ARRESTATION DU PATRON DE TELEGRAM : MACHINATION, ABUS DE POUVOIR OU DÉBUT DE RÉGULATION ?
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Arrêté le 24 août au Bourget, le patron de la messagerie cryptée Telegram, Pavel Durov, a été mis en examen le 28 et a été remis en liberté sous contrôle judiciaire, avec obligation de remettre une caution de 5 millions d'euros, de pointer au commissariat deux fois par semaine, et interdiction de quitter le territoire français. La section de lutte contre la cybercriminalité du parquet de Paris reproche à la plateforme de ne pas agir contre la diffusion de contenus criminels ou délictueux, ce que l'entreprise réfute. Une loi française adoptée cette année requiert la coopération des plateformes avec les autorités pour éliminer ce type de contenus. De même, le Digital Services Act européen permet de demander des comptes aux « très grandes plateformes » dépassant 45 millions d'utilisateurs actifs par mois. L’entreprise assure qu’elle supprime les contenus terroristes et pédocriminels, mais toutes les ONG travaillant sur le sujet de la pédopornographie constatent, depuis des années, que la plate-forme refuse toute forme de collaboration avec elles, comme avec les forces de l’ordre. Son propre site Web explique qu’elle n’applique pas les demandes basées sur des « lois locales » qu’elle considère comme une violation de la liberté d’expression.
De façon inédite, le parquet a décidé d'enquêter sur le dirigeant de l'application et non pas seulement sur ses utilisateurs. La peine prévue pour un manquement aux obligations d'une plateforme numérique est d'un an de prison maximum. S'il est reconnu complice d'actes plus graves, il pourrait encourir les mêmes peines que pour des criminels en bande organisée, soit au moins cinq ans de détention. La police française a pu interpeller Pavel Durov sans difficulté, les faits reprochés ayant eu lieu en France et le patron de Telegram s'avérant être Français en plus de ses nationalités russe et émirati. La justice française envoie ainsi le signal que les patrons des plateformes ne sont pas à l'abri de la prison en cas de non-respect des règles quand leur laisser-aller en matière de modération peut faire les affaires de criminels.
Avec près de 1 milliard d’utilisateurs, Telegram dont le siège social est à Dubaï, est devenu, avec WhatsApp, l’une des plus importantes messageries du monde. L'entrepreneur, qui revendique des idées libertariennes, l’a fondé en 2013 avec l'objectif de protéger l'identité et les données de ses usagers par rapport aux gouvernements. Son arrestation a créé une onde de choc, aussi bien en Russie, où Telegram est très populaire, qu’aux Etats-Unis, où des entrepreneurs comme Elon Musk ont dénoncé une « attaque contre la liberté d’expression ». Emmanuel Macron a assuré, dans un message publié sur X, que l’arrestation de Pavel Durov n’était « en rien une décision politique ».
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis :
Ce qui me semble intéressant avec ce sujet, c’est que contrairement à ce que clame Elon Musk, il ne s’agit pas d’un problème de liberté d’expression. On voit commencer à émerger le début d’une doctrine juridique de régulation de ces plateformes de communication. Il n’est pas évident de construire une telle doctrine, et observer sa mise en place est passionnant, même si on peut juger les tentatives trop timides.
D’abord, il y a un consensus pour dire que les plateformes comme Telegram ne sont pas des éditeurs de contenu, ce n’est donc pas le droit de la presse qui s’applique, dans lequel l’éditeur est responsable pénalement du contenu de ses publications. Ici, il s’agit d’un hébergeur de contenu - un statut juridique différent - confronté à un volume de publications gigantesque (avec un milliard d’utilisateurs, c’est compréhensible). Ce n’est pas pour autant qu’il faut renoncer à réguler ces outils de communication, qui du fait même de leur ampleur, ont un rôle systémique absolument majeur, si important qu’il peut déstabiliser les démocraties.
