LE VÉNÉZUÉLA
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
La situation du Venezuela est aujourd’hui celle d’un pays, qui possède les plus grandes réserves de pétrole connues du monde, et qui connait une pénurie d’essence depuis plusieurs mois. D’un pays régulièrement plongé dans le noir par les coupures de courant qui touchent les ménages, les magasins mais aussi les hôpitaux en pleine crise du coronavirus. D’un pays où la violence, déjà très présente à Caracas avant la crise, a explosé (les statistiques criminelles établissent le Venezuela comme le pays le plus violent du monde, d’un pays où le taux de pauvreté, qui était passé de 55,1% à 27,5% entre 2003 et 2007 est aujourd’hui estimé à 80%, d’un pays dont le PIB a été divisé par deux entre 2013 et 2018 tandis que l’inflation atteignait 130.000% en 2018 selon la Banque centrale du Venezuela.
Cette crise économique et sociale est également politique : deux légitimités opposées coexistent. Nicolas Maduro, élu président en 2013 avec 50,6 % des voix, est le successeur désigné d’Hugo Chavez qui dirigeait le pays depuis 1999 et dont les partisans vantent la forte augmentation des dépenses sociales financées par le cours élevé du baril aujourd’hui au plus bas. Nicolas Maduro dispose du soutien de l’armée et le chavisme occupe une place importante dans le sous-continent américain à travers un réseau d’alliances et des réseaux d’influence.
Le parti chaviste a cependant perdu les élections législatives de 2015, permettant à l’opposition parlementaire de centre-droit d’ouvrir un procès en destitution contre Maduro. Pour contourner le Parlement, celui-ci a fait élire en 2017 une Constituante que l’opposition a boycotté. Depuis, le Parlement a désigné Juan Guaido président de la République par intérim. Cette décision a été immédiatement reconnue par les États-Unis, le Canada et le Brésil puis l’Union Européenne. De son côté, Maduro peut compter sur le soutien de certains pays tels que la Russie, l’Iran et la Chine. La pandémie est donc apparue dans un pays où le blocage s’est installé, tandis qu’au fil des mois Juan Guaido et ses proches font l’objet de nombreuses critiques de la part de la population vénézuélienne.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Comment expliquer un tel désastre (et le mot ne me paraît pas trop fort) au Vénézuéla ? Parce que des pays dont l’économie repose sur une économie de rente pétrolière, on en connaît d’autres. Mais ici, on atteint un degré de décomposition de l’Etat et des services publics absolument faramineux, avec une émigration massive de la population (même si la crise du coronavirus à poussé certains à revenir). Corruption, comportements mafieux ... Comment en arrive-t-on à ce point ?
Fabrice Andréani :
Le mot de désastre est en effet approprié. Moi qui me suis intéressé non seulement à l’état du pays mais aussi à sa construction et à sa perception idéologique par l’extérieur, je dirai qu’on est passé du mirage au désastre.
Quand Chávez est arrivé au pouvoir, on a cru un moment qu’on parviendrait à concilier des formes de redistribution à des réformes de fond, un peu comme ce qui avait déjà eu lieu au Vénézuéla dans les années 1970, à la faveur du premier gros boom pétrolier. Des services publics s’étaient alors mis en place : éducation pour tous, hôpitaux ... Au début des années 1980, le Vénézuéla était le pays le plus riche d’Amérique Latine, et de loin (au point qu’une ligne de Concorde allait à Caracas). Il est désormais le pays le plus pauvre d’Amérique Latine et des Caraïbes.
Le pays a donc subi une destruction matérielle, institutionnelle et même morale d’une rapidité qui n’est comparable à aucune autre en temps de paix. La plupart des économistes, qu’ils soient locaux ou étrangers, et quelle que soit leur obédience théorique et idéologique, s’accordent là dessus. A l’exception de quelques experts officieux, tous reconnaissent qu’il s’agit de la plus grosse crise qu’a connue le Vénézuéla depuis la guerre fédérale des années 1860.
Pour l’expliquer un peu schématiquement, on dispose de deux lectures possibles. L’une est libérale ou néo-libérale, et elle blâme le socialisme, la mainmise de l’Etat sur l’économie. L’autre est « de gauche critique », où se retrouvent les trotskystes et certains libertaires. Pour eux, l’échec tient au fait qu’il ne s’agit pas d’un vrai socialisme, qu’en réalité la part du secteur privé n’a jamais cessé de croître, sous Chávez comme sous Maduro (elle a en réalité légèrement décliné sous Maduro, mais à cause d’une chute générale de la production).
