Élections algériennes, relations franco-algériennes et franco-marocaines / Le rapport Draghi / n°368 / 15 septembre 2024

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ÉLECTIONS ALGÉRIENNES, RELATIONS FRANCO-ALGÉRIENNES ET FRANCO-MAROCAINES

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Le président algérien Abdelmadjid Tebboune a été élu le 8 septembre pour un second mandat avec 94,65 % des voix, selon l'Autorité nationale indépendante des élections, tandis qu’Abdelaali Hassani Chérif, le candidat islamiste (MPS) a rassemblé 3,17 % des voix, et Youcef Aouchiche, le candidat du FFS (opposition laïque), de 2,16 % des voix. Le taux de participation officiel serait de 48,03 %, selon une première estimation donnée dans une communication un peu confuse. En réalité, le taux de participation ne serait pas supérieur à 23 %. Certaines évaluations le situent même à 10%.
Troisième économie d’Afrique avec un produit intérieur brut attendu à 267 milliards de dollars en 2024, selon le Fonds monétaire international, l’Algérie s’est reconstitué un matelas de sécurité – elle disposait de 69 milliards de dollars de réserves de change à la fin de 2023. Mais le chantier permanent de la diversification de son économie, qui permettrait de sortir de la dépendance au gaz et au pétrole, est incessamment retardé par les intérêts liés à ces deux secteurs dans les milieux dirigeants.
Ambassadeur à deux reprises en Algérie, Xavier Driencourt estime qu’« en affichant un score pareil, le régime n'a aucune volonté de changement. Sur le plan économique, les finances publiques tiennent par le pétrole. La grande répression va se poursuivre. Par contre, sur le plan international, le pays est significativement isolé. » Il existe avec le Maroc, le Mali et la Libye, un arc de crises diplomatiques qui devrait être l’un des plus gros dossiers du second mandat d’Abdelmadjid Tebboune.
Cet été, une nouvelle brouille a mis aux prises Alger et Paris après le revirement français pro-marocain sur l’affaire du Sahara occidental. Le 30 juillet, Emmanuel Macron adressait au roi du Maroc, Mohammed VI, un courrier consacrant le ralliement de la France à la thèse de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Né bien après l'indépendance algérienne, le président français a multiplié, depuis 2017, les gestes de bonne volonté pour bâtir une relation apaisée avec l’Algérie, notamment dans le domaine mémoriel de la guerre d’Algérie. En vain, les crises succédant aux brouilles avec Alger. Aujourd'hui, Emmanuel Macron se tourne vers le Maroc où il devrait se rendre prochainement en visite d’État, tandis que sa visite en Algérie, un temps envisagée, n’est plus évoquée.

Kontildondit ?