En Europe, les communications personnelles sont couvertes par le secret. Par exemple, on ne tient pas la Poste pour responsable du contenu des lettres qu’elle achemine. En revanche, les communications publiques doivent être modérées par l’hébergeur. Qu’appelle-t-on une communication « publique » au juste ? Pour la jurisprudence française actuelle, c’est « plus de deux personnes ». Or la plateforme Telegram propose deux sortes de services. D’un côté un système de messagerie privée (comme WhatsApp), de personne à personne, de l’autre une plateforme de contenu, qui fonctionne par groupes, ouverts ou fermés, pouvant réunir des dizaines des milliers de membres. Et dans ce cas, on est dans la situation d’un réseau social, soumis à la régulation. Le texte européen du Digital Services Act a convenu qu’on ne pouvait pas faire de contrôle a priori, en revanche, si un contenu est signalé par des usagers, l’entreprise est tenue d’aller voir et d’agir en conséquence s’il est délictueux. Ce sont donc les hébergeurs eux-mêmes (et non les États) qui sont chargés de la régulation. Certes, le volume à traiter pose une difficulté, mais dans le principe, je ne vois pas où est le problème en termes de liberté d’expression. Le texte européen précise en outre qu’il faut clairement un bouton de signalement (comme on en trouve sur les autres réseaux sociaux, comme Facebook), pour qu’un usager puisse faire remonter un problème. Il y a enfin un « signalement de confiance » pour certains utilisateurs agréés. Par exemple, si une association de lutte contre la pédocriminalité signale un contenu inacceptable, son signalement remontera la chaîne plus vite que celui d’un utilisateur lambda.
Ces régulations concernent les « très grandes plateformes », c’est-à-dire celles qui ont plus de 45 millions d’utilisateurs. Or Telegram déclare n’avoir que 41 millions d’utilisateurs en Europe … On pressent par là que leur niveau de coopération n’est pas maximal. D’autre part, le système européen suppose qu’il y ait des échanges entre le régulateur et les entreprises. Par exemple l’Allemagne a infligé en 2022 une amende de 5 millions d’euros à Telegram parce que la plateforme refusait de nommer un représentant pour discuter avec les autorités allemandes.
Il me semble que c’est là la question que pose cette arrestation : « une entreprise peut-elle refuser de coopérer avec des autorités publiques légitimes ? ». La réponse paraît évidente, du moins en Europe. Mais évidemment, quand le même problème se pose en Iran ou en Russie, on est bien content que Telegram ne coopère pas avec les autorités ... Pavel Durov et Telegram, coopèrent-t-il avec les autorités russes (car on sait par exemple que l’armée russe utilise Telegram pour ses opérations en Ukraine) ? Cette question est une boîte noire, personne n’est capable d’y répondre. On a l’impression que la stratégie de M. Durov consiste à ne coopérer avec personne, pour donner l’impression qu’il ne coopère pas non plus avec les Russes. Mais cela suffit-il pour être complètement crédible ? La nature du régime et des pressions qui peuvent s’exercer ne sont pas les mêmes en Russie qu’en Europe. Ce sont toutes ces questions qui justifient l’attitude de la justice française.
Nicolas Baverez :
Cette affaire Telegram est importante et exemplaire à plus d’un titre, tant le numérique est au cœur du nouveau capitalisme, et des affrontements entre puissances. Telegram est un objet très singulier. D’abord, c’est l’une des (très rares) grandes plateformes à n’être ni américaine ni chinoise. D’autre part, c’est à la fois une messagerie et un réseau social, offrant un cryptage absolument imperméable, et c’est ce qui pose problème. Enfin, dans la stratégie de Pavel Durov, sous le prétexte de neutralité et de sécurité, il y a l’absence pratique de modération et le refus de coopérer avec les autorités judiciaires.