Les deux ont à la fois raison et tort. On a eu en quelque sorte en même temps ce qu’on a pu observer dans les pays de l’Est au début et à la fin des régimes socialistes. Au début, le processus d’étatisation à marche forcée en passant par le parti (c’est à dire en confiant à des militants la tête d’entreprises nationalisées), et à la fin le pillage mafieux du pays dans ce qu’on a appelé les processus « thermidoriens », comme ce qui a pu se passer en Union Soviétique, au Cambodge, au Vietnam, des pays qui n’avaient plus de socialistes que le nom. Mais au Vénézuéla, ces deux « phases » qu’ont connues les pays de l’Est ont eu lieu en même temps.
Avec une différence notable cependant : le chavisme n’a laissé aucune grande œuvre matérielle ou palpable. C’est le concept de la « ruine prématurée » : il y a aujourd’hui dans le pays des bouts d’autoroute, des ébauches de constructions ... Au plus fort du boom pétrolier (entre 2003 et 2013), Chávez a lancé une montagne de projets, qui ont reçu des financements. Ainsi, on allait construire des Kalashnikov, des satellites, des télévisions, que sais-je encore ... On inaugurait des usines de tout et n’importe quoi, et une fois la photo faite, les travaux s’arrêtaient, mais l’argent avait entre temps été récupéré par les différents acteurs du projet.
Il n’y a pas une seule explication à la situation actuelle du pays, mais pour résumer, on pourrait dire qu’il y a un parti qui capte l’Etat, un peu comme dans certains totalitarismes, mais avec la discipline productive en moins. Le régime combine le contrôle politique (érosion du pluralisme politique entamée sous Chávez, démultipliée sous Maduro) à un laisser-faire assez généralisé dans ce qu’on appelle les illégalismes économiques. Ainsi, le principal business était la contrebande de devises via le contrôle d’échanges. Un contrôle d’échanges était en effet en place depuis 2003, mais sans aucun contrôle des devises assignées. On a au début privilégié les entrepreneurs proches du chavisme, mais petit à petit, cela s’est généralisé à toute une oligarchie. Parallèlement à cela, la redistribution est aussi allée très loin. Aux meilleures années du boom, tout le monde avait droit à des devises subventionnées. J’avais par exemple des amis, qui, même en tant que simples citoyens, avaient droit à 3.000$ à dépenser à l’étranger et entre 500$ et 1.000$ d’achats sur internet.
Cette mécanique générale d’orgie rentière a donc touché tout le pays, très inégalement selon la proximité de chacun avec le pouvoir. Cela a également été un mécanisme de contrôle de la dissidence, ou du moins de l’opposition. Cette dernière était assez peu réprimée dans les débuts.
Richard Werly :
Je voudrais éclairer ce que vient de dire Fabrice Andréani par un témoignage personnel, car il se trouve que j’ai passé deux semaines au Vénézuéla il y a un peu plus d’un an, en février 2019. Les choses se sont depuis considérablement dégradées, mais déjà à l‘époque on voyait ce qu’était devenu ce pays et ce régime.
D’abord, à cette époque (cela a changé depuis), on ne pouvait pas utiliser de dollars à Caracas, il fallait donc utiliser la monnaie locale, le bolivar. Mais l’inflation était telle que c’était en réalité impossible : la moindre marchandise coûtait des sommes astronomiques. Il n’y avait donc qu’une seule solution : obtenir de la part d’un vénézuélien une carte de crédit. C’était une gymnastique infernale, où votre ami devait approvisionner votre compte régulièrement, juste pour assurer les dépenses du quotidien. Et je parle en tant que visiteur étranger ayant les moyens, mais vous imaginez la situation des Vénézuéliens eux-mêmes ...
J’ai été très frappé de ces précipices de détresse et de complications dans lesquels la population est plongée. Le Vénézuéla a selon moi été frappé par trois effondrements. Le premier est celui de l’Etat : vous ne pouvez compter que sur vous-même ou éventuellement sur les milices chavistes qui vous approvisionnent si vous êtes du bon côté. Le deuxième effondrement est celui du moral de la population : chacun vit au jour le jour, voire moins : on ne sait pas ce qui va se passer l’après-midi quand on se lève le matin. Dans ces conditions, il est évidemment impossible de reprendre le travail, et encore moins pour un entrepreneur d’envisager l’avenir. Troisième effondrement : celui du système, qui est aujourd’hui dans les mains des seuls secteurs qui rapportent encore, à savoir la vente de pétrole brut, mais aussi les stupéfiants. Régulièrement, on voit passer sur internet des informations sur l’arrestation de tel ou tel officier de l’armée vénézuélienne à la tête d’un trafic de drogue.
