Thématique : la physique quantique, avec Alain Aspect (rediffusion) / n°366 / 1er septembre 2024

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Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Avant de passer aux sujets scientifiques, j’aimerais commencer par vous poser deux questions. La première est un peu personnelle : comment le jeune homme du Lot-et-Garonne que vous fûtes en arrive-t-il à la physique quantique, qu’est-ce qui a éveillé votre intérêt pour ces questions ? La deuxième est sans doute plus mondaine et peut même paraître un peu futile, mais tout de même, on ne lit pas que des choses sérieuses dans la vie, chez le coiffeur aussi on aime feuilleter certains magazines : comment ça se passe, le prix Nobel ? Comment l’apprenez-vous, quels sont les à-côtés de la cérémonie filmée et connue ?

Alain Aspect :
L’origine de mon goût pour la science est une question que je me suis posée juste après l’attribution du Nobel : « au fond, ça remonte à quand et à quoi ? ». J’ai immédiatement pensé à mon professeur de physique du lycée d’Agen, Maurice Hirsch, dont j’ai déjà parlé ailleurs, et qui a formé ma personnalité de physicien. En allant plus loin, je me suis demandé pourquoi, avant même d’être lycéen, j’attendais avec impatience les cours de physique (car à mon époque, la physique ne commençait qu’en classe de seconde). Et je pense que cela remonte aux « leçons de choses » de l’école primaire et à mon instituteur. À une époque où il y avait bien peu d’éléments techniques, où la société était très rurale, il a su éveiller ma curiosité scientifique. Je repense à quelques expériences qui m’avaient fait prendre conscience de ce qu’est la physique : on observe un phénomène plus ou moins étonnant, et on travaille à l’expliquer de façon rationnelle, et non pas magique.
Quant au prix Nobel, j’ai appris que je l’avais reçu d’une façon assez amusante. J’avais décidé que je ne voulais rien changer à mon emploi du temps pour attendre le fameux coup de fil, j’étais donc dans une commission à l’Académie des sciences. Et pendant la réunion, je reçois un SMS de l’assistante de direction de l’Institut d’optique, qui était nouvelle et ne connaissait pas les usages. Son texto disait : « À propos, quel est le site internet qu’il faut consulter pour savoir si vous avez le prix Nobel ? ». On est un quart d’heure avant l’annonce officielle. Je réponds : « ce n’est sûrement pas le cas, sinon je serais déjà prévenu ». Cinq minutes après, nouveau texto : « il y a quelqu’un de Stockholm qui veut absolument vous parler et il ne veut pas dire pourquoi, puis-je lui donner votre numéro ? ». Et à partir de là, tout s’enchaîne, mais c’était vraiment quelques minutes à peine avant l’annonce officielle.
Pour ce qui est des à-côtés de la cérémonie, il y a beaucoup de choses institutionnelles, y compris des interventions dans des universités, dans des lycées, à l’Ecole française de Stockholm, etc. Et puis il y a la partie royale. Vous parliez du côté mondain, savez-vous que j’ai eu les honneurs du journal Point de vue - Images du monde ? Il se trouve que la physique est la première discipline du testament Nobel, et que dans l’ordre alphabétique, j’étais avant les deux autres récipiendaires, j’étais donc le premier à recevoir les prix, et j’ai descendu le grand escalier au bras de la princesse héritière Victoria. Et cette photo s’est retrouvée dans un de ces journaux qu’on lit chez le coiffeur ! Si on m’avait dit il y a cinquante ans …
Il y a enfin quelque chose qui a trait à la Suède : ils sont très fiers du prix Nobel, qui est retransmis en direct à la télévision, absolument chaque moment est filmé, c’est un peu comme le Tour de France chez nous. Quand le cortège du prix passe dans la rue, les Suédois l’applaudissent. Je pense qu’en France, on n’en ferait sans doute pas autant, on râlerait même parce que la rue est bloquée !