La justice française est-elle isolée dans cette affaire ? En réalité, non. Trente-et-un Etats ont déjà interdit Telegram, dont des démocraties. Récemment, la Corée du Sud vient de décider de coopérer avec la justice française, à cause de problèmes sur Telegram (deepfakes pornographiques sur fond de grandes tensions entre les sexes dans le pays). Telegram a également joué un rôle très important dans les récentes émeutes racistes au Royaume-Uni, et le gouvernement britannique va lui aussi ouvrir une enquête.
Sur la question de la régulation, il y a de toute évidence eu un basculement. L’idée libertarienne selon laquelle la meilleure régulation c’est l’auto-régulation et surtout pas les Etats a pris un sérieux coup dans l’aile depuis l’ingérence russe dans les élections américaines, le référendum du Brexit ou celui de Catalogne. D’autre part, depuis la pandémie de Covid, on a vu émerger un capitalisme de surveillance, pour contrebalancer la montée d’Internet, notamment en Chine.
Y a-t-il une doctrine de la régulation ? Je ne le crois pas. Marc-Olivier nous a expliqué ce qu’il y a en Europe, mais en réalité il n’y a pas une doctrine mais plusieurs systèmes, qui ne coopèrent pas entre eux et obéissent à des principes très différents. L’Europe a initié ce mouvement de régulation avec le RGPD (Règlement Général de Protection des Données), et il est vrai que c’est devenu une espèce de standard, au moins dans le monde développé. De fait, l’UE a mis en place un cadre de régulation global. En Chine, on a vu que la régulation existait aussi, avec l’affaire Jack Ma et Alibaba. Là, le principe est différent : c’est l’Etat qui a mis sous contrôle le secteur technologique, en arrêtant les patrons. Alibaba est désormais entre les mains de proches de Xi Jinping, et Jack Ma est exilé au Japon … Aux Etats-Unis, il y a également eu un basculement majeur, mais avec l’esprit du capitalisme américain, et notamment le droit de la concurrence, qui joue un rôle très important. On voit que la régulation est sectorielle, suivant les domaines, et la priorité reste à conserver une avance technologique sur la Chine.
Il est incontestable que le numérique est désormais régulé. C’est la revanche des Etats souverains, mais on ne se dirige pas vers une régulation mondiale, on va au contraire vers une fragmentation, qui exprime la rivalité des puissances.
Béatrice Giblin :
Il s’agit aussi de réactions nationales. Ainsi, en France, nous nous sommes préoccupés très tôt de la nécessité de réguler. Et la forme qu’a pris l’arrestation de Pavel Durov reflète cela : à sa descente de l’avion, de façon très médiatisée, il s’agissait de faire passer un message. Sur le plan de la justice, le gouvernement français a mis les moyens nécessaires à comprendre comment évoluent le secteur technologique, et la cybercriminalité. Parce que la sécurité des communications de Telegram, additionnée à l’absence complète de régulation offre tout de même un boulevard à n’importe quel criminel. Plus besoin de passer par les complications du dark web, avec Telegram vous pouvez faire n’importe quel trafic tranquillement … Et cela peut aller du petit dealer de cannabis aux pires réseaux terroristes. Dans ces conditions, il est urgent d’intervenir. Et si cette arrestation s’est fait de cette façon, c’est aussi pour envoyer un signal à un certain nombre de grands patrons : « nul n’est intouchable ». Il est intéressant de voir qu’à la suite de cette arrestation, il y a eu un vent de panique sur la plateforme : « quittez Telegram », « ce n’est plus sûr » : la prise de conscience qu’on n’était plus aussi tranquilles qu’on avait pu l’être.
Pourquoi Pavel Durov a-t-il quitté la Russie ? Pour avoir refusé de livrer des renseignements sur Alexeï Navalny au FSB, ce qui lui a conféré une image sympathique, voire héroïque (d’autant que Telegram est très utilisé par les opposants à Vladimir Poutine). Pourtant, il multiplie les allers et retours en Russie, (plus de cinquante ces dernières années) sans jamais être inquiété. Sa réputation de résistant anti-Poutine est donc probablement surfaite … Les ambiguïtés du personnage sont à tout le moins préoccupantes.
