LE GOUVERNEMENT FACE AU BUDGET
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Le nouveau Premier ministre a écarté une hausse des impôt et des taxes qui toucherait « l'ensemble des Français », mais non celles qui pourraient mettre à contribution « les plus aisés et les grandes entreprises ». Pour se justifier, Michel Barnier se dit l’héritier d’une situation financière qu’il qualifie de « très grave ». Mercredi, le nouveau ministre du Budget, Laurent Saint-Martin a confirmé que le déficit public devrait dépasser cette année les 6% du PIB. Jusqu'alors, Bercy prévoyait 5,1% de déficit. Dans ces conditions, c'est toute la trajectoire budgétaire française qui se retrouve fragilisée. Alors que la France est actuellement sous le coup d'une procédure pour déficit excessif à Bruxelles, un respect a minima des nouvelles règles budgétaires européennes (3% de déficit) se traduirait par plus de 30 milliards d'euros d'économies en 2025. Signe de l'importance de ce dossier, Michel Barnier a souhaité que le ministre du Budget et des Comptes publics lui soit directement rattaché.
Le prochain projet de loi de finances pour 2025 est présenté par Pierre Moscovici, le premier président de la Cour des comptes, comme « le plus compliqué à élaborer depuis le début de la Ve République ». Les pistes explorées porteraient sur la réduction de certaines niches fiscales, le retour d'une taxation sur les patrimoines les plus importants, le gel du barème des plus hautes tranches d'impôts sur le revenu, l’alourdissement de la « flat tax » sur les revenus du capital... Elles ne manquent pas pour récupérer des recettes sur les contribuables aisés. Du côté des entreprises, le premier ministre « envisage une surtaxe sur l'impôt sur les sociétés » - dont le taux a été ramené de 33,3 % à 25 % pendant le premier quinquennat d'Emmanuel Macron, selon un ancien conseiller gouvernemental.
À droite, des voix se sont déjà élevées avec véhémence contre toute hausse d'impôt, de quelque nature qu'elle soit, comme celles de Marine Le Pen ou Éric Ciotti, mais également dans le camp macroniste. En revanche, de fins connaisseurs des comptes publics se montrent bien plus ouverts à cette idée, à l'image du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau.
Le chef du gouvernement, qui fera sa déclaration de politique générale « début octobre », envisage de présenter le projet de loi de finances au Parlement le 9 octobre, au lieu du 1er, comme le recommande pourtant la loi organique. L'utilisation du 49-3 pourrait faire partie des armes constitutionnelles brandie par le nouvel exécutif pour faire passer son budget dans un contexte éruptif. Les oppositions ont déjà annoncé qu'elles seraient prêtes à utiliser la censure au Parlement.
Kontildondit ?
David Djaïz :
La situation budgétaire est catastrophique, nous risquons un déficit sans précédent, et la France n’a pas voté un budget à l’équilibre depuis 1973. Étant donnée la faiblesse politique de ce gouvernement, je crains que les mesures d’économies présentées ne soient que des « scalps », qui ne feront qu’accroître le mécontentement social. Car c’est facile d’aller ouvrir le « musée des horreurs », il y a des tiroirs entièrement dédiés à cela à la direction du Trésor public : l’Aide Médicale d’Etat, les aides au logement, l’indexation des pensions, etc. Mais rien de tout cela ne résoudra le problème de fond, celui de la dynamique incontrôlable de la dépense publique en France depuis une trentaine d’années.
Pour bien se rendre compte de cette dynamique, il suffit de regarder précisément l’origine des 1000 milliards de dette supplémentaire accumulés depuis 2017. On a tendance à penser que c’est largement dû à la Covid, alors qu’en réalité, la part de dépenses exceptionnelles liées à la pandémie (mesures d’urgence + plan de relance) n’est pas très éloignée de la moyenne européenne : 250 milliards sur les 1000. Mais surtout, elle a un rendement très positif, puisque le maintien du revenu disponible a une conséquences positive sur la société, bien supérieure à son coût.
