Thématique : Jean-François Revel / n°361 / 28 juillet 2024

Téléchargez le pdf du podcast.

JEAN-FRANÇOIS REVEL

Introduction

ISSN 2608-984X

AVERTISSEMENT, par Philippe Meyer :
L’émission qui suit, consacrée à Jean-François Revel à l’occasion du centenaire de sa naissance, a été enregistrée avant que Libération ne publie six articles mettant en cause plusieurs personnes, dont Jean-François Revel, dans une affaire d’agression sexuelle sur une mineure, Inès Chatin. Au lendemain de la publication, les trois enfants de Jean-François Revel ont publié ce communiqué :
« Le récit d’Inès Chatin faisant état de la participation présumée de notre père, Jean-François Revel, à des actes d’agression sexuelle sur mineur constitue pour nous un choc immense. Face à la gravité des accusations portées, nous souhaitons que la justice qui a été saisie puisse établir ce qui s’est réellement passé, quand bien même ces faits remonteraient à plus de quarante ans et impliqueraient de nombreuses personnes pour beaucoup disparues. C’est l’attente de la victime qui a déposé plainte et dont nous ne doutons d’aucune manière de la sincérité et de la douleur. C’est aussi notre attente car ces accusations nous plongent dans une incrédulité d’autant plus profonde, qu’elles concernent un homme, notre père, dont tout ce que nous savons de sa personnalité comme de son comportement tout au long de sa vie, se situe aux antipodes des actes monstrueux qui lui sont prêtés. »
Je fais mienne cette déclaration, en ajoutant que, depuis les articles de Libération, une réfutation de leurs accusations rédigée par deux des auteurs de L’Abécédaire de Jean-François Revel, Henri Astier et Pierre Boncenne a été mise en ligne sur la toile et sera publiée à la rentrée par la revue Commentaire.

Philippe Meyer :
Le 19 janvier 2024, Jean-François Revel aurait eu 100 ans. C'est à l'occasion de ce centenaire qu'il m'a paru pertinent de réunir, le temps d'une conversation qui est selon Revel « l'un des plus vifs plaisirs de l'esprit », d'autres admirateurs de celui qui fut pour beaucoup un maître et pour certains un ami.
Laetitia Strauch-Bonart, vous êtes essayiste et journaliste. Rédactrice en chef du service Idées et débats à L’Express où vous travaillez depuis 2022, vous étiez auparavant journaliste au Point. Henri Astier, vous avez été journaliste pour la BBC pendant 30 ans ainsi que pour d’autres quotidiens tels que The Economist ou Le Point et vous avez publié l’Abécédaire Jean-François Revel chez Allary avec Pierre Boncenne et Jacques Faule.
Journaliste, résistant, gastronome, essayiste, écrivain, académicien, souvent éclatant d'intelligence et jamais dépourvu d'intérêt, il est peu de domaines que Revel ait touché sans en extraire la substantifique moelle.
Jeune résistant à Lyon puis à Paris, il publie pendant cette période de guerre ses premiers textes dans Confluences. Revel enseigne ensuite la philosophie en Algérie puis au Mexique où il crée le premier ciné-club, mais aussi l'histoire en Italie. Les multiples faces de cette figure gargantuesque nous donnent d'autant plus de raisons de s'intéresser à l'homme ainsi qu’à sa pensée.
Revel journaliste bien sûr ; celui qui a pris la direction de L'Express en 1978 dont il a fait un succès, notamment grâce aux révélations sur les finances du Parti Communiste. Fondamentalement antitotalitaire, Revel réussit à traduire cet engagement profond dans sa façon d'aborder le journalisme. Revel politique ; non seulement en critiquant De Gaulle qui ne le séduit pas, mais aussi avec son essai Ni Marx ni Jésus, dans lequel il présente les États-Unis comme le terreau d’une révolution mondiale. Omnivore, son appétit débordant ne s'arrête pas à la métaphore : nous aimons le Revel gastronome. Non seulement parce qu’il aime lui-même la table mais aussi parce que, comme l’avait dit Michel Rocard après un déjeuner avec Revel, on sort d’une discussion avec lui en ayant l'impression de mieux savoir ce que l’on pense soi-même.
Nous pourrions, pour parler de ses écrits, lui retourner un de ses propres mots : « Ce qui fait un grand essai : la coïncidence d'une intuition, d'une démonstration et d'un style. »
Comment êtes-vous entré en relation, d'abord intellectuelle puis humaine, avec Jean-François Revel ?

Kontildondit ?