Akram Belkaïd :
Vu de France, il y a toujours matière à sourire et à commenter au vu des scores quasiment soviétiques des élections algériennes. Surtout à propos de l’insignifiance de ceux des deux rivaux du président Tebboune.
Sur le plan intérieur, la campagne électorale a été d’une absolue médiocrité, les enjeux stratégiques auxquels fait face le pays ont à peine été abordés. Malgré des clichés tenaces, l’Algérie est un pays qui repose encore largement sur son agriculture, et sur lequel les effets du réchauffement climatique se font sentir de plus en plus sévèrement. Or cette question a été purement et simplement absente du débat intérieur.
Sur le plan international, quelque chose a changé. Habituellement, après une élection présidentielle, les choses reprenaient leur tempo habituel. Cette fois-ci, l’arc de crise diplomatique évoqué en introduction ne le permet plus vraiment. Les tensions avec la Libye sont relativement récentes, celles avec le Maroc sont plus anciennes mais viennent de monter d’un cran. Et puis il y a une nouveauté : la situation au Sahel. Pendant très longtemps, il y avait un équilibre (même s’il était fragile et compliqué) à l’égard du Mali, où l’Algérie et la France arrivaient à peu près à s’entendre. Mais la situation a complètement changé depuis l’irruption d’une junte à Bamako, qui ne veut ni de l‘Algérie, ni de la France. Aujourd’hui, le premier partenaire de cette junte est la Russie. L’ex-milice Wagner est présente dans les confins sahariens, et cette situation irrite les Algériens au plus haut point. C’est dans ce contexte là qu’il faut replacer le rapprochement franco-marocain. Car la France aussi est en position délicate dans plusieurs pays francophones subsahariens, où le Maroc demeure une puissance influente. Cela pourrait au moins en partie expliquer pourquoi Paris s’est décidé à franchir le pas et à soutenir le Maroc sur la question du Sahara occidental de façon plus ouvertement exprimée. Pendant longtemps, c’était à mots couverts, sans jamais admettre officiellement la « marocanité » du Sahara occidental, pour ne pas irriter l’Algérie. Aujourd’hui les cartes sont rebattues.
Comment vont évoluer les relations franco-algériennes ces prochaines années ? C’est la grande question. Il y a évidemment la question des relations avec le Maroc, mais aussi la question mémorielle à propos de la guerre d’Algérie. L’année prochaine, on célébrera en France la fin de la seconde guerre mondiale, et en Algérie on commémorera les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata. Des dates propices à des montées en tension.
En se rapprochant du Maroc, Emmanuel Macron est peut-être allé un peu vite en besogne, car je ne pense pas qu’il soit dans l’intérêt de la France de donner quitus à l’un ou l’autre pays dans cette affaire. Il y a en France deux importantes communautés, marocaine et algérienne, et on n’a sans doute pas pris la mesure des impacts qu’un affrontement direct entre Algériens et Marocains pourrait avoir sur l’hexagone. Ce qui importe, c’est d’être un conciliateur, pas un arbitre. Et malheureusement, avec ce rapprochement initié en juillet dernier, la France a érodé cette possibilité.

Michaela Wiegel :
Les circonstances de ce tournant diplomatique étaient exceptionnelles, et s’inscrivaient dans une démarche plus large. Quand il a eu lieu fin juillet, la séquence des élections législatives françaises était déjà terminée, et le Parlement n’a pas pu se saisir de cette question pourtant majeure. Cette décision a cependant été prise dans la lignée d’évènements de décembre 2020, quand Donald Trump avait reconnu la marocanité du Sahara occidental. Certes, à l’époque, le président Macron n’avait pas approuvé officiellement, raillant même à demi-mots la façon américaine de « faire des deals ». Car il s’agissait de cela : en contrepartie de l’appui américain, le Maroc s’engageait à établir des relations avec Israël. Et depuis, le Maroc est prudemment resté attaché à cette démarche, en dépit des attaques du Hamas du 7 octobre 2023.
Cela explique au moins en partie pourquoi le président Macron a souhaité renforcer la relation franco-marocaine. D’autant qu’il aimerait bien faire une visite officielle au Maroc avant la fin de son mandat. C’était jusqu’à présent inenvisageable, à cause de brouilles touchant à l’espionnage par le Maroc de responsables français (par l’emploi du logiciel Pegasus). Et par ailleurs, après les Etats-Unis, Israël est un important fournisseur de drones pour le Maroc.
Et si le président Macron a choisi d’officialiser un rapprochement avec le Maroc, c’est aussi parce que ses multiples tentatives de réconciliation avec l’Algérie n’ont rien donné. On voit bien que malgré la commission Stora et tous les efforts côté français, il n’y a pas eu la moindre ouverture côté algérien. Ce qui est intéressant avec la récente décision française, c’est que la France est au diapason d’autres pays européens, dont l’Allemagne et l’Espagne. La France revient donc en quelque sorte dans le courant majoritaire européen.