250 autres milliards viennent des allègements fiscaux et sociaux : on a beaucoup accusé le président Macron d’avoir fait des « cadeaux fiscaux ». Et ce qui est intéressant, c’est que les allègements consentis sont à peu près équivalents pour les entreprises et pour les ménages. En réalité, ceux consentis aux ménages ont coûté un peu plus, contrairement à une représentation tenace. En gros, l’exonération de la taxe d’habitation, la suppression de la redevance audiovisuelle, les baisses d’impôts sur le revenu, de la CSG, etc. représentent 60% de ces 250 milliards (40% pour les entreprises).
Les baisses de recettes fiscales prélevées aux entreprises sont plus compliquées à justifier, il faut les examiner attentivement. Car certains rapports sont mitigés sur leurs conséquences. Pour ma part, je pense qu’on a confondu deux choses. Pour aller vite, disons que la politique de l’offre fonctionne (simplification administrative, stabilité fiscale, baisse d’impôts de production), mais la suppression de l’ISF ne montre aucun effet d’entraînement positif sur l’économie ; il y a donc des questions à se poser de ce côté.
Mais le plus gros de ces 1000 milliards, c’est-à-dire les 500 milliards restants, ne viennent ni de la pandémie ni des baisses d’impôts, mais de la dynamique des retraites. De quoi s’agit-il exactement ? L’Etat subventionne une partie des pensions des fonctionnaires (civils, militaires, hôpitaux, collectivités territoriales). En réalité, ces subventions ne sont pas réellement retracées dans les documents budgétaires comme des subventions, elles sont présentées comme des « surcotisations ». Il s’agit d’un effort financier supplémentaire de l‘État. Ce n’est pas retranscrit correctement dans les lois de finances, et cela a une conséquence très dommageable. D’abord, on a l’impression que les régimes sont à peu près équilibrés, et ensuite, si l’on retrace précisément les efforts des l’Etat pour équilibrer ces régimes, on s’aperçoit qu’ils sont d’environ 70 milliards d’euros par an depuis 2018. L’éléphant dans la pièce, c’est donc le système de retraites.
Comme on n’a pas réussi à faire une réforme systémique des retraites, nous sommes pour le moment condamnés à transformer beaucoup d’autres politiques publiques en variables d’ajustement pour cet éléphant : on va rogner sur l’éducation, sur la transition écologique, etc.
Plutôt que d’aller ouvrir le musée des horreurs, on ferait mieux de se demander comment rétablir un financement pérenne et juste de notre système de retraites. C’est une énorme épine dans notre pied, et tant que nous ne l’aurons pas ôtée, la dégradation de nos finances publiques se poursuivra.
Sur la répartition des efforts financiers à fournir, il faut des mesures justes. Et la question d’une contribution exceptionnelle pour les plus aisés peut tout à fait se justifier ; d’autant que la suppression de l’ISF n’a pas d’effets d’entraînement positifs sur l’économie.
Marc-Olivier Padis :
La trajectoire des déficits a été entamée il y a plusieurs années, et j’ai donc été surpris d’entendre Gérard Larcher (président du Sénat) déclarer sur France Inter qu’il avait « découvert » l’état des finances publiques. Il me semblait pourtant que le Séant votait chaque année la loi de finances …
Dans les lettres de cadrage envoyées aux ministres, on a la perspective du « coup de rabot », c’est-à-dire d’une absence de stratégie : si on se limite à des expédients, on ne résoudra rien. Il faut au contraire cerner précisément le point du dérapage, et pourquoi ça a dérapé. Sur les allègements fiscaux des ménages, si on retrace ce qui s’est passé, on s’aperçoit de l’échec du « en même temps » : dans le programme d’Emmanuel Macron des débuts, les choses devaient s’équilibrer. Par exemple, on supprimait la redevance, mais parce qu’on allait augmenter le coût de l’énergie, à travers la prise en compte du prix du carbone. Idem pour la taxe d’habitation (qui n’a en réalité pas entièrement disparu). Seulement, le volet de l’augmentation de la fiscalité n’a jamais eu lieu, il s’est donc agi d’un perte sèche pour l’Etat.