Lætitia Strauch-Bonart :
Je pense être la personne qui est entrée la plus tardivement en relation avec Jean-François Revel autour de cette table. Sans doute trop tard, cela ne date pour moi que de 2018 ou 2019. Je travaillais à un livre, De la France et c’est mon éditeur qui m’a donné un excellent conseil. « Lætitia, vous ne pouvez pas lire seulement Aron, Tocqueville ou Constant, il vous en manque un, extrêmement pertinent si vous voulez mieux comprendre la France ou le libéralisme français, et qui est par ailleurs un grand style ». C’est ainsi que j’ai commencé à lire Revel. J’ai commencé par ses mémoires, Le voleur dans la maison vide (1994), et j’ai été absolument « scotchée » ! Je les ai dévorées, annotées, écornées … Cela reste un livre de chevet, auquel je reviens régulièrement, parce qu’il y a tout. Sa vie évidemment, mais aussi ses idées, son regard sur sa vie et sur ses idées, sur la profession de journaliste. Quand on est journaliste soi-même, c’est un modèle passionnant, une espèce de cours indirect. Et puis après, je me suis attaqué à ses autres livres. J’avoue ne pas les avoir tous lus, mais je pense avoir lu les plus importants. Certains m’ont beaucoup marqué, et fait réfléchir. Notamment, un livre assez ancien puisqu’il date de 1965 : En France. Ce n’est pas le plus connu, il n’est plus beaucoup lu, Revel est encore de gauche à l’époque, mais d’une gauche libérale. Il y critique De Gaulle et le gaullisme avec brio, et sans partager tous ses jugements, j’ai trouvé l’ouvrage remarquable, et surtout très actuel.

Henri Astier :
De mon côté, en tant que lecteur, c’était au début des années 1980, une époque où l’université française était entièrement dominée par le gauchisme culturel, le structuralisme, et évidemment le marxisme. Je me souviens d’un slogan à Nanterre : « ici, toutes les idées sont représentées : de la gauche à l’extrême-gauche ». Je ne me sentais pas du tout à droite (plutôt centriste), et j’ai découvert Revel avec « Comment les démocraties finissent ». J’ai été absolument ébloui, tant par le style que par le contenu. Puis je suis devenu journaliste, et j’ai exercé ce métier dans des pays anglophones. C’est en Angleterre que j’ai commencé ma « mission : prêcher la « bonne parole Revel » dans les milieux anglo-saxons. J’écrivais pour diverses publications, en anglais, sur Jean-François Revel, et je me suis rendu compte qu’il avait une très grande audience. Il connaissait tout le monde aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni ; il était très populaire au sein d’un public éclairé. Alors qu’il ne l’était pas du tout en France, où certes il connaissait de grands succès de librairie, mais où la classe intellectuelle ne le considérait pas comme l’un des siens …
Je l’ai rencontré après lui avoir écrit, tout simplement. C’est ainsi que j’ai découvert un autre aspect de sa personnalité : il prenait très au sérieux le contact avec les lecteurs. Donc quand on lui écrivait, il répondait ! C’est pourquoi il parle du « supplice de la notoriété », car quand vous êtes connu, vous avez une foule de quémandeurs qui vous réclament des choses (une préface, ou que sais-je encore) … Et il les considérait toutes. Il m’a donc répondu, et j’ai pu le rencontrer à plusieurs reprises. J’ai donc été ébloui à la fois par l’œuvre et par l’homme.

Nicolas Baverez :
Pour ma part, j’ai rencontré Jean-François Revel quand je suis arrivé à Paris à l’Ecole normale supérieure, en 1980. J’ai eu la chance d’être invité à un bouclage de L’Express, puis à une conférence de rédaction. Après quoi nous nous voyions de temps en temps, notamment dans les restaurants qu’il affectionnait. Je rappelle une chose très importante (qui en dit long sur son rapport à la gastronomie), sur le nom même de « Revel ». Dans ses mémoires, il dit qu’il a choisi ce nom de « restaurant dont le patron cuisinait une daube irréfutable, rue de Montpensier, en face de chez Jean Cocteau et Emmanuel Berl ». Tout y est : son érudition, mais aussi sa faconde, sa jubilation et son goût de la vie.
Au début des années 1980, avec l’arrivée de Mitterrand, le pays fait une embardée à gauche, et il y a effectivement des accents idéologiques assez forts. Et le premier livre à avoir fait le constat de l’échec programmé de cette gauche au pouvoir était La Grâce de l’Etat (1981). Moi qui me suis intéressé aux grands libéraux français, je place Revel dans une grande tradition libérale, qui démarre avec Montaigne, passe par Montesquieu, puis par les auteurs qu’a mentionnés Lætitia. Revel fait vraiment la bascule entre le XXème et le XXIème siècle. Pour moi, il y a trois grands libéraux français au XXème siècle : Elie Halévy, Raymond Aron, et Jean-François Revel (qui a d’ailleurs accueilli Aron à L’Express après son départ du Figaro).
Enfin, ses livres restent d’une actualité incroyable, ses réflexions sur l’information ou sur les démocraties contiennent tous les problèmes qui nous sont posés aujourd’hui. Henri Astier a raison de souligner que l’influence de Revel a largement dépassé les frontières françaises. Il est intéressant de constater que quelqu’un comme Mario Vargas-Llosa place Revel parmi les sept intellectuels qui l’ont fait basculer du communisme au libéralisme (Aron en est un autre). L’influence de Revel dans le monde hispanique est énorme, et totalement méconnue en France.