Richard Werly :
Sur l’élection présidentielle algérienne, on peut dire que le choix du peuple algérien a de nouveau été bafoué. Ce n’était pas une élection démocratique, elle n’a pas pris en compte l’ensemble des candidats, au point que le président Tebboune lui-même semble un peu indigné par le chiffre des scores … Une société algérienne bafouée une fois de plus, alors qu’on sait (et les grandes manifestations de ces dernières années l’ont prouvé) qu’elle est opposée au régime. Et de fait, dans son fonctionnement et ses pratiques, la société algérienne est bien plus démocratique que ne le prétend le régime. Ce pays est une marmite, sur laquelle un lourd couvercle « militaro-affairiste » reste posé. Mais la marmite continue de chauffer, et ce n’est pas la récente élection présidentielle qui va ramener le calme et une forme de consensus dans le pays.
Quant au choix de la France (qui est assez largement le choix du seul Emmanuel Macron, en effet), il est certes opportuniste, mais peut-être qu’il ne s’explique pas seulement par des intérêts économiques ou diplomatiques. Avec l’Algérie, la question migratoire est essentielle, mais on n’arrive pas à coopérer. Avec le Maroc, en revanche, il y a des possibilités d’entraide. D’abord, sur la criminalité liée à la drogue. Car on sait que les réseaux criminels marocains ont pris le dessus sur les réseaux algériens. Et ensuite sur les renseignements. Aujourd’hui, la France (mais aussi les Etats-Unis) se voient repoussés hors d’Afrique de l’Ouest. Il leur faut donc trouver un proxy s’ils veulent continuer d’influer sur la région, et le Maroc est très bien placé pour jouer ce rôle.

Jean-Louis Bourlanges :
Le double dossier est particulièrement douloureux. Sur l’Algérie, c’est effrayant, car la relation franco-algérienne est véritablement pourrie jusqu’à la moelle … Et l’idée qu’une opération vérité, servie par des historiens de renom comme Benjamin Stora, améliorera tout cela est chimérique. Si vous lisez l’histoire des relations entre les deux pays depuis 1830, ce ne sont que rivières de sang et vallées de larmes … Je ne pense pas que l’expression de « crimes contre l’humanité » employée en 2017 par Emmanuel Macron était la bonne, il s’agissait de crimes de guerre. Certes monstrueux et absolument massifs, mais de nature différente. Mais enfin, pendant la monarchie de Juillet, les exactions des généraux français étaient abominables. Pendant la guerre d’indépendance aussi il y eut des atrocités (et il y en eut des deux côtés), et une violence extrême de l’armée française. L’Algérie est donc tout à fait fondée à dire que la France s’est mal comportée à son égard. Cela ne veut pas dire pour autant que la France n’a pas aussi contribué à l’édification de la nation algérienne, par l’éducation, par un développement économique, etc. C’est pourquoi je n’admets pas qu’on qualifie le colonialisme de crime contre l’humanité. C’est indéniablement une relation asymétrique de domination, mais ce n’est pas du même ordre. Mais un passé pareil pèse sur les relations entre les deux pays, d’une façon à laquelle ils ne sauraient échapper. On n’arrive à régler aucun des contentieux.
La France porte le poids de ses atrocités passées, mais le régime actuel algérien est tout à fait épouvantable. Pour se maintenir et garder un semblant de légitimité politique, sa seule stratégie consiste à ressasser des crimes français qui remontent à des décennies …
Quand j’étais en voyage officiel en Algérie avec le président Macron, j’avais été frappé par la fermeture totale de la francophonie. Le système est totalement schizophrène : d’un côté on exige des facilités d’immigration pour les Algériens, et de l’autre on refuse de parler et d’enseigner le français … C’est la garantie d’une non-intégration des Algériens qui émigreront en France.
A propos du Maroc, le film de la rupture entre Emmanuel Macron et le roi Mohammed VI est très parlant …On ne fait pas de la diplomatie « en bons camarades », les formes et le protocole ont leur importance. Emmanuel Macron est président, tandis que Mohammed VI est roi, ce sont deux statuts très différents. On ne commence donc pas par tutoyer son interlocuteur … Créer une intimité factice ne donne pas de bons résultats. Emmanuel Macron nous avait déjà fait le coup avec Trump, et ça n’avait pas fonctionné non plus. Si les diplomates ont pris l’habitude formaliser leurs relations, ce n’est pas pour rien, c’est une espèce de garantie anti-dérapage. Là, à cause des affaires d’espionnage, on a eu le passage brutal d’une intimité factice à une inimitié réelle. L’espionnage est certes très mal élevé, mais pousser des cris d’orfraie parce qu’on est écouté est un peu hypocrite, dans le mesure où tout le monde sait bien que dans le monde tel qu’il va, tout le monde écoute tout le monde. C’est malheureux mais c’est ainsi.
Sur le Sahara occidental, c’est le processus d’Abraham qui a en effet été décisif. En réalité, les relations entre le Maroc et Israël ont toujours été bonnes, mais tout à coup, après le choix de Trump, il devenait possible que ce soit officiel. C’est alors que la France (qui jusque là usait des formules les plus alambiquées pour ne surtout pas se prononcer en faveur de l’une ou l’autre partie) s’est retrouvée toute seule.