Il est curieux que cette idée de baisse des impôts soit devenue un véritable dogme pour les macronistes ; cela s’est cristallisé sans que ce soit vraiment compréhensible d’un point de vue politique. Aujourd’hui, la situation est telle qu’il faut jouer sur tous les leviers disponibles : les dépenses, mais aussi les recettes. Si on demande un effort, il faut le répartir de façon équitable, et c’est pour cela que le débat sur la fiscalité est omniprésent ces jours-ci. Il y avait dans le programme du NFP un élément pas très convaincant : il fallait aller chercher dans les poches profondes. Certes, il y en a en France, mais elles ne sont pas assez nombreuses pour résoudre le problème. Il ne faut cependant pas s’interdire ce débat, la question d’un changement de la politique fiscale pour les ménages les plus riches et sur les patrimoines peut se poser, mais la solution ne sera pas là. Il va falloir actionner tous les leviers possibles, mais aussi prendre un peu de recul pour adopter une vraie stratégie.
Béatrice Giblin :
Le constat selon lequel la situation est très grave, voire catastrophique, commence à imprégner l’ensemble de la classe politique, et même de l’opinion publique. Seul le NFP semble n’en être pas encore là, puisqu’à l’écouter, il suffirait de prendre aux riches pour tout régler. Or non seulement cela ne suffirait pas, mais de plus, on peut craindre qu’un certain nombre de ces « très riches » ne préfèrent quitter le pays plutôt que d’être matraqués fiscalement. Les économistes atterrés nous expliquent que ce n’est pas vrai, que le nombre de départs est dérisoire, mais moi qui suis originaire d’une région proche de la Belgique, je puis vous dire qu’aller s’installer de l’autre côté de la frontière est un sport très pratiqué par bon nombre de grandes familles du Nord …
Comme le disait David, il y a un problème de diagnostic : cette façon dont on dissimule « l’éléphant dans la pièce », à savoir combien l’Etat finance les retraites des fonctionnaires dans des proportions qui ne sont pas tenables. L’une des raisons de l’échec de la mise en place d’une retraite par points était la suivante. Les fonctionnaires ont des retraites confortables (entre 80% et 100% de leur salaire), mais chez bon nombre d’entre eux (notamment les enseignants), le salaire lui-même était peu élevé. C’est pourquoi la retraite par points a provoqué un tollé : si on consentait à être mal payé, c’était parce qu’on avait l’assurance d’une retraite confortable. En voulant changer cette équation, on a mis le feu aux poudres. Si on voulait que les enseignants consentent à une retraite par points, il fallait augmenter leurs salaires, dans des proportions massives, et en un temps très court, ce qui était évidemment inenvisageable. Rappelons que les salaires des enseignants ont baissé d’environ 25% en 20 ans.
C’est parce que la question des retraites est si majeure et incontournable que les discours de l’extrême-droite et de l’extrême-gauche sont irresponsables. Dire qu’on va pouvoir continuer à arrêter de travailler à 60 ans est aussi faux que dangereux. Nos taux d’emprunts sont désormais supérieurs à ceux de l’Espagne et de la Grèce ; quel que soit le prisme politique par lequel on lise cette information, elle n’est pas une bonne nouvelle. Le problème est d’un ampleur sans précédent, or le gouvernement qui lui fait face est faible (et même illégitime pour certains), sa marge de manœuvre sera donc très étroite, il aura des épées de Damoclès à droite (RN) et à gauche (NFP). Je crains qu’il ne fasse rien d’autre que poser quelques dérisoires rustines sur une gigantesque passoire.
