore une fois, et ce la nous ramène à la question du présidentialisme français, c’est le scrutin présidentiel qui structure toute la vie politique française.
Jean-Louis Bourlanges :
Il vaudrait sans doute mieux parler de « représentativité » que de « légitimité », et comme Richard, je pense qu’il est indéniable que Jean-Luc Mélenchon représente une fraction très importante de nos concitoyens. Et c’est précisément en cela qu’il est dangereux.
Akram a soulevé la question très importante du rapport entre Israël, le sionisme et l’antisémitisme. Par mes prises de position à l’Assemblée nationale, on sait que j’ai été très vigoureusement critique de la politique de M. Netanyahou, et très solidaire de la souffrance du peuple palestinien. Mais malgré cela, il faut aussi reconnaître que l’antisémitisme est un phénomène qui se développe très fortement à partir de l’extrême-gauche en France.
Akram nous dit qu’on peut être antisioniste aujourd’hui, parce que la politique d’Israël, c’est l’annexion des territoires à Gaza et en Cisjordanie (annexion contre laquelle je me suis personnellement insurgé). Mais l’antisionisme, ce n’est malheureusement pas que cela, c’est aussi l’idée que l’Etat d’Israël ne doit pas exister. C’est la position fondamentale du Hamas. Mais l’Etat d’Israël existe bel et bien, et il est une création de l’ONU. On est donc sioniste dès lors qu’on est pour qu’il continue à exister … Et je crois que c’est le consensus international. En revanche, le passage de l’antisionisme à l’antisémitisme, s’il n’est pas automatique, est en train de devenir de plus en plus fréquent. Et ce qui se passe à Gaza est aussi en train de servir d’alibi à la décomplexions d’un réel antisémitisme.
Quant à M. Mélenchon, on peut lui reconnaître suffisamment d’intelligence pour savoir parfaitement ce qu’il fait quand il place à côté de lui dans ses prises de paroles une dame portant un keffieh : il renforce les tensions. N’oublions pas que le principe fondamental de M. Mélenchon, c’est la conflictualité permanente.
La situation politique actuelle est lourde de risques. Le blocage parlementaire ne peut pas durer éternellement, sans provoquer des réactions assez vives dans l’opinion publique. Je reste extrêmement inquiet pour l’avenir du pays.