Thématique : l’humanisme en crise, avec Francis Wolff / n°363 / 11 août 2024

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L’HUMANISME EN CRISE

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Francis Wolff, vous êtes philosophe et professeur émérite à l’École normale supérieure. Qu’est-ce que philosopher ? « Chanter comme un castrat du 18e siècle, dites-vous, avec une voix d’enfant et une technique d’adulte. » Ainsi votre œuvre s’est-elle construite autour des interrogations de l’enfance – « qu’est-ce que ? » ; « pourquoi ? » – et des réponses rigoureuses de la raison philosophique. En reprenant la métaphore de Descartes, vous comparez votre philosophie à un arbre dont les racines seraient votre ontologie, le tronc votre anthropologie et les branches votre éthique, votre politique et votre esthétique.
Filons cette métaphore : nous vous invitons afin d’interroger la branche politique de votre arbre, le Plaidoyer pour l’universel que vous avez publié en 2019 et dans lequel vous cherchiez à refonder une idée en crise aujourd’hui : l’humanisme. Cette branche repose sur votre tronc anthropologique – Qu’est-ce que l’homme ? Ou plutôt qu’est-ce qui est propre à l’homme ? Pour vous, ce n’est ni la raison, ni le langage, mais leur union indissociable, ce que vous appelez la « raison dialogique ». Cette définition vous permet de fonder, en raison, une éthique humaniste, universelle, qui repose sur le principe de réciprocité, et dont la traduction politique est l’idéal démocratique avec son accomplissement à l’échelle de l’humanité, l’idéal cosmopolitique.
Si ces considérations peuvent sembler abstraites, elles sont en réalité très concrètes, en particulier lorsque vous les utilisez comme critère d’évaluation des valeurs. Vous montrez que sont antihumanistes toutes valeurs fondées sur l’inégalité a priori des humains, comme le racisme ou le nationalisme, ainsi que toute application du principe d’égalité qui trahit le principe de réciprocité, comme l’antispécisme.
Pour ce qui est de la guerre au Proche-Orient, fidèle à ce principe de réciprocité, vous espérez que « chaque peuple surmonte un instant sa propre souffrance pour percevoir le peuple ennemi (usurpateur ou assassin) comme susceptible de souffrir lui aussi », et vous défendez la « la seule solution raisonnable et universelle » : deux États dans des frontières sûres et reconnues par la communauté internationale. Ceci n’est pas contradictoire avec votre utopie cosmopolitique. D’abord parce qu’il s’agit moins d’un but – ce que vous appelez une utopie en acte – que d’un idéal régulateur. Ensuite parce que cet idéal cosmopolitique ressemble davantage à une confédération mondiale de fédérations régionales démocratiques. En 2018, dans une recension de votre ouvrage Trois utopies contemporaines qu’il avait faite pour la fondation Jean Jaurès, David Djaïz avait pointé les risques de dépolitisation que comporte un tel projet et défendait plutôt des États-Nations ouverts sur le monde. Comme lui Nicole Gnesotto et Lionel Zinsou ont beaucoup de questions à vous poser.
Mais avant de laisser mes camarades vous interroger et user de leur « raison dialogique », pourriez-vous revenir sur ce concept fondamental, puisque c’est à partir de cette définition de l’homme que s’articule toute votre réflexion sur l’humanisme ?

Kontildondit ?

