DÉMISSION DE THIERRY BRETON, UN GÂCHIS ET UNE GIFLE
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Lundi, Thierry Breton, le commissaire européen français sortant, chargé du Marché intérieur, de la Politique industrielle, du Tourisme, du Numérique, de l'Audiovisuel, de la Défense et de l'Espace, a présenté sa démission avec « effet immédiat » à la présidente de l'exécutif européen, Ursula von der Leyen, lui écrivant « Vous avez demandé à la France de retirer mon nom — pour des raisons personnelles qu’en aucun cas vous n’avez discutées directement avec moi — et avez offert, en guise de compromis politique, un portefeuille prétendument plus influent pour la France dans le futur collège ». Emmanuel Macron l’avait désigné le 25 juillet pour effectuer un nouveau mandat de cinq ans, L'éviction de Thierry Breton avait été demandée à plusieurs reprises par Ursula von der Leyen. Durant son mandat, Thierry Breton s'était mis plusieurs fois en travers de la route de la présidente de l'exécutif européen, en s'opposant avec d’autres commissaires à la nomination d'une cheffe économiste américaine à la concurrence, ou à la nomination d'un proche d'Ursula von der Leyen comme délégué aux PME).
Pendant les cinq ans de son mandat, Thierry Breton a notamment défendu de grands textes de régulation numérique, et assumé de contrer les intérêts des géants américains de la tech. Il n’a eu de cesse d'afficher l'ambition de réguler par tous les moyens le « Far West numérique » qui prévalait en Europe, dominé par les grandes plateformes technologiques étrangères, auxquelles il semblait jusque-là bien difficile d'imposer des lois. Sous son impulsion, l'Europe s'est doté d’instruments juridiques majeurs comme le Digital Services Act, le Digital Markets Act, ou l’AI Act. Très impliqué dans leur mise en œuvre, il avait rappelé à l'ordre en août dernier Elon Musk, le patron du réseau social X, sur son devoir de respecter les règles européennes en matière de modération des contenus. Son bilan s'étend également de l'industrie - le Chips Act - au spatial, en passant par la défense. Il a permis à l'Europe d'obtenir les vaccins contre le Covid en mettant la pression sur les groupes pharmaceutiques et sur leurs fournisseurs, stimulé les industries de défense, lancé la constellation satellitaire Iris 2, défendu bec et ongles l'énergie nucléaire, etc.
Ursula von der Leyen a accepté mardi la candidature présentée par Emmanuel Macron de Stéphane Séjourné et l’a nommé « vice-président exécutif » de la Commission, chargé de la « prospérité et de la compétitivité ». Un portefeuille quasi jivarisé pour le Français, puisque désormais la défense, le numérique, le tourisme, l'audiovisuel et l'espace seront distribués à d'autres commissaires. Par ailleurs, la nouvelle commission de Mme von der Leyen n’est pas une bonne nouvelle pour les tenants du nucléaire et un sujet d’interrogation pour les soutiens de l’Ukraine en guerre.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Pour moi, la surprise de ce départ n’est pas où elle paraît. En fait, on savait déjà depuis longtemps que les relations entre Mme von der Leyen et M. breton étaient exécrables, et beaucoup à la Commission européenne s’agaçaient de Thierry Breton, dont on jugeait le caractère trop envahissant. La vraie surprise est en fait double : d’abord, le fait qu’Ursula von der Leyen ait osé, car c’est la première fois dans l’Histoire des institutions européennes que le président de la Commission rétorque une proposition française (d’habitude ça n’arrivait qu’à des pays « moins importants »), et ensuite, que la France ait accepté. Il n’y a qu’un seul précédent : la fois où un président de commission (Jacques Santer) avait demandé le départ de Mme Cresson. La France avait refusé, et c’était la Commission Santer qui avait dû démissionner.