Marc-Olivier Padis :
Après l’arrestation de Pavel Durov, Telegram a publié des communiqués de presse, dans lesquels ils revendiquaient de ne pas se conformer « aux lois locales ». Mais que veut dire « loi locale » ? Il s’agit de lois d’Etats souverains. On évacue la question de la souveraineté d’un revers de la main : ce n’est que « local » … Certes, les lois européennes restent locales par rapport à du global, mais leur circonscription géographique n’est pas un argument suffisant pour s’en affranchir. On est loin de l’utopie fondatrice du World Wide Web des années 2000 : un seul système fluide pour toute la planète. Aujourd’hui, on se dirige vers des internets fragmentés, régionaux. Un internet indien, un internet russe … L’internet chinois sera bientôt fermé sur lui-même, par exemple.
UN PREMIER MINISTRE LONGTEMPS ATTENDU ET ATTENDU AU TOURNANT
Introduction
Philippe Meyer :
Au soixantième jour après le second tour des législatives, le chef de l'Etat a nommé Michel Barnier au poste de Premier ministre. Âgé de 73 ans, il affiche un parcours qui fut longtemps un parcours obligé avant que la carrière politique ne favorise des circuits plus courts : conseiller général de la Savoie en 1973, puis président de l’assemblée départementale, député en 1978. Ministre de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, chargé successivement de l’Environnement, des Affaires européennes, des Affaires étrangères, de l’Agriculture, député puis Commissaire européen, négociateur de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. Enfin, candidat malheureux à la primaire de LR pour la présidentielle de 2022.
Il succède à Gabriel Attal dont le mandat de huit mois à Matignon aura été le plus court de la Ve République. Une autre étape démarre désormais, qui s'annonce tout aussi laborieuse que la précédente : l'élaboration d'un programme de gouvernement. Une fois bâti, Michel Barnier devra composer son gouvernement. Aux habituels critères de parité, de diversité ou de représentation territoriale, s'ajoute désormais celui des équilibres politiques nécessaires pour refléter le poids du camp présidentiel dans l'hémicycle, se concilier la droite, tenter de décrocher quelques voix à gauche et le tout, sans heurter le Rassemblement national. Restera enfin la dernière épreuve, celle pour laquelle Emmanuel Macron l'a choisi : faire face à la division de l’hémicycle en trois blocs, chacun minoritaire. Michel Barnier doit construire une coalition qui puisse au moins permettre l'adoption du budget 2025 d’ici au 13 septembre, sur fond de dérapage des comptes publics. Au Palais Bourbon, la situation s'annonce difficile : son groupe, Les Républicains, est le cinquième de l'Assemblée nationale avec seulement 47 députés. Si la gauche a fustigé le choix d'Emmanuel Macron - LFI et des mouvements de la jeunesse ont appelé hier à une marche « contre le coup de force d’Emmanuel Macron » - la droite s'est réjouie de la nomination d'un des siens, quand le Rassemblement national a décidé d'adopter, pour l'heure, une position neutre, tandis que les fidèles d'Emmanuel Macron ont fait part de leurs réticences.
Au lendemain de sa nomination le nouveau chef du gouvernement a accordé son premier entretien au JT de « 20 heures » de TF1, vendredi soir. Interrogé sur la très controversée réforme des retraites adoptée l’an passé par 49.3, sur fond de forte mobilisation dans la rue, le nouveau Premier ministre a déclaré vouloir « ouvrir le débat » pour une « amélioration ». Michel Barnier n’a pas exclu d’introduire la proportionnelle, qui permettrait de voter pour des listes et non plus au scrutin uninominal à deux tours. Ses priorités seront l’immigration, le travail, la dette et les services publics.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Après avoir entendu dans l’introduction de Philippe toutes les difficultés qui attendent Michel Barnier, on se demande pourquoi il est allé se fourrer dans un bourbier pareil. Le nombre d’obstacles et d’épées de Damoclès auquel il va devoir faire face serait de nature à décourager quiconque. Pour accepter un poste pareil, il faut donc avoir soit un sens du devoir très développé, soit une envie irrésistible d’être dans la lumière.