Il est vrai qu’il y a encore des partisans du régime. Celui-ci a encore les moyens d’organiser des rassemblements de gens venant applaudir Maduro. Mais ce n’est qu’une mise en scène, c’est le seul moyen pour les participants de repartir avec de la nourriture ou un avantage matériel.
Fabrice Andréani :
Il y a eu une crise politique importante, où Chávez a été renversé 48 heures, puis une grève pétrolière, et un référendum révocatoire en 2004, où Chávez triomphe. C’est au sortir de cette crise que le boom pétrolier se fait sentir, et que se met en place une mécanique particulière. Un scrutin à peu près tous les ans, la judiciarisation du politique pour empêcher certains opposants de se présenter. Dès ce moment, Chávez met en place des fidèles. Il privilégie largement la loyauté à la compétence, c’est ainsi qu’on en arrive à des choses hallucinantes : le poste de directeur général du Trésor a par exemple été successivement occupé par le garde du corps de Chávez puis par son infirmière personnelle.
La composante népotiste est apparue très tôt. Les « nationalisations » sont en trompe-l’œil : on met la main sur des entreprises, on place à leur tête des hiérarques chavistes, généralement corrompus, et l’entreprise est siphonnée. C’est ainsi qu’apparaissent en 2007-2008 les premières dissidences ouvrières dans les grands complexes sidérurgiques : des grèves pour protester contre la corruption. La répression ne se fait pas attendre : les protestataires sont emprisonnés. Et à mesure que l’opposition grandit électoralement parlant, elle est diabolisée. C’est là que la gauche internationale joue un rôle important. C’est le discours qu’on retrouve chez Jean-Luc Mélenchon aujourd’hui, dans lequel se retrouvent des éléments de langage datant de 10-15 ans, et fonctionnant comme une sorte de novlangue permettant de tout justifier ...
La corruption au Vénézuéla n’est pas née avec Chávez, elle existait avant, mais dans un système bipartisan, ce qui créait des garde-fous. A présent que l’hégémonie du Parti Socialiste Uni du Vénézuéla est totale, il n’en va plus de même. Les trois quarts des juges ne sont pas titularisés et donc révocables à loisir.
David Djaïz :
J’aimerais revenir sur la généalogie du désastre. Je me demande si celui-ci est imputable aux fondamentaux de la politique économique de Chávez, autrement dit si le ver était dans le fruit dès le début, ou à une inflexion autoritaire et cleptocratique qui s’est affirmée à la fin des années Chávez et accélérée avec Maduro ?
Car les premières années de Chávez ont tout de même suscité un enthousiasme considérable. Je crains que ce désastre soit érigé, à des fins de propagande, en contre-exemple absolu pour discréditer toute politique socialiste (ou du moins fortement redistributrice) en Amérique Latine.
Les sociétés sud-américaines sont-elles condamnées à osciller entre des politiques néo-libérales inégalitaires faites de purges d’austérité, et des politiques socialisantes délirantes ? Une troisième voie est-elle possible ?
Fabrice Andréani :
Le chavisme des débuts est militaire, puis se crée une coalition de gauche (même s’il y avait toute une partie de la gauche vénézuélienne hostile à Chávez, on l’oublie trop souvent). Dans cette coalition se trouvaient des partis socio-démocrates, mais aussi quelques hauts fonctionnaires très compétents. Plusieurs obédiences de gauche dans la société civile, des conservateurs du côté des militaires, mais tous unis par le nationalisme.
Pour ma part, je pense qu’effectivement, le ver était déjà dans le fruit, même si je reconnais que c’est un peu facile à dire a posteriori. Au niveau de ce qui a été mis en place pour effectuer la redistribution, il n’y a eu aucune réforme fiscale (c’est d’ailleurs aussi le cas dans les autre pays d’Amérique Latine). La fiscalité est restée très régressive. La redistribution a effectivement été très importante, mais très territorialisée, et axée sur certaines populations travaillant dans l’économie informelle. Il s’est créé une mythologie consistant à dire que tout cela n’avait jamais existé avant, mais c’est faux. Un premier krach dans les années 1980 avait dégradé tout cela, et le chavisme a donc mis en place ces redistributions une fois la crise de 2002-2004 passée : embauches, services de santé, alphabétisation ...
Mais tout cela a fonctionné de manière totalement indiscriminée par rapport aux revenus des uns et des autres. Par exemple, il existe une subvention à l’essence qui fait qu’encore aujourd’hui, on peut faire le plein pour environ 1$. Mais elle s’adresse autant à la modeste infirmière qui va sauver des vies dans cette période de pandémie, qu’à l’oligarque qui fait le plein de son Hummer pour une virée entre copains ...