Ce départ marque le début d’une nouvelle relation entre la France et l’UE. S’agit-il d’un affaiblissement de la France ? Selon certains, ce n’en est pas un, car la France serait mieux servie avec M. Séjourné qu’elle ne l’était avec M. Breton, en tous cas sur le papier. Le portefeuille de M. Breton était certes énorme, mais il n’était qu’un commissaire parmi d’autres, pas vice-président. Ici, le portefeuille a rétréci, mais M. Séjourné devient « vice-président exécutif », c’est-à-dire qu’il a pouvoir sur d’autres commissaires. Enfin, il hérite de la politique industrielle, qui à en croire le récent rapport Draghi, est la priorité absolue de l’UE. Tous ces arguments permettent à certains de se convaincre que la France reste une grande puissance au sein de l’UE.
Ce n’est à mon avis pas le cas, il s’agit bel et bien d’un affaiblissement structurel de la France dans l’Union, entamé en 2022, à partir de la guerre en Ukraine. C’est une chute de la « magie Macron ». En 2017, le président français apparaissait comme un phare de la construction européenne, il avait donné une vision, un élan, un enthousiasme. Mais plusieurs signes témoignent de cet affaiblissement structurel. D’abord, au Parlement européen, le parti « Renew » est celui qui a le plus perdu aux récentes élections (il ne reste plus que 13 députés dans ce groupe, qui était autrefois le 3ème du Parlement européen). Et puis, il y a la perte d’influence de la parole diplomatique française et du geste militaire français, avec les échecs en Afrique, au Liban, et le discrédit de la parole d’Emmanuel Macron, après de multiples revirements à propos de la Russie et de la guerre en Ukraine.
Qu’est-ce que cela signifie pour la nouvelle commission européenne ? L’héritage de Thierry Breton au sein de la Commission est indéniablement exceptionnel, on peut lui reprocher son caractère difficile, mais ses réalisations en 5 ans dépassent largement celles des autres commissaires. De la part de Mme von der Leyen, ce départ montre une volonté de contrôle absolu, tant sur les dossiers politiques (les dossiers « Défense », « élargissement » et « Méditerranée » ont été confiés à des « petits » pays) qu’économiques. Quand on regarde la façon dont Mme von der Leyen a réparti les postes sur la concurrence, le budget, l’industrie, on s’aperçoit que tout se chevauche, et que tout est mal défini. Cela veut dire qu’il y aura forcément des problèmes entre les commissaires, et donc que c’est la présidente qui tranchera.
Cette nouvelle Commission est-elle au service d’une grande vision de l’Europe ? Absolument pas. C’est la grande déception. Mme von der Leyen a une stratégie de pouvoir mais aucune vision. Il n’y a qu’à regarder la façon dont elle détricote l’héritage de Thierry Breton pour s’en apercevoir. M. Breton avait une vision sur l’autonomie technologique et sécuritaire. Mme von der Leyen brise tout cela, au profit d’une vision assez atlantique de l’UE. M. Breton avait réussi l’exploit de contraindre les grandes plateformes de communication internet à surveiller un peu le contenu qu’elles publiaient. La présidente ne veut pas de crise avec les Américains, nul doute que M. Musk aura les coudées plus franches.
Philippe Meyer :
À propos du fameux « mauvais caractère » de Thierry Breton, monté en épingle dans la presse, il y a tout de même quelque chose de paradoxal. Pendant très longtemps, le citoyen moyen ne connaissait même pas le nom du président de la Commission européenne, et on le déplorait. Et voilà que tout à coup, l’Europe est incarnée par quelqu’un … qu’on s’empresse d’écarter.
Richard Werly :
Je vais revenir à la « politique politicienne ». Je la résumerai en quatre phrases, souvent prononcées dans les couloirs de Bruxelles : « Breton, c’était trop. Macron, c’est fini. Séjourné, ça le fera pas. Et von der Leyen, c’est grave. »
« Breton, c’était trop », parce qu’il est vrai qu’il incarnait l’Europe (du moins en France, ailleurs c’est moins évident), et qu’il monopolisait la lumière. Sauf qu’il estimait indispensable de jouer les premiers rôles dans la prochaine Commission, avait obtenu d’Emmanuel Macron d’être nommé avant même qu’il y ait un nouveau Premier ministre, et espérait obtenir le rôle au détriment de Mme von der Leyen. Et tous les politiciens le savent : il n’y a pas de place pour deux animaux politiques de cette nature dans le même bocal bruxellois. Thierry Breton a sans doute commis là une erreur stratégique.