Il est certain qu’il y avait une grande lassitude de la part des Français : « alors, ça vient, ce choix du Premier ministre ? » Et la surprise est venue du fait que le nom qui a été retenu soit issu d’un parti devenu presque croupion à l’Assemblée nationale (un groupe regroupant une quarantaine de députés). Pourtant, et bien qu’elle s’en défende, je pense que la gauche porte une lourde responsabilité dans cette situation. Elle a rendu service à Emmanuel Macron, qui n’a jamais eu envie de cohabiter avec quelqu’un de gauche (car il ne fait désormais plus aucun doute que le président est à droite). J’entends beaucoup de gens dire qu’une cohabitation était possible, puisqu’il y en avait déjà eu par le passé. Sauf qu’à ces époques, il y avait une majorité absolue à l’Assemblée, et les présidents de la République n’avaient pas le choix.
Ce n’est pas le cas du NFP qui, bien qu’arrivé en tête, ne dispose pas d’une majorité pour contraindre le président à choisir un Premier ministre issu de ses rangs. Et en intervenant publiquement trois secondes après l’annonce du résultat des législatives, pour s’écrier « notre programme, tout notre programme et rien que notre programme », Jean-Luc Mélenchon savait ce qu’il faisait : il a sciemment fermé la porte à toute cohabitation possible. Je pense que le leader de LFI ne voulait absolument pas de quelqu’un comme Bernard Cazeneuve, socialiste, ancien Premier ministre de François Hollande (même si personnellement, je ne crois pas que cette hypothèse ait été sérieusement envisagée par M. Macron). Pour M. Mélenchon, il s’agissait de couper l’herbe sous le pied des socialistes, les forçant à rester dans le NFP, et leur interdisant toute initiative en bloquant la voie de Matignon.
Un front républicain s’est reconstitué lors de cette élection : presque trois quarts des Français ont exprimé leur refus d’avoir l’extrême-droite au pouvoir. Il est vrai que pour en arriver là, les électeurs de gauche ont peut-être davantage voté pour les candidats de droite. Mais il n’en reste pas moins que beaucoup de gens de droite sont allés voter pour des candidats de gauche, y compris quand il s’agissait de candidats LFI. Mais ce front républicain n’a tenu que le temps de l’élection, on ne s’est pas demandé comment continuer à faire barrage à l’extrême-droite au sein de la nouvelle assemblée. La gauche a annoncé une motion de censure d’entrée de jeu, avant même que Michel Barnier n’ait ouvert la bouche. Pour les électeurs qui ont dû voter contre leurs convictions pour faire barrage au RN, cela ne peut que provoquer un dégoût : « à quoi bon voter, alors ? »
Ce qui me semble le plus grave dans la stratégie de M. Mélenchon, c’est de pousser des démocrates à cesser d’aller voter pour ne garder que son électorat radical. Tout cela pour se retrouver en 2027 face à Marine Le Pen. C’est son seul horizon, son seul objectif.
Marc-Olivier Padis :
Une part de l’opinion a incontestablement ressenti de la lassitude après ces 51 jours d’attente, mais je crains que nous n’en soyons malheureusement qu’au tout début. Car d’autres épisodes nous attendent, et la réalité politique, c’est qu’il n’y a pas de majorité à l’Assemblée, et que Michel Barnier, que ce soit sur le plateau du journal de 20h ou lors de la passation de pouvoir à Matignon, n’a pas expliqué comment il allait commencer à constituer une coalition. Lui-même n’est pas député, ce qui en soi constitue une anomalie dans un régime parlementaire. Mais la seule question qui compte, c’est : avec quel groupe parlementaire entend-il faire voter ses lois ? Sur qui va-t-il s’appuyer ?