Philippe Meyer :
Alain Aspect, vous êtes physicien, spécialiste de l’optique quantique et membre de l’Académie des Sciences. Vous avez reçu la médaille d’or du CNRS en 2005, la médaille Albert-Einstein en 2012, ainsi que la médaille Niels-Bohr et le prix Balzan en 2013. Le Prix Nobel de physique vous est décerné en 2022, aux côtés de John F. Clauser et d’Anton Zeilinger, pour vos expériences pionnières sur l’intrication quantique, qui ont ouvert la voie aux technologies associées.
La physique quantique a considérablement bouleversé notre représentation du monde et nos technologies depuis le XXe siècle, au point d’être comparée à la « révolution industrielle » du siècle précédent. Dans votre ouvrage de vulgarisation, publié aux éditions du CNRS en 2019, vous distinguez deux révolutions au sein de la physique quantique. La première remonte au commencement du XXe siècle : elle s’articule autour du principe de dualité onde – particule, formulé par Einstein et de Broglie dans la lignée des travaux de Planck. Selon ce principe, les objets physiques peuvent parfois présenter des propriétés d'ondes et parfois des propriétés de particules, comme vous l’avez-vous-même illustré sur des photons dans une expérience au retentissement considérable, réalisée dans les années 1980  et publiée en 1982 avec un de vos étudiants de thèse, Philippe Grangier qui, depuis, a mis au point une technologie de cryptographie quantique.
Ce concept révolutionnaire a nourri l’essentiel de la recherche en physique quantique jusque dans les années soixante. Il a permis d’expliquer des propriétés physiques, fondamentales mais jusque-là incompréhensibles, comme la stabilité de la matière ou les propriétés électriques et thermiques des corps. Il a également rendu possible nombre de nouvelles technologies, aujourd’hui monnaie courante, comme le transistor ou les lasers.
Alain Aspect, vos travaux ont principalement contribué à la seconde révolution quantique. Celle-ci naît du concept d’intrication, selon lequel deux particules, dans certaines conditions forment un système lié et présentent des caractéristiques corrélées, dépendantes l’une de l’autre, quelle que soit la distance qui les sépare. Ce concept est introduit dès 1935 dans la littérature scientifique par Einstein, Podolsky et Rosen, mais présente des complications si considérables qu’il faudra attendre de nombreuses années avant d’en pouvoir attester l’existence.
Vous jouez dans cette histoire un rôle de premier plan. En 1964, Bell pose les fondements d’une approche expérimentale du problème, fondée sur la mesure du degré de corrélation entre les deux particules sensément intriquées. En 1969, Clauser et ses coauteurs traduisent cette découverte en un cadre expérimental concret, fondé sur l’étude des photons et de leur polarisation. En 1982, c’est vous qui démontrez expérimentalement, pour la première fois et de manière quasiment irréfutable, la validité empirique du principe d’intrication.
Cette propriété est au cœur de la deuxième révolution quantique et de ses promesses technologiques. L’ordinateur quantique, par exemple, serait capable de traiter un volume exceptionnel de données pour réaliser en quelques minutes des opérations aujourd’hui insolubles par les ordinateurs classiques. Ces technologies aiguisent les appétits des acteurs privés, comme Google ou IBM, et des décideurs publics comme la France et son plan quantique de 1.8 milliards d’euros.

Kontildondit ?

Sven Ortoli :
Avec cette introduction de Philippe, nous venons de parcourir cent ans de physique au pas de course. Le prix Nobel vous a été attribué pour « des expériences avec des photons intriqués, établissant la violation des inégalités de Bell, et ouvrant la voie à la science de l’information quantique » Pourrions-nous nous attarder un peu sur cette notion-clef d’intrication ? Pourriez-vous la présenter à des auditeurs comme nous, c’est à dire curieux mais absolument néophytes en matière de physique quantique ?