Philippe Meyer :
Revel lisait d’ailleurs quotidiennement des journaux en anglais, en espagnol, en italien …

Henri Astier :
Il suffit de comparer les fiches Wikipédia de Jean-François Revel. En français, elle est très courte, alors qu’en espagnol et en anglais, c’est bien plus important …

Philippe Meyer :
Quant à moi, je venais d’avoir une mésaventure avec la ministre de la recherche de l’époque, Mme Saunier-Seïté, qui voulait bureaucratiser le CNRS. J’avais perdu mes crédits de recherche et j’étais au chômage … J’ai su que Jean-François Revel cherchait quelqu’un pour traiter des livres d’histoire et de sciences humaines. Après quelques papiers d’essai, il m’a invité à déjeuner. De L’Express (à l’époque avenue Hoche, près de l’Arc de triomphe) au restaurant Chez Prunier il m’a expliqué tout ce que je pourrais espérer trouver dans ce restaurant … Et quand nous sommes arrivés, il m’a dit : « Je déteste les déjeuners d’affaire. Je cherche quelqu’un dans votre genre. Est-ce que vous voulez entrer au journal ? ». Je lui ai dit « oui » sans réfléchir une seconde (alors que j’avais un autre engagement), et j’ai commandé une brandade. « Je savais que j’avais raison » a-t-il approuvé …
Ce fut une espèce de coup de foudre d’amitié, c’était un vrai plaisir que d’être son collaborateur. J’ai encore une note qu’il m’avait donnée quand il a quitté le journal. Elle était adressée au directeur administratif, et concernait le vin des dîners de bouclage : si le vin du bouclage suivant était aussi médiocre que celui qu’on venait d’infliger aux rédacteurs, il doutait de la possibilité de continuer à publier cet hebdomadaire une fois par semaine …
En plus d’être gastronome, il était cuisinier, et un cuisinier très anxieux. Je me souviens qu’il avait inventé une recette de moules, qu’il avait essayée sur son épouse. C’est ainsi que la malheureuse Claude Sarraute avait dû manger des moules pendant quatre jours parce que Jean-François n’était pas sûr de sa recette ….
Intellectuellement, vous avez pointé le décalage entre son influence à l’étranger et le relatif dépit des milieux intellectuels français à son égard. Je pense qu’il a manqué à Jean-François Revel de s’être constitué une cour. S’il avait fait comme Jean Daniel … Emmanuel Berl (un ami de Revel) expliquait André Malraux en disant qu’il avait « ouvert boutique de grand écrivain ». Si Revel avait « ouvert boutique » de grand journaliste ou de grand penseur, sa fiche Wikipédia serait bien plus longue …

Lætitia Strauch-Bonart :
C’est un peu le drame de tous les libéraux. Ce sont des héritiers, mais ils veulent rarement laisser eux-mêmes un héritage, ils ne cherchent pas à constituer une cour, ou une « école ». Quand on lui demandait s’il avait des successeurs, Raymond Aron disait par exemple : « Je ne suis pas à la tête d’une secte. » Il y a chez les libéraux une forme d’individualisme, qui peut être regrettable (car on aimerait des continuateurs), mais à choisir, je préfère encore un esprit libre, que flatter ou être flatté n’intéresse pas. Cela nous assure que les gens qui apprécient Revel l’apprécient pour ce qu’il était vraiment, et pour sa pensée, plutôt que pour les divers renvois d’ascenseurs qui peuvent exister dans le milieu intellectuel français.
J’ai moi aussi été étonnée de sa fiche Wikipédia française. Non seulement elle n’est pas bien longue, mais il n’y a que des éléments biographiques, et rien sur sa pensée.
Quand j’ai fait mes études, dans les années 2000, je n’ai jamais entendu parler de lui, il a fallu attendre quinze ans avant qu’on ne m’incite à le lire. J’étais à l’Ecole normale supérieure et à Sciences Po, et n’y ai jamais entendu les noms de Revel ou d’Aron. Je trouve cela inquiétant, car comment tombe-t-on sur Revel aujourd’hui, si ce n’est par hasard ?

