La faille souterraine et autres enquêtes

Brève proposée par Nicole Gnesotto dans l'émission Turquie : troisième mandat pour Erdogan / L’ONU et la pollution par le plastique / n°300 / 4 juin 2023, que vous pouvez écouter ici. ou ci-dessous.

La faille souterraine et autres enquêtes

Nicole Gnesotto

"Ma brève est nostalgique. J’ai toujours beaucoup admiré l’écrivain suédois Henning Mankell, auteur de romans dits « policiers », qui a inventé le savoureux personnage du commissaire Kurt Wallander : divorcé, solitaire, taiseux, déprimé et désespéré, qui passe sa vie à traquer ce qu’il appelle « la faille » dans la société suédoise : l’irruption d’une violence aussi brutale qu’incompréhensible. Dans une petite librairie, je suis tombée par hasard sur ce recueil de nouvelles qui m’avait échappé. On y retrouve Kurt Wallander, alors jeune inspecteur. Ce sont des petites pépites de 50 ou 60 pages. Pour moi, Mankell est sur la crise de la société suédoise ce que John le Carré a pu être sur le délitement de l‘empire britannique. A travers une intrigue policière ou d’espionnage, ces auteurs vous font sentir comment une société millénaire perd petit à petit ses repères."


Les autres brèves de l'émission :

Grève de la rédaction des Échos

Philippe Meyer

"Quand on veut mesurer la relation qui unit deux phénomènes, on établit un taux de corrélation, qui se situe entre 0 et 1. Le regretté Raymond Boudon, dans son cours sur les statistiques appliquées aux sciences sociales, nous indiquait que le taux de corrélation entre le vol des cigognes au dessus de l’Alsace et la naissance des bébés était de 0,7, c’est à dire très élevé. Il en profitait pour nous rappeler que la corrélation et la causalité sont deux concepts différents. Il y a quelque temps, le directeur des Echos (propriété de M. Bernard Arnault) a été licencié. Son journal venait de publier un article sur des suspicions de l’administration envers l’une des entreprises de M. Arnault. Je ne voudrais pas établir d’autre lien que celui de la corrélation entre ces deux phénomènes, mais il se trouve que M. Arnault semble avoir trouvé un moyen de contourner le véto auquel a statutairement droit la rédaction des Echos. Si bien que la dite rédaction, qu’on ne saurait soupçonner d’idées d’extrême-gauche, s’est mise en grève pendant 24 heures. Ceci pose plusieurs problèmes, dont l’un est plus aigu en France que dans le reste de l’Europe : la propriété de la presse. Et aussi la garantie d’indépendance d’une rédaction. « Indépendance » ne signifie pas « irresponsabilité », toutes les rédactions ont à répondre de ce qu’elles publient. Il y a beaucoup à réfléchir pour garantir la manière dont les propriétaires de journaux respectent les engagements qu’ils ont pris, et l’indépendance des rédactions."


Le bâtard de Nazareth

Richard Werly

"Metin Arditi est un écrivain turco-suisse. C’est un romancier prolifique, puisqu’il sort presque un livre par an. Avec son dernier livre, il s’est lancé un pari assez insensé : raconter la vie de Jésus. Je dois avouer que j’ai abordé la lecture avec suspicion. D’abord parce que le livre est court, je me demandais comment il allait s’en tirer en si peu de pages. Or j’ai trouvé formidable cette plongée dans la réalité du Juif Jésus. Il retrace la fresque de l’époque (en grande partie fictionnelle, mais basée sur des faits), et il y a dans le titre même du livre une énigme dont je ne dévoilerai pas la réponse ici. Heureuse surprise que cette plongée dans une époque qui a façonné nos sociétés d’aujourd’hui. "


La dernière reine

Akram Belkaïd

"Je vous recommande ce film algérien encore à l’affiche. Il a la particularité de traiter d’une période historique qui n’a rien à voir avec la période coloniale ou post-indépendance. L’intrigue se déroule à Alger en 1516, au moment où la république monarchique d’Alger est sous la menace des Espagnols, et où elle fait appel au fameux corsaire turc Barberousse, héros national ottoman, pour libérer la ville. Le film explique comment les Ottomans se sont installés à Alger, et comment cette installation a été combattue par la reine Zaphira, qui s’est efforcée de conserver l’autonomie de la République d’Alger. C’est un film intéressant car il a déclenché beaucoup de débats. En effet, les Ottomans sont traditionnellement présentés comme des sauveurs dans l’historiographie algérienne. Le film adopté un autre point de vue : ce sont certes des libérateurs, mais aussi des régicides, car ils assassinent le roi en place et imposent leur propre dynastie, dont l’un des représentants sera le geôlier de Cervantès. Comment les Algériens doivent-ils considérer la présence ottomane ? Le film pose la question."


Giovanni Bellini : influences croisées

Michel Eltchaninoff

"Je vous vous recommande cette exposition du musée Jacquemart-André à Paris, qui se finira le 17 juillet. Le peintre vénitien Bellini est peut-être moins flamboyant que Carpaccio, moins violent que le Tintoret, et moins philosophe que Giorgione, il peint surtout des madones, mais il exprime une humanité et une douceur absolument bouleversantes. Il est l’un des premiers chefs de file de l’école du colorito : vénitien, sensuel, face aux expérimentations géométriques et mathématiques des florentins. Un mélange de vie et de sérénité que cette position. Notons qu’on peut la visiter comme l’ont prévu ses commissaires, en présentant des liens avec d’autres peintres. Mais on peut aussi se faire son petit scénario personnel. Ç’a été mon cas, à travers ces mères et ces enfants. J’ai vu d’abord la tendresse, mais aussi l’inquiétude maternelle, on comprend au regard de Marie qu’elle sait que son fils va mourir avant elle et on voit que cela la désespère. Dans un autre tableau, lors de la crucifixion, le corps de Jésus est totalement livide, le visage décomposé. Encore un peu plus loin, le Christ est mort. Son torse est celui d’un jeune homme, glabre, rose, le visage ne souffre plus, il semble apaisé. S’il l’un des deux anges au-dessus de lui verse une larme. Je vous engage à aller vous faire votre propre itinéraire dans cette magnifique exposition."