Alain Aspect :
Je vais essayer. L’intrication est découverte par Einstein, Podolski et Rosen en 1935, dans le formalisme de la mécanique quantique. Par « formalisme », j’entends l’appareil mathématique qui permet de prévoir ce qui va se passer si l’on considère telle ou telle situation et qu’on fait telle ou telle mesure. Schrödinger s’était vaguement aperçu qu’il y avait là quelque chose de bizarre, mais dans l‘ensemble cela avait été assez peu étudié.
Je fais une petite digression : le formalisme quantique repose sur des équations dont le nombre de solution est infini, on ne saurait les lister toutes. Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’Einstein et ses collègues ne tombent sur ce point qu’en 1935, alors que le formalisme était là depuis 1925.
Alors, de quoi s’agit-il ? On imagine une situation où deux particules ont interagi d’une certaine façon. Elles s’éloignent l’une de l’autre, puis on va faire une mesure sur chacune, et répéter l’expérience un très grand nombre de fois. Si on ne regarde les résultats que d’un seul côté (n’importe lequel), ils sont totalement aléatoires. Par exemple, si je lance une pièce de monnaie, elle retombe aléatoirement sur le côté pile ou le côté face (en réalité il y a beaucoup de variables, mais pour l’exemple, mettons-les de côté). Ce qui est étonnant avec nos particules, c’est que les deux résultats sont corrélés. Avec nos pièces, cela signifie que si on a pile d’un côté, on aura pile de l’autre, et inversement. Pour s’en rendre compte, il faut faire une observation conjointe, par exemple : « au 103ème essai, les deux pièces sont tombées sur le côté face, au 104ème côté pile, etc. ». C’est ce qu’on appelle une mesure de corrélation.
A partir de là, on peut se dire : « rien d’étonnant, si les deux pièces retombent chacune du même côté, c’est parce qu’elles sont truquées. » Mais le formalisme quantique, dans l’interprétation de Copenhague, ne dit pas cela.
Autre digression nécessaire : il y a dans le formalisme quantique une étape qui dit : « voilà à quoi l’on s’attend si l’on fait la mesure ». Et c’est une probabilité. C’est Max Born qui a dit « voilà comment il faut relier l’écriture mathématique à vos observations ». Les physiciens n’étaient pas habitués à ce que des résultats soient probabilistes, jusque là la physique était causale : telle cause produit telle conséquence. Si vous aviez bien travaillé, vous aviez justement éliminé l’aléatoire. Donc, quand on introduit cette dimension probabiliste, les physiciens sont perplexes. Et c’est pour répondre à cette perplexité qu’il y a une interprétation, dite interprétation de Copenhague, développée par Niels Bohr et ses élèves. Elle nous dit : « dans les faits, certes, deux pièces ont été fournies aux gens qui font l’expérience, et certes, ces gens les ont emportées chacune d’un côté, mais jusqu’au dernier moment, ils pouvaient trouver aussi bien pile que face ». C’est cela qui est très étonnant, et qui fit réagir Einstein. Je rappelle que selon la théorie de la relativité, rien ne peut se propager instantanément, car cela signifierait aller plus vite que la lumière. Or si le côté sur lequel nos pièces vont tomber ne se réalise qu’au dernier moment alors que les pièces sont éloignées l’une de l’autre, on contredit ce principe. Selon Einstein, cela prouve donc que le résultat était prédéterminé. C’est pourquoi il pensait que ce formalisme qui aboutissait à des probabilités n’était pas complet. Einstein était un réaliste, et la notion de réalité est cruciale ici. Il pensait que les objets ont une réalité, et que dans cette réalité, ils ont une propriété qui prédéterminera le résultat. C’est là le sujet du débat entre Einstein et Bohr.
La première expérience prouvant l’intrication date en réalité de 1972, et c’est John Clauser qui l’a réalisée. La mienne a prouvé ce qu’on appelle « la non-localité quantique », le fait qu’on peut attendre jusqu’au tout dernier moment.

Nicole Gnesotto :
J’ai une question sur la réconciliation des deux mondes, des deux physiques. Tout ce que vous décrivez me semble contredire les lois de « ma » physique, la physique « normale ». Dans la physique quantique, on peut être à la fois un corpuscule et une onde, deux particules peuvent être intriquées quelle que soit la distance qui les sépare, et par dessus le marché, vous nous expliquez que les résultats comportent toujours une part d’aléatoire. Comment réconcilie-t-on une physique pareille avec la physique « traditionnelle » ? La physique quantique signifie-t-elle qu’il n’y a pas de loi universelle ?

Alain Aspect :
On préfère parler de physique classique que de physique « normale » ou « traditionnelle ». Mais en effet, il n’y a pas vraiment de réconciliation. La physique quantique a trait au monde microscopique, et il faut bien reconnaître que dans ce monde de l’infiniment petit, les lois de la physique classique ne s’appliquent pas. Par exemple, à la fin du XIXème, on sait que la matière est constituée de charges positives et négatives, et on sait aussi qu’elles s’attirent mutuellement. En toute logique, la matière devrait donc s’effondrer sur elle-même. Pour comprendre la stabilité de la matière, il faut avoir recours à la physique quantique, qui nous apprend que l’électron est non seulement une particule, mais qu’il est aussi une onde.
La seule « réconciliation » possible, c’est qu’à partir de cette description quantique de la matière, on pourra extraire des propriétés macroscopiques, comme la conductivité d’un matériau, par exemple. Si nous avons des transistors, c’est parce que les meilleurs physiciens quantiques de leur époque ont utilisé la physique quantique pour comprendre comment les électrons se propagent dans un semi-conducteur. La réconciliation se fait par des applications pratiques, mais sur le plan des principes, ceux de la physique quantique restent nouveaux. Au point que quand on enseigne la physique quantique, ce qui a été mon cas, il arrive toujours un moment où l’on est obligés de dire aux étudiants : « on va vous donner un certain nombre d’éléments, et ne posez pas de questions pendant au moins une heure ou deux, on commentera une fois que vous aurez tout ». C’est absolument révoltant, par rapport à la physique classique (que j’ai enseignée aussi), ou tout point peut-être expliqué dans le détail à n’importe quel moment du raisonnement. La théorie de la relativité par exemple, dont les conclusions sont pourtant très étonnantes pour le sens commun, peut être expliquée très progressivement. En physique quantique, pas moyen, il y a obligatoirement une phase où il faut « avaler » des choses énormes.