Nicolas Baverez :
A mon avis, on tombe sur lui pour une raison simple : les problèmes qu’il a traités se posent toujours aussi fortement aujourd’hui. La manière dont les démocraties peuvent faire face aux crises intérieures et aux menaces extérieures, la manière dont l’idéologie brouille complètement le regard, la réflexion sur l’information … La force de Revel, c’est la très grande cohérence de sa pensée, qui étonne d’autant plus quand on connaît le foisonnement chaotique qu’était sa vie. Cette cohérence repose sur deux piliers : les droits de l’individu et le primat de la liberté politique. Il est d’une certaine façon le dernier philosophe des Lumières … Quant aux « sectes » il en a fait l’expérience chez Gurdjieff, qu’il raconte avec son humour habituel. Cela semble improbable, tant il donne l’impression d’être le parfait voltairien, mais il s’est à un moment laissé embarquer là-dedans, par le biais de sa première épouse. Cela nous montre que des gens, même très bien structurés intellectuellement et très cultivés, peuvent céder à l’idéologie ou à des dérives sectaires.
Ce qui nous ramène à Revel aujourd’hui est exactement ce qu’il avait essayé d’imposer dans le débat public : les faits, et la réalité.

Philippe Meyer :
Pour inciter les gens qui n’ont pas encore lu Revel à le lire, je leur recommande de commencer par ses mémoires, Le voleur dans la maison vide, car tout y est, le bonheur de l’écriture, cette vie qui n’a pas cessé de se remettre en question, cette sincérité sur soi-même, qu’il s’agisse de Gurdjieff ou de son rapport à l’alcool.
Quant aux livres sur Jean-François Revel, il y a celui de Pierre Boncenne, Pour Jean-François Revel, qui a reçu le prix Renaudot, et l’Abécédaire de Jean-François Revel, auquel Henri Astier a participé.
Il y a aussi Une anthologie de la poésie française de Revel, publiée dans la collection Bouquins. Elle est d’un parti-pris vigoureux, qu’on peut contester, mais elle a le mérite d’être très éclairante sur ses goûts (il a par exemple purement et simplement banni Aragon, dont il dit que ce sont « des vers de mirliton »). Dans cette anthologie, il y a pour moi une espèce d’instantané de que pouvait être Jean-François Revel : il a trouvé le moyen d’y mettre Boileau, alors qu’il refuse Aragon ou Péguy … Dans sa préface, il explique qu’il suffit d’un seul vers poétique pour être un poète lyrique. Et les deux vers de Boileau qu’il retient pour son anthologie sont … étonnants : Le moment où je parle est déjà loin de moi, et Mes défauts désormais sont mes seuls ennemis. Je trouve qu’il est tout entier dans ce choix, aussi personnel qu’inattendu.

Nicolas Baverez :
Le titre de ses mémoires, très mystérieux, nous montre son éclectisme et son ouverture d’esprit. Il vient d’une histoire bouddhiste, qu’il tenait de son fils Matthieu Ricard. C’est une fable, sur la déception d’un voleur qui s’est donné beaucoup de mal pour entrer dans une maison, dans laquelle il découvre qu’il n’y a rien à voler. Revel explique que cela raconte aussi d’une certaine façon le XXème siècle, « où l’humanité est entrée, et qu’elle a traversé en l’imaginant rempli de nouvelles richesses matérielles, spirituelles, intellectuelles et morales, et dont elle va ressortir non seulement sans rien en remporter de ce qu’elle espérait y trouver, mais même dépouillée d’une part de ce qu’elle possédait avant de l’aborder » Très franchement, je ne vois pas en quoi cela ne pourrait pas synthétiser aussi ce qui se passe pour le XXIème siècle.

