Quels principes de réalité vont s’imposer à l’action gouvernementale ? / Les Etats-Unis rattrapés par leurs démons ? / n°360 / 21 juillet 2024

Téléchargez le pdf du podcast.

QUELS PRINCIPES DE RÉALITÉ VONT S’IMPOSER À L’ACTION GOUVERNEMENTALE ?

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Le président de la République a accepté, mardi, la démission de son Premier ministre, Gabriel Attal. Resté de plein exercice malgré la défaite du camp présidentiel le 7 juillet dernier, le gouvernement est désormais un « gouvernement en affaires courantes ». Jusqu’à la nomination d'une nouvelle équipe gouvernementale, l'exécutif se bornera à accomplir le strict nécessaire pour assurer la continuité de l'Etat. Et ce, pendant « quelques semaines », vraisemblablement jusqu'à la fin des Jeux olympiques au moins, ont affirmé des participants au Conseil des ministres mardi. La dissolution et son résultat électoral laissent un paysage politique fragmenté tant sur le plan des groupes politiques que des idées. Les alliances qui vont structurer les prochains mois et les prochaines années sont incertaines, entre coalitions introuvables, gouvernements minoritaires et divergences béantes sur de grands enjeux, des retraites à la politique salariale en passant par la sécurité. L’ancien secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger pointe les grands chantiers urgents susceptibles de faire consensus dans une coalition républicaine responsable : « réduire les fractures qui ont lézardé la société, apaiser et réconcilier ; endiguer tout risque de crise de régime totale ; définir un cap économique et social à la fois performant et inclusif ; définir une stratégie environnementale à même d’entraîner massivement au sein de la population ; rendre à la société du « pouvoir d'agir ».
« Je le dis à toutes les forces politiques, à chacun ses remèdes, mais il faut arriver à un consensus pour réduire la dette », enjoint le premier président de la Cour des comptes Pierre Moscovici qui rappelle que « nous avons deux dettes, une dette financière et une dette climatique, auxquelles nous devons faire face simultanément. » Selon lui, « réduire la dette n'est ni de gauche ni de droite, c'est d'intérêt général », car « un pays endetté est un pays paralysé ». Pour la France, quelle que soit l'option retenue à l'issue de la phase de décantation qui s'ouvre dans un Parlement divisé, la nécessité d'améliorer la situation de nos finances publiques s'imposera à tous, conclut-il.

Kontildondit ?