Marc-Olivier Padis :
Pour prolonger l’interrogation de Nicole, et à propos de la nature de la réalité. Quand vous vous êtes lancé dans vos travaux, vous vouliez répondre à une question fondamentale de la physique, celle qui faisait dire à Einstein « ça ne peut pas marcher comme ça ». Et apparemment, un certain nombre de vos collègues physiciens s’intéressent davantage aux applications tirées de la physiques quantique qu’à ses problèmes théoriques. Le problème sur lequel vous aviez décidé de travailler a pu paraître marginal à beaucoup. En plus, comme le monde de l’infiniment petit n’est pas régi par les lois physiques de notre monde macroscopique, il est très difficile d’articuler la physique quantique à notre représentation du monde. A vous lire, on a l’impression que pour un certain nombre de physiciens, le réel, c’est « ce qui marche » : on peut faire des transistors, des lasers, etc. Pour Lacan, « le réel, c’est quand on se cogne ». Et pour vous, c’est quoi le réel ?

Philippe Meyer :
J’ajoute une question à celle de Marc-Olivier. Quand vous décidez de votre sujet de recherche, on vous regarde de façon un peu dubitative : « il a du temps à perdre », et vous travaillez huit ans dans cette atmosphère de perplexité un peu ironique. Qu’est-ce qui fait que vous vous accrochez à un sujet pareil, dans une ambiance pareille ?

Alain Aspect :
Si certains physiciens ne se préoccupent que de ce qui marche, ce n’est pas parce qu’ils n’ont que les applications en tête. C’est plutôt qu’ils ont découvert dans le formalisme quantique quelque chose d’absolument époustouflant, qui n’a pas d’application macroscopique mais qui est si étonnant qu’ils vont avoir envie de faire des expériences. Les gens qui me disaient « mais enfin, la mécanique quantique, ça marche ! » étaient de ceux-là, ce n’est pas qu’ils ne s’intéressaient qu’aux transistors ou aux lasers. En fait, ils suivaient l’épistémologie de Niels Bohr, que je résumerai par « shut up and calculate » (« tais-toi et calcule »). C’est un raccourci évidemment, mais tout compte fait, l’idée est que « ça marche toujours ».
Le vrai débat est donc entre les gens qui disent qu’il faut accepter cette épistémologie du résultat (qui existait bien avant la physique quantique), et ceux qui vont chercher « sous » cette réalité physique. Einstein était de ceux-là. Et moi, quand je lis Einstein, je suis complètement convaincu par ce point de vue. Mais d’un autre côté, j’ai appris le formalisme quantique. Il faut comprendre que jusqu’à John Bell, le débat est purement épistémologique, il n’y a aucun désaccord sur la façon de faire des calculs ni sur leurs résultats. Mais Einstein disait « vous voyez bien que votre formalisme est incomplet, la physique quantique n’est qu’une sorte de physique statistique, il faut aller "en-dessous" », tandis que Bohr disait « non, on ne peut pas la compléter ». Il s’agissait donc d’un débat philosophique, ou plus précisément épistémologique. C’est John Bell, en 1964, qui dit que si l’on suit jusqu’au bout la position d’Einstein, si l’on croit qu’il y a quelque chose « en-dessous », on arrive à moment donné à une inégalité, qui est violée par la prédiction quantique. Cela se produit extrêmement rarement, au point que personne ne l’a jamais observé, mais on peut imaginer des situations où cela se produira.
Pour répondre à la question de Philippe, quand je lis l’article de John Bell, en 1974, je suis stupéfait. Parce que d’un côté, il explique la position d’Einstein : « il doit y avoir une réalité physique », qui me convainc tout à fait. Et de l’autre côté, il y a ce résultat quantique, que je sais parfaitement comprendre, et qui est lui aussi parfaitement convaincant. C’est là que je me dis « je veux absolument travailler sur ce sujet ». A ce moment là, il y a une expérience qui est déjà sortie, celle de Clauser, qui a donné raison à la physique quantique. Mais elle est très loin d’un schéma idéal suggéré par l’article de John Bell. Et moi c’est cela que je veux faire, ce schéma dans lequel on attend le dernier moment pour faire la mesure, pour vraiment observer cette non-localité quantique.
Alors oui, il y a eu des gens ironiques. On pourrait peut-être interroger mon épouse, à qui notre voisin, en train de gratter le givre sur son pare-brise, disait : « quel dommage que votre mari perde son temps avec des conneries pareilles ». C’était le sentiment à l’époque. Il se trouve que j’avais la chance d’avoir un poste de maître-assistant à l’École normale supérieure de Cachan, j’étais donc libre de travailler sur ce que je voulais tant que j’assurais mes cours. Par conséquent, répondre à une question posée par Albert Einstein à Niels Bohr, deux monstres sacrés, me paraissait tellement passionnant que je ne me souciais absolument pas de l’ironie des uns ou des autres …