Henri Astier :
A propos de ses choix poétiques, il met dans son anthologie le sonnet d’Oronte du Misanthrope. Dans cette pièce, Molière fait un pastiche de sonnet précieux, qui sert de repoussoir poétique à Alceste. Or j’ai personnellement toujours trouvé que ce sonnet était excellent ! Comme toujours, Molière fait bien mieux que ce qu’il entend parodier … J’ai dont été enchanté de trouver ce sonnet dans l’anthologie de Revel.
Sur l’actualité de sa pensée, dans Comment les démocraties finissent, Revel explique les mécanismes par lesquels elles se mettent en position d’infériorité. Il explique par exemple qu’à chaque crise, à chaque fois que « l’ours » grogne ou menace, le premier réflexe des démocraties est de se demander ce qu’elles ont fait pour mériter ça, elles imaginent immédiatement que c’est leur faute, et cherchent comment pacifier cet ours ombrageux. Il prend l’exemple de l’Afghanistan : Giscard s’était rendu à Moscou pour essayer de résoudre le problème. Ce fut aussi le premier réflexe du président Macron lors de l’invasion de l’Ukraine. Rien de ce qu’a fait la Russie de Poutine, qu’il s’agisse de la Géorgie en 2008, de la Crimée en 2014, ou du reste de l’Ukraine en 2022, n’a mené à des mécanismes de défense, on a toujours tenté d’apaiser. Toutes les analyses de Revel, faites pendant la guerre froide, restent parfaitement pertinentes aujourd’hui.

Lætitia Strauch-Bonart :
Je trouve admirable que Jean-François Revel ait su développer un libéralisme réaliste. On accuse souvent le libéralisme d’être une pensée de l’absence de frontières, de l’absence de toute obligation, de l’individualisme radical, et même d’avoir pensé qu’après la chute du mur, la mondialisation heureuse allait triompher … Un vrai libéral comme Revel n’a jamais rien dit ou écrit de pareil. Il parvenait au contraire parfaitement à penser toutes les difficultés des régimes démocratiques et libéraux. Je suis d’ailleurs toujours aussi étonnée que le libéralisme ait encore aussi mauvaise presse, malgré quelques représentants exceptionnels comme Aron ou Revel, qui ont su développer des pensées riches et complexes à son propos. Mais la pensée libérale, dont celle de Revel, semble avoir été dépassée par la caricature du libéralisme.
J’aimerais dire un mot de l’humour de Revel, que je trouve incroyable. Il a une capacité d’auto-dérision et de moquerie qui est féroce et réjouissante. Signalons aux auditeurs tentés de lire ses mémoires qu’ils riront beaucoup. Il explique par exemple qu’il existe deux méthodes pour durer dans la vie intellectuelle : soit la méthode de Raymond Aron, qui consiste à avoir toujours raison, soit celle d’Alain Minc, qui est d’avoir toujours tort …

Philippe Meyer :
C’était aussi un journaliste exemplaire. Il a pris un journal qui déclinait lentement, et a décidé d’en refaire une publication qui retrouve son public et ne soit pas dépendante d’aides. J’ai assisté à cela (même si je suis arrivé à L’Express un peu tard, alors que ce travail était déjà largement commencé). La première phase avait consisté à refaire une équipe, c’est-à-dire à se séparer des journalistes qui avaient oublié l’idée même de travail. Pour faire cela, il avait fait quelque chose qui nous montre qu’’il n’était pas qu’un pur esprit : déménager le journal de la rue de Berry à l’avenue Hoche, à peine 300 mètres plus loin. Les locaux de la rue de Berry étaient tout à fait spacieux et agréables. Un jour, je lui ai donc demandé pourquoi il avait fait ce déménagement, et il m’a répondu que c’était le seul moyen de perdre des gens … La deuxième phase a consisté à mettre la rédaction au travail. Un journal est un organisme qui a besoin d’une tête, d’un patron. C’est crucial. Je l’ai constaté quand Jean-François a quitté le journal, dans des circonstances conflictuelles avec le propriétaire. Certains confrères que je voyais depuis plusieurs années au boulot se sont du jour au lendemain calés dans leur fauteuil, les pieds sur la table, se contentant de lire les quotidiens pour voir quels sujets ils pourraient bien repiquer … Ce travail de direction était épuisant (parce que les conflits à l’intérieur d’un journal sont nombreux, il y a des baronnies entre les anciens de telle ou telle publication), Jean-François avait réellement les mains dans le cambouis. Ses conférences de rédaction étaient des moments où il s’agissait pour les journalistes de produire quelque chose qui donne un sens et un contenu au journal.