David Djaïz :
Il semble que depuis le second tour des élections législatives, nous vivions comme « en suspension ». On ne discute presque plus du fond, on ne fait qu’assister à des empoignades, à des invectives, à des noms lancés à la cantonade pour être Premier ministre, et souvent livrés en pâture aux réseaux sociaux quelques heures après. Le Nouveau Front populaire, arrivé en tête aux élections, n’arrive pas à se mettre d’accord, tant les divergences sont profondes. Cela montre bien qu’un accord électoral ou une unité d’action conjoncturelle ne vaut pas programme de gouvernement, ni alliance dans la durée. Le centre est réduit aux acquêts : il a réussi à conserver la présidence de l’Assemblée nationale en bricolant une alliance de circonstances avec LR. Dans ce paysage, le pôle de stabilité est malheureusement à l’extrême-droite : le Rassemblement National fait profil bas, adopte une posture basse, et prépare à l’évidence les prochaines échéances. Cette élection à la présidence de l’Assemblée nationale constitue un contraste cruel avec ce qui se joue en Europe le même jour, puisqu’Ursula von der Leyen a été réélue à la tête de la commission européenne, avec 401 voix sur 700, grâce à une large coalition de voix, allant des écologistes aux conservateurs, et un programme de gouvernement qui prolonge et infléchit un peu le Green Deal. Il y a donc une capacité à construire des compromis et des coalitions en Europe, ainsi qu’un agenda législatif ambitieux sur des sujets majeurs. En France, à l’inverse, on n’a que le navrant spectacle d’une cacophonie politique et d’une absence totale d’idées.
Nous sommes invités à nous interroger sur ce que pourrait faire un gouvernement (mais lequel ? La question reste entière à l’heure où nous enregistrons), quelques remarques de méthode et de fond s’imposent.
Sur la méthode, je pense que Dominique de Villepin a récemment donné quelques points intéressants. Ainsi, l’usage voudrait que le président de la République appelle un représentant du bloc arrivé en tête, à savoir le NFP. Le problème est que cette alliance est incapable de s’entendre sur le nom d’un « premier-ministrable ». La Constitution donnant cette prérogative au président de la République, il pourrait prendre les devants et proposer un nom qui soit au moins compatible avec les orientations du NFP. Cela aurait au moins le mérite de purger la situation : vous formez un gouvernement soutenu par environ 180 députés, puis vous voyez s’il y a une capacité à élargir politiquement cette assiette assez étroite. Personnellement, au vu de ce qui s’est passé lors de l’élection à la présidence de l’Assemblée nationale, je doute que cette méthode puisse fonctionner. Je vois mal comment un NFP sous domination LFI pourrait élargir son assiette politique. Mais au moins, vous faites les choses dans l’ordre. Si ça marche, vous avez un gouvernement qui négocie avec le centre, et si ça ne marche pas, vous avez une censure. Il faut alors former un gouvernement sur une autre base, et cette nouvelle base serait celle du front républicain.
Car on a bien vite oublié que l’enseignement majeur des élections législatives, c’est que deux tiers des Français se sont nettement exprimés contre le RN, ont clairement choisi des candidats parfois très loin de leurs préférences politiques, parce qu’ils ne voulaient sous aucun prétexte d’une France gouvernée par le RN. C’était un sursaut moral. Peut-on convertir un sursaut moral en projet politique ? Ce qui se passe en ce moment semble nous montrer que cela ne va pas de soi. Mais on peut au moins essayer de constituer un gouvernement de Front républicain. Et si cela ne marche toujours pas, il faudra aller vers le gouvernement technique, sachant que la France n’est ni la Belgique ni l’Italie, elle n’a aucune tradition politique de ce genre, tout simplement parce qu’elle n’a pas de tradition parlementaire. Je rappelle qu’un gouvernement technique est souvent constitué sur un accord tacite de plusieurs partis de la chambre, dont aucun ne veut endosser l’impopularité de réformes difficiles.
Que pourrait faire un gouvernement de Front populaire élargi, ou de front républicain, ou technique ? Nous vivons une crise de l’inaction politique, alors même que les urgences sont nombreuses. D’abord, il faut arriver à conjuguer deux choses difficiles : transformer d’un côté (car des réformes de fond sont nécessaires), et apaiser de l’autre (car la société est très fracturée et très inquiète, en crise démocratique). En général, les transformateurs sont de piètres réconciliateurs, et inversement. Ici, il nous faut les deux. S’agissant de la réconciliation, je pense que nous pouvons trouver un accord pour une réforme du mode de scrutin. Les trois blocs politiques sont favorables à la proportionnelle. C’est personnellement mon cas aussi, car la proportionnelle permet de choisir selon sa sensibilité politique, et elle force les partis politiques à entrer dans une logique de négociation. Deuxième priorité d’action : faire des choses en faveur de la déconcentration. J’ai proposé que tous les ministères déménagent dans une ville qui ne soit pas Paris, et c’est beaucoup plus qu’un simple artifice de communication. Une ville moyenne, comme Nevers ou Châteauroux serait un signal très fort. Troisième piste qui pourrait recueillir une majorité d’action : sur l’action publique, cela fait trente ans qu’on ne fait rien sur la réforme de l‘État, il faut engager un big bang, et celui-ci doit passer par une autonomie maximale des écoles, des hôpitaux, des commissariats de police, comme on le fait au Danemark ou aux Pays-Bas, dans le sens de davantage d’efficacité. Enfin, il faut continuer la réindustrialisation verte. Et sur ce plan, l’Europe nous montre le bon exemple : on ne parle plus de transition écologique ou de création de richesses depuis trois mois, alors que c’est la bataille essentielle, car la France s’appauvrit par rapport à la Chine ou aux Etats-Unis.
Enfin, nous avons une dette de 3100 milliards d’euros. Une remontée des spreads de quelques dizaines de points de base au moment de l’examen de la loi de finances se traduirait immédiatement par une « baffe » financière de l’ordre de 50 milliards d’euros, c’est-à-dire le budget de la Défense. Il faut être conscient de ces aspects.

Nicolas Baverez :
Le cycle électoral de 2024 a abouti à l’inverse de la clarification espérée. On a un système ingouvernable et un Etat impuissant, une situation constitutionnelle bizarroïde, avec un gouvernement qui administre les affaires courantes, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de motion de censure possible, alors même que le signal donné par les électeurs est celui d’un changement. Un Premier ministre qui est en même temps chef de groupe, mais aussi et surtout un Etat à l’arrêt depuis mai dernier, et qui le restera sans doute jusqu’à la rentrée.
Qu’est-ce que le « principe de réalité » sur lequel nous sommes invités à nous interroger ? La première réalité, c’est que l’économie française est désormais à l’arrêt : il n’y a plus d’investissements, plus d’embauches, les capitaux fuient, les défaillances d’entreprises augmentent, le chômage remonte, nous allons pour le moment droit vers la récession, qui devrait arriver vers la fin de l‘année à ce rythme.
Deuxième réalité : la dette. Pour l’instant, on est dans une espèce de calme trompeur. Même si les taux d’intérêt ont remonté, il n’y a pas encore de vraie attaque des marchés. C’est parce que ces derniers redoutaient une majorité RN d’un côté (ce qui ne s’est pas produit), et l’application d’un programme NFP de l‘autre (ce qui semble exclus aussi). Tant qu’on n’est pas dans l’un de ces scénarios, nous sommes relativement épargnés. Mais le calme est trompeur, parce que la dette française tient depuis des années sur trois choses. D’abord, la solidité des institutions de la Vème République, ensuite, la protection de l’euro, enfin l’invraisemblable capacité du ministère des Finances à prélever 52% du PIB de ce pays sans qu’il y ait de manifestations trop violentes. Il y en a, ça et là (Gilets Jaunes, agriculteurs), mais bon an mal an, cela continue.
Or ces trois piliers tremblent. Les institutions de la Vème République ne répondent plus pour le moment. S’agissant de la protection de l’euro, l’Allemagne vient de faire savoir qu’elle n’accepterait pas la mise en jeu du mécanisme de solidarité de la BCE s’il y avait un choc sur la dette française. Quant aux impôts, on voit depuis l’an dernier qu’il y a une vraie difficulté à les faire rentrer, et ce sera d’autant plus difficile, dès lors que nous allons vers la récession.
Troisième réalité très préoccupante, et qui a pourtant quasiment disparu du débat public : la situation en Nouvelle-Calédonie. On a une vraie guerre civile, un territoire où toute l’infrastructure économique a été détruite, où plus rien ne fonctionne, où la moitié du GIGN et du RAID est mobilisée alors qu’elle est censée sécuriser les Jeux Olympiques. Et aucune solution en vue, puisque la seule sortie de crise possible est politique, et que nous sommes absolument paralysés.
Quatrième réalité : la torsion du corps politique et social, avec un très grand ressentiment. On peut déplorer que 10 millions de personnes aient voté pour le RN, mais c’est une réalité. La frustration monte chez eux, ainsi que chez les gens à qui on a fait voter pour un « front républicain », dont on s’aperçoit qu’il est instrumentalisé pour prolonger l’existence de la majorité sortante.
Dernière réalité : l’Europe. C’est la première fois qu’elle avance sans la France. C’est tout à fait inédit, beaucoup d’Européens ne pensaient pas cela possible, et là encore, cela laissera des traces très durables.