Je partage l’analyse de Béatrice sur les responsabilités de la gauche. Car neutraliser le RN était assez facile : il suffisait de continuer le front républicain auquel les électeurs se sont pliés dans la douleur. Mais il y a des gens qui font de la politique, quand d’autres font du témoignage. Le RN fait incontestablement de la politique : il place ses pions, attend des opportunités, manœuvre. La gauche fait du témoignage : « regardez comme je suis vertueux, et comme mes mains sont blanches ». Cela ne donne pas le même résultat. Quelle stratégie est la plus payante ?
Je crois que Michel Barnier a le profil pour franchir la première vague, c’est-à-dire la censure immédiate et automatique au Parlement. Mais après, d’autres vagues l’attendent … La deuxième sera le vote du budget. Pendant ces 51 jours, nous avons tous pris des cours de droit constitutionnel accéléré, et de mon côté, j’ai appris que le discours de politique générale n’a pas à être forcément suivi d’un vote de confiance, ce n’est qu’une tradition, pas une obligation. Mais il reste la loi budgétaire, qui n’est qu’un « super vote de confiance ». Car une loi budgétaire, c’est en réalité un discours de politique générale. Le texte du budget arrive devant le Parlement le premier mardi d’octobre, et il doit être voté en décembre au plus tard. Et si le budget n’est pas voté, tous les spécialistes de droit constitutionnel vous le diront : c’est l’inconnu total, ce n’est jamais arrivé, on ne sait pas où l’on va. La nomination du directeur de cabinet Jérôme Fournel (qui fut le directeur de cabinet de Bruno Le Maire à Bercy, et l’ancien directeur général des Finances publiques) n’est pas anodine. On sent qu’il est là pour que cette loi du budget passe. Quant à Michel Barnier, il est là pour aller expliquer à l’Europe que désormais, malgré un déficit à 6%, nous serons budgétairement dans les clous et que tout va bien se passer. Arriver à franchir ces (grosses) vagues-là serait déjà inespéré.
Nous avons manifestement un problème d’accoutumance rétinienne : tout se passe comme si nous étions encore dans un système de la Vème République à majorité. Or le fait majoritaire a disparu. Il s’était installé en 1962 (à la grande surprise des constituants, qui croyaient que l’instabilité parlementaire de la IVème République allait perdurer). Or depuis 1962, tous les gouvernements ont disposé d’un majorité. Jusqu’aux législatives de 2022. Il y a deux ans, Emmanuel Macron a pu faire semblant d’avoir une majorité, mas cela n’a pas été facile, pour Mme Borne et pour M. Attal. Mais pourquoi Mme Borne a-t-elle échappé à une censure parlementaire ? Pour une raison très simple : s’il y avait eu censure, le président aurait dissous. Et les députés hésitent à renverser un gouvernement si une dissolution les attend : il faut faire campagne, ils ne sont pas sûrs de conserver leur siège, etc. Or cet écueil de la dissolution n’est plus là pendant encore 10 mois, donc désormais rien n’empêche plus les députés de faire des motions de censure. Et quand on a un Parlement divisé en trois, avec deux groupes d’opposition, je vois mal comment on échappe à une motion de censure …
La première question à laquelle Michel Barnier va devoir répondre est : comment va-t-il constituer une majorité ? Certes, aucun journaliste ne la lui pose directement. Je trouve cela étrange, dans la mesure où la tripartition politique me paraît installée pour longtemps. La Vème République ne reviendra pas dans son lit majoritaire par magie.
Nicolas Baverez :
Dans la séquence absolument insensée de la dissolution, pendant laquelle le président a réussi à mettre sur le toit les institutions dont il est théoriquement le garant, il est vrai que la nomination de Michel Barnier paraît plutôt rationnelle. Compte tenu de la configuration, il ne fait aucun doute que le choix idéal aurait été Bernard Cazeneuve, mais à partir du moment où le PS a expliqué contre toute raison qu’il voterait une motion de censure contre lui, cette possibilité a disparu.