Sven Ortoli :
Einstein a soulevé le problème de l’intrication et il est aussi celui qui n’y renonce absolument pas …
Vous expliquez dans votre livre qu’il y a deux révolutions en physique quantique. La première concerne un monde à « une particule », tandis que la seconde a trait à « deux particules ». Pouvez-vous revenir là-dessus ? Car on a souvent ce problème avec la physique quantique : on comprend quand on nous explique, et très vite, ce qui nous paraissait clair devient glissant et flou dès qu’on tente de le réexpliquer.
Et puis, une autre interrogation, peut-être anecdotique. Richard Feynman disait « je pense pouvoir dire sans trop me tromper que personne ne comprend la mécanique quantique ». C’était une boutade, mais pas seulement …

Alain Aspect :
Einstein n’a pas « renoncé » à l’intrication, mais il ne connaissait pas le théorème de Bell. Il pouvait donc tout à fait rester dans l’idée que ce qu’il proposait était totalement compatible avec la physique quantique et le formalisme tel qu’il était alors. Je suis actuellement en train de préparer un livre, dont le titre sera certainement quelque chose comme « Si Einstein avait su ». Car il ne savait pas. Ce n’est donc pas la peine de gloser face à ce débat, il faut simplement être admiratif devant le fait qu’Albert Einstein a soulevé la question. On essaie de me faire dire à longueur d’interview qu’Einstein avait « tort » face à Bohr, mais ce n’est pas exact ; il aurait certainement eu une réponse tout à fait brillante s’il avait connu les inégalités de Bell.
A propos des révolutions quantiques, la première nous a donné le transistor et le laser. Le transistor peut se comprendre quand on se dit que chaque électron a une propriété qu’on peut décrire par la physique quantique. On sait qu’il y a des milliards d’électrons dans un courant électrique, mais il n’y a pas de complication au fait qu’il y en ait plusieurs, décrire le comportement d’un seul nous suffit. La première révolution est liée à la dualité onde / particule : quand notre électron se déplace dans un cristal, ce sont ses propriétés ondulatoires qui sont en jeu, dans d’autres cas il se comportera comme une particule. Certes, c’est difficile à comprendre, mais ce n’est pas encore totalement affreux. Parce qu’une particule qui se déplace dans notre espace, on comprend ce que c’est, et une onde qui se propage, on comprend aussi. On a donc un modèle pour chacun des comportements. Ce qui choque le sens commun, c’est comment un objet peut être à la fois une particule, localisée dans l’espace, et une onde, non localisée.
L’intrication est encore plus choquante, car on ne peut la décrire que dans un espace abstrait, qui n’est absolument pas celui dans lequel nous vivons. Dans mon laboratoire, j’ai une source, j’ai deux détecteurs à douze mètres l’un de l’autre, et je veux comprendre et décrire ce qui se passe entre ma source et mes détecteurs, dans mon espace. Or cela, cela n’existe pas dans le formalisme quantique, qui fait un calcul global dans un espace abstrait, et qui me donnera pour résultat des corrélations. Il me faut donc prendre des voies détournées, mettre ce formalisme quantique à la question. Je dis donc : « supposons qu’on réalise d’abord une mesure d’un côté, qu’est-ce qui se passe ? » En faisant cela, je reviens dans « mon » espace. Mais la réponse est la fameuse non-localité quantique : au moment où je fais la mesure du premier côté, le résultat se détermine, et instantanément, à douze mètres de là, l’autre « prend » la même propriété. Et en principe, cela pourrait se produire à des distances beaucoup plus grandes. Des physiciens chinois ont d’ailleurs réalisé une expérience avec une paire de photons intriqués émis depuis un satellite, et observé la corrélation à 1200 kilomètres de distance.