Lucile Schmid :
Il y a pour moi plusieurs principes de réalité qui s’entrechoquent en ce moment. Il y a à la fois la réalité sortie des élections : un front républicain qui a fonctionné, alors même que nous étions très incertains quant à son existence même. Il y a la réalité sociale, avec l’idée défendue par Laurent Berger d’un projet plus inclusif alors que la société française est fracturée. Il y a la réalité économique, que Pierre Moscovici a rappelée. La cour des comptes n’avait pas publié son rapport avant les élections, pour que celui-ci n’influe pas sur les votes ou sur le débat. Mais juste après les élections, ce rapport nous rappelle que nous sommes à un niveau de dettes quasiment insoutenable, et que comme l’a rappelé Nicolas, les marchés financiers sont aux aguets. M. Moscovici reconnaît par ailleurs l’importance de la dette écologique. Or régler cette dette écologique nécessite des investissements qui vont encore creuser le déficit public (les mêmes conclusions que le rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz).
Les réalités écologiques, sociales et électorales entrent donc en interaction et en tension. Il nous est en effet très difficile d’imaginer l’homme, la femme ou l’équipe providentielle, parvenant à conjuguer tout cela. Parce que le NFP est soumis à des tensions et des incohérences manifestes, et parce que l’ancienne majorité présidentielle est dans une situation de déni de réalité (par rapport au fait qu’elle a perdu les élections). Car le principe de réalité, c’est aussi reconnaître que les institutions ne fonctionnent jamais mieux que quand elles ont une relation à la société. Aujourd’hui, si ce risque du déni des institutions existe, c’est parce qu’elles fonctionnent à huis clos, séparées de la société. L’Assemblée nationale est fracturée. Elle vient de replacer à sa tête la même personne qu’avant les élections ; symboliquement, cela me paraît très dommageable, puisqu’on donne le signe du même, au moment où le pays dit qu’il faut changer. Emmanuel Macron avait justifié sa décision de dissoudre par la volonté de prendre en compte les sentiments des Français. Le déni de réalité est donc très réel. C’est cette confrontation entre la société et les institutions qui va s’imposer en septembre. C’est à cela que devra répondre la classe politique dans son ensemble, de la gauche incapable de faire face à ses responsabilités, à Laurent Wauquiez, qui a certes réussi un habile bricolage à l’Assemblée, mais qui a tout de même proposé un pacte législatif reprenant beaucoup des idées de l’extrême-droite. Pour l’instant le RN peut rester silencieux, mais ses idées avancent, alors même que l’on sort d’un front républicain qui vient les repousser. Ceux qui ont été élus sont aujourd’hui dans un déni de réalité : beaucoup de Français ont voté pour eux en sacrifiant leurs convictions pour le barrage anti-RN. N’en tenir aucun compte est dangereux.

