Les brèves

Le silence et la colère

Nicole Gnesotto, créée le 11-02-2023

"Je viens de terminer le cinquième tome de la série historique de Pierre Lemaitre, et vous le recommande chaudement. Après le prix Goncourt en 2013 pour Au revoir là-haut, Pierre Lemaitre a poursuivi son Histoire de France « par le bas ». Histoire d’une famille créée par l’escroc du premier roman. Après l’exode de 1940 et la guerre d’Indochine, nous sommes à présent en 1952, avec les descendants des premiers protagonistes. Il y a des thèmes que j’ai complètement découverts, par exemple la question de l’avortement à la fin de la seconde guerre mondiale, avec ces commissaires à la natalité, qui traquaient les femmes osant avorter. On y trouve aussi une réflexion sur la modernité ou sur le journalisme. C’est à la fois réel et parfaitement romanesque, on y trouve des personnages incroyables, comme Geneviève, qui est l’incarnation la plus extraordinaire (avec peut-être Folcoche) de la méchanceté maternelle."


Black Sea : un voyage culinaire entre Orient et Occident

Michel Eltchaninoff, créée le 11-02-2023

"Je vous recommande pour ma part un livre de cuisine, pour nous réchauffer un peu. Celui-ci ne se contente pas d’aligner des recettes, il évoque aussi la culture qui va avec. C’est un très bel objet, dans lequel Caroline Eden nous fait voyager autour de cette mer assez peu connue, et aujourd’hui au centre de l’échiquier géopolitique. On va de la Roumanie à la Turquie, en passant par la Bulgarie, l’Ukraine … Il y a un grand chapitre sur Odessa, ville extraordinairement belle et aujourd’hui très menacée, construite à partir du XVIIIème siècle. Il y’a une très belle évocation du côté cosmopolite de la ville, ses influences italiennes, russes, ukrainiennes ou juives. Je vous invite par exemple à découvrir le Forshmak, un pâté de hareng mélangé à de la pomme Granny et à des radis. Je l’ai essayé et c’est tout à fait délicieux. Comme on disait dans les émissions culinaires des années 1960 : « vous étonnerez vos convives ». "


Les sources

Isabelle de Gaulmyn, créée le 11-02-2023

"Après la Hongrie et l’Ukraine, je vous emmène pour ma part dans le Cantal, dans les années 1960, avec le dernier roman de Marie-Hélène Lafon. Il est question de violence conjugale, et plus précisément des violences infligées aux femmes, mais l’autrice approche le sujet d’une manière très intéressante. On ne comprend de quoi il est question que petit à petit, si bien qu’on vit soi-même cette espèce d’enfermement, cette terreur de la femme battue (surtout dans un milieu rural où l’isolement est renforcé). Et puis, Marie-Hélène Lafon donne aussi la parole à l’homme, pour qui le fait de battre sa femme n’est absolument pas problématique. Ce roman offre une manière à la fois nuancée et profonde d’entrer dans ce sujet dont on parle beaucoup. "


L’Histoire n°504 (février 2023)

Marc-Olivier Padis, créée le 11-02-2023

"Je vous recommande le numéro spécial consacré à l’Ukraine du magazine L’Histoire. Un numéro très bien construit, avec une clarification de l’historien Bruno Cabanes sur toutes les notions de crimes d’agression, crimes de guerre, crimes contre l’Humanité, génocide, autant de termes qui sont parfois employés indifféremment. En plus de ces distinctions très utiles, il y a également de très bons papiers sur l’état de l’armée russe, et bien sûr des éclairages historiques. Et en complément, puisque Mario Vargas Llosa a été récemment élu à l’Académie française, il y a un grand article sur la comédie humaine de cet auteur, par Gilles Bataillon, spécialiste de l’Amérique du Sud. "