Francis Wolff :
En me posant cette question, vous usez de votre raison dialogique, puisque nous sommes ici en train de la pratiquer en acte : nous dialoguons. J’oppose la raison dialogique à deux choses : d’une part à l’absence de raison, et d’autre part à la raison monologique. Cette dernière est celle qui est à l’œuvre dans le travail d’investigation scientifique, ou dans la démonstration mathématique, par exemple : nous y inférons des conséquences à partir de principes. On utilise pour cela l’outil de la rationalité. La rationalité dialogique de son côté, comme son nom l’indique, est mise en œuvre dans le dialogue, et qui, selon moi (et d’après les travaux que j’ai effectués sur la rationalité et la science grecques) est à l’origine de l’idée même de raison. Dans l’Antiquité, elle a plusieurs formes ; par exemple la rhétorique, l’instrument essentiel de la démocratie, ou la dialectique, c’est-à-dire le dialogue raisonné que pratiquaient les philosophes entre eux (et dont témoignent les dialogues de Platon), ou la démonstration mathématique. Car cette dernière (que nous prenons aujourd’hui pour un exercice solitaire) était à l’époque un jeu entre le professeur et l’élève.
Je pense donc qu’il s’agit de la forme originelle de la raison, celle que nous autres humains utilisons lorsque nous interrogeons en commun. J’ajoute un point essentiel : je dis qu’il s’agit d’une manière spécifiquement humaine d’utiliser le langage. En effet, toutes les autres utilisations du langage peuvent se retrouver chez d’autres espèces. Je pense aux fonctions du langage : par exemple, si je donne un ordre, ou si je tente de séduire quelqu’un. Mais une seule de ces fonctions est proprement humaine : celle dans la quelle je raisonne avec l’autre, où je puis approuver, ou bien dire non. La capacité à affirmer ou nier est spécifiquement humaine.

Nicole Gnesotto :
Ce qui m’a frappé dans vos travaux, ce sont des coïncidences que je n’avais pas soupçonnées entre la philosophie et la géopolitique. Quand on regarde le monde, on est inquiet de voir monter la critique des valeurs universalistes, autrement dit des valeurs de l’Occident et des démocraties. On a d’un côté la Chine, qui nous oppose le relativisme culturel, ou bien certains pays du Sud, qui nous reprochent notre hypocrisie, et pour qui l’universalisme dont nous nous targuons n’est qu’une défense déguisée d’intérêts nationalistes, ou encore des mouvements identitaires un peu partout, qui remettent en cause l’universalité des droits humains.
Comment la philosophie nous aide-t-elle à comprendre ce mouvement planétaire de contestation des valeurs universalistes ? Et surtout, nous permet-elle d’y répondre ?

Francis Wolff :
Vos questions en contiennent beaucoup d’autres. D’abord, il s’agit de savoir si ces valeurs occidentales sont vraiment universelles, et réciproquement, si les valeurs universelles sont les valeurs occidentales. Je pense qu’on met beaucoup de choses dans le même sac de critiques adressées à l’Occident. Certaines sont tout à fait pertinentes, d’autres moins. Mais sur la question des valeurs, cette assimilation entre universelles et occidentales me paraît discutable. Prenons un exemple évident. Lorsque les Iraniennes se révoltent et clament « Femme ! Vie ! Liberté ! », les mollahs répondent : « valeurs occidentales ». Sont-elles porteuses des valeurs occidentales ? A mon avis, elles sont plutôt porteuses de valeurs universelles. Au moment des printemps arabes, la répression féroce qui a suivi (notamment en Syrie) a été « justifiée » au nom de la défense d’une culture contre l’Occident. Dans le cas de la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine déclare combattre l’Occident et ses valeurs.
Autrement dit, cette assimilation est très souvent utilisé par les despotes du monde entier. Ainsi la révolution en Iran de 1979 était portée par des gens qui voyaient dans les extraordinaires inégalités et dans la corruption du régime du Shah des valeurs occidentales. Je me garderai donc bien d’assimiler valeurs occidentales et valeurs universelles, pour deux raisons. D’abord parce qu’évidemment, l’Occident est loin d’être irréprochable et d’agir selon les valeurs qu’il professe (ainsi, on peut très bien arguer que la guerre en Irak ne faisait que défendre des intérêts américains ou occidentaux). Ensuite, parce que je ne pense pas que les valeurs universelles soient occidentales. Considérons par exemple l’œuvre du prix Nobel d’économie Amartya Sen (également philosophe) : tout son travail a consisté à montrer que ces valeurs universelles ne sont pas l’apanage de l’Occident, qu’elles ont pu être portées à certaines époques sur d’autres continents : en Afrique, en Inde, les exemples sont multiples.
Ce qui fait qu’on peut dire que des valeurs sont universelles, c’est qu’elles sont formelles, elles n’ont pas de contenu substanciel. Il y a souvent une confusion entre le contenu substanciel (par exemple culturel ou religieux) et les valeurs seulement formelles de l’autre (la laïcité, le droit du contradictoire sur le plan juridique …). C’est parce que ces valeurs sont formelles qu’elles peuvent devenir universelles, quel que soit le contenu substanciel des cultures qui le portent.