« Macron, c’est fini ». Macron le porteur d’une ambition européenne , le chef d’Etat qu’on écoute, la boîte à idées, tout cela a fait long feu. Celle-là même qu’il était allé chercher a décidé de tirer la prise et d’imposer ses conditions. Derrière Mme von der Leyen, il y a les industriels allemands, et la CDU, son parti d’origine pour lequel elle a fait campagne au sein du PPE. Dans les trois années de mandat qui lui restent, M. Macron n’aura plus accès au premier rôle, ou alors il le jouera tout seul.
« Séjourné, ça le fera pas ». M. Séjourné n’a été député européen que peu de temps (un seul mandat), il dirigeait le groupe « renew » mais n’a pas particulièrement brillé dans cette fonction. Il sort d’un très court mandat de ministre des Affaires étrangères, autrement dit, rien dans son parcours ne lui donne un poids particulier à Bruxelles. L’homme a des qualités humaines indéniables, il est convivial et chaleureux, mais je crains qu’il n’y ait une inadéquation totale entre son parcours politique et son portefeuille. Pour le coup, M. Breton au même poste aurait été d’une tout autre stature.
« Von der Leyen, c’est grave ». Oui, pour deux raisons. D’abord, parce que sa conception du collège européen n’est absolument pas collégiale. Mme von der Leyen se voit comme la patronne. On verra ce que cela donne avec le Conseil européen (qui regroupe les chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres). Ensuite, parce que les liens de Mme von der Leyen avec la CDU sont problématiques. Ce parti est donné favori pour les prochaines législatives allemandes (de septembre 2025), il a des intérêts industriels très marqués, une proximité avec les Etats-Unis historique … Pour toutes ses raisons, la prise de contrôle de Mme von der Leyen et l’éviction de M. Breton ne sont pas de bon augure pour la place de la France dans l’UE.
Enfin, je grince des dents quand j’entends encore parler de « petits » pays dans l’Union, qui n’occuperaient des fonctions stratégiques que parce qu’ils sont quantité négligeable. S’il y a un collège, tous les commissaires sont censés être égaux, et rien n’empêche un commissaire de « petit pays » de s’imposer dans son domaine.
Nicolas Baverez :
La France est en train de devenir un tout petit pays en Europe … Ce qui vient de se passer est sans précédent dans l’Histoire de l’UE. Il s’agit d’une nouvelle contradiction d’Emmanuel Macron. Car connaissant la détestation mutuelle de MM. von der Leyen et Breton, soit on renomme Thierry Breton et on tient fermement la position, soit on nomme quelqu’un d’autre d’emblée. Thierry Breton a un ego démesuré, c’est entendu, mais c’est aussi le seul à avoir un vrai bilan. Car tout le monde a bien vu que le Green Deal n’a pas fonctionné, et qu’il va falloir revenir sur l’automobile, sur l’agriculture … Le million d’obus pour l’Ukraine n’existe que dans la tête de M. Breton, en revanche, les vaccins, le numérique, l’espace … Personne n’a un bilan qui approche tout cela. C’est particulièrement important dans une UE qui a du mal à embrayer avec le réel. Si l’on en croit le rapport Draghi, les deux problèmes majeurs de l’UE sont la compétitivité (l’innovation) et la sécurité. Sur la Défense, il y avait un gros écart, mais sur le reste, les dossiers existaient bel et bien. Or cet héritage est effectivement démantelé.