Lionel Zinsou :
Je suis beaucoup moins inquiet que mes camarades, même si je reconnais que le spectacle donné par la société politique doit être assez décevant pour une grande majorité de Français. Comme David, je constate qu’on échoue à constituer à l’Assemblée « l’arc républicain » qu’on a vu chez les électeurs, au moment même où il se constitue au niveau européen. Quant à M. Bardella, il est désormais le président des « Patriotes », c’est-à-dire l’un des groupes les plus extrémistes du Parlement européen, associé au président Orbán (qui ne cache pas beaucoup ses sympathies russes). C’est donc assez curieux de regarder un RN qui ne ressemble absolument pas à Strasbourg à tout ce qu’il déclare à Paris … Et par ailleurs, les autres partis sont tout à fait capables de se coaliser au niveau européen, sur des bases démocrates, écologiques et modérément conservatrices, alors qu’ils offrent en France le spectacle de différences irréconciliables. J’imagine que le Tour de France intéresse davantage nos concitoyens en ce moment que le fait que M. Bompard ne trouve pas Mme Tubiana assez sérieuse. Comme les Français ne connaissent pas beaucoup Mme Tubiana et assez peu M. Bompard, l’intérêt porté à leurs affrontements doit être assez modéré …
Et je suis également moins inquiet à propos de la dette. 3100 milliards, (112% du PIB) c’est certes bien triste, mais c’est également inférieur au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, au Japon … Bref c’est assez commun. D’autre part, les taux d’intérêt réels sont pour le moment à zéro, car on a une inflation à trois, or on emprunte à trois … L’idée selon laquelle nous étions revenus à des taux d’intérêt qui rendent la dette insoutenable ne manque pas de pathos, mais elle n’est pas avérée … Si on est capable de créer de la confiance, la dette n’est pas insoutenable. Ce qui est en jeu, c’est le déficit, qu’il faut absolument réduire. C’est là que nous n’avons aucune marge de manœuvre. Le stock de dette est très parlant, il permet à tout un chacun de s’identifier : on voit bien qu’avoir 3100 milliards de dette n’est pas une situation enviable. Cela permet de faire un peu de populisme sur la dette, mais elle n’est pas le problème immédiat. Quant à la « dette climatique », j’avoue ne pas comprendre le concept. Selon M . Moscovici, nous avons « deux dettes ». Qu’est-ce que cela signifie ? S’agissant du problème climatique, nous avons un besoin d’investissements. C’est très différent d’une « dette », que je sache. On n’a pas encore contracté la dette climatique. Ce qui est inquiétant dans notre dette, c’est que nous l’avons davantage contractée pour des raisons de fonctionnement que d’investissement. Nous avons un devoir climatique, sur lequel nous sommes effectivement en train d’être déclassés par rapport aux Etats-Unis.
Je ne suis pas d’accord avec Nicolas sur le fait que l’Allemagne serait désormais leader en Europe. La situation macro-économique de l’Allemagne ces deux dernières années est plus préoccupante que celle de la France. Quant aux résultats de l’exécutif allemand aux dernières élections européennes, il n’ont rien d’irénique non plus. Sur la question financière, il est vrai qu’il nous faut absolument réduire les dépenses, or tous les programmes affichent une augmentation. Le principe de réalité qui s’impose d’abord est à mon avis social. Je ne sais pas s’il serait préférable de déménager les ministères à Nevers plutôt qu’à Châteauroux, mais il est certain qu’aller vers les gens et s’occuper de la gestion des services publics (pas forcément de leur réformation), me paraît essentiel. Ne plus jeter à la poubelle les rapports qu’on demande à M. Borloo sur les quartiers, ou à M. El Karoui sur l’islam de France et la façon d’éviter la fracture avec les Français musulmans. Les principes de réalité sont avant tout sociaux : il y a des questions de proximité avec les gens. Au fond le folklore de la dette et son pathos sont une question technique, qu’on ferait mieux de laisser au gouverneur de la Banque de France, si on ne trouve pas d’accord politique et qu’on le nomme Premier ministre ...

David Djaïz :
On voit dans notre discussion l’énormité des défis auxquels nous faisons face, et notre classe politique apparaît minuscule en comparaison. Nous n’avons jamais été aussi loin dans la béance entre ces deux échelles. Je crains que nous ne passions des mois à discuter des points de procédure, à écouter des constitutionnalistes sur les plateaux de télévision, plutôt que de parler des politiques publiques et des urgences. La réindustrialisation verte est une priorité, par exemple. La France a-t-elle les moyens de la mener ? On sait que beaucoup de ces enjeux dépendront de l‘Europe, mais on voit bien que la Chine et les Etats-Unis sont en train de réorganiser en profondeur leur appareil productif, par une nouvelle politique de l’offre.
Et ce sujet productif en France explique beaucoup du reste, et notamment l’explosion de la dette. On est bien d’accord que le problème est davantage la confiance des marchés que le stock de dette, mais un pays qui n’arrive pas à exécuter correctement ses recettes fiscales, à maîtriser ses dépenses, et qui vit d’un crédit à la consommation permanent, inquiète les marchés financiers. Et sans vouloir faire de pathos financier, on peut très vite passer de l’autre côté du miroir. Souvenons-nous de la Grèce en 2007-2008, avant la crise financière : tout allait bien, le pays était attractif, les hôtels étaient pleins … Or tout s’est effondré très vite. La confiance met des années à se construire, mais elle peut se détruire en quelques secondes. C’est pourquoi il est important d’envoyer les bons signaux.
Sur l’action publique, il y a effectivement un énorme sujet de proximité, d’efficacité et de qualité de nos services publics. Et ce sujet n’est pas traité depuis trente ans.