Nicolas Baverez :
Les hommes de pensée qui sont aussi des hommes d’action sont rares, et Revel était effectivement un grand patron de journal. Sa réflexion sur l’information avait commencé au début des années 1970. Il avait vu qu’une révolution de l’information était en cours aux Etats-Unis, et à quel point, face aux idéologies, la presse avait un rôle déterminant pour le fonctionnement de la démocratie, le biais par lequel avoir une information indépendante et pluraliste. Il a ensuite porté cette philosophie de l’information à L’Express, et il est resté cohérent avec ces principes. Car si Jean-François Revel a démissionné, c’est parce que le projet du propriétaire Jimmy Goldsmith ne garantissait plus l’indépendance du journal. Cela montre la cohérence entre sa pensée, ses valeurs et ses actes.

Henri Astier :
Et aussi sa fidélité personnelle, à cause l’affaire Olivier Todd.

Philippe Meyer :
En effet. Pour résumer, disons que Jimmy Goldsmith s’était mis dans la tête que le journaliste Olivier Todd était à lui seul responsable de l’élection de François Mitterrand, et a exigé son départ. Revel a dit que si Todd partait, il partirait avec lui. Et Jimmy Goldsmith ne l’a pas cru … il s’est par la suite mordu les doigts d’avoir laissé partir Revel.
Mais le journalisme est un métier sans mémoire … J’ai pu en faire l’expérience devant des étudiants en journalisme. Quand j’ai prononcé les noms de Jean-François Revel, de Pierre Brisson ou d’Hubert Beuve-Méry, il m‘a semblé que j’aurais aussi bien pu leur parler de Brunehilde ou de Louis le Hutin … Les journalistes sont aujourd’hui quasiment tous sortis d’une école (ce n’était pas le cas à l’époque où j’ai commencé), et ces écoles ont beau se livrer une certaine concurrence, elles produisent tout de même un enseignement très standardisé, dans lequel il n’y a pas d’histoire de la profession. Alors que le journalisme français a une histoire très particulière, les rapports avec le pouvoir y sont souvent proches, voire complices, voire incestueux … Il m’arrive souvent de penser à Jean-François Revel comme professeur, au moins autant que comme écrivain, journaliste, ou même philosophe (car son Histoire de la philosophie occidentale (1994) est l’un de ses succès de librairie les plus pérennes). Car il y a un autre aspect de sa personnalité que nous n’avons pas encore évoqué : c’était un pédagogue.
Revel avait refusé toutes les décorations. Il n’avait accepté que la Légion d’honneur. François Bayrou était ministre de l’Education nationale à l’époque, et je me souviens l’avoir entendu dire : « Je la lui ferai accepter, car je vais lui dire que je le décore en tant que professeur. »

Henri Astier :
Je suis heureux de vous entendre dire cela, car dans la profession de journaliste, il est surtout considéré comme un pamphlétaire, mot dont la connotation est péjorative. Son premier essai Pourquoi des philosophes ? (1957) a été reçu comme un pamphlet d’humeur, raillant les philosophes à la mode des années 1950, alors que ce n’est pas du tout cela, mais bel et bien un livre de philosophie. Et dans son Histoire de la philosophie occidentale, il élabore une véritable théorie de la connaissance. Cela aboutira à son livre qui est pour moi son plus profond : La connaissance inutile (1988), dans lequel il parle de cette tendance de l’esprit humain à préférer la croyance à l’observation. Un fait n’est ni vrai ni faux, mais désirable ou indésirable.

Nicolas Baverez :
C’est l’un des points communs avec ces grands libéraux du XXème siècle, Halévy et Aron. Tous trois sont originellement philosophes. Halévy est passé de la philosophie à l’histoire, Aron à la sociologie, et Revel au journalisme. Il n’est pas très étonnant qu’on l’ait - un peu vite - classé comme pamphlétaire, dans la mesure où il disait lui-même que la polémique était « de la logique chauffée à blanc ». Quand on regarde les livres de Revel, leur force vient évidemment d’un style très percutant, mais surtout de leur puissance logique : les démonstrations y sont implacables. Cette formation philosophique se retrouve dans toute son œuvre.

Lætitia Strauch-Bonart :
Quand je vous entends parler de Jean-François Revel journaliste, il me vient une nostalgie pour un temps que je n’ai pas connu … Il n’y a par exemple plus de dîners de bouclage ! Il y avait quelques déjeuners, mais depuis la pandémie, tout cela s’est délité … Vous disiez que les journalistes n’ont pas de mémoire et ne connaissent pas l’histoire de leur profession, c’est malheureusement vrai. Nous avons récemment fêté les 70 ans de L’Express, et avons évidemment mis Revel à l’honneur pour l’occasion, mais je crains que les plus jeunes journalistes de notre rédaction ne sachent pas forcément qui il était et à quel point il avait compté pour ce journal. Il est dans la nature du journalisme de ne pas avoir beaucoup de mémoire, mais aujourd’hui, ce phénomène arrive à son paroxysme, parce qu’avec les réseaux sociaux, une actualité chasse l’autre à une cadence de plus en plus frénétique, presque d’une seconde à l’autre. C’est infernal de faire du journalisme dans ces conditions, car notre rôle consiste à distinguer le bruit du signal, l’information importante de l’écume. Il arrive que nous ne sachions plus faire cette distinction, et mettions en avant des choses aussi inintéressantes que périssables. Mais comme nous sommes soumis à des exigences d’audience et d’abonnement, cela continue. Je me demande donc souvent ce que Jean-François Revel penserait du journalisme d’aujourd’hui, et de la façon de faire du bon journalisme dans des conditions pareilles.