Dernier jour à Budapest

Philippe Meyer, créée le 11-02-2023

"La Hongrie contemporaine ne nous donne pas beaucoup de raisons de l'aimer. Raison de plus pour aller la chercher là où elle est éminemment aimable, c’est-à-dire dans sa littérature. Je voudrais donc recommander Dernier jour à Budapest de Sándor Márai que l’on trouve au Livre de poche. Màrai imagine qu’un personnage réel, l’écrivain Gyula Krúdy, surnommé Sindbad, parti à la recherche de l’argent nécessaire à l’achat d’une robe pour sa fille et au règlement d’une facture d’électricité se laisse emporter par un impérieux besoin de flâner dans une ville dont chaque quartier ouvre les vannes de sa mémoire, inspire sa nostalgie et nourrit sa conviction que les Hongrois sont voués à la solitude des antihéros. « En effet, écrit Màrai, le peuple hongrois vit au milieu des grandes puissances slaves et germaniques dans la même solitude qu'une tribu bédouine dans le désert. Personne ne comprend sa langue. Ses caractéristiques ethniques et ses traditions ont plutôt tendance à être considérées comme un folklore exotique et non comme un ensemble organique faisant partie des civilisations qui l'entourent. Et tout ce qui est lié à ce peuple est comme recouvert de sable par la solitude. C’est sur cette Hongrie solitaire que Sindbad a écrit ». Bousculé par ses souvenirs comme une boule de billard électrique, Sindbad ne trouvera jamais l’argent de la robe et de la facture d’électricité. Il le regrettera moins qu’il ne le fera des hippodromes où l’on allait pour le plaisir de voir courir les chevaux et non pour gagner au tiercé, des bains où l’on traînait non par hygiénisme, mais parce qu’ils étaient les meilleurs salons où l’on cause, des cafés dont les maîtres d’hôtel donnaient leur avis sur les livres des écrivains qu’ils servaient, des fêtes que l’on donnait pour célébrer un homme qui avait réussi à vivre 40 ans sans jamais exercer un métier …"


Les ambitions inavouées Ce que préparent les grandes puissances

Jean-Louis Bourlanges, créée le 05-02-2023

"Thomas Gomart est un auteur que j’ai l’occasion de recommander assez régulièrement, il est aussi le directeur de l’IFRI. Ce livre m’a fait penser à une phrase de Churchill : « dans une guerre, il arrive toujours un moment où il faut s’intéresser aux intentions de l’adversaire ». C’est ce que nous rappelle cet ouvrage : la France n’est pas seule ; elle est confrontée à d’autres puissances. L’auteur en retient neuf. Certaines sont terrestres : Allemagne, Russie, d’autres sont davantage maritimes (Royaume-Uni, Etats-Unis), d’autres sont spirituelles, avec de grands enjeux religieux. Il nous faut prendre en compte cette pluralité. L’autre chose très importante que nous dit ce livre, c’est qu’à côté de notre conception des relations internationales, toujours bien intentionnée et parfois un peu gnangnan, il existe encore une politique de confrontation des plus traditionnelles, à laquelle on ne peut pas se souscrire. Ce rappel au réalisme de la confrontation est bienvenu, nous devons prendre conscience de cette altérité hostile qui entoure une grande partie des peuples européens. "


Astérix & Obélix : l’empire du milieu

Richard Werly, créée le 05-02-2023

"Pour cette brève, je vais armer mon canon Caesar pour tirer sur un navet atomique : les dernières aventures cinématographiques d’Astérix et Obélix. Je n’aurais normalement pas dû parler de ce film qui ne le mérite pas. Sauf que quand un pays peut rater à ce point un film, je ne m’étonne pas qu’il puisse rater aussi la réforme des retraites. Nous sommes ici dans le stupide, et rien d’autre que le stupide. Je ne suis pas très familier du système de subventions français, mais j’ai vu que le film bénéficiait du soutien du CNC. J’imagine donc qu’il y a une quantité d’argent public assez conséquente. Si la France trouve de quoi financer un navet pareil, je ne suis pas surpris que deux millions de Français dans les rues puissent imaginer que l’argent public pousse sur les arbres."


Le Royaume désuni

Philippe Meyer, créée le 05-02-2023

"Je voudrais recommander le dernier roman de Jonathan Coe, « Le Royaume désuni ». Sept moments clés de l’histoire britannique récente, de la fin de la guerre à l’arrivée de Boris Johnson à travers l’histoire d’une famille et d’une petite ville. Le roman commence en 1945, alors que Doll Clarke balayant le Perron de sa maison 12 Bitch road savoure le calme de Bournville dans l’odeur du chocolat Cadbury fabriqué à deux pas et les pépiements des élèves de l’école communale assez proche et le roman finit en septembre 2020 avec Shoreh Nazari, émigrée iranienne, dans le brouillard de la pandémie accomplissant les mêmes gestes et savourant le même calme et les mêmes bruits après qu’elle est entrée par hasard en possession des carnets d’enfant de Mary - personnage essentiel et magnifique de ce livre- la fille de Doll et Samuel, la mère de Jack, Martin et Peter, la grand-mère de Lorna la contrebassiste de jazz avec lesquels nous traversons les années qui séparent le jour de la Victoire de mai 1945 de sa commémoration 75 ans plus tard en passant par le couronnement d’Elizabeth II, la finale de la coupe du monde Angleterre - Allemagne de l’Ouest, 1966, l’investiture du prince de Galles en juillet 69, son mariage en juillet 81, les funérailles de Lady Di en septembre 97. « J’écris, dit Jonathan Coe, pour arrêter le cours du temps ». Il fait mieux, il nous le rend à travers les voix de personnages dont il nous rend fraternellement proches."