M. Barnier est expérimenté, c’est un bon négociateur, il est crédible auprès de l’Europe et des marchés financiers. Et ce qui le distingue d’une grande partie de la classe politique française, c’est qu’il a réellement fait des choses : les Jeux Olympiques d’Albertville en 1992, et la négociation du Brexit. Et dans les deux cas, il s’agissait de tâches difficiles. Mais comme l’a dit Béatrice, étant données les circonstances, la mission qui l’attend paraît impossible. Il a cependant deux atouts : incarner la stabilité, ce qui est en réalité la vraie demande des Français, et ne pas avoir d’ambition présidentielle, ce qui l’exonère de tout agenda politique personnel : on se dit qu’il peut réellement avoir le bien commun en tête.
Politiquement, face à Gabriel Attal, il a trois mots : « rupture », « vérité » et « respect ». La rupture, c’est le problème de la composition de son futur gouvernement et d’une coalition pour gouverner. En fait, il n’aura jamais de majorité. Mais le but n’est pas d’avoir une majorité, mais d’éviter que 289 députés ne votent la motion de censure. Pendant la IVème République, le président du Conseil était un homme issu du « groupe pivot ». C’est le cas aujourd’hui : le groupe pivot, ce sont Les Républicains. Quarante-sept députés c’est très peu, mais c’est décisif.
Michel Barnier pourra compter sur le soutien d’environ 200 députés. Et tant que le RN (126 députés) est neutralisé, il a 326 députés qui ne sont pas contre lui. Évidemment, cela limite très formatent ce qu’il est possible de faire. La principale tâche qui attend le Premier ministre est la gestion de la crise financière. Marc-Olivier a rappelé le choix de son directeur de cabinet, qui est un signe très clair. Car le vrai bilan de Gabriel Attal et Bruno Le Maire, une fois refermée la parenthèse enchantée des Jeux Olympiques, c’est un déficit à 5,6% pour 2024, et autour de 6,5% en 2027, ainsi qu’une dette publique à 125% du PIB pour 2027. La charge de la dette approchera les 100 milliards d’euros par an (contre 40 milliards en 2023).
Deux échéances approchent très rapidement : le 20 septembre, il faut présenter le plan de réformes à la Commission européenne (mais un report a déjà été demandé), et par ailleurs le budget doit être présenté le 1er octobre ; là encore, ce sera sans doute reporté. Il n’en reste pas moins qu’il va falloir reprendre le contrôle des finances publiques, c’est le vrai cœur du problème.
Le nouveau Premier ministre a annoncé un changement de méthode. Il est vrai qu’il n’y a jamais eu de vrai Premier ministre depuis 2017, on aurait enfin un président qui préside et un gouvernement qui gouverne. Enfin, prenant exemple sur le déroulement des J.O. : peut-être y aura-t-il enfin une possibilité pour que des personnalités politiques venues de différents partis travaillent ensemble, avec des acteurs économiques et sociaux ? Que les efforts soient mis au service de l’intérêt général, et pas simplement des ambitions partisanes et des intérêts personnels.
Philippe Meyer :
Pour la génération de Gabriel Attal, on rejoint un parti, on intègre un cabinet ministériel, et une fois qu’on a l’onction de celui-ci, on se présente à l’élection. Si on la remporte, on accède aux responsabilités. Pour la génération de M. Barnier, c’est l’inverse : on monte d’élection en élection, jusqu’à être assez haut pour prendre des responsabilités. J’espère que cette différence de culture politique signifiera que le nouveau Premier ministre sera moins tourné vers la communication et les plateaux de télévision que ses prédécesseurs.