Nicole Gnesotto :
Vous avez évoqué « notre » espace, j’aimerais justement vous interroger sur le vôtre, sur les conditions concrètes de votre travail. Vous vous décrivez comme un jeune homme provincial monté à Paris faire ses études et qui a gravi tous les échelons du circuit français de la recherche, mais concrètement, votre laboratoire, ça ressemble à quoi ? Ce sont des écrans partout ? De quoi à l’air un espace fait pour travailler sur des problèmes qui demandent un tel niveau d’abstraction ? J’avais eu l’occasion de visiter le CERN il y a quelques années, et cela permet de voir quelque chose de concret, cela aide nos représentations.
Et puis j’aimerais vous entendre sur les conditions financières de vos recherches, car on entend souvent qu’en France, les laboratoires de recherche n’ont pas assez de moyens par rapport aux anglo-saxons. Avez-vous souffert de cela, ou trouvé dans la coopération internationale de quoi compenser une éventuelle dégradation de la recherche française ?

Alain Aspect :
Dans mon travail de recherche, il faut distinguer deux phases. Il y a celle des expériences, qui conduisent au Nobel, puis celle du crédit apporté par ce prix, qui conduit … à des crédits, et à la mise en place de laboratoires. Durant la première phase, j’ai eu la chance extraordinaire de n’avoir aucun concurrent dans le monde, parce que l’immense majorité des physiciens considéraient que la question sur laquelle je travaillais était sans intérêt. Par conséquent, j’ai pu travailler « de bric et de broc ». J’ai eu le soutien de l’institut d’optique, et à l’époque nous disposions d’ateliers extrêmement fournis en termes de personnels, on pouvait donc faire fabriquer sur place et gratuitement ce dont on avait besoin. Aujourd’hui on ne travaille plus du tout comme ça : vous commandez votre matériel sur catalogue, et si vous n’avez pas assez de crédits, vous ne pouvez pas vous le payer …
J’avais donc réussi à « bricoler » mon expérience, et j’ai toujours réussi à me faire aider, car je me suis préoccupé dès le début d’expliquer mes travaux à mes collègues, de leur faire comprendre en quoi ils étaient intéressants. On me recevait en me disant : « mais pourquoi tu perds ton temps avec ça ? » et un quart d’heure plus tard : « ah mais c’est passionnant ce que tu fais ! ». C’est ainsi que je me suis fait aider, voire prêter du matériel par des collègues : ils trouvaient cela intéressant, et en plus je ne leur faisais pas concurrence.
A quoi ressemble mon labo ? Il y a des équipements tout ce qu’il y a de plus concret, par exemple une enceinte à vide, c’est-à-dire une grosse cocotte-minute qui sert à faire le vide, il y a du matériel d’optique : des fenêtres en verre, pour laisser passer un faisceau lumineux, qu’on guide grâce à des lentilles, et au bout on a des détecteurs. On a par exemple un photomultiplicateur, qui est un appareil merveilleux : un photon (et un seul) arrive dessus, et un électron est émis. Cet électron est accéléré et heurte une paroi, après quoi il y en a trois. Les trois sont accélérés, heurtent une nouvelle paroi, après quoi ils sont neuf, et c’est la fameuse croissance exponentielle. Au bout de dix étapes pareilles on obtient une impulsion électrique macroscopique, qui peut se visualiser sur un écran. Pour mes expériences, il y a donc de quoi émettre des photons, de quoi les guider d’une certaine façon, et puis des détecteurs et des appareils électronique permettant de mesurer et d’enregistrer tout cela.
Mon laboratoire ne ressemble pas au CERN, qui est une espèce de cathédrale en comparaison. Rien que le détecteur qui a permis de percevoir le boson de Higgs est d’ailleurs littéralement aussi grand que Notre-Dame-de-Paris … Dans mon labo, rien de tel, tous les éléments se déplacent à la main. En théorie, une seule personne suffit à faire toute l’expérience, même si en pratique il vaut mieux être deux ou trois.
En ce qui concerne les crédits, je n’ai personnellement jamais eu de réel problème, pour les raisons dont je viens de parler. D’un côté je n’étais pas très bien doté, donc réaliser mon expérience a pris du temps, mais de l’autre le manque de concurrence m’a permis de travailler comme je l’entendais. Mais par la suite, après cette expérience et les crédits découlant du Nobel, j’ai fondé un groupe qui continue ses recherches, mais où je n’exerce plus de fonction officielle, le CNRS m’ayant prié de partir à l’âge de 65 ans. J’y suis « émérite », je regarde ce qui se passe et on me parle, mais je ne suis pas décideur. Dans ce genre de physique, il faut aujourd’hui quelques centaines de milliers d’euros pour monter une expérience. Une fois qu’elle est complète, il faut un million d’euros pour la phase suivante. On parvient à ces sommes en accumulant des contributions, et puis il y a l’ERC (European Research Council), qui a attribue à des individus des sommes permettant de réaliser des choses. Ç’a été mon cas, j’ai reçu 2,5 millions d’euros, grâce à l’Europe. Je n’ai donc personnellement pas à me plaindre, mais il est clair que la plupart des chercheurs n’ont pas assez d’argent. Il n’y a pas assez de crédits ou de contrats du côté de l’agence nationale de la recherche. Il y a toujours assez d’argent pour amorcer des choses, c’est plus tard que cela se complique. Il est certain que si l’on se compare aux collègues allemands, nous sommes moins aidés.
En revanche j’ai pu observer un phénomène intéressant. Certes, il faut une certaine somme d’argent pour travailler sérieusement (qui manque souvent dans les labos français), mais au-delà d’un certain stade de recherche, déverser de l’argent à flot n’ajoute rien. Pour résumer, je dirais qu’en France, si on multipliait par deux ce que nous avons actuellement, nous serions très proches d’une situation idéale.