François Bujon de l’Estang :
Ce n’est malheureusement pas exagéré que de décrire la situation comme catastrophique, et contrairement à M. Larcher, nous ne la découvrons pas. On sent venir cette crise des finances publiques depuis longtemps. On se souvient de M. Fillon qui en prenant ses fonctions de Premier ministre (en 2007), avait décrit « un pays en situation de faillite » …
Et pour répondre à cette situation budgétaire catastrophique, nous avons une situation de crise politique, puisque le gouvernement actuel est d’une grande fragilité. La situation est si grave qu’elle nécessiterait une « thérapie de choc », un peu comme en 1958. Mais aujourd’hui, la configuration politique est tout autre : aucune majorité à l’Assemblée, un président de la République affaibli, et pas de volonté pour une thérapie de choc, alors que c’est ce dont nous aurions besoin. Quelque chose que ressemblerait à ce que le Canada a fait en 1995 (assez largement oublié aujourd’hui) qui était drastique : réduction de la taille des ministères de 40%, licenciement de dizaines de milliers de fonctionnaires, revue de tous les programmes de dépenses publiques … Rien de tout cela n’est envisageable en France : nous n’en avons ni la volonté, ni la possibilité (majorité forte et pouvoir exécutif fort).
Que va-t-il se passer ? Il semble que comme d’habitude, nous nous conterons de bricolages, autant de cautères sur une jambe de bois. Cela permettra au gouvernement de « survivre », ce qui n’est pas une grande ambition politique … Tout ce que j’entends ces jours-ci va dans ce sens. Augmenter les impôts est une solution de facilité, mais tôt ou tard, il faudra rouvrir des plaies qui ne sont pas cicatrisées, comme la question des retraites. Et avec la dose d’irresponsabilité ambiante dont parlait Béatrice, je suis très perplexe. Nous aurons sans doute du bricolage là où nous aurions besoin d’un opération à cœur ouvert.
David Djaïz :
Puisque nous en sommes à parler de thérapie, je voudrais écarter deux fausses pistes. François mentionnait la déclaration de M. Fillon en 2007, mais je crois que le Premier ministre s’était décrédibilisé : il avait raison sur le diagnostic, mais en ce qui concerne les solutions, il n’avait fait qu’ouvrir le musée des horreurs : déremboursement de soins, réduction de la taille de l’assurance maladie, alors que ces points ne pesaient en réalité pas tellement sur nos finances publiques.
L’autre erreur, c’est le « tout fiscal », et c’est le travers actuel du NFP. Penser qu’on va tout régler en taxant les riches est illusoire. Et puis nous avons un problème d’exécution des recettes. L’année dernière, nous avons eu moins de recettes fiscales à cause de la crise immobilière, mais aussi de la baisse de la part du PIB marchand, qui a plombé l’efficacité de la TVA. La fiscalité est d’abord un problème de justice : il faut que l’effort soit équitablement réparti. Mais la question du rendement est avant tout un problème de dépenses. Et sans une réforme systémique des retraites et un vrai débat de société sur la part actifs/inactifs (savoir qui contribue au financement du système), nous ne nous en sortirons pas. Je suis toujours sidéré d’entendre les discours politiques qui déclarent qu’ils vont sauver le système par répartition, alors que celui-ci est agonisant. En effet, plus du tiers du financement des retraites n’est pas lié aux cotisations normales des salariés et des fonctionnaires. Ce sont soit des surcotisations (autrement dit, des subventions), soit du transfert fiscal. Si l’on veut préserver le système, il faut le refonder entièrement, et discuter de tous les paramètres. Malheureusement, l’assise politique et démocratique de ce gouvernement ne le permettra pas. Je pense qu’il s’agira d’un des enjeux majeurs de la prochaine élection présidentielle.
LE LIBAN FACE À UNE POSSIBLE GUERRE
Introduction
Philippe Meyer :
Après les attaques aux bipeurs et aux talkies-walkies piégés les 17 et 18 septembre, l'armée israélienne a lancé ses plus importantes frappes contre le Hezbollah au Liban depuis onze mois. Sous la pression de quelques 80 000 Israéliens déplacés du nord du pays depuis octobre par les tirs de roquettes du mouvement chiite, le gouvernement israélien a fini par inscrire, lundi, le retour des populations dans les zones évacuées parmi les buts de guerre. Le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant a indiqué qu’après Gaza, « le centre de gravité se déplace vers le nord ». La campagne prévoit des frappes massives sur les infrastructures du Hezbollah, son arsenal (environ 150.000 roquettes, missiles et drones), pouvant être suivies d’une intervention terrestre pour installer une « zone tampon » au Liban sud. La doctrine de l'usage disproportionné de la force par Israël au Liban, théorisée en 2006 par le général Gadi Eisenkot, alors chef des opérations des forces israéliennes, sous le nom de Dahiya, une banlieue sud de Beyrouth qui héberge le fief du Hezbollah, continue visiblement à être appliquée. Les responsables militaires israéliens disent vouloir forcer le Hezbollah à mettre un terme à la guerre d’usure qu’il a déclenchée le 8 octobre 2023, en ouvrant un « front de soutien » avec le Hamas. Il s’agissait alors pour Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, de soulager son allié de Gaza en fixant des troupes israéliennes au nord et en semant la panique dans cette région.