Jean-Louis Bourlanges :
Je trouve absolument invraisemblable qu’on entretienne ce discours selon lequel la gauche aurait gagné les élections. C’est totalement faux. Nous avons trois blocs très différents : un RN très unitaire autour de Mme Le Pen, une gauche très divisée mais unie par une même mythologie, et un troisième bloc divisé par des querelles politiciennes mais assez profondément uni sur le fond. Si l’on raisonne en termes de voix, c’est le RN qui a gagné, et si on raisonne en termes de groupes, c’est plutôt le groupe formé par la droite républicaine, car celle-ci, purgée des partisans d’Eric Ciotti (et c’est tout à fait crucial), est désormais compatible avec la Macronie. Cette dernière a toujours puisé ses ministres chez LR, et idéologiquement, il n’y a rien de vraiment incompatible. En revanche, on voit très bien l’abîme qui sépare une grande partie des socialistes et des Verts de LFI … Je ne vois donc pas, ni sur le plan idéologique, ni sur le nombre de voix, ni sur la cohérence des groupes, comment on pourrait dire que tel groupe a gagné.
J’ajouterai que mes lectures de cet été m’ont conduit à une découverte à propos du socialisme : les Socialistes n’existent pas en France. Depuis le congrès de Tours, il y a eu des socialistes, parfois sympathiques, parfois compétents, parfois ouverts, parfois sectaires, incompétents et antipathiques, mais il n’y a jamais eu un Parti socialiste ayant une doctrine politique, une doctrine internationale, une doctrine économique et sociale autonome Ce n’est pas pour rien que pendant des décennies, on les appelait « la gauche non communiste ». Et quand on lit les déclarations de Léon Blum, on voit bien qu’il ne sait pas où il est quand il parle de dictature du prolétariat, de la IIIème Internationale … Quand on sonde attentivement les électeurs de gauche d’aujourd’hui, on perçoit un rapport schizophrénique au réel : d’une part ils sont massivement hostiles à LFI et à son leader Jean-Luc Mélenchon, et d’autre part ils sont massivement favorables à l’union de la gauche ...
J’ai beaucoup d’estime pour Michel Barnier, il me semble qu’il a beaucoup de qualités lui permettant d’affronter cette situation difficile, mais il est face à un choix. Dans l’Histoire de la IVème République, la défaite de Diên Biên Phu en 1954 a montré deux catégories d’hommes politiques : d’un côté, Gaston Doumergue, qui décida de n’être rien d’autre qu’un large sourire : très sympathique mais sans rien derrière. De l’autre, Pierre Mendès-France, qui a essayé (et largement réussi) à poser tous les problèmes qui étaient pendants, et à leur apporter des solutions. Elles n’ont pas forcément plu, mais il a pris ses responsabilités. Je reproche beaucoup à Emmanuel Macron d’avoir cantonné depuis deux mois le débat à la question du casting, sans jamais poser les problèmes fondamentaux du pays. Nous sommes dans une situation très grave. Par exemple, on peut certainement améliorer la réforme des retraites, mais dire qu’on va purement et simplement l’abolir est impossible. Le principe de réalité a été le grand absent des débats des derniers mois. Il devra absolument être assumé par le nouveau gouvernement.
Enfin, j’en ai plus qu’assez d’entendre que M. Barnier dépend du RN pour sa survie politique. Il y a trois groupes dont aucun n’a la majorité. Soit le groupe dont le gouvernement dépend a le soutien (ou tout au moins l’absence de censure) des deux autres, soit d’un seul des deux autres. Si la gauche refuse son soutien à M. Barnier, alors M. Barnier ne sera Premier ministre que jusqu’à ce que le RN lui retire son soutien. Ce n’est pas plus compliqué que cela. Et la seule boussole du RN, ce sera de savoir s’il est dans l’intérêt d’ouvrir une crise, et pas si M. Barnier fait bien ou mal. M. Barnier est dans une situation minoritaire, mais il doit gouverner comme s’il avait la majorité, et que cette majorité était capable de dire aux Français ce qui est nécessaire. Si l’on veut réconcilier les Français avec la politique, il faut obligatoirement passer par la case « vérité ».