Z comme zombie

François Bujon de L’Estang, créée le 05-02-2023

"Un peu de Russie et d’Ukraine, pour achever de renforcer notre optimisme général. J’attire votre attention sur ce petit essai de Iegor Gran. C’est un écrivain russe de langue française, familier de la revue Esprit à laquelle il a contribué à de nombreuses reprises. Il s’agit d’une analyse de l’état d’esprit des Russes moyens à propos de la guerre en Ukraine, ou « l’opération militaire spéciale ». Ce livre est écrit de façon très vive, sur un ton pamphlétaire, sa lecture est très rapide. L’auteur y dénonce la transformation de la Russie en un « zombie land toxique » ; il décrit en réalité un empire du mensonge. Les ravages d’un mensonge systémique qui a duré un siècle, car il est l’un des produits du système soviétique. L’auteur trace une continuité très vive d’Ivan le Terrible à Staline et à Poutine. Le mensonge devient un principe d’action, comme dans la « dénazification » de l’Ukraine. L’ouvrage montre bien que les Russes ont un rapport très problématique à la vérité. Au Kremlin, on appelle « juste réalité historique » une réalité reconstruite pour coïncider avec une idéologie. Le livre est très stimulant, mais aussi très déprimant. Il décrit une société soumise au pouvoir. On sent bien que ce n’est pas d’elle que viendra la prise de conscience."


Tombeaux Autobiographie de ma famille

Béatrice Giblin, créée le 05-02-2023

"Je vous recommande cet ouvrage d’Annette Wieviorka, connue comme une des meilleures historiennes de la Shoah, et issue d’une famille d’historiens très réputés. Il s’agit d’une réflexion sur les traces laissées par toutes celles et ceux qui constituent sa famille. Famille juive polonaise, qui a émigré dans les années 1920. Le grand-père Wolf est journaliste et poète yiddish, n’ayant pas trop le sens des réalités quotidiennes. Heureusement sa femme assure la vie de sa famille. Le récit est très attachant, on suit ces vies qui ont fui l’antisémitisme pour chercher un peu de bonheur et de liberté, et vont être bousculées de façon tragique par la seconde guerre mondiale. C’est un livre que j’ai trouvé très émouvant. Annette Wieviorka cite cette phrase de Michel de Certeau : « l’historien fait œuvre de sépulture, pour que les morts retournent moins tristes dans leurs tombeaux ». "


Marées

Lucile Schmid, créée le 29-01-2023

"Je vous recommande un roman cette semaine, le premier de son autrice, la canadienne Sara Freeman. Il a déjà été salué par la critique aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en France. C’est aussi un peu un objet littéraire, avec des paragraphes disjoints. L’héroïne a vécu un drame qui la conduit à refuser toute forme d’intimité, à disparaître et à aller s’installer dans une petite ville au bord de la mer, au moment où la saison touristique se termine. Elle passe son temps à aller se baigner la nuit, à trouver le moyen de vivre sans vivre, pour remonter la pente peu à peu. Je trouve le roman extraordinairement émouvant, et très réussi dans ce que le drame provoque d’incommunicabilité. "


Journal : 1890-1945

François Bujon de L’Estang, créée le 29-01-2023

"C’est toujours dans la musique que je cherche refuge contre les tracas du monde. J’ai donc été très intéressé quand Gallimard a publié le journal de Reynaldo Hahn, un musicien sous-estimé. Espérons que l’ouvrage servira à la réhabiliter. Le personnage est très intéressant, d’abord sur le plan personnel : ce rejeton d’une famille juive allemande immigrée au Venezuela et qui retrouva l’Europe par la France du Second Empire. Extraordinairement doué, élève de Massenet au Conservatoire, pour lequel il a des mots très affectueux et admiratifs. Il a traversé la première moitié du XXème siècle, et cette publication est en réalité un florilège. Ce journal va du flirt du jeune Reynaldo avec Cléa de Mérode, de la complicité avec Marcel Proust, jusqu’à son refuge à Monaco pendant l’occupation. Ses propos sur Pétain et Vichy sont très intéressants. Ce pur produit du XIXème siècle, brillant compositeur qui nous laisse une œuvre très belle et très riche, finira par diriger l’Opéra de Paris en 1946. Sa plume fait penser à un oursin, il y a beaucoup de piquants et de méchanceté. Tout à fait savoureux. "