Lionel Zinsou :
Je voudrais commencer par exprimer ma gratitude envers votre œuvre, qui est un guide extraordinaire pour penser les sujets éthiques et géopolitiques contemporains. Et je vous rejoins tout à fait sur le distinguo que vous venez de faire : il faut que les Occidentaux arrivent à se débarrasser de cette assimilation entre « occidental » et « universel » à propos des valeurs. N’oublions pas la mémoire, si j’ose m’exprimer ainsi. Ainsi, quand le président Biden rassemble les démocrates de différents continents, n’oublions pas que certains pays sont décolonisés depuis très peu de temps (par exemple la Namibie en 1988). N’oublions pas non plus que l’esclavage avait été remplacé par le travail forcé, et que l’abolition du travail forcé dans les colonies françaises d’Afrique de l’Ouest ne date pas de 1848, mais de 1946, avec la loi Houphouët-Boigny … Tout cela concerne des gens encore vivants. Il y a donc beaucoup de pays qui ont une mémoire récente de la transgression de toutes les valeurs universelles par les pays occidentaux. Je crois qu’il est très important de cesser d’assimiler « universel » à « occidental », au point qu’il faudrait créer un mouvement associatif puissant sur ces aspects « cosmopolitiques ».
Mais ce n’est pas désespérant pour autant : même en voyant le monde fragmenté d’aujourd’hui, la montée des nationalismes et des mouvements identitaires, on peut aussi regarder l’Europe, qui est une construction historique intéressante, avec une abolition des frontières. Mais elle n’est pas sans équivalent : en Afrique par exemple, on aurait pu passer son temps à faire la guerre pour changer le tracé des frontières, décidées arbitrairement à coups de règle sur une carte lors de la conférence de Berlin de 1885, et qui séparaient les peuples, les cultures et les langues. Certes, cela a provoqué plusieurs conflits, et aujourd’hui encore certaines nations n’ont pas de territoire (comme le peuple peul). Mais dans l’ensemble, on aurait pu penser que l’avenir ne serait qu’au conflit, or il se crée un cosmos un peu différent. Aujourd’hui, il va se créer en Afrique le plus grand marché unique du monde, qui dépassera les frontières. En Amérique latine avec le Mercosur, en Asie du Sud-Est avec l’Aseat, il y a ces dépassements, avec des « confédérations régionales ». C’est tout à fait frappant : on est en train de s’unir. J’étais à la COP28, et ce sont désormais des ensembles qui s’expriment : l’Afrique y parlait d’une seule voix, alors qu’il n’y a pas encore si longtemps, elle était inaudible. Face aux nationalismes et aux replis divers, il y a aussi beaucoup de regroupements et d’unions. Ce combat vers le cosmopolitique que vous décrivez est un combat long et ardu, mais il est tout de même jalonné de quelques victoires.

Francis Wolff :
Merci de ces remarques, qui vont en effet dans le sens de mes réflexions. Vous parlez de la COP28 en liaison avec le cosmopolitisme, et cela me paraît être un excellent exemple. Le meilleur citoyen du monde (c’est le sens étymologique du mot « cosmopolite »), c’est le GIEC. Parce qu’il s’agit d’un groupe de scientifiques de tous les pays qui, en dehors de leur travail de recherche, font des rapports sur l’état de la science et des recherches destines aux politiques. C’est l’utilisation exemplaire de ce que j’appelle la raison dialogique, au service de l’humanité, présente et à venir, indépendamment de toute frontière, ou de toute culture. C’est d’une certaine manière un des fondements de tout idéal utopique : construire une humanité de l’avenir. Pour moi, les travaux des COP (dont on se plait à railler les injonctions non réalistes, voire l’inutilité) sont le travail cosmopolite, ou cosmopolitique par excellence.
Par ailleurs, dans la critique que je fais de l’Etat-nation, ce n’est pas du tout l’Etat que je critique, mais la nation. Or où, comment et depuis quand « Etat » et « Nation » coïncident-ils ? Si l’on regarde la planète, c’est un cas plutôt exceptionnel et récent. Y a-t-il par exemple un « Etat arabe » ? Non. La coïncidence entre Etat et nation est quelque chose dont a rêvé l’Europe au XIXème siècle, et on observe justement qu’elle est en train de sortir de cela. C’est ce qui me fait dire comme vous que la construction européenne est un deuxième exemple d’utopie cosmopolitique. C’est là où s’est le plus installé le mythe de l’Etat-nation qu’on a voulu construire quelque chose d’absolument inédit, (sur les ruines de deux guerres mondiales) qui ne ressemblait à rien : un espace « post-national », ou transnational , qu’on est bien en peine de définir politiquement. Un système qui transcende les frontières et allie différentes cultures, différentes langues, etc. Tout ce sur quoi s’est fondée l’idée de nation (qu’il s’agisse de la langue, de la religion, de l’histoire, etc.) a été transcendé dans cette utopie qu’a été l’Europe. La troisième utopie est la démocratie. Tout cela fait à mon avis partie du même mouvement d’ensemble ; aujourd’hui, même si l’heure est plutôt sombre, si l’on prend suffisamment de recul, on aperçoit aussi des progrès.