Thierry Breton a raison sur au moins un point : la proposition de Mme von der Leyen à M. Macron est un marché de dupe. Le poids de Stéphane Séjourné est insignifiant : il fut un ministre des Affaires étrangères complètement transparent, il sera un vice-président complètement transparent. Il est encadré par quatre commissaires qui vont rapporter directement à Mme von der Leyen. C’est l’énième partie d’un jeu auquel les Français se font toujours prendre : un titre ronflant qui ne correspond à rien.
La France est en réalité sortie de la Commission. Elle est également sortie du Parlement européen, puisque la majorité de nos députés sont au RN, et donc en dehors de toute coalition de pouvoir. Nous n’avons que 6 députés au PPE, le parti qui tient les rênes. Enfin, nous ne sommes plus au Conseil européen non plus, puisque plus personne n’écoute M. Macron en Europe.
Nous avons perdu toute crédibilité financière. Les finances publiques françaises sont en déshérence complète, hors de toute contrôle. Une procédure est engagée pour déficit excessif, et nous n’avons même pas été capables de fournir une trajectoire. On se contente de demander des délais … L’Ukraine, l’Afrique, il n’y a pas un dossier sur lequel notre politique étrangère a tenu. Le seul axe un peu cohérent des quinquennats Macron était l’Europe. Après avoir dissous le Parlement français, sa propre majorité et les institutions de la Vème République, Emmanuel Macon a réussi à dissoudre la place de la France dans l’UE.
C’est une catastrophe pour la France, mais aussi une très mauvaise nouvelle pour l’UE. Parce que les problèmes fondamentaux ont été posés par le rapport Draghi. Or avec cette Commission-là, on sait que ce rapport est mort-né. Mme von der Leyen ne travaille que pour l’Allemagne, que pour essayer de sauver son modèle mercantiliste. Son modèle européen est on ne peut plus clair : l’intégration à l’ensemble nord-américain. Ce qui nous arrive est parfaitement mérité : nous avons laissé notre pays partir à la dérive sur les plans économique, financier et diplomatique. La seule vraie conclusion de cette affaire, est qu’il faut d’abord remettre la France d’aplomb, si l’on veut avoir une chance de faire de l’Europe autre chose que ce que prépare Mme von der Leyen.
Lionel Zinsou :
Cette philippique contre la France d’aujourd’hui sera à n‘en pas douter une source d’inspiration pour notre nouveau Premier ministre, dont l’expérience européenne est incontestable. Quant à Thierry Breton, il a un vrai bilan, c’est un homme d’action, mais je reconnais être assez biaisé, parce qu’il y a seize ans, dans un moment compliqué, au moment de la faillite de Lehman Brothers, je lui avais demandé s’il accepterait de présider une société (Atos) que l’entreprise que je dirigeais venait d’acquérir, et après une nuit de réflexion, il avait accepté. Mais c’est aussi un homme de convictions, et c’est ce qui lui a valu certaines inimitiés bien connues. Car avant Mme von der Leyen, il y eut par exemple Nicolas Sarkozy … En tant que ministre de l’économie et des Finances, il avait fait régresser la dette, c’est un grand spécialiste des finances publiques , mais il ne s’entendait pas avec le ministre de l’Intérieur de l’époque … Une fois que ce dernier a été élu président, il était clair que M. Breton ne pouvait que retourner vers l’entreprise. Il était donc revenu vers le secteur privé, et je lui avais dit « vous cherchez sans doute une entreprise du CAC 40, mais il y a beaucoup plus amusant : hisser une entreprise qui n’en fait pas partie jusqu’à l’une de ces 40 premières places ». Il m’a téléphoné quelques années après pour m’apprendre qu’Atos venait d’intégrer le CAC 40 … Entre-temps, il a dirigé une autre entreprise, dont la valeur boursière était de trois milliards à son arrivée, et autour de dix milliards quand il est parti. Aujourd’hui, elle ne vaut plus que 200 millions. Il faut donc faire attention : quand on se passe de Thierry Breton, on peut y perdre beaucoup …
C’est un homme d’action, un homme de convictions, très fidèle en amitié, mais aussi en inimitié : il fait preuve d’une belle constance dans les deux cas. M. Breton est une success story : quelqu’un passé de la société civile, à la politique (à l’échelle internationale) avec un certain succès. C’est rarissime. Thierry Breton est devenu un véritable homme d’Etat, il en a la stature. Il faut reconnaître qu’après Jacques Delors, il est dans doute l’homme le plus impressionnant à Bruxelles. M. Barnier n’est pas très loin, et on souhaite à M. Séjourné d’intégrer cette cohorte brillante. M. Breton a apporté de réelles contributions à des politiques publiques, et il l’a fait à l’échelle où l’on peut faire une vraie différence, c’est-à-dire l’échelle européenne.