Akram Belkaïd :
Quand Jean-Louis évoque une relation « pourrie jusqu’à la moelle », entre la France et l’Algérie, il parle de la relation officielle. Car les relations bilatérales entre les deux pays ne sont absolument pas à la hauteur des relations entre les deux peuples. Quand vous mettez les bisbilles géopolitiques de côté, et que vous regardez la société française et la société algérienne, vous prenez la mesure des liens qui les unissent, bien plus importants qu’on ne le croit, et qui ont survécu à six décennies d’indépendance. Il y a des binationaux, il y a des couples mixtes … D’innombrables familles des deux pays sont inextricablement liées.
Je pense que l’une des erreurs qui ont été commises a été de prioriser la question de la mémoire, de se dire qu’une fois cette question réglée, le reste irait de soi. Parce qu’on ne sera jamais d’accord. Par exemple, Jean-Louis et moi ne serons jamais d’accord sur la qualification de la période coloniale. Et tant pis. Cela ne nous empêche pas de dialoguer ou de travailler ensemble sur autre chose : la question des retraites, des bourses, ou que sais-je encore. Cette volonté absolue de régler par la voie officielle des querelles qui relèvent des historiens et de la mémoire de tout un chacun ne mène nulle part. Il est très facile d’obtenir les faveurs des médias français en déclarant qu’on ne demande pas d’excuses à la France. Pour ma part, je pense qu’il faut rester soi-même, et dire calmement quelles sont les choses qui nous séparent. Elles ne devraient pas empêcher de réfléchir à autre chose. La relation entre les deux peuples est exceptionnelle. Comment la met-on à profit ? Jacques Chirac avait essayé, tant bien que mal, avec un projet de traité d’amitié. Ce n’est pas un hasard si un tel traité n’existe toujours pas plus de soixante ans après l’indépendance ...

Michaela Wiegel :
Il se trouve que j’étais en Algérie avec Jacques Chirac à l’époque, et il plaquait complètement le traité d’amitié franco-allemand sur ce projet franco-algérien. Et c’était une erreur, car il ne voyait pas que si le traité de l’Elysée avait fonctionné, c’est aussi parce qu’il y avait une communauté économique : la France et l’Allemagne avaient mis en commun leurs intérêts économiques, alors que ça n’a pas été le cas avec l’Algérie.