David Djaïz :
Je suis ravi de retrouver Francis Wolff, car je fais partie d’une génération d’élèves de la rue d’Ulm, marquée par deux professeurs : Daniel Cohen en économie (à qui je pense chaque jour), et Francis Wolff en philosophie. Beaucoup de mes camarades et moi-même avons été structurés intellectuellement par vous, et je voulais vous exprimer ma gratitude pour cela.
A propos de la raison dialogique, je commencerai par une question volontairement provocatrice. Lorsque la philosophie a été confrontée à la révolution copernicienne, quand elle a été « tirée de son sommeil dogmatique » (pour reprendre l’expression de Kant à propos de sa découverte de Hume), on pourrait tout à fait soutenir que dans sa quête de connaissance, elle a été destituée par les sciences, et notamment les sciences expérimentales. Certains sociologues des sciences soutiennent qu’à partir de cette déstabilisation, la philosophie n’a cessé de régresser vers un être toujours plus lointain, tentant de se relégitimer face aux sciences expérimentales, dont l’essor était irrésistible. Avec l’essor de l’intelligence artificielle, ne faisons-nous pas face à un choc de la même ampleur ? Ne sommes-nous pas, avec la raison dialogique, en train d’essayer de recréer une légitimité pour la pensée philosophique, en dehors du langage pur (qui lui est accessible à l’IA) ?
Et puis, à propos de l’universalisme, il me semble que vous enterrez un peu vite la nation. Il n’y en a jamais eu autant qu’aujourd’hui. Ainsi en 1945, il n’y en avait par exemple que 40, le monde était essentiellement constitué d’empires, aujourd’hui il y en a 180. Le Sud-Soudan, le Timor Oriental, le Kosovo sont des Etats-nations très récents, et pourtant reconnus dans le système international. Et jusqu’à preuve du contraire, l’UE repose d’abord sur des traités conclus entre Etats-nations. Mais le capitalisme, la science et la technique, certains principes de raisonnements, tout cela a été incubé en Europe vers la fin du Moyen-Age, et est devenu une affaire universelle. Et il me semble que les non-Occidentaux reprochent moins à l’Occident d’avoir exporté tout cela que de l’avoir trahi, d’avoir tenu un double discours : prendre appui sur des valeurs prétendument universelles pour ne faire qu’appliquer la loi du plus fort. Pour dépasser la controverse entre universalisme et relativisme, ne serait-il pas possible de s’appuyer sur un concept forgé par Michael Walzer : l’universalisme de réitération. Ce philosophe américain s’est inspiré de la théologie juive pour forger ce concept. Dans la théologie juive, Dieu (en tant qu’universel) est inconnaissable, on ne peut le connaître que par approximation contextuelle. C’est tout le sens de l’alliance du peuple juif avec Dieu : un arrimage entre l’universel et le particulier. Et au fond, la situation d’aujourd’hui n’est est-elle pas celle-ci : des principes universels inconnaissables par nature, mais voués à se décliner dans des contextes, donc dans des Etats-nations ? C’est ce que je souhaitais répondre à votre très stimulant Trois utopies contemporaines : il me semble que le cosmopolitique ne s’oppose pas forcément à l’Etat-nation. Ce n’est pas parce la nation est bancale, en ce qu’elle repose parfois sur des bases ethniques, ou linguistiques, ou religieuses, etc. qu’elle ne permet pas d’exercer l’universel.