La redistribution s’est élargie, mais elle repose sur des mécanismes qui existaient déjà, typiques d’un pétro-Etat. Pendant le chavisme, elle a pris des proportions démesurées, avec un retour de bâton proportionnel.
Béatrice Giblin :
J’aimerais aborder la question de l’opposition. En janvier 2019, Guaidó déclare qu’il sera le nouveau président par intérim. Il reçoit aussitôt l’appui des Etats occidentaux : USA, Royaume-Uni, France ... On a alors l’impression que Maduro va tomber.
Aujourd’hui, Guaidó a perdu l’appui de l’opinion publique, et il est largement discrédité. Quelles erreurs ont été commises pour que cette opposition n’arrive pas à vaincre Maduro ? On sait que l’armée n’a pas suivi, et que c’est un facteur crucial, mais y a-t-il d’autres éléments ?
Fabrice Andréani :
Il est toujours un peu délicat de lister les erreurs a posteriori, mais tout de même, on peut relever quelques éléments.
D’abord, le rapport aux protestations et aux mobilisations qui ont eu lieu dans le pays : dès 2014, puis en 2017 et 2018. Ces manifestations ont largement été au delà de la polarisation « pour ou contre Chávez ». La question fondamentale a été le rapport de l’opposition parlementaire aux secteurs populaires, et pas seulement à ceux conquis aux chavistes.
En 2017, le discours consistait à dire : « nous n’allons pas protester, car ces mouvements sont convoqués par l’opposition, autrement dit par la droite » (alors qu’en fait il s’agissait d’une coalition bien plus large). 2017 marque l’essoufflement de l’opposition à la Constituante, il y a 150 morts, de nombreux emprisonnements, la systématisation de la torture, le chantage aux familles, l’exil devenant carrément un exode ... En 2018, la protestation sociale est très large, il ne s’agit absolument pas d’un front unifié, cela part dans tous les sens. Et en 2019, la proclamation de Guaidó par le Parlement, qui génère un réel enthousiasme. Mais avant même cette proclamation, beaucoup de protestations avaient déjà éclaté dans des barrios populaires et dans les grandes métropoles, suivies d’une répression très dure, qui fit une cinquantaine de morts. A ce moment là, même les sympathisants du chavisme sont incrédules : ils ne comprennent pas pourquoi Guaidó n’a pas fait état de ces exécutions sommaires, ni envoyé qui que ce soit aux funérailles ... Pourquoi ne s’est-il pas servi de cela, même par cynisme ?
Il y a encore une composante de classes dans l’opposition, des réflexes si bien ancrés que l’opposition n’est pas parvenue à invoquer des protestations qu’elle ne pouvait pas contrôler.
Il y a un autre aspect très important. Dans le rapport au droit (constitutionnel et même international), il y a une naïveté qui consiste à croire qu’il suffit de ne pas reconnaître le président, que les soutiens des USA et de l’UE vont suffire ... Cette idée que « les Américains vont arriver » a d’un côté nourri un fort sentiment anti-américain chez les soutiens de Maduro, et d’autre part largement démobilisé les protestataires, qui ont tout misé sur cela. Cette idée consistant à croire que « toutes les options sont sur la table » est un fantasme total, qui n’a aucune chance d’advenir. Même pour des diplomates étrangers voulant donner un coup de main aux dissidents, il est bien plus efficace de composer avec le pouvoir en place que de compter sur une intervention extérieure.
Richard Werly :
Je m’interroge sur l’avenir de ce régime, et la possibilité d’une alternative politique. Jusqu’où l’effondrement du système Maduro peut-il aller ? Et si Guaidó, pourtant soutenu par les Etats-Unis et l’Europe, ne peut pas constituer une alternative politique, alors qui ou qu’est-ce qui le pourra ?
Fabrice Andréani :
Sur votre première question, je dirai que Maduro peut encore malheureusement aller très loin. Il y a quelques exemples, comme le Zimbabwe où Mugabe lui-même a présidé à l’hyperinflation et à la mise en place des réformes d’austérité, jusqu’à la fin, dans une économie entièrement en ruine.
Les sanctions américaines, on le sait, ont pour effet de consolider les régimes en place, on l’a vue en Iran ou à Cuba. Même le seigneur de la guerre libyen Haftar est allé au Vénézuéla expliquer comment exporter du pétrole brut tout en important de l’essence. Maduro envoie de l’or (dont le sud du pays est très riche) en Turquie, au Qatar, bref, il peut maintenir son système encore assez longtemps. Un autre effet paradoxal des sanctions internationales est un rapatriement des capitaux : des gens qui ne pouvaient pas dépenser leurs dollars, bloqués, les réinvestissent au Vénézuéla.