Lucile Schmid :
Je suis frappée par notre difficulté à nous projeter dans l’avenir. Cela imprègne toute la classe politique, déstabilise évidemment la société française. Comment imaginer un avenir positif dans la situation actuelle ? Quand le nom de Laurence Tubiana est évoqué comme Première ministre possible, Lionel a raison de rappeler qu’elle n’est pas connue des Français, mais elle est connue de ceux qui ont essayé d’imaginer un avenir différent, puisqu’elle fut l’une des grandes négociatrices de l’accord de Paris en 2015, un moment qui fit honneur à la diplomatie française, où l’on imaginait une autre vision de l’avenir, pour la société, pour l’Europe et pour le monde. Je crois que cette capacité à se projeter dans l’avenir est une qualification qui ne doit pas être négligée pour qui entend gouverner.
En ce sens, je voulais alerter sur le fait qu’on substitue aujourd’hui volontiers Gabriel Attal à Emmanuel Macron, autrement dit on cherche un nouvel homme providentiel, immédiatement disponible. Or nous sommes dans une période de transition politique. On voit bien que les bégaiements pour trouver une culture parlementaire sont intenses. Mais je ne crois pas qu’on trouvera un nouvel équilibre dans la précipitation. Imaginer un avenir, et trouver une culture politique qui nous y emmène, ce sont les sujets qui nous sont posés. C’est un beau défi pour la gauche, qui pour le moment déçoit énormément.

LES ÉTATS-UNIS RATTRAPÉS PAR LEURS DÉMONS ?

Introduction

Philippe Meyer :
Le meeting de Donald Trump à Butler, en Pennsylvanie, le 13 juillet, a frôlé la tragédie avec la tentative d’assassinat contre le candidat républicain. Bien que l'assaillant présumé, Thomas Matthew Crooks, âgé de 20 ans, ait été identifié par le FBI comme étant un électeur républicain, cela n'a pas empêché les partisans de Donald Trump de se déchaîner contre le camp Biden, l'accusant d'avoir ouvert la voie à l'agression en multipliant, selon eux, les appels à la haine contre leur candidat. Dans l'histoire américaine, quatre présidents en exercice ont été assassinés. Trois républicains - Abraham Lincoln en 1865, James Garfield en 1881, William McKinley en 1901 - et un démocrate, John F. Kennedy tué à Dallas en novembre 1963. Six autres présidents ont été la cible de tentatives d’assassinat : Andrew Jackson en 1835, Theodore Roosevelt en 1912, Franklin D. Roosevelt en 1933, Harry S. Truman en 1950, Gerald Ford en 1975, et Ronald Reagan en 1981. On ne compte plus les attentats ayant eu pour effet de supprimer des leaders politiques, comme le pasteur Martin Luther King, héraut de la lutte pour les droits civiques, ou encore le sénateur démocrate Robert Kennedy, tous deux tués en 1968.
Selon un sondage publié le 24 juin par l’équipe du professeur Robert Pape, spécialiste de la violence politique à l’université de Chicago, environ 10% des adultes américains, soit l’équivalent de 26 millions de personnes soutiennent l’utilisation de la force pour empêcher Donald Trump de devenir président ; tandis que 7% des adultes américains, soit l’équivalent de 18 millions de personnes, soutiennent l’utilisation de la force pour rétablir Donald Trump à la présidence. Le camp MAGA (Make America Great Again) de Donald Trump est largement réfractaire à toute forme de contrôle sur les armes semi-automatiques comme le AR-15 — le fusil le plus populaire des États-Unis, celui utilisé par Matthew Crooks. Les menaces contre les membres du Congrès ont été multipliées par cinq à partir de la première année de l’administration Trump, en 2017 par rapport à la période 2001-2016. Un Américain court six fois plus de risques de mourir par arme à feu qu'un Français. Dans certains États, un citoyen peut légalement abattre toute personne qui est perçue comme « menaçante ». Les Américains détiennent à eux seuls le quart des armes de petit calibre dans le monde : près de 400 millions.
Au cours de la convention du parti Républicain qui s’est ouverte lundi à Milwaukee dans le Wisconsin, James David Vance a été choisi comme colistier par Donald Trump. Vance s’est fait le porte-voix de l’Amérique déclassée, notamment dans son ouvrage : « Hillbilly Elegy », ou « Elégie pour les ploucs » publié en 2017. Mercredi, Joe Biden, atteint de Covid, déclarait qu’il ne se retirerait de la course à la Maison Blanche que « si un médecin lui déclarait un problème ».

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Le 5 novembre sera le point culminant de cette année de toutes les élections. L’élection américaine a connu une succession de tournants. Il y a eu le débat entre les deux candidats (que M. Biden a complètement raté), et surtout cet attentat de Butler. Le contraste entre les deux candidats est assez saisissant : d’un côté le président, atteint du Covid, confiné et visiblement malade, avec des défaillances cognitives visibles. De l’autre, Donald Trump, qui voit toutes les procédures engagées contre lui être annulées ou suspendues, et qui apparaît désormais comme un héros, depuis cette photo saisissante où on le voit le visage en sang, le poing levé, sur fond de drapeau américain, appelant ses partisans à se battre.
Là où les choses se sont complètement renversées, c’est que Trump était l’homme de la menace contre la démocratie (illustrée pendant l’assaut du Capitole), de la violence, de la polarisation … Avec ce qui vient de se passer, il devient paradoxalement celui qui peut appeler à l’unité, la victime de la violence plutôt que son instigateur.
Prochain tournant : savoir si Biden se maintiendra, ce qui paraît peu probable. Les Démocrates ont désormais trois semaines pour se décider. Derrière cela, le bilan du président Biden est impressionnant sur le plan économique : bonne croissance, gains de productivité, plein emploi, des classes moyennes qui vont mieux, une puissance rétablie à l’international, une démonstration de force et d’intelligence stratégique en Ukraine et au Moyen-Orient … Mais un pays extrêmement polarisé, et tenté par la violence. Cela nous ramène à l’histoire des Etats-Unis, fondée sur la lutte entre le bien et le mal, à l’intérieur comme à l’extérieur. Ce pays est fondé sur la liberté, mais aussi sur la conquête et la prédation.
Pour l’Europe, quel que soit le résultat de l’élection, le moment sera très important. Le ticket Trump-Vance est très avantagé, et il est clair qu’il signifierait America First, l’isolationnisme, le protectionnisme et le basculement vers l’Asie. L’UE doit très vite réagir sur le plan industriel et sécuritaire. L’Europe et l’Ukraine risquent de se retrouver bien seules face à la Russie dans quelques mois.