Francis Wolff :
Les questions sont énormes, mais je vais essayer !
Oui, la philosophie n’a cessé de reculer depuis l’essor des sciences expérimentales au XVIIème siècle. Elle a perdu un à un tous ses objets d’étude traditionnels. C’est par exemple le cas du temps. Jusqu’au XVIIème siècle, la réflexion à son propos était l’apanage des philosophes (qui à l’époque étaient également des physiciens). A partir de Galilée, puis Newton, et bien évidemment avec Einstein, il a été repris par les physiciens exclusivement. Les philosophes se sont donc petit à petit repliés vers leur pré carré, ce qu’on appelle le « temps de la conscience », avec l’ennui, la mémoire, l’anticipation …
Vous suggérez que l’essor de l’IA est une révolution comparable. J’avoue que je ne comprends pas l’analogie, parce que la révolution scientifique du XVIIème siècle, c’est le rapport entre théorie et expérimentation. Tandis que l’Intelligence artificielle, c’est essentiellement un outil technologique, certes critiquable à bien des égards, mais qui ne change pas fondamentalement le rapport entre l’humain et la nature. Peut-être y a-t-il un risque à ce qu’elle change quelque chose à la raison dialogique, puisque l’IA mime le dialogue. Mais ce qui compte dans la raison dialogique, ce n’est pas le raisonnement lui-même, mais la capacité de dire « oui » ou « non ». La capacité à s’entendre sur ce dont on parle pour pouvoir éventuellement être en désaccord sur ce qu’on en dit. Or je ne vois pas comment ces deux exigences seraient accessibles à l’IA. L’IA ne peut être qu’une excroissance pathologique de la raison monologique, mais pas de la raison dialogique.
Quant à la deuxième question, il y a une réflexion intéressante de Maurice Godelier sur la question : « peut-on se moderniser sans s’occidentaliser ? » C’est au fond la question que vous me posez, je crois. Il y a un exemple frappant : le Japon. Cet Etat-nation s’est occidentalisé en se modernisant, tout en conservant sa culture. Pour Maurice Godelier, s’occidentaliser signifie le capitalisme (faire du business), le christianisme, et la démocratie. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec ces trois critères, mais reconnaissons qu’à un certain moment, ça y ressemblait fort : le développement du capitalisme a été une affaire anglaise, qui s’est exportée, et qu’un certain nombre de pays ont dû importer pour se moderniser. Est-ce que c’est par là que cela a été porteur des valeurs universelles ? Je ne le pense pas. Si les valeurs sont universelles, comme je le disais plus haut, c’est parce qu’elles sont essentiellement formelles, elles n’ont pas de contenu culturel ou substanciel propre.

Philippe Meyer :
Vous qualifiez d’anti-humanistes les valeurs fondées sur une inégalité a priori entre les humains. Vous parlez du racisme ou du nationalisme, mais dans le prolongement de votre pensée, pourrait-on y ajouter ce que j’appelle l’idéologisme, c’est-à-dire la prétention à savoir où la marche de l’Histoire doit nous conduire et à faire en sorte que chacun s’y conforme. Et ne faudrait-il pas ajouter à votre cosmopolitisme un opportunisme, au sens de saisir toutes les opportunités qui se présentent, plutôt que d’agir selon un plan prédéterminé et rigide ?

Francis Wolff :
Dans Trois utopies contemporaines, il y a un passage où j’explique en quoi nous avons au XXème siècle souffert de la volonté de réaliser des utopies, et je distingue les deux grandes utopies qui ont traversé ce siècle. La première est l’utopie du bien absolu comme étant l’égal, la seconde est le l’utopie du bien absolu comme étant le pur. Deux idéologies, donc (pour reprendre votre terme) : l’idéologie de la pureté, et celle de l’égalité. Évidemment, je ne veux pas dire par là que lutter contre les inégalités signifie automatiquement tomber dans les travers de l’idéologie de l’égalité. En sommes-nous sortis ? Pas de l’idéologie de la pureté, en tous cas. Ce qui nous guette, ce qui monte partout dans le monde, ce sont les idéologies de la pureté, que cette pureté soit de la nation, de la religion, de la race ou que sais-je encore. L’idée étant qu’il faut se méfier de tout ce qui corrompt, tout ce qui est impur. L’idéologie de l’égal est en train de s’effondrer (et s’il ne s’agit que de l’idéologie, je trouve que c’est tant mieux).