LE RAPPORT DRAGHI

Introduction

Philippe Meyer :
Mandaté par Ursula von der Leyen en septembre 2023, l'ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi a livré lundi un rapport dont les recommandations doivent alimenter les travaux de la nouvelle Commission européenne pour les cinq prochaines années. Selon lui, l’Union européenne est aujourd’hui confrontée à « un défi existentiel » ; si elle ne change pas, elle sera condamnée à « une lente agonie ». C'est donc de « 800 milliards d'euros d'investissements supplémentaires par an » dont l'UE a besoin si elle veut pouvoir financer les réformes nécessaires afin d'éviter qu'elle ne se laisse distancer définitivement par les États-Unis et la Chine. Un bond significatif qui représenterait 5 % du PIB européen actuel. (Le plan Marshall entre 1948 et 1951 équivalait à 1 à 2% du PIB de l’UE.) Face à la Chine et aux États-Unis, l'Europe décroche. Entre l'UE et les États-Unis, l'écart de niveau de PIB s'est progressivement creusé entre 2002 et 2023, passant d'un peu plus de 15 % à 30 %, tandis qu'en termes de parité de pouvoir d'achat, l'écart s'élève à 12 %. Le rapport Draghi découpe la compétitivité européenne en trois secteurs auxquels une attention particulière doit être apportée : l'innovation, la décarbonation, et la sécurité énergétique et économique. L'Europe doit mieux financer ses industries de pointe, en ciblant et coordonnant ses investissements ; elle doit adapter sa transition énergétique et climatique pour en faire une source de compétitivité et non pas de décroissance ; et elle doit s'assurer de réduire ses dépendances stratégiques, en revoyant sa politique commerciale et la sécurité de ses chaînes d'approvisionnement.
Mario Draghi expose 170 propositions. Les Européens doivent se doter d’une main-d’œuvre qualifiée, miser sur la recherche, achever la construction d’un marché intérieur qui reste inaboutie, baisser la facture d’électricité des citoyens comme des entreprises (deux ou trois fois plus élevée qu’aux Etats-Unis) et s’attaquer à la débureaucratisation de leur économie. S’ils veulent réussir, les Vingt-Sept devront aussi revoir leurs règles en matière de concurrence, qui empêchent parfois l’émergence de champions européens, et veiller à une plus grande cohérence entre leurs politiques commerciale, environnementale et climatique. Mais surtout, l’Union européenne doit investir massivement dans les technologies propres et le numérique, tout en réduisant ses dépendances, notamment à la Chine. A l’heure de la guerre en Ukraine, elle doit aussi se donner les moyens de financer une industrie de la défense à même de pallier le désengagement annoncé des Etats-Unis, que Donald Trump revienne à la Maison Blanche après les élections de novembre ou pas.
Mario Draghi, n'est pas le premier à s'alarmer du déclin relatif de l'Europe. Au printemps, Enrico Letta, un autre ex-président du Conseil italien, avait établi le même diagnostic.

Kontildondit ?

Michaela Wiegel :
C’est assez inédit : avant même qu’Ursula von der Leyen n’ait présenté sa Commission, elle a déjà 170 propositions sur la table lui disant ce qu’elle devrait faire, mais il est vrai que c’est elle qui avait demandé ce rapport à M. Draghi. On se souvient de Mario Draghi comme le banquier central de la période « whatever it takes », qui sauva l’euro au prix d’un endettement commun des pays de l’UE. Vu d’Allemagne, c’est une bizarrerie qu’un banquier central appelle à faire davantage de dette.
Et les réactions allemandes étaient prévisibles. Le ministre des Finances, Christian Lindner, a tout de suite dit qu’il était d’accord sur le constat (un déclin inévitable et un découplage de la croissance économique avec celle des USA et de la Chine si l’UE n’investit pas davantage), mais pas sur les préconisations. Il a fait entendre un « Non ! » très clair à l’idée d’un nouvel endettement massif. L’Allemagne demande à ce qu’on examine de près ce qui s’est passé après le plan économique qui a suivi la pandémie. En Italie, on a vu beaucoup de milliards mal employés ou non dépensés. Outre-Rhin, le scepticisme est donc très fort, jusqu’au sein de la SPD. Il est bien sûr plus grand dans le CDU, et dans la formation d’extrême-droite AfD, (qui réclame une sortie de l’Europe).
Dans sa partie « financement », je crains que ce plan ne soit un peu mort-né si l’Allemagne (étant donné son poids économique dans l’Union) est décidée à le bloquer. Sur le constat en revanche, il y a beaucoup d’avis partagés, notamment sur le plan de la politique commerciale énergétique (on parle déjà de revoir le marché de l’électricité en Europe). Mais là-dessus, c’est plutôt la France qui est réticente.