Nicole Gnesotto :
Nous sommes tous d’accord pour louer le bilan de Thierry Breton, réellement impressionnant, mais aussi pour souligner à quel point l’échec de la France est retentissant.
Comment en sort-on ? D’abord, je sais qu’il est politiquement incorrect de dire qu’il y a de « petits » pays, mais d’un point de vue géopolitique, quand on compare les puissances militaires et diplomatiques, c’est un fait. Mais il faut ajouter qu’il n’y a pas de pays isolé. Et c’est peut-être là une façon de s’en sortir : si la France veut retrouver de l’influence à Bruxelles, elle y parviendra peut-être en s’associant avec d’autres. Jusqu’à présent, nous avons toujours dit que l’influence française en Europe passait par le couple franco-allemand. C’est donc là qu’est la vraie question : quel est l’avenir du couple franco-allemand comme vecteur d’influence politique de l’Europe ? Il ne faut évidemment pas l’abandonner, mais il me semble qu’avec l’Espagne et l’Italie (et peut-être la Pologne), la France peut contrebalancer l’Europe « allemande » de Mme von der Leyen.
Nicolas Baverez :
Le changement de configuration est pertinent, mais ce ne sera sans doute pas possible avec l’Italie et l’Espagne, car l’un des problèmes de cette Commission est d’avoir deux militants anti-nucléaires comme commissaires à l’énergie et à la transition climatique. Et aujourd’hui, l’axe qu’on peut tenter de construire est pro-nucléaire, et pro-défense. Et ce n’est possible qu’avec l’Europe centrale et orientale, et avec l’Europe du Nord. La Pologne devient un partenaire-clef.
Lionel Zinsou :
Mais alors, il faudra absolument redresser les finances publiques de la France, sans quoi l’idée d’un quelconque partenariat avec les Néerlandais ou les Scandinaves est totalement illusoire. Car pour le moment, nous sommes absolument inaudibles auprès de ces pays.
LE « VOYAGE D’ÉTUDE » DE KEIR STARMER EN ITALIE À PROPOS DE L’IMMIGRATION
Introduction
Philippe Meyer :
Au lendemain d'un nouveau naufrage meurtrier de migrants dans la Manche, le Premier ministre britannique Keir Starmer s'est entretenu lundi à Rome avec son homologue italienne Giorgia Meloni de la lutte contre l'immigration illégale, sujet à l'origine de violentes émeutes cet été au Royaume-Uni. Accompagné de son nouveau commandant de la sécurité des frontières du Royaume-Uni, Martin Hewitt chargé de lutter contre les traversées de la Manche et les passeurs, Keir Starmer, qui a rejeté le plan du précédent gouvernement conservateur britannique d'expulser des migrants au Rwanda, se dit « intéressé » par la méthode de Mme Meloni. « Il y a eu ici une réduction assez spectaculaire des entrées de migrants clandestins et je veux comprendre comment cela s'est produit » a expliqué le Premier ministre britannique en visitant le Centre national de coordination sur la migration à Rome.