Lionel Zinsou :
Je pense que la période que vivent actuellement les Etats-Unis est si extraordinaire qu’elle va inspirer les écrivains, les scénaristes, les dramaturges et toutes sortes d’artistes pour plusieurs décennies. Nicolas vient de faire le portrait en creux de l’action de Joe Biden : les Etats-Unis se portent nettement mieux qu’il y a quatre ans, le bilan est assez impressionnant, mais malheureusement, il est rattrapé par quelque chose qui arrive pourtant à tout un chacun : l’imminence du trépas. Voilà un président qui a perdu une partie de ses capacités, pas à tout moment, mais c’est visible. Et de l’autre côté, portant beaucoup mieux son âge (pourtant très proche de celui de Joe Biden), Trump apparaît comme quelqu’un qui aurait quelques difficultés dans plusieurs pays à être candidat cause de son casier judiciaire (escroquerie, détournement de documents confidentiels, aggressions sexuelles, complots contre la Constitution …).
Un grand nombre de procédures judiciaires sont en cours contre lui, il y a déjà plusieurs condamnations, et avec les effets de nomination inéquitables à la Cour Suprême (où six juges sur les neuf sont conservateurs, dont trois nommés par Donald Trump), on sait qu’il ne sera pas inquiété. Mais Trump l’avait dit lui-même : même incarcéré, rien dans la loi américaine ne l’empêcherait d’être candidat. Et s’il est élu en novembre, il aura le pouvoir de s’amnistier lui-même. C’est quelque chose qui n’existe nulle part ailleurs. Nous sommes donc face à la confrontation terrible et tragique entre un président qui a réussi, mais n’est malheureusement pas en état d’aller jusqu’à la victoire (voire jusqu’à la candidature), et un ancien président, pour le moment majoritaire dans l’opinion, qui est dans l’antichambre de la prison sans que cela ne dérange ses partisans. En outre, le fait d’avoir réchappé à cette tentative de meurtre va lui valoir une compassion accrue. Dans aucun autre endroit du monde, il ne pourrait prétendre à être ne serait-ce que conseiller municipal, ou siéger à un conseil d’administration de société cotée, or tout porte à croire qu’il sera le prochain président des Etats-Unis ...
La situation est donc tout à fait extraordinaire, elle serait romanesque si elle n’était pas aussi tragique. Pourtant, les problèmes de fond sont là aux Etats-Unis, espérons donc que la personne qui pourra éventuellement remplacer Joe Biden aura le temps de bâtir quelque chose. La seule interdiction de l’avortement (dont J. D. Vance, co-listier de Donald Trump, est l’un des grands partisans) suffit à beaucoup mobiliser l’électorat féminin ; il y a évidemment beaucoup de revendications des minorités sur les exactions des forces de l’ordre, bref plusieurs sujets sont de nature à mobiliser l’électorat. C’est pourquoi j’espère qu’un tel sursaut est possible, et nous sortira de la tragédie qui s’annonce.

Lucile Schmid :
On pense à ce que disait George Washington, premier président des Etats-Unis, et seul à ne pas avoir été élu en tant que chef d’un parti. D’emblée, il avertissait contre les dangers de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui : « l’hyper-partisanisme ». C’est ce que nous vivons aujourd’hui : la société américaine est ultra-polarisée. Certes, Donald Trump semble responsable de la violence politique, mais la façon pavlovienne dont les Démocrates réagissent à la moindre absurdité proférée par ses partisans est aussi la marque de la dégradation profonde du champ politique américain.
Pour la première fois, une majorité d’électeurs américains se disent « indépendants » quand ils sont interrogés. J’y vois un refus de cette polarisation extrême, de cet hyper-partisanisme prégnant. Au fond, comme en France, le décalage de plus en plus grand entre la pratique institutionnelle et la réalité de la société est délétère, c’est en partie cela qui délégitime les institutions. Aux Etats-Unis, les choses sont portées à l’incandescence, mais le phénomène est mondial.
Lionel nous rappelait la façon dont les juges de la Cour Suprême ont décidé de s’asseoir sur leur éthique, en prenant des décisions partisanes. Autre élément d’inquiétude sur l’évolution de la vie politique américaine : ce qu’est devenu le Grand Old Party. Le tableau que brosse aujourd’hui le parti Républicain de la société américaine ou de la situation économique n’a rien à voir avec la réalité. D’autre part, il est prêt à pactiser avec Poutine pour ne pas avoir à soutenir l’Ukraine … Aujourd’hui, le parti républicain dans son ensemble a été « trumpisé » : la corruption institutionnelle descend de la Cour Suprême vers le Grand Old Party, et du côté des Démocrates, le fait que Joe Biden imagine pouvoir se maintenir est aussi une forme de décomposition : c’est un aveuglement manifeste.
Quest-ce qui peut réellement se passer d’ici le 5 novembre ? Il me semble que les choses sont plus ouvertes qu’on ne le craint, même si cela dépend évidemment de la décision de Joe Biden de se maintenir ou non. Et puis, on le sait, les électeurs américains se déterminent au dernier moment, les quinze derniers jours sont cruciaux. Et comme le rappelait Philippe, une proportion non négligeable des Américains sont décidés à en faire usage pour forcer les institutions qu’ils estiment bloquées. C’est une réalité terrible dont il faut tenir compte. Étant donnée la situation de polarisation et de violence, on peut craindre des débordements tragiques.