Philippe Meyer :
Je pense qu’il serait opposé à cette forme de journalisme de marketing, qu’on peut repérer assez aisément : faire la même chose que les autres, pour éviter de prendre des responsabilités trop importantes aux yeux de l’actionnaire, et puis donner aux gens ce dont ils sont friands, plutôt que de prendre le risque de leur proposer quelque chose dont ils ne savent pas encore que cela pourrait les intéresser. Jean-François Revel était persuadé que l’information et la connaissance valaient la peine qu’on se batte pour elles, mais il savait aussi que ce combat était assez désespéré. C’est pourquoi il s’était fait une autre vie, dans la littérature. C’était un lecteur vorace, mais aussi partageur. Je ne saurais dire combien de livres j’ai découverts sur ses recommandations (le plus souvent à table). Cela me donne l’occasion de dire un mot de son livre Sur Proust (1960), dont on n’a pas encore parlé. C’est un livre court, dont l’argument central est à peu près le suivant : « méfiez-vous, vous risquez fort d’avoir été intoxiqués par des tas de proustologues, qui font dire à Proust des choses qu’il n’a jamais voulu dire. Ne vous y trompez pas : Proust est un humoriste. » Et je crois que c’est une clef de lecture qui aide beaucoup à entrer dans cette œuvre.

Henri Astier :
Ce livre peut être considéré comme une espèce de prolongement de Pourquoi des philosophes ?. Dans ce dernier, Revel explique que la philosophie est devenue inutile parce qu’elle a abandonné cette quête de la connaissance, pour devenir complètent métaphysique. Et cette métaphysique a contaminé les sciences humaines, dont l’analyse littéraire. Dans Sur Proust, il montre qu’il y a une tendance qui consiste à voir en Proust une sorte de versant littéraire de Bergson, philosophe ayant beaucoup travaillé sur la mémoire. Revel nous dit que ce ne sont pas ces banalités sur le souvenir (qui peut survenir au hasard d’une madeleine) qui sont intéressantes chez Proust, mais l’observation, la description aiguë, la satire d’une classe, qui est absolument dévastatrice. J’ai personnellement davantage découvert Proust en lisant Revel qu’en lisant Proust …!

Nicolas Baverez :
Dans ces mémoires, Revel nous dit qu’il a compris à douze ans que face à l’enseignement officiel, il valait mieux privilégier les voies obliques. C’est exactement ce qu’il s’est efforcé de faire, et qui rend sa réflexion si singulière : cette rencontre entre une rigueur logique inattaquable et une démarche tout à fait originale. Il a par exemple passé plus d’une dizaine d’années à s’intéresser à l’histoire de l‘art, et ce qu’il en écrit est très pertinent. Même chose à propos de la gastronomie, qu’il a traitée en philosophe, et là encore sans se prendre au sérieux. C’est ce télescopage des mondes qui rend son œuvre passionnante.
Souvent, on considère le libéralisme comme une chose froide, glacée, très ennuyeuse. Or Revel nous montre que le vrai festin, c’est la liberté. Revel n’est pas du tout un désespéré, il sait que la liberté n’est pas sûre de gagner, mais cela reste une possibilité. Raymond Aron n’a pas assisté au dénouement du XXème siècle, tandis que Revel a vécu la chute du mur. Il n’est pas pour autant tombé dans l’utopie de la fin de l’Histoire et de l’avènement de la démocratie de marché. Il avait compris que les menaces n’avaient pas disparu et que les démocraties restaient des régimes fragiles et contestables. Mais il en restait un défenseur infatigable.