Depuis plus de quatre décennies, avec la création du mouvement chiite, en 1982, Israël et le Hezbollah s'affrontent sans discontinuer. À deux reprises récemment, ce dernier a pris l’avantage sur Tsahal. En 2000, lorsque l’armée israélienne s’est retirée du sud du Liban après 22 ans d’occupation. Et à l’été 2006, en stoppant son offensive terrestre, ses 40.000 militaires, ses blindés et ses armes de pointe, avec seulement 5.000 combattants très mobiles et efficacement protégés par un réseau de tunnels. Depuis, le Hezbollah n’a cessé de renforcer son recrutement, son organisation ainsi que son arsenal, principalement d’origine iranienne. Se targuant d’avoir tenu tête à Israël, et en tirant une partie de sa légitimité, le mouvement chiite se revendique, à la place de l’armée libanaise, comme le véritable défenseur du peuple libanais.
Alors que le président iranien, Massoud Pezechkian a déclaré, mardi, que son allié le Hezbollah ne pouvait « pas rester seul » face à Israël, les mises en garde se sont multipliées de la part des chefs d’Etat et de gouvernement qui se succèdent cette semaine à la tribune de l’ONU. Son secrétaire général, Antonio Guterres s’est déclaré « inquiet de la possibilité que le Liban se transforme (en) un autre Gaza ». Tandis qu’Israël poursuit sa campagne de bombardements contre le Hezbollah, faisant plus de 600 morts en trois jours, et malgré l’appel de plusieurs pays à un arrêt des combats de vingt et un jours, Benyamin Nétanyahou a demandé jeudi à son armée de « poursuivre les combats avec toute la force nécessaire » au Liban.
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang :
Voilà encore une affaire particulièrement difficile, et tout à fait tragique étant donnée les pertes humaines civiles. Les superlatifs et les hyperboles sont légions quand on décrit la situation du Moyen-Orient, et cela ne rend pas forcément service. On peut dramatiser et dire que le Proche-Orient va exploser, mais une remise en perspective est nécessaire. Le Hezbollah est né en 1982, et depuis cette date il est en confrontation permanente avec l’Etat hébreu. L’intensité a varié selon les époques, et c’est parfois allé jusqu’à de vraies guerres. On a assez largement oublié aujourd’hui l’opération « raisins de la colère » de 1996, ou l’occupation du Sud Liban par Israël pendant près de 15 ans (entre 1985 et 2000), ou la guerre des 33 jours en 2006, mais c’étaient aussi des moments très alarmants. L’épisode actuel est en train de devenir colossal, à cause de l’ampleur des bombardements israéliens, de l’armement du Hezbollah, et des pertes humaines, mais il faut malgré tout tenter d’aller regarder ce qui se passe derrière tout cela.
D’abord, quand on parle du Liban, on signifie en réalité désormais « Hezbollah », car le Liban lui-même est aujourd’hui un Etat failli, qui n’a plus de président depuis deux ans, un gouvernement impuissant, des forces armées extrêmement faibles et une économie en miettes. Le Liban a en quelque sorte été pris en otage dans la guerre que se livrent le Hezbollah et Israël, il en est l’une des victimes collatérales.