Nicole Gnesotto :
Peut-on aujourd’hui considérer qu’il existe des perversions internes de la raison dialogique ? Je prends l’exemple du wokisme, qui part d’une revendication de défense des minorités au nom d’un universel, et qui, par un mécanisme que je ne comprends pas tout à fait, arrive à une philosophie excessive, anti-occidentale, anti-universelle … La façon dont on passe de l’un à l’autre reste pour moi un mystère.

Francis Wolff :
Je pense qu’on peut parler de wokisme à propos de ce qui se passe sur les campus américains, mais à mon avis, le terme ne convient pas à ce qui se passe en France, même si une partie de l’opinion de droite ou d’extrême-droite tente de nous convaincre qu’il s’agit de la même chose.
Dans une partie importante de la gauche intellectuelle mondiale (et particulièrement en France), ce qui est à l’œuvre, c’est ce que j’appelle les théories de la domination. Elles ont deux caractéristiques. D’abord, elles peuvent se décliner sur un tas de sujets très différents, ensuite, elles sont un héritage non reconnu de certains traits du marxisme traditionnel : l’antagonisme de classe, dont on a pu faire la généalogie dans l’antagonisme des races, etc. C’est l’idée que toute société est structurée par un antagonisme irréductible, qu’on va pouvoir décliner sur beaucoup d’autres objets. Ils seront tous structurés de la même façon : il y a des victimes d’un côté, des dominés, et donc de l’autre il y a évidemment des dominants. On retrouve cela dans certains aspects des luttes féministes, antiracistes, décoloniales, etc. Cela, c’est la forme française du wokisme. Parce qu’il y a en France ce qu’il n’y a pas aux Etats-Unis : une très forte tradition intellectuelle marxiste.
Aux Etats-Unis, on parle toujours de l’influence de Jacques Derrida ou Michel Foucault, mais quasiment jamais du sociologue Pierre Bourdieu, qui a pourtant eu une influence considérable. Car Bourdieu est un passage important dans la manière dont on a conçu les luttes, car il va exporter un certain nombre de concepts marxistes hors de la sphère économique et sociale, pour les penser d’une manière générale en termes de dominants / dominés.
Le problème est que cette structure convient tout aussi bien à des revendications identitaires. Celles-ci ont commencé par des revendications à l’égalité, mais vont bien vite, avec des termes comme « racisé », créer du racialisme là où on pensait pouvoir lutter contre le racisme.

David Djaïz :
A propos des conflits, on pourrait dire que le wokisme est une espèce de diffraction du marxisme, avec pour matrice l’idée que la société est fondamentalement conflictuelle, que c’est du deux, et pas du un. La société est bel et bien traversée par des rapports de pouvoir, il ne s’agit pas de le nier. Ce que je reproche au wokisme, c’est moins le constat que les solutions proposées, car ces solutions reposent elles-mêmes sur le conflit, sur la lutte, et jamais sur la délibération, sur la loi, etc. Je pense qu’il y a un corpus républicain à défendre, qui consisterait à dire qu’il ne faut pas nier les rapports de force qui traversent tous les étages de la société, mais qu’il est possible de les surmonter par la délibération, et l’usage de la raison dialogique. C’est là que votre pensée me paraît d’une pertinence et d’un intérêt tout à fait crucial, et s’apparente (peut-être sans le savoir ?) au corpus républicain.