Il n’y a malheureusement pas de relation de cause à effet entre l’effondrement et la dé-légitimation du régime. Autrement dit, ce n’est pas parce que tout s’écroule que quoi que ce soit va changer dans le gouvernement.
Quant à votre deuxième question sur l’alternative politique, j’insiste sur le fait que les Américains et les Européens ont très peu de chances de forcer Maduro à se rendre à la table des négociations, seuls ses soutiens ont ce pouvoir : la Russie, la Chine et Cuba. Il en était de même pendant la transition en Afrique du Sud, ou pour les référendums au Chili sous Pinochet : à l’époque ce sont les Américains qui ont tapé du poing sur la table, et cela a été suivi d’effet parce que les USA étaient alliés de ces régimes. Ici, ce sont les adversaires, pourquoi Maduro les écouterait-il ? On est donc un peu dans le wishful thinking en s’imaginant que l’Europe ou les USA vont être entendus dans cette affaire.
On pourrait imaginer une recomposition politique dans l’opposition : que la partie de l’opposition qui acceptera de jouer le jeu des prochaines élections législatives (contrôlées de A à Z) arrive à décrocher quelques sièges et parvienne à faire des alliances avec une partie du chavisme pour créer une nouvelle dissidence. Vu sous cet angle, tout est possible. On peut aussi imaginer de multiples foyers de protestation que le pouvoir ou les collectifs civils armés n’arrivent pas à éteindre. Ou une défection militaire massive. Tous les scénarios sont possibles, mais encore une fois, ce n’est pas parce que tout s’effondre que la chute du régime est plus probable. Le chavisme a ceci de particulier qu’il se maintient grâce à l’effondrement, tout en en précipitant le processus.
Béatrice Giblin :
Quel pourrait être le rôle de la diaspora vénézuélienne ? Cette bourgeoisie qui a quitté le pays aura-t-elle selon vous un poids significatif ?
Fabrice Andréani :
Cela va mettre du temps, mais on voit peu à peu se mettre en place des rapprochements inédits entre des groupes qui étaient farouchement opposés encore très récemment. C’est plutôt une bonne nouvelle, car cela va peser dans l’aide matérielle aux gens sur place. Et politiquement, des rencontres se font, des alliances se nouent, des communiqués communs sont publiés, bref les choses bougent, mais des résultats significatifs ne sont envisageables qu’à long terme. Et il ne faut pas oublier que les gens en place au Vénézuéla ne peuvent pas lâcher le pouvoir, d’autant plus que bon nombre d’entre eux sont poursuivis pour narcotrafic aux Etats-Unis ...
David Djaïz :
On voit aujourd’hui que le Vénézuéla est en proie à une sorte de guerre civile de basse intensité. La situation en a toutes les caractéristiques : la spirale des factions, les déplacements de populations ... Pourrait-elle dégénérer dans un scénario à la syrienne selon vous ?
Fabrice Andréani :
La situation vénézuélienne est souvent comparée à la Syrie, mais à mon avis, elle ressemble davantage à celle du Kivu, en République Démocratique du Congo, dans la région des Grands Lacs. Il n’y a pas d’opposition armée au Vénézuéla. Il y a eu de la dissidence militaire, mais ce n’était qu’une infime partie de l’armée, lancée dans un grotesque simulacre de la Baie des Cochons. Mais en dehors de cela, pas d’opposition armée. On pourrait donc imaginer que cela dégénère en guerre civile si et seulement si l’opposition prend les armes. Et on peut imaginer que cela arrive, qu’un autre tir du pouvoir sur des manifestants soit la goutte d’eau qui fasse déborder le vase, mais pour le moment cela n’a pas été le cas, ou très peu, contrairement à ce qu’ont pu prétendre des soutiens internationaux du chavisme.
Une partie de la jeunesse vénézuélienne est prête à prendre les armes, c’est certain, mais pour le moment ce n’est pas arrivé. Si cela se produisait, on serait dans un conflit à plus de deux parties, avec des factions pro et anti régime, des groupes armés mafieux travaillant un peu avec les deux camps selon le territoire, des dissidences de la guérilla colombienne, bref un conflit multi-bandes. Mais on n’en est pas là. Le pari de l’opposition est que l’armée vénézuélienne a traditionnellement toujours fait en sorte d’éviter la guerre civile. Ceci étant dit, la situation est très volatile, et la violence est généralisée : le moindre barrage routier peut être fatal.