David Djaïz :
Il y a quelques années, un livre de sciences politiques a été publié aux Etats-Unis, La mort des démocraties. Il nous apprend que le principal risque existentiel qui pèse sur les démocraties n’est pas un risque exogène, lié à un coup d’état ou une invasion militaire, mais qu’il est plutôt lié à la perte de mœurs démocratiques. Ainsi, on peut très bien avoir un système dont le revêtement institutionnel est de part en part démocratique, il n’en reste pas moins extrêmement vulnérable si ses acteurs perdent la foi, car la démocratie est au moins autant une question de mœurs et foi que d’institutions. Le livre va même plus loin, puisqu’il dit que le système démocratique est tellement plastique, que quand on perd la foi, on peut le retourner contre lui-même. Parmi les exemples donnés, il y a la persécution judiciaire dont a été victime le président Lula au Brésil, organisée par Sergio Moro, juge fédéral à l’époque, avant de devenir ministre de la justice d’extrême-droite de Bolsonaro. On voit le même phénomène aux Etats-Unis, où ces juges ultra-conservateurs de la Cour Suprême viennent d’exonérer Donald Trump de toute poursuite judiciaire, et lui ouvrent un boulevard pour l’élection de novembre.
Dans ce contexte, je ne vois pas de scénario optimiste pour les Etats-Unis. On sait que Trump avait déjà contesté sa propre défaite en 2021. Avoir échappé par miracle à un attentat va relancer le messianisme autour de sa personne. En face, on voit Joe Biden de plus en plus frappé par l’âge, une forme de sénilité, des défaillances cognitives … Et comme vous l’avez dit, c’est d’autant plus injuste que son bilan économique, climatique et géopolitique tout à fait remarquable. En termes de bilan, il est à mon avis le meilleur président Démocrate depuis Truman, même si le mérite en revient davantage à son équipe qu’à lui-même. C’est d’autant plus injuste que l’un des ressorts profonds du vote républicain, c’est la désindustrialisation de l’Amérique, la stagnation de la classe moyenne (dont la prospérité dépendait de l’industrie). Or Joe Biden a précisément agi sur tout cela, avec l’Inflation Réduction Act ou son programme de réindustrialisation. Cela commence à porter ses fruits, de la force industrielle est en train de se reconstituer. Et malheureusement, il n’en tirera pas de bénéfice dans les urnes. Face à cela, Donald Trump a choisi la voie de l’idéologie, de cette Amérique blanche qui dénonce le wokisme, la domination intellectuelle du New-York Times et des grandes métropoles, qui considère que partager ses ressources avec autrui, c’est mal (que cet « autrui » soit immigré, musulman, mexicain ou que sais-je encore). Polarisation extrême, perte de foi des dirigeants dans la démocratie, sénescence du personnel politique, qui se réorganise en dynasties … Tous les voyants sont au rouge, pour que le mois de novembre nous apporte la catastrophe que nous redoutons tous.

Les brèves

Hommage à Benoît Duteurtre

Philippe Meyer

"Je veux rendre hommage à Benoît Duteurtre, mort d’une crise cardiaque à 64 ans, mercredi dernier et dont Etienne de Montéty a si justement écrit dans le Figaro qu’« entre mille dons, musique, littérature, il avait celui de l'amitié» Ami, il le fut de Sempé et de Kundera, de Philippe Muray et de Jean Clair, Il était studieux mais sans l’afficher, courageux, mais sans en faire parade. Il fit rendre gorge au Monde qui, ne supportant pas sa critique de la musique contemporaine française et du pontificat de Pierre Boulez, l’avait comparé à Robert Faurisson. Le Monde, aussi rancunier que la mule du pape, a passé sous silence cet épisode dans l’articulet d’une parfaite platitude qu’il a consacré à la mort du producteur d’Étonnez-moi Benoît. Son ironie était à la fois cruelle et de bonne humeur, qu’il brocarde l’époque où qu’il tourne la maire et la mairie de Paris en ridicule. Dans les choix qui lui ont valu tant d’auditeurs heureux à France Musique, tout était sincère et il réussissait à naviguer non à contre-courant, mais sur des cours d’eau à l’écart. Il se sentait du Havre et des Vosges, du pays reçu et du pays choisi et il savait en parler et les faire découvrir. L’incrédulité a rendu encore plus navrante l’annonce que son cœur l’avait lâché."