L’agence Frontex indique que l'Italie a réduit de 64 % en un an les traversées irrégulières de bateaux vers les côtes italiennes. Selon les chiffres du ministère italien de l'Intérieur, les arrivées de migrants par la mer ont considérablement baissé depuis le début de l'année : 44.675 entre le 1er janvier et le 13 septembre, contre 125.806 lors de la même période de 2023. Au cours des douze derniers mois, les traversées en provenance de Tunisie ont chuté de 80 % et celles depuis la Libye de 27 %. Une baisse due notamment à des accords de plusieurs millions d'euros, passés en novembre 2023 dans le cadre du « processus de Rome », visant à renforcer les patrouilles sur les côtes nord-africaines et à faciliter les retours. L'UE a accordé des fonds à la Tunisie pour renforcer la sécurité des frontières, tandis que l'Italie a fourni des navires de patrouille et finance son gouvernement. Keir Starmer a tenu à préciser qu'il s'intéressait davantage à ces mécanismes qu'à l'accord de Rome avec Tirana sur les migrants pour l'ouverture de deux centres d'enregistrement des demandes d'asile. Ces deux sites, financés et gérés par l'Italie, doivent pouvoir héberger jusqu'à 3.000 migrants. On y examinera les demandes d’asile et on y décidera qui est admis et qui est renvoyé. Les dossiers de 36.000 migrants pourraient être ainsi traités chaque année. Le premier centre, situé dans le port de Shengjin (au nord de l'Albanie) devait ouvrir prochainement.
L'Organisation internationale des migrations et les ONG de secours des migrants en Méditerranée font valoir qu'une partie des candidats à l'entrée dans l'UE ont tout simplement changé d'itinéraire. Sur les huit premiers mois de l'année, les « détections » de migrants clandestins franchissant les frontières de l'UE ont diminué de 39%, selon l'agence Frontex. Mais si les routes migratoires des Balkans et de Méditerranée centrale ont vu les flux nettement baisser (-77% et -64%), celle d'Afrique de l'Ouest et la frontière terrestre orientale ont enregistré de fortes hausses (+123% et +193% respectivement).
Kontildondit ?
Richard Werly :
Pour rappel : le Royaume-Uni n’est pas membre de l’espace Schengen, il n’est plus membre de l’UE, et il est dans une situation catastrophique (c’est le nouveau Premier ministre lui-même qui le dit). Keir Starmer a prévenu sa population que ce serait très dur. Il s’agit donc d’un pays à l’écart de l’UE, et étant donnée la configuration géographique du R-U, cela pose un réel problème, car le pays dépend de sa coopération avec l’Europe, et notamment avec la France. Et d’autre part, il y a de sérieux problèmes de ressources et d’allocations de ces ressources.
Pourquoi Keir Starmer va-t-il en Italie, et quelles leçons faut-il en tirer ? D’abord : la logique géographique aurait voulu qu’il aille en France parler de migrants, or il ne l’a pas fait. Je trouve que là encore, c’est un signe qui nous montre qu’Emmanuel Macron n’est pas considéré comme un partenaire fiable par ses homologues (même si le Premier ministre britannique s’était entretenu avec le président français lors des Jeux Olympiques). Mais du point de vue symbolique, le choix de l’Italie n’est pas anodin : on contourne la France.
En Italie, M. Starmer a pu observer une réalité qui ne correspond absolument pas à celle du R-U, et des solutions dont on attend qu’il les adapte à la mode britannique. D’où viennent les migrants qui arrivent en Italie ? De pays émergents, ou en crise, ou en guerre (Tunisie, Libye) qu’on peut arriver à gérer en payant. C’est ce que l’Italie a convaincu l’Europe de faire : on a payé la Tunisie et la Libye, et on ne sait pas trop qui est à la barre de leurs vaisseaux patrouilleurs … Y a-t-il des marins italiens ? Tout cela est très opaque … Mais ce genre de solution est impossible à reproduire entre la France et le Royaume-Uni. À moins que M. Starmer ne vienne avec un carnet de chèques, mais c’est extrêmement improbable. Qu’est-ce qui dans l’exemple italien peut inspirer de nouvelles mesures britanniques ? Je me le demande.