Lætitia Strauch-Bonart :
Nous vivons une période un peu étrange, dans laquelle des gens comme Revel ou Aron sont commémorés, mais guère lus et médités. Mais il se pourrait bien qu’ils soient redécouverts dans dix, vingt ou trente ans. Cela arrive aux artistes (Bach est longtemps resté sur le banc de touche, avant d’être redécouvert par Mendelssohn), aux philosophes (Schopenhauer était incompris de ses contemporains et n’a connu le succès qu’à la fin de sa vie). Ce sont des questions de perspectives, il est tout à fait permis d’espérer que dans quelques années, Revel soit reconnu en France à sa juste valeur : un grand journaliste, un grand philosophe, un grand polémiste …
Comme l’a dit Nicolas, Revel est un homme des Lumières. Il a cette clarté dans l’expression qui n’est absolument pas du simplisme. Elle résulte d’un travail colossal de recherche et de réflexion. Il a cette capacité à extraire d’un sujet sa substantifique moelle. En préparant cette émission, j’ai relu quelques pages de ses mémoires, et il explique par exemple comment il écrit ses éditoriaux pour Le Point. Il dit que pour arriver à trois feuillets, soit environ 4500 signes, il faut écrire dans sa tête un article beaucoup plus long, dans lequel on discute avec soi-même. Ce n’est qu’après cela qu’on peut garder les traits les plus saillants, pour aller vite et fort. C’est non seulement la méthode d’un journaliste exemplaire, mais aussi la marque d’un grand styliste.

Philippe Meyer :
Un festin en paroles (1979) est un livre sur l’histoire de la gastronomie, et L’œil et la connaissance (1998) sur l’histoire de l’art. Tous deux montrent qu’on jouit mieux de la cuisine et de la peinture quand on connaît l’histoire de l’une et de l’autre. Plus on est préparé à aller dans un musée ou une exposition, plus on s’aperçoit que l’œil seul ne voit pas, qu’il a besoin d’avoir été nourri, et notamment par l’histoire. Là encore, c’est assez largement à contre-sens d’une époque qui ne jure que par la spontanéité et le contact direct.

Henri Astier :
Lætitia parlait d’une redécouverte possible de Revel dans quelques années, en prenant Schopenhauer pour exemple. Il y a une théorie de lui qui convient parfaitement à Revel, sur « les trois étapes de la vérité ». Dans un premier temps, on la ridiculise, ensuite, on la combat vigoureusement, enfin, elle est une évidence. C’est par exemple exactement ce qui est arrivé à Jean-François Revel à propos de son anticommunisme, qu’il adopte dans les années 1960 : ridiculisé, combattu, avant d’être admis comme allant de soi : « évidemment que l’URSS était une puissance totalitaire et néfaste, vous ne nous apprenez rien » …
On a reproché à Revel son catastrophisme, alors que comme le rappelait Nicolas, il était en fait optimiste. Simplement, il avait l’honnêteté intellectuelle de regarder les faits. On lui a dit : « vous vous êtes trompé. Vous nous aviez prédit que les démocraties seraient écrasées par les totalitarismes, alors qu’en fait, ce sont elles qui ont eu raison de l’URSS. » Mais il n’a jamais dit que les démocraties étaient moins fortes que le communisme, il a dit que le communisme était fort des faiblesses des démocraties ; que les démocraties n’étaient pas prêtes à se défendre. Dans Comment les démocraties finissent, son message est exactement celui d’Abraham Lincoln, qui disait : « if destruction be our lot we must ourselves be its author and finisher. As a nation of freemen, we must live through all time, or die by suicide ». (« Si la destruction est notre destin, c’est nous-mêmes qui devons en être les auteurs. En tant que nation d’hommes libres, nous devons soit vivre éternellement, soit mourir par suicide »). C’est une incitation au sursaut. Si Revel avait dit que les démocraties étaient vouées à périr, son livre aurait été vendu à Moscou …

Nicolas Baverez :
Il est vrai que toute la génération de la pensée antitotalitaire a été largement oubliée, mais je crois que la redécouverte n’attendra pas vingt ans, qu’elle est pour maintenant. Certes, on n’est plus dans cette configuration si particulière de la guerre froide, mais les risques pour les démocraties sont exactement les mêmes. Les stratèges et les diplomates d’aujourd’hui redécouvrent Aron, et je pense que la redécouverte de Revel se fera autour de la question de l’information. C’est vraiment là qu’il a apporté quelque chose de tout à fait unique, qui éclaire à la fois le volet technologique de l’information d’aujourd’hui (le phénomène des réseaux sociaux) mais aussi la guerre hybride menée par les empires autoritaires. Cette question de l’information est aujourd’hui très mal traitée, de façon très idéologique, et n’est pas considérée assez sérieusement. On ne lui apporte pas de réponses institutionnelles et politiques.

Les brèves