Impossibles adieux

Lucile Schmid

"Je vous recommande ce roman, de la romancière et poétesse coréenne Kang Han. Il nous plonge dans l’histoire de la Corée en 1948-1949, au moment où a lieu un grand massacre sur l’île de Jeju, au sur de la péninsule. Le roman est extraordinaire, car l’histoire se passe ne hiver, dans une ambiance où la neige ne cesse de tomber, et où les fantômes de ceux qui ont été massacrés vont resurgir progressivement, autour d’une famille dans le déni de ce massacre. Ces impossibles adieux sont les adieux aux disparus, ceux dont on ignore le sort (notamment où sont leurs corps). Ambiance incroyable où le rêve et la réalité ne cessent de se mêler, autour de la narratrice qui fait le voyage dans l’île pour des raisons très anecdotiques (nourrir le perroquet d’une de ses amies hospitalisée). Le roman nous montre aussi comment les démocraties peuvent aussi se construire sur le déni historique. Aussi intéressant que bouleversant. "

Faites mieux ! Vers la révolution citoyenne

Lionel Zinsou

"Le livre que je viens de lire est sans doute moins captivant que celui dont vient de parler Lucile, il s’agit du dernier livre de Jean-Luc Mélenchon. Il y a encore beaucoup à découvrir dans la personnalité de M. Mélenchon, tant sa capacité de métamorphose est hors du commun. On connaît ses qualités à l’oral, et le lire est riche d’enseignements. En termes intellectuels, ce n’est pas mal, même si on sent l’autodidacte studieux. Quand on regarde son parcours professionnel, il n’a rien fait d’autre que de la politique (ce qui est tout à fait honorable), mais évidemment, cela ne nourrit pas forcément un patrimoine intellectuel. Or ce livre est théorique, Certes, il ne révolutionne ni la philosophie, ni la science politique, mais il y a tout de même quelques fulgurances qui méritent d’être relevées. Il a ainsi été écologiste assez tôt, et c’était l’un des rares politiques (et encore plus rares idéologues), à faire un pladoyer pour l’eau. C’est devenu très banal, mais c’était tout à fait nouveau à l’époque. A côté de ces éclairs, il y a aussi une vraie exécration de sa carrière politique du temps où il était socio-démocrate (il fut ministre de Lionel Jospin). Il a abjuré tout cela, puis exécré François Hollande. Tout cela est théorisé. C’est une lecture agréable pour l’été, car certains moments sont involontairement humoristiques, et cette contradiction permanente dans sa biographie et dans sa pensée, lui confère une certaine profondeur. Pour la plage, vous serez parés."

Retour à Lemberg

Nicolas Baverez

"J’ai deux recommandations qui complèteront la lecture de Jean-Luc Mélenchon, et lui serviront peut-être d’antidote. D’abord, cette bande dessinée tirée du livre à succès de Philippe Robert Sands. Lemberg est aujourd’hui en Ukraine et s’appelle Lviv. Sands vient y donner une conférence, et à cette occasion, il fait l’histoire de deux juristes juifs qui ont inventé les notions de crime contre l’humanité et de crime de génocide, qui se trouvent être tous deux originaires de cette ville. L’histoire est extrêmement intéressante, et malheureusement encore très actuelle."

Les dieux ont soif

Nicolas Baverez

"Et puis l’excellente réédition de ce livre d’Anatole France. Grand figure de la gauche, Anatole France avait été excommunié par Aragon et les surréalistes, et était admiré par Joseph Conrad. Milan Kundera expliquait que c’était à travers la lecture de ce livre qu’il avait découvert le fonctionnent interne d’une dictature. Le livre est excellent, il se passe pendant la Terreur ; on suit un peintre raté, qui devient un juge fanatique au sein du tribunal révolutionnaire, avant de finir lui-même sur l’échafaud. "

La crise de l’intelligence

David Djaïz

"Je vous recommande ce livre du sociologue Michel Crozier, sociologie que j’admire beaucoup, l’un des pères de la sociologie des organisations. On le connaît pour ses analyses de la bureaucratie, de la société bloquée … En 1995, au moment du plan Juppé, il écrit ce petit pamphlet avec Bruno Tilliette, dans lequel il revient sur son parcours : « voilà trente ans que je dissèque la société française, sa bureaucratie et ses blocages, mais en réalité je n’avais pas vu le cœur du problème. Ce qui pourrit véritablement la France, c’est la formation intellectuelle de ses élites. Trop individualiste, trop darwinienne, trop orientée sur la production de solutions brillantes par des grands esprits qui ont eu de grands diplômes à 20 ans, incapables d’entraîner les gens, ou de comprendre comment raisonne la diversité des acteurs dans une organisation ou dans la société ». La lecture de ce petit livre de colère, très intelligent, sifggné de l’un de nos meilleurs sociologues, est à mon avis très urgente pour tous les dirigeants français qui aspirent à gouverner le pays. "