Et il y a une autre façon de faire, dont M. Starmer déclare qu’elle ne l’intéresse pas : l’Albanie. À mon avis, il commet une erreur, car l’Albanie est une solution intéressante. Le pays est candidat à l’entrée dans l’UE, donc l’UE a des leviers sur ce pays : en matière de droits humains, de contrôle, d’Etat de droit, etc. Et ce pays accepte, moyennant finances, d’abriter des camps de transit, de « tri » (l’expression est choquante pour parler d’êtres humains, mais c’est bien de cela qu’il s’agit), pour que demain, il puisse renvoyer les migrants qui auront été rejetés. Et je crois que cette solution là correspond à ce que propose le pacte asile-immigration de l’UE, à savoir des « hotspots » aux frontières extérieures de l’UE.
Que M. Starmer ait refusé le Rwanda était tout à fait justifié (car il n’y avait aucun levier d’aucune sorte sur ce pays, le deal conclu entre MM. Sunak et Kagame était problématique). Je pense que M. Starmer n’a pas dit la vérité en l’Italie. Si vous me permettez une conjecture, je pense que les leçons qu’il en a retirées sont opposées à ses déclarations : ce n’est pas le dispositif maritime qui l’intéresse, mais au contraire le modèle albanais.
Lionel Zinsou :
Je suis frappé par le rayonnement de Mme Meloni, et je crains que cela ne serve de précédent pour l’image de Mme Le Pen. Tout de même : un Premier ministre travailliste qui va voir la responsable d’un parti néo-fasciste pour prendre des leçons sur un sujet qui a des dimensions éthiques, politiques, sociales et financières majeures, c’est un succès politique absolument majeur pour Mme Meloni.
Si j’ai bien compris, Mme von der Leyen aussi doit beaucoup à Mme Meloni dans la reconduction de son mandat. Et l’organisation du Parlement européen a également été très marquée par le fait qu’il n’y a pas eu de coalition entre le RN et Fratelli d’Italia. Mme Meloni a donc un rayonnement sur l’Europe tout à fait considérable.
Elle a réuni récemment pour la première fois un conseil italo-africain, auquel se sont tout de même rendus une vingtaine de chefs d’Etat. Peu de pays font de tels sommets : la Chine, la Russie, la France à une époque. L’Italie a signé des accords avec des pays subsahariens (dont la Côte d’Ivoire). En matière de dette et de déficit, l’Italie est dans une situation encore plus grave que la France, mais elle n’est pas du tout décrite de la même manière. Personnellement, je trouve cela très préoccupant.
Par ailleurs, pour n’importe quel lecteur du Guardian ou de The Independant, la démarche de M. Starmer est très critiquée, mais cela montre combien les récentes émeutes en Grande-Bretagne contre les communautés musulmanes ont impressionné le nouveau pouvoir britannique. Aucun pays n’échappe à la phobie de l’immigration. Ce qui m’angoisse, ce sont les commentaires sur la « solution » albanaise. Car imaginez ce que ce sera : dans ces camps de tri, installé près d’aéroports, on mettra donc les migrants refoulés dans des charters à destination … de l’Afghanistan ? Du Soudan ? C’est terrifiant.
Le pape François emploie une formule que je trouve très pertinente : il parle du « fanatisme de l’indifférence » concernant les réfugiés. Ce qui se passe en Tunisie, en Libye, en Albanie est tout simplement tragique. Quand on dit : on a équipé les Libyens de bateaux surveillance et de gardes-côtes, c’est un leurre. L’ONU et l’Office International des Migrations nous apprennent le sort des réfugiés qu’on retient en Tunisie ou en Libye, ceux qu’on empêche d’arriver à Lampedusa : exploitation, trafic d’organes, assassinats, bref des violences extrêmes. C’est sur tout cela qu’on ferme les yeux, alors qu’on sait faire tout à fait autrement avec des réfugiés. Regardez ce que l’UE a fait pour l’Ukraine quand il s’est agi d’installer des réfugiés dignement. Qu’on privilégie le fanatisme de l’indifférence face à l’extrême du crime est absolument révoltant. C’est cela qu’on est en train d’aller étudier en Italie pour en faire une politique britannique. Du point de vue éthique, c’est une tragédie.