Mais en réalité, le Hezbollah, c’est l’Iran. Il faut bien comprendre que le Hezbollah n’a pas d’existence propre. Bien sûr, il y a une importante communauté chiite au Liban, et c’est la raison pour laquelle le mouvement a pu prospérer, mais l’Iran n’a fait que l’utiliser comme un instrument, à plusieurs occasions. Notamment lors de la guerre de Syrie, où le Hezbollah a volé à la rescousse du gouvernement de Bachar el-Assad. Le Hezbollah n’est rien de plus qu’un « proxy » pour l’Iran, c’est-à-dire un mandataire, sans réelle autonomie. Son dirigeant Hassan Nasrallah, ainsi que tous les autres officiers du mouvement, ont été formés par les Pasdaran. Toute action du Hezbollah est décidée à Téhéran.
On sait que l’Iran est déterminé à s’opposer à Israël, mais la République islamique a curieusement pris fait et cause pour les Palestiniens de Gaza. L’ouverture d’un second front avait pour but de les soulager un peu. Il y a donc déjà une internationalisation du conflit. Le risque d’embrasement est réel, puisqu’il y a une incontestable escalade militaire. Mais a priori, le conflit n’embrasera pas toute la région tant que l’Iran ne l’aura pas décidé. Or je ne crois pas que la République islamique souhaite cela, puisqu’elle a renoncé à des représailles massives après le raid israélien sur Téhéran. L’Iran a une priorité : mener à bien son programme nucléaire et balistique. Les mollahs veulent une prolifération sur ces deux plans, et pour ce faire, la dernière chose dont ils ont besoin est d’un conflit grave, entraînant un appui américain. Ils ont donc intérêt à ce que la situation ne dérape pas. C’est cette volonté de l’Iran de garder le meilleur de ses cartes pour l’avenir qui permettra peut-être à la situation actuelle de ne pas déraper. Le Liban est malheureusement irrémédiablement entraîné dans le conflit, mais autres pays arabes n’ont pas réagi à l’appel général d’Hassan Nasrallah à aider les Palestiniens. Ils sont restés remarquablement tranquilles.
Béatrice Giblin :
Pour le Liban, la guerre n’est pas qu’une possibilité, elle est bel et bien là. Si l’on considère les bombardements, les déplacements de population … cela ne fait aucun doute. Mais cette situation s’étendra-t-elle à d’autres pays de la région ? Y aura-t-il un engrenage ?
D’abord, il faut rappeler à quel point l’opération des bipeurs a stupéfié tout le monde. Cela allait au-delà d’un scénario de film : tous ces appareils qui explosent simultanément, tuant les membres du Hezbollah (et blessant au passage des centaines de civils). Puis, ce furent les talkies-walkies le lendemain. Tout cela avait suivi l’assassinat ciblé d’un des leaders du Hezbollah, en pleine capitale iranienne. Téhéran a annoncé que l’Iran allait réagir, mais n’a en réalité pas donné suite. L’armée et le renseignement israélien sont en train de méthodiquement attaquer toute la chaîne de commandement du Hezbollah, y compris les troupes d’élites. Comme pour effacer les graves erreurs du renseignement qui avaient donné lieu aux atrocités du 7 octobre 2023.
Où les Israéliens vont-ils s’arrêter ? Benjamin Netanyahou a regagné de la popularité suite à cette opération spectaculaire, car si les Israéliens sont très divisés sur la façon de faire à Gaza, ils sont en revanche quasiment unanimes face au Hezbollah. Aujourd’hui, la question de Gaza est à peu près « réglée » : les frappes ont été si nombreuses et d’une telle intensité que le territoire est quasiment rasé. Certes, Israël est loin d’avoir détruit tous les tunnels du Hamas (environ 50%), mais le coût humain et matériel a été exorbitant. S’il s’agit d’en faire autant avec les tunnels du Hezbollah au Sud Liban, je pense que les Israéliens s’engagent dans un véritable bourbier. Les combattants du Hezbollah sont bien entraînés, leur détermination est absolue, ils se battent sur leur terrain, et ne peuvent pas se permettre de perdre. Quelle que soit la puissance de feu d’Israël, le combat serait incroyablement difficile à gagner, rappelons-nous ce que les Américains ont vécu au Vietnam.