Marc-Olivier Padis :
On entend beaucoup parler du développement des ordinateurs quantiques, on nous dit que leur puissance de calcul sera très fortement augmentée. Et je ne parviens pas à comprendre en quoi tout ce dont vous venez de nous parler peut avoir un effet d’amélioration de la puissance de calcul … Sauriez-vous me l’expliquer ?

Alain Aspect :
Je vais essayer, mais je dois commencer par une précision : l‘ordinateur quantique « idéal », qui est celui dont on entend parler, n’existe pas encore. Personnellement, je pense que c’est tellement difficile à réaliser que je doute de le voir de mon vivant. Je ne suis pas pessimiste pour autant, je crois dur comme fer que lorsque quelque chose est très difficile techniquement, mais pas impossible à cause d’une loi fondamentale de la physique, cela finit toujours par être réalisé. Par exemple la détection des ondes gravitationnelles. En 1990, la difficulté paraissait insurmontable, or trente ans plus tard, on a réussi à les observer. Je pense donc qu’on y arrivera un jour, mais la difficulté est telle que ce jour me paraît encore assez lointain. En revanche, des versions simplifiées, réduites, dégradées, existent déjà.
J’en reviens à votre question. L’intrication quantique de deux objets présente une caractéristique fondamentale : il y a davantage d’information dans ces deux objets en tant qu’ensemble, que dans la somme de chacun d’entre eux. Avec des objets « classiques », mes deux pièces de monnaie par exemple, une fois que j’ai dit « la pièce n°1 a deux faces, la pièce n°2 a deux faces », j’ai tout dit. Au moment de lancer mes pièces, je sais qu’elles vont retomber d’un côté ou de l’autre, tout ce qui peut se produire est déjà contenu dans la somme des informations que j’avais au départ. Mais quand j’ai une paire de particules intriquées, il y a davantage d’information dans le tout que dans la somme des parties.
Et ce supplément est très modéré quand il ne s’agit que de deux particules. Mais si j’en prends trois, le supplément est deux fois plus grand, quatre fois plus grand si j’en prends quatre, etc. Là encore, j’ai une croissance exponentielle. Si je prends cent particules, la quantité d’information supplémentaire est plus grande que la somme de toutes les particules de l’univers. Derrière l’ordinateur quantique, il y a donc l’idée que je vais pouvoir opérer des calculs sur une quantité phénoménale d’informations. Dans le détail, c’est effroyablement compliqué, mais c’est le principe. De très nombreux groupes travaillent là-dessus, c’est un champ très ouvert, sur lequel travaillent des physiciens, des mathématiciens, etc. Mais pour le moment, nous n’avons pas encore d’algorithmique systématique. Si demain, on donne à l’un de ces mathématiciens un ordinateur quantique et qu’on lui dit : « résous tel problème », il ne sait pas encore comment s’y prendre, alors qu’avec l’informatique classique on sait le faire, on a une méthode systématique. En revanche, on a identifié un certain nombre de problèmes dont la résolution bénéficierait d’un ordinateur quantique.