Nicole Gnesotto :
Lionel a tout à fait raison, et il n’y a pas davantage de « modèle » Meloni que de « modèle » albanais. Ce qu’a fait Giorgia Meloni, c’est simplement transposer en Italie le modèle Merkel. Je rappelle que c’est l’UE, sous l’impulsion d’Angela Merkel en 2016, qui a décidé d’externaliser en Turquie la question des réfugiés (3 millions de réfugiés, 6 milliards d’Euros). Et cet accord avec la Turquie a été très discrètement reconduit en 2021. Mme Meloni ne fait pas autre chose. Autre solution de Mme Merkel : la délocalisation du contrôle, fait à l’extérieur de l’Union. C’est ce que fait l’Albanie.
Et la méthode de Mme Meloni ne fonctionne même pas : certes, il y a moins de migrants en Italie, mais davantage en Grèce (ce dont Mme Meloni se fiche éperdument, bien entendu) ! On s’est donc contenté de déplacer le problème, rien n’est réglé. Quant à la « solution » albanaise, elle va à l’encontre de tout ce que sont les principes de l’UE. C’est justement parce qu’elle est candidate à l’UE que l’Albanie devrait refuser ces indignités.
Nicolas Baverez :
Aujourd’hui les flux migratoires explosent. Nous avons 1,2 millions de demandes d’asile, dont on sait qu’elles sont infondées pour au moins la moitié, et par ailleurs, partout, l’immigration est en train de mettre l’extrême-droite au pouvoir. Alors soit on continue à ne rien faire (ce qui fut le cas de l’UE pendant longtemps), soit on met en place une politique. Et cette politique doit à la fois réguler et respecter le droit.
Le problème du R-U vient du Brexit. Le pays a mis dehors 1 million de citoyens européens, et il a un afflux net de 800 000 personnes venues d’Afrique et d’Asie. Cela donne les émeutes racistes de cet été. Quant à l’Italie, il y a un paradoxe. Il n’y a évidemment pas de modèle italien, en revanche on oublie de dire que parallèlement aux chèques accordés à la Libye et à la Tunisie, et à la méthode albanaise (qui n’est pas encore en fonction, rappelons-le), il y a aussi 450 000 régularisations par an, ce qui est le plus haut niveau historique pour le pays. Parce que l’industrie italienne manque de main d’œuvre et qu’il n’y a plus de jeunes dans le pays. L’Italie est aujourd’hui le 4ème exportateur mondial, et elle a besoin de travailleurs. Il y a donc la rhétorique de Mme Meloni et les médias d’un côté, et la réalité politique de l’autre.
Le pacte européen pour l’immigration n’apporte aucune solution, mais dans les faits, un nouveau standard européen est en train de se mettre en place. Il est parti du Danemark, il visait à stopper la montée de l’extrême-droite (et cela a fonctionné). Cette politique, c’est : pas d’immigration zéro (ce qui est aussi impossible qu’absurde), mais une régulation des flux et une vraie politique d’intégration. C’est ce qu’a choisi la Suède (qui avait vu une explosion de violence suite à l’arrivée de 800 000 immigrants, pour une population totale de 10 millions), c’est ce que font les autres pays scandinaves. C’est ce vers quoi vont l’Allemagne et les Pays-Bas. Malgré les déclarations ronflantes de Mme Meloni, l’Italie n’est qu’une déclinaison de cela. La Méditerranée doit être strictement contrôlée, c’est un enjeu stratégique : on doit mettre fin aux trafics d’êtres humains, d’armes, de drogues. Mais il faut pouvoir accueillir les gens dignement, et les intégrer, il y a donc un énorme effort à fournir en termes d’éducation et de formation.