Et que veut l’Iran ? D’abord, redevenir une grande puissance régionale respectée. Le pays est dans une situation économique et sociale extrêmement fragile, le courage de la population iranienne (en particulier des femmes), après l’assassinat en 2022 de Mahsa Amini continue d’inquiéter les mollahs, ils veulent donc régler leurs problèmes intérieurs avant tout. L’Iran ne peut pas se permettre un affrontement direct avec Israël aujourd’hui, le pays ne bougera pas. En revanche, le Hezbollah ne peut pas se permettre de ne pas réagir.
Marc-Olivier Padis :
Sommes-nous dans le schéma habituel de ce conflit, où l’Iran appelle à la destruction d’Israël, ou bien s’agit-il d’une situation un peu inédite ? Il me semble que quelques signes nous montrent que cet affrontement-là est un peu différent de ceux dont nous avons l’habitude. Jusqu’ici, les affrontements se déroulaient à peu près toujours selon le même schéma : le Hezbollah envoyait des roquettes, qui étaient interceptées par le dôme de fer israélien, et puis la tension retombait jusqu’à la fois suivante … Aujourd’hui, Israël est sur tous les fronts à la fois. Gaza est pratiquement fini, mais les les Houthis yéménites (eux aussi soutenus par l’Iran) envoient des missiles sur l’Etat hébreu, il y a toujours des colons qui s’en prennent aux civils en Cisjordanie pour grignoter du terrain, et à présent, le Liban. Cela fait beaucoup. On a l’impression que Benjamin Netanyahou veut « verrouiller » le soutien des Etats-Unis pendant que Joe Biden est encore là (les USA viennent de voter une rallonge aux fournitures d’armement à destination d’Israël). Les munitions américaines livrées en flux continu entretiennent la guerre, au point que c’est devenu un débat au sein de la campagne électorale américaine.
La résistance de Benyamin Netanyahou à la pression des Etats-Unis est impressionnante. Il n’a respecté aucun des cessez-le-feu que les Américains croyaient avoir négocié. Une très large coalition à l’ONU réclame un cessez-le-feu mais elle fait face à un vrai mur. Cette intransigeance israélienne face à la pression diplomatique de ses alliés est tout de même assez nouvelle.
Et je m’interroge sur la stratégie militaire de l’Etat hébreu. Le message officiel, c’est : « nous voulons que les Israéliens déplacés puissent se réinstaller au nord d’Israël, et pour cela, il faut une zone tampon de dix kilomètres au sud du Liban ». Sauf qu’aujourd’hui, étant donné l’arsenal dont dispose le Hezbollah, cela n’a aucun sens (le mouvement a récemment tiré une roquette sur Tel-Aiv, à plus de cent kilomètres …). La question n’est donc pas la zone tampon, c’est un leurre. Le but militaire n’est pas de réinstaller la population civile dans le nord d’Israël, tout comme l’opération à Gaza n’avait pas pour but prioritaire de libérer les otages. Un responsable de Tsahal a déclaré « nous nous battrons jusqu’à la victoire », mais encore faut-il définir ce que serait cette victoire … Quel est l’objectif militaire d’Israël ? Un ministre a dit : « l’écrasement total du Hezbollah ». Mais comme le rappelait Béatrice, à Gaza il a fallu un an d’intervention de haute intensité, aux conséquences civiles effroyables, pour venir à bout de la moitié des tunnels du Hamas … Et le terrain du Hezbollah au Liban serait autrement plus difficile. La situation est réellement très inquiétante, bien plus que d’habitude.
David Djaïz :
Pourquoi Israël a-t-il soudainement intensifié ses opérations contre le Hezbollah ? Depuis le 7 octobre et l’intervention militaire à Gaza, il y avait des échanges de basse intensité réguliers, sur le modèle qu’a décrit Marc-Olivier. Pourquoi est-ce que tout à coup, cela s’emballe ? Il y a à mon avis trois hypothèses, qui ne s’excluent pas l’une l’autre.