Sven Ortoli :
Combien de particules peut-on intriquer ? On parle toujours de deux, mais peut-on faire plus ? Et puis, existe-t-il un seuil entre le monde classique et le monde quantique, qui serait un certain nombre de particules ? Et puis, si vous pouviez revenir un instant sur la non-localité, je crois que ce serait précieux …

Alain Aspect :
La non-localité, c’est dans les images. C’est ce qui se passe quand j’insiste pour me représenter dans mon espace, dans mon laboratoire macroscopique, ce qui se passe dans le monde de l’infiniment petit, quand je mesure simultanément les propriétés de mes deux photons. Les gens de l’école shut up and calculate disent : « mais arrête avec ton image, tu n’en as pas besoin, contente-toi de faire le calcul ». Mais quand j’insiste pour avoir mon image, tout se passe comme si, au moment où je fais ma première mesure, cela affecte instantanément l’état du deuxième photon qui est à distance. Il ne faut pas sauter à la conclusion qu’il est possible de transmettre une information plus vite que la lumière. Le raisonnement qui montre qu’on ne peut pas transmettre une information utilisable (j’appuie sur un bouton, une lampe s’allume) tient à une autre propriété fondamentale de la physique quantique : le hasard absolu. Quand je lance ma pièce de monnaie, je peux avoir pile ou face jusqu’au dernier moment, et je ne peux pas forcer le destin, je ne peux pas décider que ce coup-ci, ça va tomber sur face. C’est parce que ce résultat reste aléatoire jusqu’au dernier moment que je ne vais pas pouvoir l’utiliser. En revanche, si j’enregistre tout ce qui se passe, avec le moment précis où se produit telle et telle chose, et quand je mets tous les résultats côte-à-côte, à la fin je serai bien obligé, en tant qu’historien, de reconnaître que quelque chose s’est produit instantanément.
Votre autre question est passionnante car tout aussi fondamentale : y a-t-il une limite au nombre d’objets que l’on peut intriquer, au nombre de bits quantiques ? Je pense que les efforts expérimentaux qui sont actuellement à l’œuvre pour intriquer un nombre de plus en plus grand d’objets, vont peut-être nous apporter un début de réponse. Aujourd’hui, on parvient à en intriquer quelques centaines, voire quelques milliers, mais avec des défauts. Si l’on avait cent bits quantiques parfaitement intriqués, on aurait notre ordinateur quantique. Pour le moment il y a des erreurs. Et en informatique, pour pallier aux erreurs, on fait des redondances : un bit idéal pour trois bits réels, par exemple. Même si l’un de mes bits est faux, les deux autres corrigent le tir. Avec les bits quantiques, le problème est que les meilleurs codes de correcteurs d’erreurs demandent mille bits excellents pour un seul bit logique. Il en faudrait donc au moins cent mille pour avoir quelque chose qui commencerait à ressembler à l’ordinateur quantique.
C’est pourquoi aujourd’hui, les efforts visent à intriquer un nombre de plus en plus grand d’objets. Mais c’est de plus en plus difficile, car plus il y a d’objets, plus il y a de la décohérence, qui vient tout perturber. D’où la fameuse question : y a-t-il une limite ? Si l’on établissait que oui, ce serait la plus grande découverte de la physique quantique depuis très longtemps. Car d’après le formalisme quantique, il n’y a pas de limite. C’est la fameuse histoire du chat de Schrödinger. On dit que le chat peut être à la fois vivant et mort, tout comme la particule peut être à la fois ici et là. Or si l’on a déjà observé ce phénomène un très grand nombre de fois avec des particules, on ne l’a encore jamais observé avec un chat. Mais dans le formalisme, rien n’interdit que cela se produise avec un chat. Donc en intriquant un nombre de plus en plus grand de particules, on essaie de construire petit-à-petit un chaton. Il est encore minuscule, mais on cherche à savoir jusqu’où on peut aller. Car si jamais on butait sur une limite fondamentale, on aurait répondu à cette question essentielle du « seuil » entre le monde classique et le monde quantique. Pour le moment, nous n’en avons pas la moindre idée.
Alors de deux choses l’une : soit on arrive à construire l’ordinateur quantique et ce sera merveilleux, soit on bute sur une limite, et tous les gens qui ont mis beaucoup d’argent dans ces recherches seront très déçus. Mais du point de vue théorique, ce sera également merveilleux.

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