Richard Werly :
Philippe a fait référence au rapport d’Enrico Letta, et le rapport Draghi me pose le même problème. Ces deux rapports sont extrêmement fouillés, mais ils ne m’ont rien appris. Le rapport Draghi ne fait que regrouper des points qui étaient tous déjà bien documentés. Soit il n’y avait rien de neuf à dire, soit M. Draghi n’a pas souhaité aller plus loin que la doxa du moment. Et c’est le cas, sur trois sujets.
Premièrement, le sujet de la concurrence. M. Draghi demande à ce qu’on en réexamine les règles, et enjoint à davantage de collaboration entre Européens, pour faire émerger des « champions européens ». Mais on n’y est jamais arrivés, et je ne vois pas comment cela s’améliorerait à une époque où les Etats-membres sont dominés par des partis nationaux-populistes qui veulent des régimes protectionnistes.
Deuxièmement, la Défense. Le constat de M. Draghi est juste, mais il n’y a qu’à voir les difficultés entre la France et l’Allemagne pour accoucher de projets symboliques (l’avion et le char du futur), pour se dire qu’à l’échelle des Vingt-Sept, on n’est pas près d’être coordonnés … Certes, de telles choses prennent du temps, mais ce que nous dit Mario Draghi, c’est qu’il y a urgence.
Troisièmement, et comme toujours, on ne parle pas du fond du problème : comment attire-t-on les capitaux en Europe ? Comment finance-t-on l’innovation autrement que par l’emprunt ? Comment faire en sorte de capter en Europe une partie de l’énorme masse financière qui irrigue le monde ? Là dessus, rien. On n’adresse pas la question fondamentale du capital-risque, celle des marchés des capitaux. Une fois de plus, le diagnostic est excellent, mais il manque des propositions faisables pour les solutions. C’est un rapport érudit, mais timide.

Akram Belkaïd :
Comme Richard, je n’ai rien découvert dans ce rapport que je n’avais pas pu lire ailleurs auparavant. J’ai cependant été intéressé par la dualité entre concurrence et commerce extérieur, parce qu’il y a un tabou dans l’UE : elle a toujours prétendu être le « bon élève » de la mondialisation, l’entité géographique qui joue le jeu du libre-échange, dans une période où les réflexes protectionnistes sont de plus en plus marqués, tant aux Etats-Unis qu’en Chine. De son côté, l’UE continue à faire comme si les problèmes pouvaient se régler par davantage de concurrence.
Mais les grandes entreprises américaines sont gavées d’argent public. L’Etat fédéral, par des dépenses directes ou indirectes, soutient les efforts d’innovation de ses entreprises. En Europe, c’est au contraire un énorme tabou. Et la question de l’innovation ne se règlera pas si l’on continue de penser que ce sont des capitaux étrangers qui vont apporter la solution. Car les capitaux étrangers cherchent de la rentabilité à court terme.
J’aurais aimé que ce rapport m’explique le lien entre Intelligence artificielle et productivité, et ses conséquences. Parce que si on parle et IA et productivité, il faut avoir le courage d’analyser quels impacts cela aura sur l’emploi. Et là, aucune esquisse de raisonnement sur le côté social. On fait comme si le problème n’existait pas, et nul doute que dans quelques années, on jouera les étonnés devant les scores des partis populistes.
Enfin, à propos du marché de l’énergie, heureusement que le consommateur européen a la mémoire courte. Rappelons-nous que les réformes de ce marché devaient lui garantir des prix bas. On voit les résultats. C’est une préoccupation réelle au sein des ménages. La crise des Gilets Jaunes n’est pas si loin, et quand les gens voient leur facture d’énergie devenir intenable, la grogne monte. Là encore, c’est à mon avis un gros problème. Certes, il y a des causes géopolitiques, mais tout de même : la libéralisation du marché de l’énergie qu’a imposée Bruxelles est un échec. Il faudrait avoir le courage de le reconnaître et de réfléchir à un correctif.