D’abord, une volonté israélienne de continuer la guerre sur d’autres terrains, parce que la survie politique du cabinet Netanyahou en dépend. Et comme il ne reste plus rien à détruire à Gaza, on déplace le théâtre d’opérations. Deuxième hypothèse, liée à la première : redorer le blason de M. Netanyahou dans l’opinion publique israélienne. La violence de l’opération à Gaza est un désastre à tous points de vue : plusieurs otages sont morts, et l’on n’a jamais vraiment compris les buts précis de cette guerre, qui s’apparente à une guerre totale. Toutes les infrastructures de Gaza sont détruites, les pertes civiles se comptent en dizaines de milliers, bref c’est une horreur et une honte absolue, une tache sur la réputation d’Israël qui risque d’être indélébile. Et ces opérations détournent l’attention de la Cisjordanie, car Benyamin Netanyahou entend mettre la main sur ce territoire. Mais cette opération commence à être impopulaire dans l’opinion israélienne, alors que la guerre contre le Hezbollah est au contraire très populaire. Troisième hypothèse, évoquée dans les milieux militaires israéliens : « puisque la guerre à Gaza nous a rendus extrêmement impopulaires au yeux du monde, autant « finir le sale travail » maintenant, et redorer notre blason plus tard ». Et il faut dire que sur le plan strictement militaire, les succès sont là. Mais à quel prix pour l’avenir ? Quelle sera la sécurité d’Israël dans une région où tous les pays voisins haïront l’Etat hébreu ? Comment espérer une coexistence pacifique après une guerre aussi effroyable que celle-ci ?
François rappelait la dimension historique du problème du Hezbollah, qui n’a fait que croître depuis 40 ans. Le mouvement chiite se « nourrit » en quelque sorte des opérations israéliennes successives. Donc même si l’opération militaire israélienne débouche sur un succès militaire (ce qui n’est absolument pas sûr), cela ne fera que grossir le problème politique, surtout dans un contexte où les structures étatiques du Liban sont dévastées.
François Bujon de l’Estang :
Il y a effectivement un « problème Netanyahou » : le Premier ministre israélien a un intérêt très direct et très personnel à la prolongation du conflit. Et les opérations militaires actuelles donnent l’impression d’une fuite en avant. La solution d’un problème aussi existentiel que celui-ci (Israël est un pays reconnu par la communauté internationale, mais pas par certains de ses voisins) n’adviendra pas dans une conférence de la paix ou dans je ne sais quels pourparlers. En revanche, on peut plus raisonnablement espérer des solutions diplomatiques avec des Etats comme l’Iran, dont l’intérêt consiste à avoir du temps. Ainsi, il y a la résolution 1701 de l’ONU, datant de 2006, qui n’a jamais été appliquée. Elle prévoit le retrait du Hezbollah du Sud Liban, ce qui permettrait d’installer une zone tampon démilitarisée, et de ramener chez eux les 80 000 Israéliens déplacés (ce qui est le but de guerre affiché par Israéliens). Mais le Hezbollah refuse cela, il lie le cessez-le-feu à une résolution du problème de Gaza. C’est là que les choses deviennent redoutablement plus compliquées : il ne peut y avoir de cessez-le-feu à Gaza puisqu’il n’y a pas d’interlocuteur gazaoui. On retombe donc sur le problème précédent, celui des véritables buts de guerre israéliens. Et pour le moment, personne ne se risque à dire ce que devrait être le régime à Gaza une fois la guerre terminée. S’agira-t-il d’une occupation permanente ? D’une annexion ? D’un nettoyage ethnique ? C’est le grand inconnu.
Béatrice Giblin :
Est-ce que l’Iran va continuer de tenir le Hezbollah à bout de bras ? Ce n’est pas sûr, compte tenu de ses autres problèmes. Le régime des mollahs est dans une situation de grande fragilité … Mener à bien son programme nucléaire est absolument crucial. Or sans l’Iran, le Hezbollah ne pourra pas tenir longtemps.
David Djaïz :
L’Iran ne s’engagera pas dans un conflit ouvert et direct, mais il continuera à soutenir et à armer le Hezbollah.