Francis Wolff :
Nous sommes bien d’accord. Ce que l’on peut reprocher à cette vision de la société comme traversée d’antagonismes, ce n’est pas qu’elle dénonce les inégalités, mais plutôt qu’elle essentialise ce qui est de l’ordre de la relation. Bourdieu lui-même était infiniment plus subtil dans ses analyses, il considérait que les dominations étaient dans des champs distincts, qu’elles ne s’additionnaient pas. La gauche française pense qu’il existe un racisme systémique en France, et c’est aussi mon avis : il est plus difficile d’accéder à un emploi ou un logement avec tel patronyme qu’avec tel autre, par exemple. En revanche, je ne pense pas qu’on puisse résoudre un tel problème en disant que le gens sont racisés. Car quand on fait cela, on les enferme dans une essence (dont ils veulent la plupart du temps sortir).
L’autre problème est que tout cela ne fait pas une vision de la société. Ce n’est pas structurel, et cela ne s’additionne pas. La domination masculine n’est pas forcément liée au racisme, par exemple, ni au capitalisme. Le capitalisme s’accommode bien de tout cela, il en profite. S’il lui faut être inclusif, il le sera (et l’est déjà, il suffit de regarder une entreprise comme Disney).
Je crois qu’il peut y avoir un cadre de normes et de lois. C’est un recours à l’universel. Par exemple, la laïcité n’a pas de contenu particulier, elle n’est que la possibilité de cohabitation des diverses religions. Mais c’est toujours sur une base purement formelle. La raison dialogique n’a aucun contenu particulier, elle est la simple possibilité de délibération, et éventuellement de consensus.

Lionel Zinsou :
Dans la résurgence des populismes et des élans nationalistes, n’essaie-t-on pas de substituer les discours d’exaltation de l’Etat-nation, des identités et des frontières aux inégalités sociales réelles ? C’est essentiellement une façon de faire durer des inégalités sociales. J’ai l’impression de lire cela dans votre travail, et cela me paraît très intéressant, car jamais évoqué quand on perle des populismes ou des nationalismes. Or il y a en ce moment des tendances assez fortes en ce sens, y compris en France : des gens qui ont une espèce d’hystérie de la nation, et qui sont aux portes du pouvoir. Est-ce que je me trompe quand je crois lire cela chez vous ?

Francis Wolff :
Absolument pas, et ce qui est vrai à l’échelle nationale l’est aussi à l’échelle internationale. Il est très facile de réveiller « la rue arabe » par exemple, ce qui est bien pratique pour faire oublier les véritables problèmes sociaux et économiques qu’affrontent les sociétés arabes. Depuis sa naissance au XIXème siècle, le nationalisme a été le vecteur par lequel on a enterré les luttes sociales. De ce point de vue, Marx avait bien vu les choses.

Lionel Zinsou :
Une dernière question à propos des animaux. Je suis frappé par la radicalité de la différence que vous faites entre l’humain et l’animal. Vous pensez que le véganisme, ou la défense des droits des animaux, ou de la biodiversité menacent l’humanité ?

Francis Wolff :
Pas exactement. Je précise que je ne mets pas la défense de la biodiversité dans le même sac que le véganisme ou l’antispécisme. Dans le véganisme, je vois une mode (plutôt sympathique au demeurant). Dans l’antispécisme, il y a quelque chose de menaçant pour l’humanisme. Traditionnellement, on opposait l’Homme aux dieux d’un côté, et aux animaux de l’autre. A présent, les deux frontières sont en train de s’écrouler. Je vois plutôt tous ces courants comme un symptôme du fait que l’humanité se porte mal, qu’elle peine à penser sa spécificité. Donc l’idée selon laquelle il n’y a absolument rien de spécial dans l’humain, aucune capacité ou vertu spécifique qui ne soit pas déjà chez les animaux, me paraît menaçante, oui. Et pas seulement sur le plan théorique, mais dans la pratique. Par exemple je crois que dans les luttes écologiques d’aujourd’hui, on fait tout à fait fausse route en disant qu’il faut défendre le vivant. Parce que si l’on ne fait pas de hiérarchie entre les espèces vivantes, si on ne dit pas que ce qu’il faut défendre avant tout, c’est l’humanité à venir, on arrive très vite à la conclusion que pour défendre la biosphère, il faut éliminer les humains … Ce serait en effet le moyen le plus sûr et le plus rapide. Pour autant, il me paraît indéfendable, et je ne crois pas que ce soit ce que l’on veut. Et le changement climatique ne menace pas toutes les espèces. Certaines vont disparaître, mais d’autres vont proliférer. Et les espèces qui vont disparaître ne vont pas réellement pâtir du climat plus chaud, puisqu’elles auront disparu. L’humanité, en revanche, se préoccupe de ses générations futures, car ce seront elles qui en pâtiront. C’est donc bien l’humanité qui est menacée par le changement climatique.

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