Jean-Louis Bourlanges :
Ce rapport, qui vient quelques semaines après celui d’Enrico Letta, illustre la force intellectuelle et l’ambition politique de la contribution italienne au développement de l’UE. C’est quelque chose de méconnu. En France, on a souvent l’impression que l’Europe ne dépend que du couple franco-allemand. Or on oublie que celui-ci s’était effondré sur la question de la CED, et que ce sont les Italiens qui ont relancé l’Union, avec le traité … de Rome ! Et ce sont deux Italiens, MM. Giulio Andreotti et Bettino Craxi, qui ont fait le marché intérieur. Par la suite, face à l’énorme crise financière de 2008, c’est Mario Draghi qui a pris les choses en main, et sauvé l’euro. Et il me paraît très significatif que les deux contributions les plus notables de ces dernières années à la relance de l’UE viennent de deux anciens présidents du Conseil italiens. N’oublions jamais de rendre à nos amis italiens ce que l’Europe leur doit.
Sur le fond, les deux rapports sont intéressants à mettre en miroir. Et le fait qu’ils n’aient rien d’original importe peu. En politique, la vraie vertu, c’est de dire des choses vraies, pas des choses originales. La question n’est donc de savoir si MM. Letta et Draghi ont raison, et s’ils disent la même chose (ce qui n’est pas tout à fait le cas, à mon avis). Je pense que le rapport Draghi est très intéressant, et notamment pour un public français. Car la France est dans un déni total de sa situation économique, sociale et internationale, le programme du Nouveau Front populaire en est le signe manifeste. Ce que nous rappelle fondamentalement le rapport Draghi, c’est que le problème général des Européens, c’est qu’on ne sauvera pas le pouvoir d’achat sans croissance, qu’on ne fera pas de croissance sans gain de productivité, et qu’on ne gagnera pas en productivité sans être à la hauteur technologiquement.
Au moment où en France, M. Barnier est confronté à des demandes de pouvoir d’achat, de tels rappels sont bienvenus. Ce que les Français appellent le pouvoir d’achat, c’est prendre de l’argent où il n’est pas : soit aux générations futures, par la dette, soit à l’Etat, c’est à dire à soi-même. Dans le rapport Draghi, la comparaison entre l’Europe et les Etats-Unis est implacable : on voit à quel point les gains de productivité ont été porteurs d’une augmentation très forte du pouvoir d’achat. En Europe, le pouvoir d’achat n’a pas baissé, mais il augmente de façon si petite que les Européens ont cessé de le considérer comme une variable importante.
Sur les conséquences sociales, là encore, l’exemple des Etats-Unis montre que la révolution technologique n’est pas forcément contraire à la situation de l‘emploi. Évidemment, rien ne dit qu’il continuera d’en aller ainsi, il se peut qu’à un moment, la technologie nuise à l’emploi, mais de façon empirique, cela n’a encore jamais été le cas.
La troisième leçon de ce rapport, c’est l’urgence. Car M. Draghi sonne le tocsin. Ce qui nous est annoncé n’est pas une mort lente, l’échéance n’est qu’à dix ou vingt ans au maximum. Le rapport montre que l’Europe a déjà énormément décroché, ne serait-ce que par rapport à l’agenda de Lisbonne de 2000. Nous sommes dans une situation d’extrême urgence.
Autre leçon : il faut renouveler l’approche des solutions. C’est là que le rapport Draghi rejoint le rapport Letta. Enrico Letta dit que si nous avons des problèmes, c’est parce que nous ne sommes pas allés au bout de la logique du marché intérieur, et il met en avant le système financier, dont l’intégration n’a jamais été achevée. C’est là la limite du rapport Draghi : on n’arrivera pas à emprunter autant, car ce sera en effet un chiffon rouge pour les Allemands. Ce que montrait le rapport Letta, c’est que notre système financier est trop cloisonné. Il n’est pas adapté, par sa taille, par son unité, par sa souplesse … Et cela s’aggrave, puisqu’on accorde aux banques américaines des facilités qu’on refuse aux banques européennes.
En réalité, ce qui est en pointillés derrière le rapport Draghi, c’est que le nouveau modèle devra être différent. La concurrence libre et non faussée pourra être maintenue à l’intérieur de l’UE, mais la relation avec le reste du monde va devoir être moins angélique. De ce point de vue, l’exemple fourni par l’Inflation Réduction Act de Joe Biden est crucial. C’est une référence fondamentale pour M. Draghi, et j’ai été frappé qu’avant même que son rapport ne soit publié, la commissaire danoise, Margrethe Vestager, a tout de suite dit « nous ne voulons pas de ça ». C’est là que sera le vrai débat.
Le rapport Draghi est avant tout un message qui nous est adressé, qui nous met en face de nos contradictions.

Les brèves

Sortir du travail qui ne paie plus : compromis pour une société du travail au XXIème siècle

Philippe Meyer

"Je voudrais signaler le livre d’Antoine Foucher, « Sortir du travail qui ne paie plus », aux éditions de l’Aube. L’auteur constate que, pendant les 30 glorieuses, le niveau de vie a augmenté de 5% par an, ce qui permettait de le doubler en 15 ans. Aujourd'hui, il augmente de 0,8% par an, autrement dit, il faut travailler 84 ans pour vivre deux fois mieux. Le mouvement qui voulait que l'on vive de mieux en mieux en travaillant de moins en moins grâce à un travail de plus en plus productif s’est arrêté. Les travailleurs actuels doivent travailler davantage que leurs parents sans avoir l'espérance de vivre mieux qu'eux. Il nous faut réindustrialiser, investir dans l'éducation, dans les compétences et dans l'innovation alors que nous surinvestissons dans les retraites et la protection sociale. Ne plus faire reposer sur les travailleurs l'essentiel de la fiscalité, car nous taxons le travail 8 fois plus que l'héritage, 3 fois plus que les retraites, une fois et demie plus que la rente. Il faut remettre à plat la fiscalité, soulager le travail de 100 milliards d'euros, taxer les 10% des héritages des plus élevés et les retraites les plus substantielles. Il faut créer une TVA de souveraineté, par exemple sur les biens intensifs en carbone importé comme les voitures produites en Asie, qui serait soumise à une TVA de 25%. La moindre originalité de ce livre n'est pas de proposer pour cette remise à plat de la fiscalité un référendum qui définirait un nouveau contrat social fondé sur le travail."

La grande illusion : journal secret du Brexit (2016-2020)

Michaela Wiegel

"En attendant le gouvernement, on peut s’intéresser à la pensée de Michel Barnier, et il se trouve qu’il avait publié son journal de la période du Brexit, et il vient d’être publié en livre de poche. Le livre nous apprend tout de même des choses utiles pour la situation d’aujourd’hui, par exemple ce qu’il pense de Mme Le Pen. Et puis, en fil rouge, on retrouve en France les mêmes angoisses qui ont touché le peuple britannique. On aura donc les mêmes populistes si l’on n’y prend pas garde. "